Marie France Hureau
N° 183488.
Université Paris8.
Doctorat en Sciences de l’éducation : Krishnamurti
Directeur de recherche : René Barbier
Laboratoire Experice.
KRISHNAMURTI
ET
WITTGENSTEIN.
KRISHNAMURTI ET WITTGENSTEIN.
L’homme vit dans deux mondes : celui de la vie matérielle dans un milieu social et
familial, et le monde des symboles. Les symboles servent de base à la pensée qu’ils soient
verbaux, mathématiques, plastiques, musicaux. Les symboles sont donc indispensables à une
culture et une civilisation. Mais ils peuvent être néfaste lorsqu’ils sont plus réels que les
réalités auxquelles ils se rapportent : lire un menu ne nourrira pas un homme affamé.
Le culte des mots a toujours soulevé des protestations surtout au niveau des religions. Ils
n’offrent pourtant aucune aide quant au problème fondamental des rapports qui existent entre
un homme, dans sa totalité psychique, et ses deux mondes, de faits et de symboles.
Je trouve que Wittgenstein et Krishnamurti ont une démarche similaire, tout en faisant
usage d’une utilisation et d’une étude des symboles, différentes. Le processus reste pourtant le
même. C’est ce qui m’a interpellé chez eux.
I – Présentation de Krishnamurti (1895-1986) .
Élevé par la Société Théosophique depuis l’âge de 7 ans, en 1927 à l’âge de 30 ans,
l’évolution intérieure de Krishnamurti est terminée. Il dit avoir atteint un état intérieur la
vie est perçue comme un perpétuel jaillissement. Il n’est plus en état de conflit et il explique
dans son discours de 1928 au camp d’Ommen en Hollande, que seule cette réalité est un
bouleversement des valeurs puisqu’à la place des antagonismes s’installe un état de
communion avec soi, le monde et les autres (1). Pour Krishnamurti, tout ce qui sépare les
hommes n’est qu’une création de la pensée, c’est-à-dire une illusion ; la réalité réside dans la
prise de conscience, que Krishnamurti appelle « connaissance de soi », de cette illusion. En
effet, centré sur son ego, l’homme pense, juge, estime, condamne, et réagit. L’enseignement
de Krishnamurti va porter sur la découverte et la compréhension des illusions afin que, face à
la vie, l’être ne réagisse plus mais agisse ; même pas face à la vie, pour que traversé par la vie,
il agisse.
Son évolution intérieure apparaît dans son langage, son vocabulaire et son style. Yvon
Achard en a fait une étude précise dans son livre Le langage de Krishnamurti.(2) L’état vécu
transparaît dans son langage (poétique), le choix des mots et le rythme. Au fil des années, sa
perception devient de plus en plus lucide et le vocabulaire de plus en plus précis et dépouillé.
Krishnamurti tient énormément compte du public auquel il s’adresse et qui contribue à
transformer la façon dont il s’exprime. Son expression verbale se module en fonction du lieu
où il parle, au contact des foules et suivant leur façon de le comprendre ou non.
Pendant cinquante ans, il va ajuster son langage aux fins de transmettre le plus
justement possible la vérité intérieure qu’il vit, en vue de le rendre accessible à tous. Son
anglais est simple, sans termes techniques. Il suffit de posséder les bases de cette langue pour
le comprendre et le lire. « Je voudrais transmettre, au moyen des mots très simples de la vie
quotidienne, un sens plus profond que celui qu’on leur accorde habituellement ; mais cela me
sera difficile si vous ne savez pas écoutez » (3)
Il s’adresse directement aux hommes car ce moyen permet à ceux qui l’écoutent de
participer à cette découverte intérieure. Les mots, facteurs de décomposition, vont les
conduire aux limites de la pensée, donc à leurs propres limites, mais les mots doivent cesser
pour qu’une mutation se produise. La simple lecture d’un de ses textes rendrait-elle cette
découverte de soi moins vivante et réelle ?
II- Présentation de Wittgenstein. (1889- 1951)
La démarche de Wittgenstein est bien sûr différente de celle de Krishnamurti puisqu’il
s’intéresse à la logique du langage. Son influence a été décisive au point qu'on le consire
aujourd'hui comme un des philosophes majeurs du 20ème siècle.
