Marie France Hureau N° 183488. Université Paris8. Doctorat en Sciences de l’éducation : Krishnamurti Directeur de recherche : René Barbier Laboratoire Experice. KRISHNAMURTI ET WITTGENSTEIN. KRISHNAMURTI ET WITTGENSTEIN. L’homme vit dans deux mondes : celui de la vie matérielle dans un milieu social et familial, et le monde des symboles. Les symboles servent de base à la pensée qu’ils soient verbaux, mathématiques, plastiques, musicaux. Les symboles sont donc indispensables à une culture et une civilisation. Mais ils peuvent être néfaste lorsqu’ils sont plus réels que les réalités auxquelles ils se rapportent : lire un menu ne nourrira pas un homme affamé. Le culte des mots a toujours soulevé des protestations surtout au niveau des religions. Ils n’offrent pourtant aucune aide quant au problème fondamental des rapports qui existent entre un homme, dans sa totalité psychique, et ses deux mondes, de faits et de symboles. Je trouve que Wittgenstein et Krishnamurti ont une démarche similaire, tout en faisant usage d’une utilisation et d’une étude des symboles, différentes. Le processus reste pourtant le même. C’est ce qui m’a interpellé chez eux. I – Présentation de Krishnamurti (1895-1986) . Élevé par la Société Théosophique depuis l’âge de 7 ans, en 1927 à l’âge de 30 ans, l’évolution intérieure de Krishnamurti est terminée. Il dit avoir atteint un état intérieur où la vie est perçue comme un perpétuel jaillissement. Il n’est plus en état de conflit et il explique dans son discours de 1928 au camp d’Ommen en Hollande, que seule cette réalité est un bouleversement des valeurs puisqu’à la place des antagonismes s’installe un état de communion avec soi, le monde et les autres (1). Pour Krishnamurti, tout ce qui sépare les hommes n’est qu’une création de la pensée, c’est-à-dire une illusion ; la réalité réside dans la prise de conscience, que Krishnamurti appelle « connaissance de soi », de cette illusion. En effet, centré sur son ego, l’homme pense, juge, estime, condamne, et réagit. L’enseignement de Krishnamurti va porter sur la découverte et la compréhension des illusions afin que, face à la vie, l’être ne réagisse plus mais agisse ; même pas face à la vie, pour que traversé par la vie, il agisse. Son évolution intérieure apparaît dans son langage, son vocabulaire et son style. Yvon Achard en a fait une étude précise dans son livre Le langage de Krishnamurti.(2) L’état vécu transparaît dans son langage (poétique), le choix des mots et le rythme. Au fil des années, sa perception devient de plus en plus lucide et le vocabulaire de plus en plus précis et dépouillé. Krishnamurti tient énormément compte du public auquel il s’adresse et qui contribue à transformer la façon dont il s’exprime. Son expression verbale se module en fonction du lieu où il parle, au contact des foules et suivant leur façon de le comprendre ou non. Pendant cinquante ans, il va ajuster son langage aux fins de transmettre le plus justement possible la vérité intérieure qu’il vit, en vue de le rendre accessible à tous. Son anglais est simple, sans termes techniques. Il suffit de posséder les bases de cette langue pour le comprendre et le lire. « Je voudrais transmettre, au moyen des mots très simples de la vie quotidienne, un sens plus profond que celui qu’on leur accorde habituellement ; mais cela me sera difficile si vous ne savez pas écoutez » (3) Il s’adresse directement aux hommes car ce moyen permet à ceux qui l’écoutent de participer à cette découverte intérieure. Les mots, facteurs de décomposition, vont les conduire aux limites de la pensée, donc à leurs propres limites, mais les mots doivent cesser pour qu’une mutation se produise. La simple lecture d’un de ses textes rendrait-elle cette découverte de soi moins vivante et réelle ? II- Présentation de Wittgenstein. (1889- 1951) La démarche de Wittgenstein est bien sûr différente de celle de Krishnamurti puisqu’il s’intéresse à la logique du langage. Son influence a été décisive au point qu'on le considère aujourd'hui comme un des philosophes majeurs du 20ème siècle. Je ne m’étonne pas qu’il ait plu à Pierre Hadot car Wittgenstein est un philosophe qui accorde sa pensée et sa façon de vivre. Issu d’une famille très riche, où l'art et surtout la musique tient une place de choix, il est parti, après des études brillantes, vivre seul dans une cabane en Norvège. Il renonce à la fortune paternelle. Aide-jardinier dans un monastère, enseignant dans une école communale ou brancardier pendant la guerre, Wittgenstein conforme sa vie à la conclusion du Tractatus logico-philosophicus (4) qu’il a écrit après son séjour en Norvège, mais pendant la guerre, et renonce à la philosophie. Puis devant le succès de son livre, il retourne enseigner la philosophie. Il ne fait pas d'exposés magistraux, mais réfléchit tout haut, souvent en suscitant la discussion avec ses étudiants qui se réunissent dans son appartement, assis une chaise qu’ils ont apportée ou sur le plancher. (5) Il convient de distinguer deux pensées philosophiques chez Wittgenstein. La première philosophie de Wittgenstein tient dans le Tractatus logico-philosophicus, qui fut le seul ouvrage publié de son vivant. L'ouvrage se compose de 526 aphorismes ordonnés en une structure hiérarchique. Sous chacun des aphorismes principaux, mais excepté le dernier, apparaissent des éclaircissements dont le niveau d'exploration est marqué par la numérotation. 1.1 est le commentaire de 1 ; 1.11, 1.12 et 1.13 sont les commentaires de 1.1. Cette première philosophie a sa filiation dans la révolution engagée par les logiciens et philosophes Gottlob Frege et Bertrand Russell, amis et professeurs de Wittgenstein. La seconde philosophie récuse la forme logique de la précédente et les différents types d'usage du langage naturel, les jeux du langage, en sont le point central. (6) Le Tractatus logico-philosophicus est un ouvrage court mais troublant. Wittgenstein y présente que la philosophie doit montrer les pièges du langage, la limite entre le dicible et l’indicible. L’usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde à partir de la logique. L’éthique et l’esthétique du monde relèvent de l'indicible tout comme la philosophie qui ne peut que se réduire au silence. Notes (1) Mary Lyutens, Les années d’éveil, G. Oudart trad., Paris, Arista, 1982, p 308-310 (2) Yvon Achard, Le langage de Krishnamurti, Paris, Le Courrier du Livre, 1970 (3) Krishnamurti, La première et dernière liberté, C. Suarès trad., Stock, 1955, p 23 (4) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, coll.Tel, 1986 (5) Site Internet, le 11 01 06 : http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/wittgens.htm (6) Ces autres ouvrages de Wittgenstein ont été publiés après sa mort. III - Le langage comme outil d’éducation. À notre époque où la linguistique et la sémantique ont une place importante dans les sciences humaines, Krishnamurti a trouvé très tôt le rôle que tient le langage dans la compréhension de notre pensée. Il met l’accent sur le sens des mots dans un enseignement qui n’en est pas un dans le sens étymologique du terme, puisqu’il ne s’agit ni d'instructions ni de doctrines. Krishnamurti dévoile à son public ses attaches : toutefois, ses paroles ne se contentent pas de dire, elles montrent. Cependant, il reste aux hommes à faire le travail en eux-mêmes et à la lumière de leur propre compréhension. Dans l’introduction du livre d’Yvon Achard Le langage de Krishnamurti, Jean Pierre Gaillard remarque qu’on débouche inéluctablement sur la question du silence intérieur, comme langage universel, « permettant la pleine compréhension de l’autre, au-delà de la barrière des mots.» (1) Outre cette barrière, il est certain que la principale difficulté qui réside à étudier ces deux auteurs, est celle de la traduction et surtout la traduction de certains mots comme le souligne Pierre Hadot dans son livre sur Wittgenstein et les limites du langage. (2) En ce qui concerne les livres de Krishnamurti, les traducteurs précisent que chaque parole étant dite et non écrite le style, ainsi que la syntaxe, peuvent en pâtire. Mais le mouvement de la pensée de Krishnamurti est davantage épargné que dans une traduction écrite. (3) Dans son livre, Yvon Achard étudiait l’évolution du langage que Krishnamurti employait pour nous faire part de sa vision du monde. La cassette vidéo réalisée lors de sa conférence organisée en 1995 à l’Institut Océanographique, et à laquelle participait René Barbier, montre bien l’émotion et le bonheur que l’auteur avait de traiter un tel sujet. Cette étude poétique m’avait profondément touché car je trouvais également importante, l‘oralité du message de Krishnamurti qui affirmait sans cesse que « Le mot n’est pas la chose ». (4) Sensiblement à la même époque, Korzybski proclamait « la carte n’est pas le territoire ».