en parcourant le dernier ouvrage du rp françois

publicité
StMor 44 (2006) 213-232
RÉAL TREMBLAY C.SS.R
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE
DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
CHRIST NOTRE PAQUE
HOMMAGE POSTHUME
Le gloire du Père qui est sur la face du Christ invite les théologiens à une révolution copernicienne. C’est
le soleil qui est premier, qui fait tourner la terre autour
de lui et la fait naître, le matin de Pâques, à la lumière
qui chasse les ténèbres. F.-X. DURRWELL
Le 15 octobre 2005, le R.P. François-Xavier Durrwell,
rédemptoriste de la Province religieuse de Strasbourg, quittait
ce monde à l’âge de 93 ans et 8 mois. On peut supposer que
sainte Thérèse d’Avila a eu son mot à dire en ce départ puisque
le P. Durrwell a donné conférences et retraites dans presque la
moitié des Carmels de France1.
Dans la préface de son dernier livre: Christ notre Pâque2,
Durrwell affirme avoir éprouvé le désir “de reprendre des éléments épars dans (ses) ouvrages, de lier la gerbe et d’en faire
“‘l’offrande du soir’”3. Comme on le sait, le coup d’envoi de sa
bibliographie qui couvre une quinzaine d’ouvrages et de nombreux articles et contributions4 fut le volume désormais pièce
1 Du reste, il a évoqué explicitement le nom de Thérèse dans l’homélie
qu’il avait lui-même préparée pour ses funérailles.
2 Montrouge, Nouvelle Cité, 2001.
3 O.c., 10.
4 Pour la bibliographie durrwellienne (jusqu’à 1996), voir J. MIMEAULT,
La sotériologie de François-Xavier Durrwell. Exposé et réflexions critiques
(TGr/STh., 20), Roma, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 1997, 445457. Pour un exposé exhaustif de la pensée durrwellienne, l’ouvrage à peine
cité de Mimeault est capital. Pour une évaluation d’ensemble de l’œuvre
durrwellienne, je me permets de renvoyer à ma conférence prononcée à
l’occasion de la remise du doctorat honoris causa au P. Durrwell par
l’Académie Alphonsienne de Rome (7 décembre 1996): La relation filiale de
214
RÉAL TREMBLAY
de choix du patrimoine théologique du siècle dernier: La résurrection de Jésus, mystère de salut, publié en 1950 et objet de 11
éditions successives et de traductions en plusieurs langues5.
Dans la préface de Christ notre Pâque, le P. Durrwell raconte
brièvement et en images6 comment il en est arrivé à l’oeuvre
maîtresse de sa vie. Laissons-lui la parole.
De l’admirable cathédrale du mystère révélé, où tout fait
corps, où chaque élément a sa signification dans son intégration,
on avait (au temps de mes études) enlevé la clé de voûte. Que
reste-t-il d’un édifice dont la clé de voûte a été enlevée? Les pierres
éparses peuvent conserver leur beauté singulière, mais ce n’est
que dans l’ensemble que chacune d’elles joue son rôle. La clé de
voûte qui est aussi la pierre d’assise, est le Christ, le Fils de Dieu
ressuscité dans sa mort. Or à cette époque, on faisait peser sur la
seule mort tout le poids de la rédemption. De la résurrection on
soulignait l’importance apologétique. Elle est la preuve de la foi,
de cette foi par laquelle l’homme est justifié. On relevait aussi sa
valeur d’exemplarité: ressuscité, Jésus est l’image de l’homme justifié grâce au sang de la croix. C’est dans ces deux sens qu’on
interprétait la parole: “Il fut ressuscité pour notre justification”
(Rm 4, 25). […] Vers la fin du temps de séminaire (1937), la certitude s’est imposée à moi, que la résurrection de Jésus fait partie,
avec la mort, du mystère de la rédemption. […] Rapidement et
d’elle-même, la cathédrale s’est reconstruite à mes yeux dans son
harmonieuse beauté7.
Dans le livre pris ici en considération, c’est un peu la maquette de cette “cathédrale reconstruite” qu’il nous présente, mais
désormais non pas comme une œuvre projetée, mais comme une
l’homme avec Dieu et son impact sur la morale chrétienne selon F.-X.
Durrwell, dans StMor 35(1997), 233-246.
5 Six à ma connaissance (italienne, espagnole, portugaise, anglaise,
allemande, japonaise). - Pour plus de détails sur la vie et la bibliographie du
P. Durrwell, voir le susbtantiel In Memoriam de J. MIMEAULT, dans StMor
43(2005), 371-376.
6 Il existe ailleurs un récit plus détaillé de cette expérience. Voir: M.
BENZERATH, A. SCHMID, J. GUILLET (éd.), La Pâque du Christ mystère du salut
(LD., 112), Paris, Cerf, 1982, 10s.
7 O.c., 8-9.
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
215
œuvre terminée. Dans les pages qui suivent, je voudrais d’abord
en décrire les structures essentielles (1) et fixer ensuite le regard
sur quelques joyaux qui en rehaussent la beauté (2).
1. Les structures essentielles
Dans le premier chapitre de son ouvrage intitulé “la fin où
tout commence”, Durrwell trace les grandes lignes de son projet
en y plaçant en tête la résurrection dernière étape de la vie terrestre de Jésus, mais aussi événement vers lequel s’oriente
l’ensemble de sa vie et où tout commence pour lui et pour
l’Église qui naît en lui et se déploie à partir de lui. Il en est également ainsi pour l’émergence dans l’être du cosmos.
En Jésus qui, en sa chair crucifiée, est re-vivifié ou engendré par l’Amour du Père commence et finit la voie théologique
de type personnaliste qui n’a rien de commun avec la “pensée
de type juridique” récemment encore dominante dans la
réflexion théologique. Le Christ pascal est en personne le salut
et c’est par la communion à sa personne que l’on peut avoir
accès au Père.