Je ne m’étonne pas qu’il ait plu à Pierre Hadot car Wittgenstein est un philosophe qui
accorde sa pensée et sa façon de vivre. Issu dune famille très riche, l'art et surtout la
musique tient une place de choix, il est parti, aps des études brillantes, vivre seul dans une
cabane en Norvège. Il renonce à la fortune paternelle. Aide-jardinier dans un monastère,
enseignant dans une école communale ou brancardier pendant la guerre, Wittgenstein
conforme sa vie à la conclusion du Tractatus logico-philosophicus (4) qu’il a écrit après son
séjour en Norvège, mais pendant la guerre, et renonce à la philosophie. Puis devant le succès
de son livre, il retourne enseigner la philosophie. Il ne fait pas d'exposés magistraux, mais
réfléchit tout haut, souvent en suscitant la discussion avec ses étudiants qui se réunissent dans
son appartement, assis une chaise qu’ils ont apportée ou sur le plancher. (5)
Il convient de distinguer deux pensées philosophiques chez Wittgenstein. La première
philosophie de Wittgenstein tient dans le Tractatus logico-philosophicus, qui fut le seul
ouvrage publié de son vivant. L'ouvrage se compose de 526 aphorismes ordonnés en une
structure hiérarchique. Sous chacun des aphorismes principaux, mais excepté le dernier,
apparaissent des éclaircissements dont le niveau d'exploration est marqué par la numérotation.
1.1 est le commentaire de 1 ; 1.11, 1.12 et 1.13 sont les commentaires de 1.1.
Cette première philosophie a sa filiation dans la révolution engagée par les logiciens et
philosophes Gottlob Frege et Bertrand Russell, amis et professeurs de Wittgenstein. La
seconde philosophie récuse la forme logique de la précédente et les différents types d'usage du
langage naturel, les jeux du langage, en sont le point central. (6)
Le Tractatus logico-philosophicus est un ouvrage court mais troublant. Wittgenstein y
présente que la philosophie doit montrer les pièges du langage, la limite entre le dicible et
l’indicible. L’usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde à partir de la logique.
L’éthique et l’esthétique du monde relèvent de l'indicible tout comme la philosophie qui ne
peut que se réduire au silence.
Notes
(1) Mary Lyutens, Les années d’éveil, G. Oudart trad., Paris, Arista, 1982, p 308-310
(2) Yvon Achard, Le langage de Krishnamurti, Paris, Le Courrier du Livre, 1970
(3) Krishnamurti, La première et dernière liberté, C. Suarès trad., Stock, 1955, p 23
(4) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, coll.Tel, 1986
(5) Site Internet, le 11 01 06 : http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/wittgens.htm
(6) Ces autres ouvrages de Wittgenstein ont été publiés après sa mort.
III - Le langage comme outil d’éducation.
À notre époque où la linguistique et la sémantique ont une place importante dans les
sciences humaines, Krishnamurti a trouvé très tôt le rôle que tient le langage dans la
compréhension de notre pensée. Il met l’accent sur le sens des mots dans un enseignement qui
n’en est pas un dans le sens étymologique du terme, puisqu’il ne s’agit ni d'instructions ni de
doctrines. Krishnamurti dévoile à son public ses attaches : toutefois, ses paroles ne se
contentent pas de dire, elles montrent. Cependant, il reste aux hommes à faire le travail en
eux-mêmes et à la lumière de leur propre compréhension.
Dans l’introduction du livre d’Yvon Achard Le langage de Krishnamurti, Jean Pierre
Gaillard remarque qu’on débouche inéluctablement sur la question du silence intérieur,
comme langage universel, « permettant la pleine compréhension de l’autre, au-delà de la
barrière des mots.» (1) Outre cette barrière, il est certain que la principale difficulté qui réside
à étudier ces deux auteurs, est celle de la traduction et surtout la traduction de certains mots
comme le souligne Pierre Hadot dans son livre sur Wittgenstein et les limites du langage. (2)
En ce qui concerne les livres de Krishnamurti, les traducteurs précisent que chaque parole
étant dite et non écrite le style, ainsi que la syntaxe, peuvent en pâtire. Mais le mouvement de
la pensée de Krishnamurti est davantage épargné que dans une traduction écrite. (3)
Dans son livre, Yvon Achard étudiait l’évolution du langage que Krishnamurti
employait pour nous faire part de sa vision du monde. La cassette vidéo réalisée lors de sa
conférence organisée en 1995 à l’Institut Océanographique, et à laquelle participait René
Barbier, montre bien l’émotion et le bonheur que l’auteur avait de traiter un tel sujet. Cette
étude poétique m’avait profondément touché car je trouvais également importante, l‘oralité du
message de Krishnamurti qui affirmait sans cesse que « Le mot n’est pas la chose ». (4)
Sensiblement à la même époque, Korzybski proclamait « la carte n’est pas le territoire ».(5)
La démarche de Wittgenstein est bien sûr différente de celle de Krishnamurti car en
premier lieu, c’est un écrivain. Toutefois, elle m’a vraiment intéressée car son Tractatus
logico-philosopicus traite à la fois de logique et de mystique. Quand j’ai découvert la logique
ternaire de Stéphane Lupasco, (6) je m’étais posée la même question que Pierre Hadot, qui
essaie de comprendre « le rapport qui pouvait s’établir entre logique et mystique ». (7) De
plus, il me semblait que le ternaire de Lupasco (homogénéité, hétérogénéité et tiers-inclus)
parlait de la même chose que le ternaire de Krishnamurti (observateur, observé, observation)
et pouvait mener vers une conscience éclaircie.