(5) La démarche de Wittgenstein est bien sûr différente de celle de Krishnamurti car en premier lieu, c’est un écrivain. Toutefois, elle m’a vraiment intéressée car son Tractatus logico-philosopicus traite à la fois de logique et de mystique. Quand j’ai découvert la logique ternaire de Stéphane Lupasco, (6) je m’étais posée la même question que Pierre Hadot, qui essaie de comprendre « le rapport qui pouvait s’établir entre logique et mystique ». (7) De plus, il me semblait que le ternaire de Lupasco (homogénéité, hétérogénéité et tiers-inclus) parlait de la même chose que le ternaire de Krishnamurti (observateur, observé, observation) et pouvait mener vers une conscience éclaircie. J’avais terminé mon mémoire de maîtrise sur cette constatation : qu’au tiers inclus devait correspondait le silence. Or Krishnamurti, comme toutes les penseurs orientaux, insiste sur le silence. Et le Tractatus logico-philosophicus se termine par ce rappel au silence : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » (7)(8) Les limites de la pensée (9) m’étaient déjà connues. Mais après avoir relu L’impossible question, où, nous dit Krishnamurti : « Jamais nous ne posons la question impossible, nous nous demandons toujours ce qui est possible. Si vous posez une question impossible, votre esprit doit trouver la réponse en terme de l’impossible – non en fonction du possible » (10), je suis tombée sur cette proposition de Wittgenstein : « D’une réponse qu’on ne peut formuler on ne peut non plus formuler la question. » (6.5) (11) J’ai trouvé là un lien entre ces deux auteurs : limite du langage chez l’un, limite de la pensée chez l’autre ; l’impossible, l’inconnu chez Krishnamurti rejoint-il l’inexprimable, l’indicible de Wittgenstein ? IV - L’importance du mot chez Krishnamurti. Yvon Achard aborde la pensée de Krishnamurti par le biais de son langage. Il nous fait comprendre l’importance du mot chez Krishnamurti, par lequel l’auditeur peut aborder le langage universel commun qu’est le silence intérieur. En effet, pour Krishnamurti, le passage de la vision fragmentaire à la vision totale se fait par les mots. Les mots possèdent une force individuelle et collective dans laquelle l’esprit s’enferme empêchant ainsi une véritable relation. Le mot empêche de voir la vie et son mouvement. « Les mots ont pour but de communiquer, de transmettre quelque chose, mais en eux-mêmes ils ne sont pas ce qu’il y a de plus important » explique Krishnamurti dans un discours à Paris en 1961 (12). Et Krishnamurti n’aura de cesse dans son enseignement, de déconstruire les images-mots dans le but d’en faire comprendre le conditionnement. L’attention constante aux paroles, aux émotions qu’elles suscitent, aux pensées qu’elles activent, est la base de cette déconstruction, dans le but de saisir le mot comme si on l’entendait pour la première fois ; dans le but de montrer l’étendue du silence intérieur d’où il jaillit. « La plupart d’entre nous, je le crains, demeure au niveau verbal, et, par conséquent, la communication devient beaucoup plus difficile, parce que ce dont nous voulons parler, se situe aussi au niveau intellectuel et émotionnel. Nous voulons communiquer d’une façon globale, compréhensible, et, à cet effet, il nous faut une approche verbale, émotionnelle et intellectuelle.» (13) Ce passage est pour Krishnamurti, un changement d’état dans lequel la vie n’est plus pensée : elle est vécue. Les mots construisent puis conduisent et élargissent la vision du monde mais ils sont ensuite impuissants. Krishnamurti rétablit à la fois leur utilité et leur impuissance. La fonction du langage chez Krishnamurti est donc de montrer ce qui n’est pas et seul le silence peut apporter cette mutation. Alors faudrait-il inventer des mots nouveaux ? Non, car lorsque le mot disparaît, l’observateur disparaît et le problème avec. « L’esprit religieux » se trouve là, comme il a toujours été là. Les mots, chargés de tout le passé, constituent notre carapace, notre psychisme conditionné. Le dépouillement du langage est le dépouillement de l’homme qui parvient ainsi au plus profond de lui-même. L’homme ayant subi cette mutation est mort à l’identification, à l’isolement, à la fragmentation. Mort à lui-même, il naît au monde. V – La logique du langage chez Wittgenstein. Wittgenstein semble fixer les limites du langage à partir du postulat empiriste et positiviste suivant : « Une proposition n’a de sens que lorsqu’elle se rapporte à un fait d’ordre physique. » (14) Pour lui, il ne s’agit plus de délimiter le domaine du vrai mais du sensé, les limites à l’intérieur desquelles le langage a un sens. : « Ce livre tracera donc une frontière à l’acte de penser, - ou plutôt, non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des pensées : car pour tracer une frontière à l’acte de penser, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne peut se penser). La frontière ne pourra donc être tracée que dans la langue, et ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens ». (15) Pour Pierre Hadot, l’idée fondamentale du livre est celle de « forme logique » : nous nous représentons la réalité par une image et il faut que cette image soit de même structure que son modèle. La pensée doit donc avoir la même structure que la réalité qu’elle représente. Cette identité de structure est la forme logique. Une forme logique correspond à un fait possible. Un fait n’est possible que s’il a la forme d’un fait réel et pour les logiciens, il n’y a de faits réels vérifiables que des faits d’ordre physique. Les propositions, qui n’ont pas la structure d’un fait possible, sont dépourvues de forme logique et n’ont donc pas de sens. Ce sont des non-sens puisque leur signification exacte ne peut être déterminée. Si bien que les propositions philosophiques tombent dans cette catégorie et celles du Tractatus également. Mais, ajoute Wittgenstein, l’important est de sauter « au travers d’elles –sur elles- au delà d’elles » (16), ce qui n’est pas sans rappeler la Transdisciplinarité de Nicolescu et son concept de tiers inclus caché. (17) L’apriorité de la logique fait que le langage doit, dans son idéalité, nous empêcher de faire toute erreur logique. En effet, le symbolisme logique de Wittgenstein tend à éliminer tout ce qui ne représente rien : dans ce sens, c’est un positivisme radical dont on ne peut sortir. « Pour pouvoir figurer la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec notre proposition, nous placer en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde ». (4.12) (18) Et c’est pourquoi « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. » (5.6) (19) Toutefois, ce positivisme vise l’inexprimable. Wittgenstein définit ce qu’est une proposition, expose comment la pensée se formule en propositions, et dit ce qu’est le monde que la pensée reflète. La distinction entre les verbes dire et montrer est importante. Dire, c’est représenter un fait objectif ; montrer, c’est manifester quelque chose d’irreprésentable. Il reste que ce qui ne peut se formuler peut se dévoiler. La forme logique n’est pas un fait, ne représente pas une réalité du monde objectif. Elle se montre dans la proposition qui ne peut pas la représenter. En « disant », les propositions ont un sens car elles représentent un fait ; mais en « disant », elles montrent aussi leur forme logique qu’elles ne peuvent formuler. « Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci ne peut le figurer. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle l’exprimer. » (4.121) (20) La forme logique montre un rapport qui ne s’exprime ni par un nom ou une proposition. Elle n’est ni un fait ni un objet, elle est l’articulation de la proposition donc du monde. C’est pour cette raison que lorsqu’il veut s’exprimer comme langage, le langage ne peut se dire luimême, il est à lui-même sa propre limite. On pourrait croire que la logique exclut tout ce qui donne sens aux notions d’ineffable ou d’indicible. Or toute la pensée ne se réduit pas à dire, et loin d’exclure la notion d’ineffable, le langage l’ouvre. En voulant parler exactement et logiquement, l’on se trouve dans l’obligation d’employer un langage inexact logiquement, un langage qui ne représente rien mais qui évoque. (21) La limite du langage est ici : il cesse d’avoir un sens, de dire, d’être représentatif. Pour Wittgenstein, explique Pierre Hadot, « le langage n’a pas pour unique tâche de nommer ou désigner des objets ou de traduire des pensées, et l’acte de comprendre est beaucoup plus proche que l’on ne croit de ce que l’on appelle habituellement : comprendre un thème musical ». (22) Il ne s’agit moins d’informer que de former, et le Tractatus paraît fort se ranger dans la catégorie des exercices spirituels chers à Pierre Hadot et aux philosophes de l’Antiquité. Notes : (1)Yvon Achard, Le langage de Krishnamurti, Paris, Le Courrier du Livre, 1970, p 10. (2) Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p 8. (3) Krishnamurti, De la connaissance de soi, Paris, La Courrier du Livre, 1967, p 6. (4) Krishnamurti, La première et dernière liberté, C. Suarès trad., Stock, 1955, p 265. (5) Hélène Bulla de Villaret, Introduction à la sémantique générale, Paris, le Courrier du Livre, 1973, p . (6) Stépahne Lupasco, Les trois matières, Paris, UGE, collection 10/18, 1970. (7) Pierre Hadot, op. cit., p 8. (8) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 7, Paris, Gallimard, coll. tel, 1986, p 112. (9) Krishnamurti et David Bohm, Les limites de la pensée, Paris, Stock, 1999. (10) Krishnamurti, L’impossible question, A. Duché trad., Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1973, p 195. (11) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.5, Paris, Gallimard, coll.Tel, 1986, p 111. (12) Yvon Achard, op. cit., p 75. (13) Ibidem, p 75. (14) Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2005, p 29. (15) )Ludwig Wittgenstein, op. cit., p 31. (16) Pierre Hadot, op. ci., p 31. Avec « sur », au travers », « au delà », on peut commencer à déceler plusieurs niveaux de compréhension du langage, voir plusieurs niveaux de réalité. (17) Basarab Nicolescu défend la thèse que la Transdiciplinarité est la faculté de passer entre, au travers et au-delà des disciplines. Voir son livre Nous , la particule et le monde, Monaco, éditions du Rocher, 2002. (18) Ludwig Wittgenstein, op. cit., 4.12, p 58. (19) Ibidem, 5.6, p 93. (20) Ibidem, 4.121, p 58. (21) On pourrait faire un rapprochement avec les poèmes japonais appelés « haïkus » qui ne saisissent rien mais évoquent. Voir L’empire des signes de Roland Barthes, coll. essais, édition du Seuil, Paris, 2005. (22) Pierre Hadot, op.cit., p 11. VI – Étude. 1) Partir de soi. La première chose qui m’a étonné chez ces auteurs, c’est que le point de départ de leur réflexion est soi-même. Pour Krishnamurti, la première révolution doit se faire dans la pensée, au niveau des mots. Pour réaliser cela, Krishnamurti propose une pratique à partir d’une « pensée vraie » qu’il appelle « connaissance de soi » et qui doit mener l’homme à une conscience claire. (1) « Se connaître, c’est s’étudier en action, laquelle est relation. » (2) Il s’agit de partir de ce qu’on connaît, donc de soi-même. « La compréhension vient avec la perception de ce qui est ». (2bis) « Ce qui est » est l’actuel, le réel. Pour éviter toute autorité extérieure, sa propre expérience est nécessaire ; c’est la démarche que propose Krishnamurti pour découvrir notre propre monde intérieur et extérieur. On se rappelle que pour Krishnamurti, le monde est ce que je suis. Le Tractatus suppose une parallèle logico-physique entre l’univers physique et le langage. Chez Wittgenstein, la connaissance du langage est une connaissance du monde : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. » (5.6) Et de soi-même : « Que le monde soit mon monde se montre en ceci que les frontières du langage (le seul que je comprenne) signifient les frontières de mon monde. » (5.62 ) Dans cette recherche pour atteindre un monde heureux, Wittgenstein parle de « claire vision » : « (…) (N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?) (6.521) Pour l’un et l’autre, le monde est limite, limite de la conscience pour Krishnamurti, limite du langage chez Wittgenstein. Ces limites sont atteintes par les sens, la pensée, l’émotion, ou par l’écriture de la langue, et elles sont en même temps celles du sujet qui ne se situe pas dans le monde mais en représente les bornes. 2) Dépasser la pensée. Pour atteindre cette claire vision, tous deux proposent de dépasser la pensée qui traduit le monde que nous connaissons. C’est ainsi que Krishnamurti rejette les symboles présentés par autrui car aucun symbole ne peut s’ériger en dogme, un système est une facilité temporaire. La croyance en des formules ne peut pas nous apporter de solution. Ce n’est que par notre propre compréhension que peut se constituer un monde où les idées n’existent pas. Un monde heureux, qui n’est pas conditionné par des forces qui contraignent l’homme à des actions inadaptées, est accessible. Pour Wittgenstein, tout ce qui est en réalité le plus important dans la vie réside en dehors du monde et, à strictement parler, ne peut être dit (c'est-à-dire être dit d'une façon qui fasse sens), car il est impensable. Nous ne pouvons dire le Beau ou Dieu. La philosophie n'est pas qualifiée à dire quelque chose du monde parce que le langage qu'elle utilise n'a pas la clarté d’un langage logique. Selon l’aphorisme suivant, "Ce qui peut être montré ne peut pas être dit." ( 4.1212, ), la philosophie doit clarifier le langage. Seulement, il ne faut pas s’arrêter là et aller encore plus loin : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. » (6.54) « Correctement », c’est-à-dire dans le silence. 