Cette affirmation faite, Durrwell s’applique à en expliciter le
contenu. Les quatre chapitres qui suivent (2 à 5) s’occupent de
la christologie. Dans le premier (23-38), il étudie du point de
vue de la résurrection les titres christologiques fonctionnels
d’abord (Messie et Seigneur) et d’identité ou de relation ensuite
(Fils). À propos de ce titre, il constate l’existence d’un devenir
en une identité de toujours. Ce devenir dû à une “action ressuscitante” se définit comme “engendrement” du Père. C’est par cet
“engendrement” que “Jésus devient pleinement ce qu’il était dès
son origine: le Fils né de Dieu dans l’Esprit Saint” (31). De ce
point de vue, l’on comprend que les deux premiers titres christologique soient fondés sur le titre filial. Encore un point
important avant de terminer ce chapitre: l’œuvre du Père se
produit dans l’Esprit comme c’est dans l’Esprit que Jésus s’offre
au Père. L’auteur fixe son attention sur le premier membre de
l’affirmation pour la développer ensuite (39-60) du point de vue
de l’histoire.
Durrwell énonce sa thèse dès les premières lignes du nouveau chapitre: “Jésus est le Fils depuis son origine; mais son
engendrement par le Père s’est déployé à travers la vie et le
216
RÉAL TREMBLAY
consentement filial de Jésus pour atteindre tous ses effets dans
la mort et la résurrection” (39). La thèse doit être bien comprise. La démonstration qui suit est sans équivoque. Après avoir
affirmé l’existence en Jésus d’une conscience filiale dans laquelle se trouve incluse la conscience messianique, il attribue à
Jésus une croissance dans la communion avec le Père tout
comme une croissance dans la connaissance de sa mission et
des moyens pour l’accomplir. Il y a aussi croissance dans la
liberté liée à l’Amour dans lequel Jésus est engendré par le Père
comme aussi croissance dans la prière faite en Esprit par
laquelle il consentait au Père. “En priant, Jésus devenait le Fils
qu’il était” (p. 48), résume notre auteur qui arrive par ce biais à
parler de la mort de Jésus comme d’un “mystère filial”.
Que s’est-il passé en cette mort? Comme les autres acteurs
de la passion, le Père livre son Fils, mais il “le livre autrement”.
“Eux, pour tuer, le rejeter hors d’Israël et de l’histoire. Lui, pour
l’engendrer et le placer au coeur de tout” (50). De là, l’auteur
peut dire que la “raison première” du fameux “il faut” biblique
n’est pas le péché à expier, mais “Jésus, en son être filial où
s’accomplit la mission du salut” (51). Pour être le lieu d’une
“naissance glorieuse”, Jésus devait mourir à sa “condition servile”, laisser se creuser en lui “un espace illimité pour accueillir la
plénitude de la divinité” et enfin “faire en lui le plein de la multitude des hommes” (51). Voilà en quoi consiste le drame de sa
passion par opposition à l’expérience de l’abandon du Père dû à
sa solidarité avec le péché du monde. Si bien que l’auteur peut
écrire: “Le dépouillement du Fils - la kénose dont parle Ph 2,6 jusque dans la mort est l’effet extrême de l’engendrement du
Fils dans le monde”, ce qui fait que “la mort constitue avec la
résurrection un unique mystère qui ne passera jamais” (53).
Un aspect à retenir en cette permanence ou en cette éternisation de la mort liée à la résurrection est le rôle joué par
l’Esprit. L’auteur le définit ainsi en ne manquant pas de relever,
un peu plus loin dans le texte, la consistance trinitaire du mystère pascal. “Dans l’Esprit, le Père engendre; dans l’Esprit, le
Fils se laisse engendrer. De même que dans le mystère intime de
Dieu, l’Esprit est une personne dans deux autres et les fond
dans l’unité, de même il fait de la mort et de la résurrection un
unique mystère” (56).
Et nous voici arrivés au cœur de la christologie de l’auteur.
Il ouvre ce chapitre en faisant émerger les différences existant
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
217
entre la théologie dite de “type juridique” et celle qualifiée de
“personnaliste”. Il reprend les grands traits de cette dernière
dans les pages qui suivent. Le premier de ceux-là est que la
rédemption se réalise dans la personne même de Jésus vivant
en sa relation avec Dieu plutôt que, comme le veut la théorie
juridique, dans “un acte posé jadis par lui”, avec la conséquence
que l’accès au salut se produit “dans la communion à la personne du Christ” plutôt que dans “l’“application des mérites” à ceux
qui s’en réclament par la foi” (62).
Cette affirmation implique que Jésus ait réalisé en sa personne le salut du monde en se faisant “solidaire des hommes
pécheurs” et non du péché (74). Qu’est-ce à dire? Jésus est solidaire de l’humanité pécheresse “non pas en raison du péché,
mais par sa filiation divine, par l’acte paternel qui l’engendre
dans le monde et crée le monde dans le mystère de cet engendrement” (76). C’est la raison pour laquelle Durrwell peut dire
qu’il y a au cœur du monde pécheur “le levain de sanctification… qui filialise l’humanité pécheresse, l’expiant de ses
péchés” (76).
À remarquer que cette expiation ne passe pas à travers une
mort dramatique où le Fils devrait prononcer son oui filial au
sein de l’expérience des châtiments subis “à la place des
pécheurs”, châtiments conçus comme “rupture avec Dieu”,
“abandon de la part de Dieu”, colère divine inhérente au péché.
Selon notre auteur, une telle perception des choses conditionnerait la gratuité du pardon de Dieu et soumettrait sa paternité
à “la justice comprise à la manière humaine”. Elle irait aussi à
l’encontre du fait qu’en dépit de la détresse de Jésus en croix, à
comprendre, dans la ligne de la résurrection conçue comme
engendrement, comme une expérience d’“altérité absolue” analogue à celle que vit l’enfant sortant du sein maternel, notre
rédemption s’est accomplie en fin de compte en une prière.