J’avais terminé mon mémoire de maîtrise sur cette constatation : qu’au tiers inclus
devait correspondait le silence. Or Krishnamurti, comme toutes les penseurs orientaux, insiste
sur le silence. Et le Tractatus logico-philosophicus se termine par ce rappel au silence : « Sur
ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » (7)(8)
Les limites de la pensée (9) m’étaient déjà connues. Mais après avoir relu L’impossible
question, où, nous dit Krishnamurti : « Jamais nous ne posons la question impossible, nous
nous demandons toujours ce qui est possible. Si vous posez une question impossible, votre
esprit doit trouver la réponse en terme de l’impossible – non en fonction du possible » (10), je
suis tombée sur cette proposition de Wittgenstein : « D’une réponse qu’on ne peut formuler
on ne peut non plus formuler la question. » (6.5) (11) J’ai trouvé là un lien entre ces deux
auteurs : limite du langage chez l’un, limite de la pensée chez l’autre ; l’impossible, l’inconnu
chez Krishnamurti rejoint-il l’inexprimable, l’indicible de Wittgenstein ?
IV - L’importance du mot chez Krishnamurti.
Yvon Achard aborde la pensée de Krishnamurti par le biais de son langage. Il nous fait
comprendre l’importance du mot chez Krishnamurti, par lequel l’auditeur peut aborder le
langage universel commun qu’est le silence intérieur.
En effet, pour Krishnamurti, le passage de la vision fragmentaire à la vision totale se
fait par les mots. Les mots possèdent une force individuelle et collective dans laquelle l’esprit
s’enferme empêchant ainsi une véritable relation. Le mot empêche de voir la vie et son
mouvement. « Les mots ont pour but de communiquer, de transmettre quelque chose, mais en
eux-mêmes ils ne sont pas ce qu’il y a de plus important » explique Krishnamurti dans un
discours à Paris en 1961 (12). Et Krishnamurti n’aura de cesse dans son enseignement, de
déconstruire les images-mots dans le but d’en faire comprendre le conditionnement.
L’attention constante aux paroles, aux émotions qu’elles suscitent, aux pensées
qu’elles activent, est la base de cette déconstruction, dans le but de saisir le mot comme si on
l’entendait pour la première fois ; dans le but de montrer l’étendue du silence intérieur d’où il
jaillit. « La plupart d’entre nous, je le crains, demeure au niveau verbal, et, par conséquent, la
communication devient beaucoup plus difficile, parce que ce dont nous voulons parler, se
situe aussi au niveau intellectuel et émotionnel. Nous voulons communiquer d’une façon
globale, compréhensible, et, à cet effet, il nous faut une approche verbale, émotionnelle et
intellectuelle.» (13)
Ce passage est pour Krishnamurti, un changement d’état dans lequel la vie n’est plus
pensée : elle est vécue. Les mots construisent puis conduisent et élargissent la vision du
monde mais ils sont ensuite impuissants. Krishnamurti rétablit à la fois leur utilité et leur
impuissance. La fonction du langage chez Krishnamurti est donc de montrer ce qui n’est pas
et seul le silence peut apporter cette mutation.
Alors faudrait-il inventer des mots nouveaux ? Non, car lorsque le mot disparaît,
l’observateur disparaît et le problème avec. « L’esprit religieux » se trouve là, comme il a
toujours été là. Les mots, chargés de tout le passé, constituent notre carapace, notre psychisme
conditionné. Le dépouillement du langage est le dépouillement de l’homme qui parvient ainsi
au plus profond de lui-même. L’homme ayant subi cette mutation est mort à l’identification, à
l’isolement, à la fragmentation. Mort à lui-même, il naît au monde.
V – La logique du langage chez Wittgenstein.
Wittgenstein semble fixer les limites du langage à partir du postulat empiriste et
positiviste suivant : « Une proposition n’a de sens que lorsqu’elle se rapporte à un fait
d’ordre physique. » (14) Pour lui, il ne s’agit plus de délimiter le domaine du vrai mais du
sensé, les limites à l’intérieur desquelles le langage a un sens. : « Ce livre tracera donc une
frontière à l’acte de penser, - ou plutôt, non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des
pensées : car pour tracer une frontière à l’acte de penser, nous devrions pouvoir penser les
deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne peut se penser). La
frontière ne pourra donc être tracée que dans la langue, et ce qui est au-delà de cette
frontière sera simplement dépourvu de sens ». (15)
Pour Pierre Hadot, l’idée fondamentale du livre est celle de « forme logique » : nous
nous représentons la réalité par une image et il faut que cette image soit de même structure
que son modèle. La pensée doit donc avoir la même structure que la réalité qu’elle représente.
Cette identité de structure est la forme logique.
Une forme logique correspond à un fait possible. Un fait n’est possible que s’il a la
forme d’un fait réel et pour les logiciens, il n’y a de faits réels vérifiables que des faits d’ordre
physique.
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