3) Découvrir le sens de la vie. Tout comme le fait Krishnamurti, Wittgenstein utilise donc le langage et ses symboles pour soulever un voile d’ignorance. L’intention est la même pour les deux auteurs : découvrir sinon le bonheur, en tous cas le sens de la vie. Ce qui n’est pas la bonne question à poser pour Krishnamurti. « Pourquoi me demandez-vous quel est le but et le sens de la vie ? (…) Vivre, n’est-ce pas son propre but et son propre sens ? Pourquoi voulons-nous plus ? » (3) Il existe selon Krishnamurti, une spontanéité, une réalité créative, qui ne se révèle que lorsque l’esprit est dans un état de calme sans dualité et de lucidité qui ne choisit pas. Ce processus libérateur commence par une perception de nos désirs, et de nos réactions aux systèmes de symboles qui nous ordonnent ou nous interdisent de vouloir ceci ou cela. Cela est découvert lorsque la pensée se libère de l’avidité d’être quelque chose, de l’égocentrisme, de l’ignorance. Cette perception équitable nous conduit à une réalité créatrice, nous ouvre à une sagesse tranquille, toujours présentes en dépit de nos connaissances qui ne sont qu’une forme d’ignorance, étant du monde des symboles. Wittgenstein a en commun avec Krishnamurti de vouloir libérer le monde des valeurs de la pensée, (« il n’y a en lui aucune valeur - » 6.41) et même de la volonté (« Il n’y a aucune interdépendance logique entre le vouloir et le monde » 6.374 ), pour aller vers une vision du monde « correcte ». Le monde est logique, c’est un fait qu’il ne s’agit ni d’accepter ni de refuser mais de regarder, d’observer, d’écouter, de voir. Je crois que Krishnamurti dans son enseignement nous invite également à voir ce monde logique, à ne voir que les faits. Le sens de la vie se situe pour Wittgenstein, en dehors de ce monde, et les problèmes se situent dans la mauvaise utilisation du langage philosophique. Sitôt le bon usage rétabli, il n’y a plus lieu que la question du sens de la vie persiste. Car, dit Wittgenstein : « La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. (N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?) » (6. 52) Il y a deux points importants ici. Le premier c’est que partir de la logique permet de comprendre que d’autres propositions ou phrases n’ont pas de sens et que seules les propositions que l’on peut comparer avec la réalité sont vraies. D’où il résulte que certaines phrases n’ont pas de vérité et que leur problème n’existe donc pas. D’autre part, quand le sens de la vie est vu, perçu, quand on en a fait l’expérience vécue et non intellectuelle par la « claire vision, », on ne peut plus en parler car les mots sont alors impuissants. Seul le silence subsiste. Krishnamurti serait d’accord sur ces points bien que pour lui, ce soit le responsable du problème ou de la question qui disparaisse. Ce qui revient au même puisque le moi psychologique n’existe pas chez Wittgenstein, car « (…) il n’y a pas de langage privé ; le langage que nous employons pour nous parler à nous-mêmes n’est pas différent du langage collectif. » (4) De plus, selon Krihsnamurti, à partir du moment où l’on exprime une sensation par le langage, témoignage collectif pour Wittgenstein, celle-ci est déjà passée. La conceptualisation vient après l’expérience. J’ai un petit doute là, car en fait si les propositions dont parle Wittgenstein sont celles de la logique, on découvre un côté du langage et du monde « dépourvu de sens » ; le monde correct serai-il celui qui est vu sous ses deux aspects logique et illogique, ou seulement celui de la logique ? Et le silence ? Il délimite la philosophie qui n’est pas dans le langage logique. Ne serait-il alors qu’un silence philosophique ? Et si cela était, ne rejoindrait-il pas ce silence dont parle Krihsnamurti qui est le silence de la pensée ? Pourtant le processus est le même chez les deux auteurs : partir d’un pôle connu pour aller jusqu’à sa limite, et découvrir un autre pôle. Puis la perception de ces deux pôles permet de découvrir une vision juste. C’est pour cela que nous entendons parfois parler de « niveaux » de perception, de réalité. Ce qui attribue une hiérarchie là où il n’y en a pas. Ce ne sont que des mots. Une autre interprétation serait que les deux pôles se limitent mutuellement dans une dialectique réciproque. Peut-être que la vision de la Transdisciplinarité répondrait à ces questions. Aussi la perception de Wittgenstein est-elle une vision globale ? La globalité seraitelle uniquement la logique transcendantale (dans les sens de non-empirique) selon Wittgenstein ? 4) Pas de sujet. Pour Krishnamurti, il existe un art d’écouter qui demande d’abandonner tous préjugés, religieux, sociaux, psychologiques ou scientifiques, toutes résistances provenant des soucis, des désirs et des craintes, des inclinaisons, des habitudes. Quand nous n’entendons que notre propre bruit, nous n’allons pas au-delà de l’expression verbale de façon à comprendre instantanément ce qu’on nous dit, ce qui est l’écoute. Et il conseille si, au cours d’une causerie nous entendons quelque chose qui ne corresponde pas à notre façon de penser et de croire, de se borner à écouter, sans résister, sans s’accrocher aux mots qui ont une telle importance ordinairement. « Veuillez ne pas apprendre cela » répète-t-il. (5) En effet, lorsque nous traduisons selon notre conditionnement, notre interprétation, la vérité nous échappe. Admettre « ce qui est » met fin aux conflits qui dépendent de la durée en tant que pensée - processus psychologique et non pas chronologique. Ce qui exige un esprit extrêmement souple car « ce qui est » est toujours en mouvement et tant qu’il reste accroché à quelque croyance, il ne peut s’adapter au mouvement rapide de « ce qui est ». En fait, si l’objectif de Krishnamurti est de faire comprendre qu’il n’existe pas de sujet, que la pensée est le sujet, l’absence de sujet est aussi présente chez Wittgenstein. « Le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde. » (5. 632 ) Donc il est aussi la frontière de son langage. Ce faisant, dépasser la limite du langage, puis la limite du monde, c’est dépasser la limite du sujet. « Il n’y a pas de sujet de la pensée de représentation. Si j’écrivais un livre intitulé Le monde tel que je l’ai trouvé, je devrais y faire un rapport sur mon corps, et dire quels membres sont soumis à ma volonté, quels n’y sont pas soumis, etc. Ce qui est en effet une méthode pour isoler le sujet, ou plutôt pour montrer que, en un sens important, il n’y a pas de sujet : car c’est de lui seulement qu’il ne pourrait être question dans ce livre. » (5.631) La volonté du sujet n’a pas sa place dans le monde. Ordinairement, si, mais il est étonnant, lorsque la vision est globale, de se rendre compte dans tous les actes de la vie, que le sujet n’est plus là pour commander les actes, et qu’ils se font seuls en réponse à l’intérêt du moment avec l’environnement. Il n’est que l’action libérée qui est une pure joie. Wittgenstein précisera plus loin que « Le monde est indépendant de ma volonté.» (6.373) Le monde n’a aucune valeur si ce n’est en dehors de lui-même. « Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les frontières du monde, non les faits ; » ( 6.43) Les faits sont-ils toujours logiques ? 