Durrwell termine ces pages en revenant sur la théologie de
“type juridique” et ses dérivés. Il y montre comment sa théologie de la rédemption la “dépasse” en ses éléments essentiels
comme l’idée qu’elle se fait de la justice divine, l’importance
qu’elle attribue à la rémission des péchés et à la mort du
Christ, l’intérêt pratiquement nul qu’elle porte à l’aspect trinitaire forcément impliqué dans le mystère de notre rédemption
(87-93).
Dans la théologie de “type juridique”, Jésus avait, par sa
218
RÉAL TREMBLAY
mort, acquis des mérites que l’Église était chargée de distribuer aux croyants. Selon cette perspective, la parousie était
repoussée à la fin de l’histoire et, encore moins que la résurrection, elle n’appartenait au mystère du salut. Dans le dernier
chapitre du bloc christologique, Durrwell s’ingénie à montrer
comment la résurrection et la parousie/venue du Seigneur sont
“deux aspects du même mystère”. Le noyau dur de sa démonstration est le suivant. En tant que possession de toute la divinité, la résurrection place le Christ à la fin de l’histoire et donc
comme celui qui vient à la fin et qui vient à chaque moment de
l’histoire. Il illustre ce point à partir de certains thèmes d’inspiration scripturaire comme “le Seigneur du jour”, “le Seigneur
qui vient”. Il condense sa réflexion en formules prégnantes
comme: “en Jésus ressuscité, le salut final est au cœur du
monde” (97) ou encore comme: “dans la communauté, la présence du Christ est à la fois objet d’expérience et d’espérance”
(98). Plus directement lié au thème de l’espérance où il rapproche l’exaltation du Christ de sa résurrection, on trouve cette
très belle formulation: “Celui qui par la mort a quitté le
monde, Dieu le lui rend en le ressuscitant… Jésus est à la fois
enlevé et donné, ailleurs et venant de cet ailleurs” (98).
Considérant la vie de l’Église de ce point de vue, on lit encore:
“Le Christ en sa pâque est pour elle l’alpha et l’oméga simultanément… Dans un même mouvement…, elle va vers son terme,
la parousie, et vers sa source” (102). C’est dans ce contexte que
se trouve insérée la théologie de l’eucharistie, “sacrement de la
réelle présence de quelqu’un qui est ailleurs” (102).
Rien d’étonnant alors que cette Pâque parousiaque soit le
lieu de l’effusion de l’Esprit. Ressuscité dans l’Esprit, le Christ
vient en le répandant sur les hommes comme l’affirment les traditions néo-testamentaires en lien avec celles de l’Ancien
Testament. De ce fait, le don de l’Esprit est inséparable du
donateur. “Jésus donne l’Esprit dont il vit… Il le donne en
venant, en se donnant” (105-106).
“Le mystère pascal qui est parousiaque est aussi ecclésial”
dit notre auteur. Et cela le conduit au chapitre où il est question
de la “naissance de l‘Église”. Durrwell a cette formule prégnante
qui résume bien le premier moment de ce chapitre:
“Dans la mesure où la parousie du Christ (qui est le
Royaume en personne) s’inscrit dans le monde, l’Église terrestre
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
219
fait déjà partie du Royaume. Elle en est la présence initiale et
progressive, préparant ses membres à devenir pleinement
Royaume de Dieu” (109).
Deux images pauliniennes retiennent notre auteur pour
développer le type d’unité existant entre le Christ et l’Église: le
“corps” et l’“épouse”, union forte que consacre cependant la différence de l’époux et de l’épouse et qui ne condamne pas l’épouse à la passivité puisqu’elle permet à l’époux de se donner à elle
et donc d’“exercer une causalité sur le Christ, celle de la réceptivité” (111). Tenant son fondement de la résurrection dans
laquelle la mort reste présente, l’Église est introduite dans la
communion à ces deux mystères, mystères de vie et de mort. Le
baptême introduit en cette communion; l’eucharistie la confirme. Parlant de la communion à la résurrection, Durrwell écrit:
“L’existence chrétienne est eschatologique, enracinée dans la
plénitude à venir du salut” (113). L’Église n’existe pas d’ellemême. Elle est une assemblée appelée, convoquée par Dieu, par
son Christ et vers lui, dans l’Esprit. Il s’étend encore sur cet
aspect en ces termes: “L’Église naît sans cesse de l’Esprit dans
le mystère filial de mort et de résurrection” (116). C’est ainsi
qu’émerge l’unité, poursuit notre auteur. Car l’Esprit ramène les
enfants de Dieu dispersés dans l’espace et le temps (y compris
le peuple de l’ancienne Alliance) en un seul lieu et en un seul
instant, le corps du Christ et sa mort en laquelle ils naissent
avec lui. L’Église vit donc à la source et, tant qu’elle est sur
terre, en en vivant de plus en plus.
Ces développements conduisent Durrwell à s’interroger sur
l’identité chrétienne. Qu’est-ce qu’un chrétien? Dans la foulée
de la pensée paulinienne, il répond: “Le chrétien est un croyant,
il donne sa foi au Fils de Dieu qui s’est livré pour lui” (127).
D’où lui vient cette foi? Elle vient de la puissance déployée dans
la résurrection. Sur quoi se porte-t-elle? Sur le Ressuscité.
Qu’est-ce à dire? Elle est d’abord “adhésion à la personne du
Ressuscité” et ensuite seulement aux vérités qu’il enseigne. Elle
est encore “acte de communion” au Christ en son mystère de
mort et de vie. Par cet acte le croyant est justifié, justification
qui ne relève que de Dieu, mais qui exige par ailleurs une collaboration de la part de l’homme. La foi est aussi une “vertu filiale”, entendons “réceptive”, une vertu qui accueille, qui se laisse
engendrer. La foi est encore une connaissance, une véritable
220
RÉAL TREMBLAY
perception du mystère même si adaptée à la condition terrestre.