5) Le fait. Si Krishnamurti et Wittgenstein étudient la réalité, c’est la réalité des faits qu’ils regardent. Ce qu’il faut voir, c’est la relation. Et là, ils divergent un peu. Pour le logicien qu’est Wittgenstein, « Le monde est tout ce qui a lieu. » (1.), c’est-àdire l’ensemble des événements, et il précise bien que « Le monde est la totalité des faits, non des choses. » (1.1), c’est-à-dire non des objets dans l’espace. Le fait est une relation entre des objets : « Ce qui arrive le fait est la subsistance d’état de choses. » (2.) et « L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses) » (2.01) Un objet seul n’a pas de sens. Wittgenstein définit le monde comme totalité des faits inscrits dans un espace logique. Il s'agit de la réalité empirique à laquelle on accède par la perception. Seulement, les faits sont aussi les éléments d'un « espace logique », c'est-à-dire du système qui détermine a priori toutes leurs relations logiques possibles. (6) Pour Krishnamurti, le fait est l’événement, la rencontre, qui met en relation. Il serait d’accord pour un monde de relation, mais il se préoccupe beaucoup plus des relations tissées entre les humains et les actions qui en résultent. Chez lui, le fait psychologique est aussi réalité et les relations tissées par la société sont la projection extérieure de nos états intérieurs psychologiques. Krishnamurti nous fait comprendre que le monde dans lequel nous vivons est un monde créé par le cerveau humain avec les identifications, les attributions de valeur. Ce monde devient reconnaissable par ce processus de dénomination, d’analyse et de catégorisation. « Nous vivons de mots. » (7) Pourtant Krishnamurti est un peu logicien car ainsi qu’un logicien, il traite aussi des faits. David Bohm en est convaincu : « L’œuvre de Krishnamurti est tout imprégnée de ce qu’on pourrait sans doute appeler l’essence même de l’esprit scientifique tel qu’il apparaît à son niveau le plus élevé et le plus pur. » (8) Seulement explique Krishnamurti, il s’agit de faits qui ont lieu au moment où il parle, à l’endroit même. (9) Pour lui, ce qui a lieu demain n’est pas un fait et Wittgenstein ne le contredira pas : « Que le soleil se lèvera demain est une hypothèse, et cela veut dire que nous en savons pas s’il se lèvera. » (6. 36311) Pour Krishnamurti, le fait, c’est la réalité présente, un fait n’est pas une idéologie, une abstraction, un idéal. La réalité, c’est tous les faits, même les pensées et le monde intérieur, et il va déconstruire la pensée pour arriver à une vision globale de l’homme : corps, cœur, esprit. Pour Wittgenstein, il y a relation entre le fait, l’image et la réalité. « L’image est ainsi rattachée à la réalité ; elle va jusqu’à atteindre la réalité. » (2.511) Ainsi, toute représentation doit être comparée à la réalité et il ne peut y avoir une pensée dont la vérité puisse être reconnue à partir de la pensée elle-même. « Pour être une image, le fait doit avoir quelque chose en commun avec ce qu’il représente. » (2.16) Or le fait a une palette beaucoup plus large chez Krishnamurti qui formule une distinction entre les faits. Pour lui, il y a les faits technologiques : connaissances techniques, avoir où nous habitions, les habitudes physiques. Le cerveau, l’esprit, a donné naissance à de nombreuses choses importantes scientifiquement. Il est en rapport avec notre vie pour le fonctionnement au niveau mécanique. Tout ceci est nécessaire pour subsister. (10) Puis il y a les faits psychologiques : « La mémoire des faits, des choses techniques est une nécessité bien évidente ; mais la mémoire en tant que « rétentions » psychologiques est nuisible à la compréhension de la vie, à la communion avec nos semblables. » (11) Par elle, nous retenons ce qui nous est agréable et rejetons ce qui nous déplait. La mémoire est le passé et nous abordons la vie avec le passé. Nous répondons aux rencontres de la vie toujours neuves, avec des réactions toujours vieilles. Nous cultivons la mémoire des faits psychologiques car nous ne savons pas vivre au présent. Se libérer de la mémoire des faits psychologiques, c’est vivre au présent. C’est peut-être pourquoi Wittgenstein écrit : « Le monde est indépendant de ma volonté. » (6.373). Il n’y a pas de psychologie dans le Tractatus. Pourquoi ? D’abord, puisque le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, seules les sciences de la nature sont habilitées à dire ce qui est vrai ou faux. De plus, il s’agit du sujet philosophique, métaphysique et non du moi psychologique : je ne peux dépasser mon langage et je me découvre comme limite, comme un sujet qui n’est pas partie du monde. (12). Le sujet n’appartient pas au monde, il est une limite du monde. Ne précise-t-il pas que « Le vouloir comme phénomène n’intéresse que la psychologie. » (6.423) ? Wittgenstein utilise un grand raccourci puisque le fait (l’événement) est vu de suite dans son état pur, sans son poids psychologique tandis que Krishnamurti s’attaque justement à ce fardeau pour arriver à une vision pure. C’est pour cela, écrit Wittgenstein que seule l’écriture mathématique, « La mathématique est une méthode de la logique » (6.23), peut rendre compte des faits du monde car « La proposition de la mathématique n’exprime aucune pensée » (6.21). C’est du mental pur bien sûr. Et pour celui à qui la lecture scientifique en est impossible, elle pourrait être comparé à une autre écriture (l’hindou ou l’hébreu) ainsi que le propose Fritjof Capra dans son livre Le tao de la physique (13). C’est une autre vision et l’on ne peut trouver la frontière entre écriture et peinture. Pour Krishnamurti, nous ne pouvons pas vivre isolés car ce que nous sommes constitue le monde. « Ce que vous êtes intérieurement a été projeté à l’extérieur sur le monde ; » (14) Et le monde se désintègre. Une transformation intérieure de notre psychologie s’avère nécessaire. Et nous devons donc voir le plus tôt possible, que dès qu’un fait psychologique est perçu, sans réaction, il perd de son importance. C’est pourquoi Krishnamurti dit que comprendre le fait, voir le fait, enlever tout le poids psychologique à un événement, libère et il ne reste que lui seul. Toutefois, le fait dans sa totalité empirique, psychologique, est examiné dans le présent par Krishnamurti, dont le rôle n’est ni d’instruire ou d’informer, et le public. Il s’agit de percevoir, non dans une certaine direction, ni selon un certain point de vue, ou une opinion personnelle, mais de comprendre au-delà des mots. Dans cette perception seulement, l’orateur et le public disparaissent. 6) La structure de la pensée. C’est le plus ardu. Pour Wittgenstein « L‘image logique des faits est la pensée. » (3.) Le Tractatus entrevoit un rapport logique entre le langage et l’univers physique : « La proposition est une image de la réalité. La proposition est un modèle de la réalité telle que nous nous la figurons. » (4.01) Au sens grammatical, une proposition est une structure complexe avec des mots, des verbes, des déterminants, des adjectifs. Les propositions peuvent se décomposer en noms, verbes, mais chacune a un sens. Notre langage est composé de phrases formées de propositions, reliées par des particules : et, si, ou. Et, précise Wittgenstein « La totalité des propositions est la langue. » (4.001) Aux phrases correspondent des faits complexes qui se décomposent en faits simples. Chaque fait simple montre une relation entre des objets, qui sont représentés par des noms dans les propositions. Le monde est un ensemble de faits particuliers comme le langage est une ensemble de propositions élémentaires. Nous ne pouvons donc exprimer le réel autrement que sur le modèle de notre langage : « La proposition montre la forme logique de la réalité. » (4. 