Dans tout acte de foi, il y a au moins un début de charité qui
la rend intuitive du mystère. Foi et charité sont en osmose dans
les fidèles. Quant à la charité, on peut la définir comme “une
démarche d’amour dans la force de l’Esprit d’amour” (134). La
“charité croit tout ” dit s. Paul. Elle est au fondement parce
qu’elle est au sommet. Comme la charité, l’espérance est inséparable de la foi. On pourrait se représenter l’espérance comme “la
foi aimante qui appareille vers la patrie céleste dans laquelle elle
a déjà jeté l’ancre” (136). L’espérance est aussi liée à la charité,
plus précisément à l’Esprit, par le désir du salut qui la caractérise ainsi que par la certitude de l’obtenir. Durrwell peut donc
conclure: “À l’image de la Trinité, la trilogie des vertus est indivise dans la charité qui est l’âme des deux autres” (136). En raison
de leur caractère indivisible, elles ne passeront pas.
Pour Durrwell qui passe directement des vertus théologales
à l’éthique chrétienne, la morale est d’une grande noblesse
puisque sa loi, l’Esprit Saint, “est en elle-même divine et divinise” (138), loi écrite dans les cœurs et donc loi de liberté qui
consiste dans le devoir et le pouvoir de faire ce qu’on aime.
Libéré dans l’Esprit du Christ, l’homme est soumis à Dieu, soumission qui en retour est la récompense de la loi de liberté
puisque “pouvoir aimer est la joie de qui aime” (140). De là
apparaît la nature eschatologique de cette morale puisque la loi
de l’Esprit est une grâce qui pousse, appelle à la communion
finale avec le Fils mort et ressuscité. Précédant cette communion et conformément à l’emprise plus ou moins grande de
l’Esprit dans le chrétien, il y a nécessité de lois extérieures ou
écrites. Mais ces lois ne sont que des “balises” au service de la
priorité de la charité et de la liberté ou de la “route vivante qui
est le Christ ressuscité dans sa mort”.
L’Esprit qui est la loi du Nouveau Testament donne aux
croyants de vivre en communion. On pourrait dire dans le sillage de Paul que les dons donnés à chacun appartiennent à tous.
La communion des saints est un lien, celui de l’Esprit. Comme il
l’a fait dans le Christ pascal, l’Esprit personnalise les fidèles en
les rendant relationnels; il les vivifie en les rendant maternels et
fraternels comme ce fut le cas de Marie, réalisation parfaite de
l’Église, sœur et mère de tous. L’eucharistie est le sacrement de
cette communion, car le Christ fait des croyants ce qu’il est: “des
êtres en donation de soi, dans une mutuelle appartenance”
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
221
(144). Dans la diversité des dons, il y a égalité fondamentale
entre les croyants. Pour finir, Durrwell insiste sur le rapport de
l’Église au monde sur la base du lien de cette dernière avec le
Christ pascal placé par le Père dans l’Esprit au cœur du monde.
Dans sa “note pour une ecclésiologie de communion” (145152), on retrouve l’idée de l’égalité de tous dans l’Esprit, communion qui n’exclut pas l’existence de l’Église institution.
Comment comprendre cette dualité, se demande notre auteur?
Toujours à la lumière du mystère pascal qui implique une communication du Christ à son Corps, il a cette formule inspirée,
comme à sa source, de la célébration eucharistique: “L’institution est seconde, au service de la communion. L’autorité qui s’y
exerce tire sa légitimité de ce service et n’est chrétienne que si
elle-même s’inspire de la communion” (147).
En son mystère pascal, Jésus est l’apôtre universel; il vient
envoyé dans la puissance de sa résurrection. Corps du Christ,
l’Église est comme lui envoyée et se voit ainsi consacrée au service de la parousie. Elle réalise son service par intégration ou
par participation à l’unique action rédemptrice du Christ, participation dont l’eucharistie est l’illustration. C’est ce qui fait dire
à Durrwell que l’apostolat de l’Église “n’est pas une activité
post-pascale, mais un aspect du mystère pascal… en diffusion
dans le monde” (157). Devant s’implanter à nouveau dans le
cœur des hommes de tous les temps, l’Église doit se fonder
constamment dans la rencontre avec le Christ pascal comme se
fut le cas à ses origines. Pour se faire rencontrer, le Ressuscité
crée les sacrements et se suscite, par la puissance de l’Esprit,
des témoins qui font naître la foi.
Deux “sacrements” sont retenus par l’auteur, celui de la parole “où s’exprime la sacramentalité générale de l’Église” et celui de
l’eucharistie, tour à tour début et sommet d’évangélisation. Sous
des formes diverses, cette Parole est dite réalisatrice de ce qu’elle
énonce et réconciliatrice (163-167). Quant à la célébration
eucharistique, “elle est la parole de salut la plus forte prononcée
par le ministère de l’Église”. L’auteur illustre son affirmation en
reprenant, à la lumière du mystère pascal, quelques lignes maîtresses de son grand ouvrage sur l’eucharistie8 pour repousser les
8
F.-X. DURRWELL, L’eucharistie, sacrement pascal, Paris, Cerf, 1980.
222
RÉAL TREMBLAY
oppositions entre sacrifice et repas, entre présence et perception
visuelle du pain et du vin et ainsi faire ressortir l’aspect parousiaque du sacrement (168-184). À propos du premier binôme, il
écrit:
L’eucharistie est le corps du Christ dans l’acte rédempteur,
donné à l’Église pour que l’Église devienne ce qu’elle reçoit, le
corps du Christ dans l’acte rédempteur. Ainsi sauvée en Christ et
avec lui, elle participe au salut du monde (174).
À propos du second, il s’exprime ainsi:
Dieu transforme le pain et le vin en enrichissant leur être, il
enrichit en sur-créant, sur-crée en attirant à une relation plus
proche, voire immédiate avec celui en qui et vers qui tout est créé,
qui est la plénitude finale: le Christ en qui “tout subsiste” (Col 1,
17). Le pain terrestre devient pain eschatologique. […] De même
que le corps d’un homme est la visibilité de sa personne, le pain
consacré est devenu … la visibilité de la présence du Christ qui
vient dans l’Église pérégrinante, afin que dès cette terre elle ait ses
racines dans la plénitude finale (180-181).