121) Seulement, il ne faut pas oublier que le monde est limité et que « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. » (5.6) Le langage apparaît donc comme un ensemble de propositions et le monde un ensemble de faits, pas d’objets. À l’espace réel dans lequel surviennent les faits, correspondra un espace logique dans lequel se situent les propositions. LANGAGE Espace logique MONDE Espace réel Nom Articulation Proposition élémentaire Proposition complexe Objet Relation Fait simple Fait complexe La pensée est l’image logique des faits car elle a une similarité de structure avec les faits qu’elle représente. Le fait a une structure qui est la relation entre des objets. La relation interne de figuration est la même dans le langage et le monde. « La proposition est la figure d’une situation réelle dans l’exacte mesure où elle est logiquement articulée. » (4.032) (15) La proposition a en commun avec le monde la forme logique qui est une disposition de symboles qui représente l’aspect du fait. Les deux doivent être similaires. Si l’image logique des faits est la pensée, « La pensée n’est autre que la proposition sensée. » (4.), et il existe donc aussi des propositions, ou des pensées, qui n’ont pas de sens. On peut dire que cette proposition a tel sens si elle représente telle situation réelle. Le sens d’une proposition est donc son accord, ou son désaccord, avec la possibilité d’existence, ou de non-existence, d’un fait. Une proposition est sensée non si elle correspond à la réalité, « mais quand elle est vérifiable, c’est-à-dire qu’elle correspond à la possibilité d’un fait. » (4.063) (16) C'est la réalité de son sens qui la rend vraie. Il ne peut y avoir de contradiction. PENSÉE Image logique des faits Structure similaire au fait, au monde : la forme logique (articulation, relation, symboliques) Proposition sensée Or la pensée est contradiction pour Krishnamurti, et la logique non. Trouver la cause en nous de la contradiction qui est destructrice est essentiel pour Krishnamurti. La difficulté est de comprendre sans penser à une dualité d’opposition : si je suis violent, mon désir de nonviolence ne suffira pas pour éteindre ma violence. Ainsi, il n’y a pas de possibilité de contradiction : le mensonge n’est pas l’opposé de la vérité, la guerre de la paix. On ne peut communiquer une idée véritable que lorsque les mots ont perdu leur contenu émotif. On ne vit plus alors dans la contradiction, on est soi-même. C’est pour cela qu’il faut éviter de répéter ce qu’on n’a pas compris. (17) Le Tractatus me fait penser à un livre de koans (18). Wittgenstein utilise un grand raccourci avec ces aphorismes dont le discours de Krishnamurti pourrait être le développement. Son propos est trop important pour le reproduire ici, néanmoins quelques points importants peuvent retenir l’attention. Pour Krishnamurti, le monde conceptuel est devenu si important que nous croyons que qu’il est aussi réel que la nature. Pourtant celui-ci a fait de l’esprit humain sa victime. Les concepts et les symboles sont nécessaires au niveau mental et en sciences, mais il ne faut pas les confondre avec la réalité qui échappe à toute mesure. Penser ne peut pas résoudre nos problèmes qu’ils soient individuels ou collectifs. Pourtant nous comptons sur l’intellect pour sortir de nos difficultés. Donc il faut comprendre le processus égocentrique de la pensée pour les dépasser, ce qui offrira le moyen de les résoudre. (19) Krishnamurti précise dans son discours que le problème de la pensée, c’est le moi psychologique. Nous ne pouvons éviter d’être en état de conflit tant que ce centre qui est le moi en action, n’est pas compris. Or pour comprendre un problème, il faut un esprit immobile. Un esprit tranquille commence lorsque le processus entier de la pensée est perçu : « Ainsi la pensée, lorsque vous avez un problème, devient une distraction.» (20) Pour considérer une question, il faut la regarder sans y penser, car y penser la repousse ailleurs. Il ne suffit pas de nous satisfaire des mots et des expressions verbales qui ne sont qu’un outil incomplet agissant contre la compréhension. Un processus intégral demande une observation présente pendant que nous pensons, ressentons et agissons. L’observation se situe avant le mot. « Et si nous pouvons vivre directement ce sentiment qui nous agite, sans le nommer, je pense qu’il peut être très révélateur (…). » (21) Nous étudier au niveau verbal n’aurait aucun effet, nous devons suivre le problème dans le vécu de notre vie quotidienne. Quand nous cherchons à nous comprendre intellectuellement, cette compréhension intellectuelle se rapporte-t-elle à un fait réel ou est-elle une construction de l’esprit ? Nous ne pouvons nous faire comprendre que par des mots ; cependant pouvons-nous vraiment comprendre quoi que ce soit, verbalement, cérébralement ? La compréhension intellectuelle n’est-elle pas un premier obstacle à la compréhension ? Car conclut Krishnamurti « la vraie compréhension est intégrale. » (22) Une compréhension intellectuelle n’est qu’un processus partiel. Ceci ne rejoint-il pas la pensée déjà citée de Wittgenstein qui veut qu’il ne peut y avoir une pensée dont la vérité puisse être reconnue à partir de la pensée elle-même ? 7) L’indicible et l’inconnu. Durant toute sa vie, Krishnamurti n’aura de cesse d’emmener les personnes « au seuil du silence ». Quel est-il ? Il passe par la compréhension intellectuelle, nous l’avons vue, qui contient l’analyse. Analyse implique division entre l’analyseur et la chose à analyser et l’analyseur devient censeur. Doit-t-on rejeter l’analyse ? Non. Soit on se contente d’examiner analytiquement, ou bien on perçoit « de façon immédiate » quelle est l’origine de l’analyse. Il ne s’agit pas de donner une réponse verbale, mais d’examiner justement non verbalement la racine de cette contradiction, du conflit. Car, poursuit-il, « Il est d’une importance primordiale de découvrir une qualité d’esprit qui soit, dans son essence, faite de beauté et de clarté, dénuée de toute agressivité ; en comprenant cela, non seulement verbalement ou intellectuellement mais en le vivant quotidiennement, nous pourrons instaurer une paix intérieure et sociale. » (23) Observer sans analyser est une façon de vivre complètement différente car si elle comporte une totale liberté. Ce qui l’alimente, son énergie, c’est une grande passion, qui permet une observation totale. Cette action complète consiste à observer seulement un fait et de découvrir ainsi qu’il est possible de vivre sans aucun conflit : « C’est la seule et unique révolution. » (24) Au cœur du silence, dit Krishnamurti, jaillit quelque chose que les mots ne sauraient transmettre et qui est d’une importance première pour notre vie : quelque chose de neuf et de créatif. Car pour Krishnamurti « Être neuf c’est être créatif et être créatif c’est être heureux. »(25) On peut rapprocher cette phrase de la pensée de Wittgenstein qui veut un monde heureux. De plus quand Krishnamurti dit : « Et il n’y a de bonheur qu’en notre propre fin. » (25bis), cette réflexion correspond bien aux limites de soi, du monde, du langage, exprimées par le philosophe. Il devient possible alors à « l’immesurable » (26) d’entrer en jeu, ou l’ineffable, ou l’indicible de Wittgenstein. Mais il faut savoir que dès qu’on tente de le décrire, ce n’est plus le réel, d’où cet attrait pour le silence. Car dès que l’on essaye de traduire l’inconnu en connu, il cesse d’être l’inconnu. On ne peut pas rechercher l’inconnu, il vient à soi tout seul si l’on porte l’attention à « ce qui est », qui est tout ce qui est connu. Les limites en sont atteintes. La réalité est dans ce qui est, dans le présent, elle n’est pas dans le lointain. « L’éternel, ou l’intemporel est maintenant, et le maintenant ne peut pas être compris par l’homme qui est pris dans le réseau du temps. » (27) C’est « être avec ce qui est. », sans distraction, ni identification. (28) Aujourd’hui n‘est jamais semblable à hier et c’est cela la beauté de la vie, son rythme, sa danse. Pour Wittgenstein également, le présent est intemporel et éternel. Seulement pour lui, chaque proposition décrit un état de choses possible mais pas nécessairement un état de choses réel. Nous avons vu également que les véritables propositions logiques (les tautologies) ne disent rien du monde mais montrent quelque chose concernant les propriétés du langage. De même, les interrogations religieuses sur la vie, la mort, l'éternité, ne peuvent se dire dans des propositions qui sont des images du monde : toute représentation doit être comparée à la réalité et il ne peut y avoir une pensée dont la vérité puisse être reconnue à partir de la pensée elle-même. Ce qui ne peut se dire