À titre de confirmation, Durrwell achève sa réflexion en
montrant, à partir d’exemples, comment Dieu agit dans le
monde, non pas en détruisant sa nature, mais en l’élevant.
Et cette donnée nous mène directement au chapitre suivant
qui traite des rapports du Christ pascal à la création. D’entrée
de jeu, l’auteur énonce sa thèse: “‘Élevé au-dessus de tout” (Ep
1, 22), le Christ exerce un pouvoir qui descend jusqu’aux assises
du monde”. Il la développe en s’appuyant sur une espèce de
théologie biblique des versets pauliniens “tout est créé en lui’ et
“tout est créé vers lui”. Tentons d’en retracer les lignes essentielles.
Le Père agit toujours comme tel. S’il crée, il le fait dans la
relation au Fils. S’agit-il en l’occurrence du Fils incarné? Si
l’on peut discuter de la réponse offerte par le Prologue de
Jean, la réponse de Paul est claire: “le Verbe incarné est
médiateur de création” (186). Affirmer cela n’est-il pas contradictoire étant donné que le Christ Jésus est entré tard dans
l’histoire? Non, car il s’agit ici du Christ de gloire, gloire dans
laquelle “Jésus est entièrement assumé dans l’instant éternel
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
223
de l’engendrement du Fils” par le Père dans l’Esprit. C’est dire
que “l’antériorité de Jésus Christ dans le monde n’est pas temporelle, elle est originelle” (187). Si cela est exact, on peut
croire que la création se situe dès le début dans la ligne de ce
qu’elle est à son sommet, le Christ de gloire. L’auteur explicite
sa thèse à la lumière du rôle joué par le Père (action “à la fois
engendrante et créante”) et par l’Esprit dans le mystère pascal
pour arriver à une perception de l’homme conçue comme un
être vivant dès l’origine “en existence de quelque manière filiale”. Mutatis mutandis, cela vaut aussi pour la création toute
entière.
Dieu crée aussi par appel venant de la plénitude qu’est le
Christ glorifié et par attraction vers elle, idée, pense notre
auteur, familière à l’Écriture. Ce fait a un impact sur la consistance du monde. “Le monde existe in-quiet, en route”. Et encore: “La création est montée par degrés de la matière dite inerte
jusqu’à l’homme en sa dignité de personne relationnelle..., en
direction du Christ dans sa relation filiale à Dieu” (191). Dans
ces conditions, c’est le “dernier Adam” qui est le premier,
“l’ancêtre en profondeur, le vrai, dont les hommes descendent
par attraction vers lui” (191). Cette attraction est portée par la
puissance de l’Esprit, le même qui octroie au Christ son ultime
perfection en le ressuscitant d’entre les morts.
Si Dieu crée en son Fils qui est essentiellement Sauveur,
“l’œuvre s’avère à la fois création et rédemption”. L’auteur
s’élève ici contre une théologie qui voit dans la création et la
rédemption “deux œuvres distinctes” s’articulant ainsi: “Dieu
crée, le péché gâche l’œuvre, Dieu élabore un nouveau plan qui
répare en mieux le premier” (193).
La perspective unitaire de notre auteur a encore une fois un
impact sur l’anthropologie. “L’homme appartient par création à
l’ordre du salut”. Plus précisément encore: “Il y a en chaque
homme du christique, du filial dès le début. Le péché est survenu dans l’histoire sur fond de grâce, et sur-vient en chaque
homme. Plus que le péché, la grâce est originelle” (195). De
cette manière est aussi mise en relief la gratuité absolue du dessein salvifique de Dieu. Il n’est pas accordé, par exemple, en
réponse à un prix payé pour réconcilier la justice divine. Il s’origine inconditionnellement dans l’action paternelle-créatrice qui
opère dans le Christ sauveur. L’homme n’a qu’à consentir à
cette action qui attire à la plénitude dans une mort progressive
224
RÉAL TREMBLAY
à la première situation de péché, mort qui se trouve déjà inscrite dans le Christ glorifié dans la mort.
Ce que Dieu a commencé, il le mène à terme justement
dans la mort. C’est ainsi que l’auteur ouvre son dixième chapitre intitulé “la création à son terme” (199). De quelle mort
s’agit-il? Non pas celle dont Satan a perverti le sens, mais la
mort pour laquelle l’homme est créé. Qu’est-ce à dire? C’est la
mort assumée par le Fils et donc chemin vers le Père, communion avec lui. Être créé pour la mort équivaut donc pour
l’homme à converger vers le Fils. Du reste, il est de la foi de
l’Église que le fidèle rencontre le Christ dans la mort et que
cette rencontre signifie pour lui entrée dans le Royaume. La
mort est propre à chacun. Mais Jésus peut assumer les hommes
en lui.
Car sa mort est immense, infiniment ouverte; elle est celle du
Fils de Dieu qui, dans la puissance illimitée de l’Esprit-Saint, va
vers le Père, fleuve sans rives capable de drainer vers l’éternité ces
êtres-pour la mort qui sont créés en lui (202).
Cette mort est évidemment communion éternelle où aucune
séparation n’est à craindre.
À la mort de l’individu fait suite le jugement particulier, lieu
où s’impose la justice, la sainteté divine qui ne dépend que de
Dieu et de son Esprit. Le jugement est donc une œuvre d’amour.
Dieu juge en aimant. Jésus est le médiateur de la justice. Il juge
en sa mort et en sa résurrection. Jugement particulier et purgatoire sont deux noms d’une même action miséricordieuse de
Dieu dans le Christ rédempteur. C’est une purification qui procure de la joie, mais qui ne va pas aussi sans souffrances. Jésus
a dû souffrir pour accueillir en son être terrestre limité l’infini
de la gloire du Père.
Le jugement prononcé dans la mort est une étape et
l’annonce du jugement général que Dieu prononcera dans la
résurrection finale. Notre auteur pose la question: ce qui se
passe dans la mort individuelle, ne serait-ce pas aussi une étape
et l’annonce de la résurrection finale? Il répond à cette question
en ces termes:
La résurrection finale n’est pas un événement entièrement
inédit, sans étapes préalables qui le préparent. Dieu ne commence
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
225
pas par créer l’homme dans l’unité d’un corps et d’une âme, la destinant à se briser, pour laisser l’âme survivre seule, blessée dans
son rapport essentiel avec le corps, et pour ressouder l’unité après
une attente multimillénaire.
Puis il enchaîne:
En son “homme intérieur”, le chrétien “se connaît par le
terme vers lequel il est créé, le Christ ressuscité dans la mort. Si la
mort des fidèles est leur dies natalis…, la mort n’est pas la cassure
de leur être. Les sacrements qui jalonnent la route sont les pierres
milliaires d’une résurrection progressive. La mort en est l’étape la
plus décisive (211).
Cela ne veut pas dire cependant que le dies natalis de chacun soit “le plein jour de l’humanité”. Car chacun est sanctifié
dans le tissu de la sainteté de la communauté ecclésiale.
Hormis le Christ et sa mère, résumé de l’histoire de la sanctification de l’Église, aucun saint n’a atteint sa pleine perfection
tant et aussi longtemps que ses membres terrestres sont encore
occupés à se sanctifier. Quelle est la grâce du dernier jour? Le
Christ pleinement révélé et communiqué avec son pendant,
l’homme vivant en pleine donation de soi, ““amorisé”” au maximum, dans le Christ pro-existant universel (213) et ainsi tête à
nouveaux frais de la création tout entière. Et la résurrection
finale? Difficile de le dire avec exactitude puisque nous en
avons encore une idée approximative. Nous le pressentons en
effet de loin par le Christ ressuscité et par ce que nous sommes
déjà devenus en lui. À propos du jugement dernier, Durrwell
pense que l’Écriture voit le Christ exercer la justice par son
action ressuscitante et l’exercer soit pour la vie, soit pour la
mort.
Le ciel des hommes sera le Fils comme il l’est pour le Père
qui l’a engendré pour eux dans le monde. Communion avec le
Fils plus intime que celle déjà possédée ici-bas. Ciel aussi trinitaire puisque faire ainsi l’expérience du Fils, c’est faire l’expérience de celui que le Père engendre en l’aimant dans l’Esprit
Saint (219). Cette expérience ou cette connaissance du Père
sera immédiate, car les élus partageront la connaissance que le
Fils possède du Père. Connaissance incomparable. Ils connaîtront leur Père dans l’action en laquelle ils sont engendrés-
226
RÉAL TREMBLAY
créés. Et tout cela accomplit dans l’Esprit “car il est la puissance par laquelle le Père engendre le Fils en l’aimant, l’amour qui
scelle la communion du Fils avec ses frères” (220). L’Esprit qui,
en Dieu, est une personne en deux autres, unifiera le Christ et
les hommes en un seul corps, dans la même naissance.
Dans son dernier chapitre, Durrwell veut revenir sur la
théologie de l’Esprit dont il fut constamment question dans les
pages qui précèdent, mais pas encore assez. Le point d’émergence de sa réflexion est toujours la pâque de Jésus.
Dans le mystère pascal, l’Esprit se révèle être l’action même
du Père à l’égard du Fils. À ce premier trait s’en ajoute un autre.
L’Esprit est la profondeur de Dieu. Comme tel, il est puissance de
Dieu à un titre spécial en ce sens qu’il est en affinité avec la mort
dans laquelle il se déploie. Il est sainteté transcendante, non pas
de séparation comme dans l’Ancien Testament, mais d’immanence et de diffusion. Il est esprit, vivante plénitude d’être en affinité
avec la création en sa matérialité et ses limites; il est vie en affinité avec la mort. L’Esprit est juste en justifiant quiconque
l’accueille, en se communiquant. Il est un, unité qui se réalise en
une diversification extrême, puissance infinie d’engendrement
dans le Père, principe de réceptivité illimitée dans le Fils. Il est
amour, un amour immolé, d’une humilité confondante, n’imposant jamais la domination de Dieu. S’il est vrai que les attributs
de la divinité se trouvent concrétisés dans l’Esprit de Dieu, il n’y a
cependant pas lieu de l’identifier avec la nature divine telle que
comprise par la théologie. La réflexion sur le mystère pascal
conduit à penser que l’Esprit est de fait en personne ce qu’on dit
de la nature divine. “Cela ne signifie-t-il pas, conclut notre auteur,
que Dieu est essentiellement Père qui engendre un Fils, que la
nature divine est d’être trinitaire?” (232).
Dans le mystère pascal, l’Esprit se révèle encore comme
“l’Esprit du Père en sa paternité, de Jésus en sa filialité, ainsi
donc Esprit de Dieu qui est Père et Fils” (233). Il se révèle encore comme “puissance du Père qui ressuscite Jésus, l’engendre à
la pleine filiation, et offrande de soi à Dieu dans le Christ”
(234). Dans le fidèle, il est Esprit de filiation. Possédé de manière différente par le Père et le Fils, il n’est riche de rien. Durrwell
écrit:
Rien n’est pour lui, ne vient de lui. Il est l’Esprit du Père et du
Fils, il est à leur service. Il cultive une étrange affinité avec Jésus
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
227
qui, en sa mort, n’a rien, n’est rien en lui-même, est en total “êtrepour”. L’Esprit saint est divine humilité (234).
Du rôle joué par l’Esprit dans le Christ pascal, peut-on
connaître son rôle dans la Trinité immanente, se demande notre
auteur? En suivant l’Écriture, il n’y a pas de doute que l’on puisse acquérir du mystère pascal une certaine compréhension de
la Trinité. On peut par exemple penser que, comme dans le
mystère de la Pâque, la Trinité est “bi-polaire” et que “la relation de paternité et de filiation s’accomplit dans l’Esprit Saint”.