est logiquement dénué de sens. Il s'opère donc une véritable conversion, car le dicible a pour fin de manifester l'indicible : « Il y a assurément de l'indicible, il se montre, c'est le Mystique.» (6.522 ) La totalité est-elle les deux versants du logique et de l’illogique ? Dans ce cas, ne donnent-ils pas naissance au tiers inclus ? Tout ce qui est hors de ces faits (les valeurs, le bien, le beau, Dieu), bref tout ce qui relève de l'éthique ou de l'esthétique, ne peut être objet de science. « Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose.) » (6.421) Le Mystique vient de ce que la science ne peut résoudre nos problèmes. « La saisie du monde sub specie oeternit est sa saisie comme totalité bornée. Le sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique. » (6.45 ) Le mot « Mystique » a le sens de « ce qui ne peut s’exprimer », « ce qui est indicible ». (29) Une émotion, un sentiment, une expérience affective ne peuvent s’exprimer car elle ne peut les décrire scientifiquement. Elles se situent dans l’existentiel. Le mystique, c’est reconnaître le fait de l’existence du monde dans laquelle « l’étonnement » de l’existence du monde est réel (30). « Ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu’il soit. » (6.44) De plus le sentiment mystique est l’intuition du monde en tant que totalité limitée. « Totalité limitée » concerne le rapport entre sujet et objet qui constituent les deux moitiés de la totalité du monde en se limitant réciproquement. (31) C’est là la logique que j’ai trouvée également chez Lupasco. Wittgenstein, en insistant sur les limites du langage, veut montrer un état de sagesse silencieuse qui serait atteint par celui qui aurait dépassé les propositions du Tractatus (27) et qui correspond à l’esprit immobile de Krishnamurti. Le discours du livre remplit sa fonction et laisse place « au silence d’une vie de sagesses, dans laquelle le problème de la vie sera résolu par sa propre disparition. » (32) La disparition du moi et de la pensée entraîne la disparition du problème pour Krishnamurti. « Ce que nous démontrons, c’est notre ignorance à son égard, c’est notre incapacité d’en parler, notre aphasie ». (33) Nous pourrions lire et finir n’importe quel livre de cette façon. Ainsi, tout ce qui est en réalité le plus important dans la vie réside en dehors du monde et, à strictement parler, ne peut être dit (c'est-à-dire être dit d'une façon qui fasse sens), car il est impensable. Nous ne pouvons dire le Beau ou Dieu, peu importe le nom que l’on donne à la Vie. (Nous ne pouvons que le vivre.) 8) Tableau comparatif. À partir de l’étude des réflexions de ces deux auteurs, nous pouvons dégager des similitudes et des différences et les rassembler en un tableau comparatif suivant : Similitudes : K Usage du langage quotidien Observation du langage Constations des faits Pas d’introspection Partir du connu Aller vers l’inconnu L’homme est le monde Importance de la relation Découvrir le sens de la vie Etre présent Ouvrir au neuf W Usage du langage quotidien Observation du langage Constatation des faits Pas d’introspection Partir du limité Aller vers l’ineffable Le langage est le monde Importance de la relation Découvrir le sens de la vie Vivre dans le présent Ouvrir à l‘au-delà Différences : K Voir tous les faits Les émotions et les pensées sont des faits Réalité globale En relation avec tout W Le logique montre le non-logique Elles sont illogiques Réalité empirique et image logique Relation vérifiable par la physique 9) Différentes niveaux de compréhension. À partir de cette étude se manifestent différents « niveaux » de compréhension, bien que je n’aime pas ces termes qui impliquent une idée de hiérarchie ; disons plutôt « des lectures différentes » qui pourraient s’agencer ainsi, sans s’exclure l’une l’autre pour arriver à une compréhension intégrale : 1) La signification littérale du mot. La phrase, sa syntaxe, sa logique, son sens. 2) Ce qui est illogique, qui ne peut se comparer à la réalité physique (certaines disciplines, l’émotion, le sentiment, l’esthétique, l’éthique). 3) Le rythme, la musicalité de la phrase, le mouvement de la pensée. 4) La suppression du sens des mots ou de la phrase (certaines propositions, haïkus, koans, qui arrêtent le mouvement de la pensée). 5) La compréhension est globale. On arrive à la limite du langage, de la pensée, au silence, au vide créatif. Chez Wittgenstein et Krishnamurti, malgré la grande différence de procédé, l’utilisation des mots (1, 2) puis le mouvement de la pensée, (3, 4) permettent de parvenir au silence (5). Ce qui a poussé Galvani à voir trois niveaux de conscience et de réalité (34) que l’on retrouve certainement chez Krishnamurti dans l’état de perception (35) (et peut-être chez Wittgenstein, ce qui n’est pas le but de ce travail d’aujourd’hui) : Le niveau épistémique du concept : Pour Galvani, c’est la réflexion intellectuelle analytique appliquée à l’expérience et la théorisation de la pratique. C’est une transformation de la pratique par le détour réflexif théorique. Le niveau symbolique des images : Cette mise à jour, dans une conscientisation des symbolisations personnelles et culturelles, permet une explication révélatrice de sens symbolique de l’expérience. Le niveau pratique du geste : Il s’agit de l’exploration des modes d’interaction entre personne et environnement par une conscientisation des savoirs d’action. Nous retrouvons ces trois étapes dans l’enseignement de Krishnamurti : analyser, voir, agir. Je compte faire un autre travail sur les niveaux de perception et de conscience qui concernera Krishnamurti et Lupasco. Je pourrai revenir sur ces niveaux. Un autre travail portera sur le langage dans le voyage, et son lien avec la vie et l’évolution de Krishnamurti : quand on ne connaît pas la langue, on ne sait plus ni lire, ni écrire, ni parler. N’y-a-t-il de communication que dans la parole ? Quels changements dans l’esprit cette situation provoque-t-elle ? Notes. (1) Krishnamurti, La première et dernière liberté, C. Suarès trad., Stock, 1955, p 15 . (2) Ibidem, p 36. (2bis) Ibidem, p 24. (3) Ibidem, p 287. (4) Pierre, Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p 77. (5) Krishnamurti, op. cit., p 259. (6) Pierre Hadot, op. cit., p52. (7) Krishnamurti, op. cit., p 256. (8) Krishnamurti et David Bohm, Les limites de la pensée, C. Joyeux trad., Paris, Stock, 1999, p 13. (9) Krishnamurti, L’attention est comme le feu, 3e conférence à Ojaï, 1984, cassette n°186. (10) Krishnamurti, op. cit., p 214. (11) Ibidem, p 218 (12) Pierre, Hadot, op. cit., p 40. ***(13) Fritjof Capra, Le Tao de la physique, (14) Krishnamurti, op. cit., p 40. (15) P. Hadot, op . cit., p 54. (16) Ibidem, p 55. (17) Krishnamurti, op. cit., p 268. (18) Le koan est une anecdote proposée par un maître zen à un élève qui le travaille non pour le résoudre mais jusqu’à ce qu’il n’ait plus de sens. Le koan sert à arrêter le bavardage du mental et de ce fait ouvre la voie au satori, qui peut se traduire par « libération ». (19) Krishnamurti, op. cit., p 117. (20) Ibidem, p 120. (21) Ibidem, p 200. (22) Ibidem, p 198. (23) Krishnamurti, L’impossible question, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1973, p 38. (24) Ibidem, p 42. (25) Krishnamurti, La première et dernière liberté, op. cit., p 254. (25bis) Ibidem. (26) Ibidem, p 259. (27) Ibidem, p 271 (28) Ibidem, p 263. (29) P. Hadot, op . cit., p 14. (30) Ibidem, p 20. (31) Ibidem, p 17. (32) Ibidem, p 21 (33) Ibidem, p 24. ***(34) P. Galvani, 2000, p 10. (35) Krishnamurti, La première et dernière liberté, op. cit., p 100. Conclusion. Grâce au langage et à l’écriture, des ponts ont été jetés entre les hommes. Chaque génération a enrichi et refaçonné