Bien que nommé en troisième lieu, l’Esprit est “simultané” au
Père et au Fils. Dans la Trinité, l’Esprit est “au milieu” comme il
l’est dans le mystère pascal. Il est la “Personne médiane” dans
l’altérité du Père et du Fils. Il est l’Esprit en qui “le Père se
donne” et “en qui le Fils accueille”. Étant l’amour, il se caractérise encore. “Aimer c’est se donner à l’autre en l’accueillant en
soi. Dans l’Esprit, le Père se donne et, se donnant, il accueille; le
Fils accueille et, accueillant, se donne”. Et l’auteur de préciser:
“Dans les deux, l’amour est don et accueil; mais premièrement
don dans le Père, accueil dans le Fils; secondement accueil dans
le Père et donation de soi dans le Fils” (238-239).
Durrwell est conscient de la nouveauté de son approche par
rapport à l’approche traditionnelle. Mais fort de l’appui du mystère pascal, il reste ferme sur ses positions. Il résume encore sa
pensée de cette manière:
Tout l’être du Père est dans sa paternité, dans l’engendrement
infini. C’est de sa paternité que l’Esprit procède. Il n’est cependant
pas un deuxième Fils: la paternité de Dieu s’épuise dans l’engendrement de l’Unique, le mystère trinitaire n’a que deux pôles. Tout
en procédant du Père en sa paternité, l’Esprit n’en est pas un Fils:
il en est la puissance d’engendrement. Le mystère de la paternité
et de la filiation s’accomplit en lui (240).
Après avoir cherché des renforts à sa pneumatologie dans la
création (famille), la mariologie, etc, une dernière question
reste à élucider: le Fils participe-t-il au jaillissement de l’Esprit?
Ici encore le mystère pascal est source de savoir incontournable. Il nous dit en effet que Jésus a participé à sa propre
résurrection et donc au jaillissement en lui de l’Esprit. Quelle
fut la part du Fils? De consentir, dans la mort, à l’action du Père
228
RÉAL TREMBLAY
qui l’engendre, d’être “la réceptivité filiale à l’égard du Père”
(245). Au niveau de la Trinité immanente, cela signifie: “sans le
Fils, le Père ne serait pas le Père; sans le Fils qui dans sa liberté
consent, le Père n’engendrerait pas, la puissance de l’Esprit ne
jaillirait pas”. Cela dit, Durrwell peut résumer sa théologie trinitaire en ces termes:
Le Fils n’est pas inférieur au Père. Bien que recevant tout. En
recevant, il donne au Père d’être celui qui donne. Il est co-éternel
et d’égale immense majesté. L’Esprit non plus n’est pas inférieur;
tierce Personne, il n’est pas la dernière. Ce que sont le Père et le
Fils, ils le sont en lui. L’Esprit Saint étant une Personne dans les
deux, à la fois au début et au terme, non seulement le Père et le
Fils sont un, mais le flux-reflux qui règne entre eux est éternel, et
toujours en sa suprême intensité (247).
***
Au début de sa carrière théologique, Durrwell s’était proposé de ramener la Pâque du Christ au centre du mystère révélé et
de l’y placer comme sa “clé de voûte”. À la lecture du résumé de
son dernier livre conçu comme une reprise synthétique des éléments présents un peu partout en ses autres ouvrages en vue,
comme il dit, d’une “offrande du soir”, il n’y pas de doute que ce
projet a été largement réalisé.
De cette “clé de voûte” en effet descendent des arcs qui
s’appuient sur les piliers qui touchent le sol et qui s’y enfoncent
jusqu’aux structures mêmes de la création (Christ pierre d’assise). Sur cette “clé de voûte”, s’élèvent ensuite des flèches qui
montent très haut dans le ciel jusqu’à laisser entrevoir les
arcanes du mystère trinitaire. De cette “clé de voûte” partent
encore des arcs mineurs qui consolident les essentiels, les mettent en relief ou les enjolivent. En clair, il y a dans cette synthèse théologique des données incontournables, d’autres moins
importantes, d’autres enfin sujettes à discussion. Dans un hommage comme le nôtre, il ne convient pas d’entrer dans ces
détails, mais de contempler l’édifice dans son ensemble et de se
laisser prendre, ravir par sa cohérence, sa splendeur, et surtout
par le sens qu’il revêt - la vraie théologie est toujours au service
de la vie - pour l’existence chrétienne.
Parlant justement de la beauté de l’édifice, je voudrais
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
229
pour finir attirer l’attention sur quelques joyaux qui viennent,
pour ainsi dire, parfaire l’éclat de l’édifice et surtout mieux
faire voir, comme à l’examen d’un détail de l’œuvre d’un grand
maître, la maîtrise, le raffinement et l’originalité théologiques
de l’auteur.
2. Quelques précieux joyaux de la “cathédrale”
Devant un étalage de joyaux tous plus beaux les uns que les
autres, le choix est difficile. Par crainte de ne pas bien discerner, la tendance serait de tout prendre, chose évidemment
impossible dans le cadre de ces pages. Au risque de me tromper, je fixe donc mon attention sur quatre d’entre eux qui me
semblent particulièrement représentatifs du génie durrwellien.
1) Le premier concerne la naissance du Jésus terrestre perçue dans l’orbite de l’engendrement du Fils par le Père dans le
mystère pascal. Voici deux textes à cet égard:
Les évangiles de l’enfance non seulement ont été écrits à la
lumière de Pâques, l’événement rapporté faisait partie du mystère
propre à la pâque de Jésus, était une réplique anticipée de la naissance de plénitude selon l’Esprit Saint. Dans la venue terrestre se
préparait le mystère qui allait paraître, pareil à l’aube dont la lumière est celle du soleil encore caché sous l’horizon. Les années terrestres de Jésus montaient vers le commencement, attirées vers la
pleine naissance (17)9.
Et un peu plus loin:
Deux évangiles racontent la naissance terrestre et en expriment le sens divinement filial. Matthieu établit la généalogie et en
compte les multiples engendrements: “Un tel engendra un tel, qui
engendra un tel, qui etc.” Le verbe “engendrer” est toujours à
l’actif, mais vers la fin un brusque changement, une rupture intervient: le verbe tourne au passif: “Jacob engendra Joseph, l’époux
9
gne.
Dans ce texte comme dans les autres qui viennent, c’est moi qui souli-
230
RÉAL TREMBLAY
de Marie de laquelle fut engendré Jésus” (1,16). Le verbe au passif
désigne l’auteur divin de l’engendrement. La place de Jésus dans la
liste généalogique est assurée par Joseph, l’époux de Marie, mais
Dieu lui-même est le père de l’enfant. Sa naissance située au terme
remonte plus haut qu’Abraham, le lointain ancêtre, premier de
liste. Jésus le dira, selon l’évangile johannique (8,58): “Avant
qu’Abraham fût, Je suis” (35).
2) Commentant le texte paulinien “tout a été créé vers lui”
(Col 1,15) dans le contexte général des rapports entre la création et le mystère pascal, Durrwell nous offre ce second joyau
de sa pensée:
La perfection est au terme, en “Adam le dernier”, qui est
“devenu esprit vivifiant” (1 Co 15, 45). Le paradis originel plus
vrai se situe là où la création s’achève et commence, “dans les
cieux” c’est-à-dire “dans le Christ Jésus” (Ep 2, 6). Jésus le partage
avec le bon larron: “Aujourd’hui avec moi tu seras au paradis” (Lc
23, 43). En lui réside la justice originelle pour laquelle l’humanité
est créée. En lui, les hommes possèdent l’immortalité, en sa mort
pleine de vie éternelle. “Adam le dernier” (1 Co 15, 45) est l’ancêtre
en profondeur, le vrai, dont les hommes descendent par attraction
vers lui. Dans la convergence vers le Christ qui est l’origine, la race
humaine a son principe d’unité, mieux que dans un ancêtre terrestre unique qui, en engendrant, disperse ses descendants (192).
3) Dans le cadre de sa réflexion sur la naissance de l’Église,
Durrwell ouvre l’écrin de cet autre bijou particulièrement ciselé:
L’Église naît sans cesse de l’Esprit dans le mystère filial de
mort et de résurrection. Le Père engendre les fidèles non pas en
réitérant en leur faveur son action paternelle. Il n’a qu’un Fils,
dans lequel il assume les hommes. Il les ressuscite avec eux; il ne
les adopte pas, il les engendre. Car en Christ, la résurrection n’est
pas une adoption. Dieu est Père-Créateur non pas père adoptif. […]
Naître de Dieu dans l’Esprit Saint est une naissance plus réelle
que “naître du sang et du vouloir de la chair” (Jn 1, 13)” (116).
4) Synthétisant enfin sa théologie de l’Esprit insérée dans le
mystère trinitaire illuminé par le mystère pascal, il nous présente cette perle de grande valeur:
EN PARCOURANT LE DERNIER OUVRAGE DU R.P. FRANÇOIS-XAVIER DURRWELL
231
Les chrétiens ont inventé un symbole riche et simple: le signe
de la croix tracé sur eux, synthèse du mystère de la Trinité et de
celui de la rédemption. La main se porte du Père au Fils sur une
ligne verticale, signifiant que le mystère trinitaire, comme celui de
la rédemption, a deux pôles. La main traverse ensuite cette ligne,
signifiant que tout, dans la Trinité et dans la rédemption s’accomplit
dans l’Esprit Saint. Nommé en troisième, l’Esprit est au coeur du
mystère pascal et de la Trinité: il est la tierce Personne partout
présente et agissante. La louange liturgique glorifie “le Père et le
Fils dans l’Esprit Saint” (243-244).
3. Conclusion
Le plus grand hommage posthume que l’on puisse rendre à
un théologien de la taille du R.P. F.-X. Durrwell C.Ss.R. est de
mettre en évidence le faste de la “cathédrale” qu’il a voulu
reconstruire par son travail théologique de plus de 50 ans centré sur le mystère pascal et qu’il a présentée en ses lignes maîtresses dans son dernier ouvrage connu10. Hommage qui n’a
rien à voir avec une vanité creuse, mais qui est ordonné à la gloria Dei dont le propre est d’attirer pour être assimilée et inscrite
dans l’ADN de la pensée et de la vie de l’Église.
En réalité, c’est comme si le P. Durrwell arrivé à l’âge de la
moisson nous avait fait signe en ce sens en soulignant lui-même
à l’encre rouge les lignes portantes de l’édifice que, par volonté
divine reconnue dans une prière incessante11, il avait élevé avec
patience et ténacité, patience et ténacité qui rappellent celles
des constructeurs de la cathédrale de Strasbourg fréquentée et
admirée pendant sa longue vie. Arrivé à la fin de cet hommage,
il me reste à formuler une prière: que la contemplation de
l’Éternel évoquée, sous des modalités à coup sûr bien diffé-
Ce qui n’est plus le cas puisque vient de paraître l’ouvrage rédigé
quelques mois avant sa mort et intitulé: La mort du Fils. Le mystère de Jésus
et de l’homme (Th.), Paris, Cerf, 2006. Une recension de ce livre sera publiée
dans le prochain fascicule de StMor.
11 Voir le témoignage de M. Benzerath en ce sens dans M. BENZERATH,
La Pâque, 281.
10
232
RÉAL TREMBLAY
rentes, par son oeuvre et par l’“ange rose du Rhin” soit le salaire
de sa bonne gérance (cf. Mt 25, 21).
RÉAL TREMBLAY C.SS.R.
—————
The author is an Ordinary Professor at the Alphonsian Academy.
El autor es profesor ordinario en la Academia Alfonsiana.
—————
Téléchargement