un acquis qu’elle a transmis à la génération suivante qui l’a modifié à son tour. Ainsi la société humaine élabore des cultures et fait évoluer ses civilisations. Cependant, la manière dont nous pensons et celle dont nous nous exprimons, sont intimement liées. La puissance de suggestion du mot est telle qu'elle influence aisément les sentiments et les idées dont découlent nos divers comportements. Krishnamurti et Wittgenstein ont voulu montrer qu’au désordre qui règne dans l'emploi que nous faisons du langage, un désordre correspondant règne dans notre pensée. En effet, une pensée confuse ou incorrecte se répercute et se reflète dans nos modes d'expression, d'où une communication verbale, entre individus, incertaine ou déformée. Généralement, il y a désaccord entre la structure des faits et celle du langage. Notre civilisation a un de haut degré de développement technique, où le langage mathématique possède une structure similaire à celle des faits, mais dans d'autres domaines, il reste peu évolué. Pourtant selon Wittgenstein, le langage mathématique aurait une structure similaire à celle des faits - et certains scientifiques pensent qu’elle est même semblable à celle du système nerveux humain. Pour Krishnamurti et Wittgenstein, la réalité ne doit pas étre oubliée. Le langage représente la réalité à l’aide de symboles mais le mot n’est pas ce qu’il représente, il est juste une image. Une vision globale, non-aristotélicienne, non-élémentaliste, et relationnelle est nécessaire. Surtout quand le langage représente le donné vécu. Dans le langage courant, le contenu significatif, symbolique de chaque mot varie d'une personne à l'autre, d'une situation à l'autre. Pour une bonne compréhension mutuelle, sa structure doit être similaire à celle des faits. D'où une attitude de vigilance, de prudence, de méfiance à l'égard de l'utilisation de ce langage. Krishnamurti a fait ce travail d’exploration des mots afin de les déconditionner. Et pour Wittgenstein, seul le langage mathématique permet le moins de subir une déformation pendant la communication, il y a peu de risque de malentendus. J’ai trouvé là un lien entre deux auteurs : limite du langage chez Wittgenstein, logicien et philosophe, limite de la pensée chez Krishnamurti, éducateur et chercheur. La compréhension verbale n’est-elle pas, pour tous les deux, un premier obstacle à la compréhension intégrale ? Ou bien le vers une compréhension intégrale ? Wittgenstein a un langage différent en ce qui concerne le monde intérieur et son propos mais pas si éloigné de celui que Krishnamurti pourrait tenir. Le Tractatus fait penser à un livre de koans. En effet, Wittgenstein utilise un grand raccourci avec ces aphorismes - dont le discours de Krishnamurti pourrait être le développement. Le fait (l’événement), mis à jour par la logique, est vu de suite dans son état pur, sans son poids psychologique, alors que Krishnamurti s’attaque justement à ce fardeau pour arriver à une vision pure. Le discours doit s’adapter au public. Krishnamurti trouve que « nous sommes conditionnés à utiliser le processus analytique, l’attitude philosophique et psychologique, celles des différents spécialistes ; c’est devenu une habitude. » (1) Je trouve que le problème n’est pas vraiment celui des différentes disciplines mais plutôt celui de la séparation entre l’observateur et l’observé, l’analyseur et l’analysé. Toutefois, en refusant d’être quelque chose (philosophe ou psychologue), en déconstruisant le moi et la pensée, Krishnamurti abolit les disciplines. Pour Wittgenstein, ce qui ne peut se dire est logiquement dénué de sens. Les disciplines autres que scientifiques sont donc dénuées de sens. L'indicible correspond aussi bien à une émotion, à un sentiment, à une expérience affective, qu’à l’esthétique et l’éthique. Elles ne peuvent être exprimées car elles ne peuvent être décrites scientifiquement. Toutefois, chacun des auteurs, en les confrontant aux faits, en les mettant ainsi à jour, opère une véritable conversion. On comprend alors que certaines choses, se disant, en montrent d’autres. Le bavardage s’arrête et la vision commence avec le silence. Leurs constatations font du sujet philosophique ou du moi psychologique, un sac vide. Notre réel est déconstruit. Je reconnais à la fin de cette étude, que l’état de sagesse silencieuse de Wittgenstein ressemble fort à l’état de l’esprit tranquille de Krishnamurti, dans lesquels se résout le problème du sens de la vie. Alors on peut croire que l’enseignement de Krishnamurti est bien une éthique au sens où l’entend Wittgenstein et que Krishnamurti est un philosophe au sens où Wittgenstein emploie ce terme. Le langage de la philosophie n'a pas la clarté du langage logique. Mais la philosophie essaie de dire ce que justement le langage ne peut pas dire. Les philosophes doivent déconstruire les pièges que la langue leur tend. On en a un très bon exemple avec Krishnamurti qui nous ramène à la logique des faits par la déconstruction des mots dans un langage dépouillé et simple. En ce sens, il rejoint Wittgenstein pour qui la philosophie doit être cette activité de purification langagière dans le but de montrer l’inconnu. Le philosophe doit-il se condamner au silence pour autant ? D’autres écrivains ont préféré le silence après avoir vécu l’expérience de la « claire vision ». Dans la Lettre à Lord Chandos, Hans von Hoffmannstahl nous fait part de la difficulté qu’il y a à témoigner et cet écrivain a arrêté d’écrire car pour lui il était impossible d’exprimer ce qui se passait. (2) Autre exemple : dans sa recherche spirituelle, le zen refuse toute écriture et tout livre. Mais d’autres questions se posent : Ce qui nous apparaît illogique à nous, ne peut-il pas être logique pour d’autres ? Cela dépend de la place à laquelle on se place. Et s’il existait d’autres logiques ? Chaque langue n’a-t-elle pas sa propre logique ? Qu’en est-il dans un pays comme le Japon où la culture n’est pas basée sur l’abstraction de la pensée ? Nous avons vu avec Krishnamurti ce qu’est l’action directe, mais nous avons peu parlé dans cette découverte de l’inconnu, de l’importance du corps physique et de celle de l’art. Or, dans L’empire des signes, tout, pour Roland Barthes, est « écriture » par l’action du corps. « II y a donc un autre langage, une autre écriture, qui viendrait éclairer notre occultation idéologique, ébranler notre personne, provoquer un renversement des anciennes lectures, secouer le sens jusqu’à son vide. L’écriture est en somme, à sa manière, un satori : le satori (l’événement Zen) est un séisme plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la connaissance, le sujet : il opère un vide de parole. C’est aussi un vide de parole que constitue l’écriture ; c’est de ce vide que partent les traits dont le Zen, dans l’exemption de tout sens, écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets, les visages, la violence.» (3) Philosophie ? Nouvelle éducation ? Recherche spirituelle ? Même s’il n’y croit pas, Pierre Hadot parle cependant de thérapeutique quand : « Tout le discours du livre aura été rejetée comme une échelle devenue inutile, se détruisant lui-même après avoir rempli sa fonction thérapeutique (comme le discours philosophique des sceptiques de l’Antiquité qu’ils considéraient comme un simple purgatif éliminé avec les mauvaises humeurs), pour laisser la place au silence d’une vie de sagesse dans laquelle le problème de la vie sera résolu par sa propre disparition. » (4) La disparition du sujet entraîne la disparition du problème ; il ne reste que le fait et l’action. Notes. (1) Krishnamurti, L’impossible question, A. Duché trad., Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1973, p 39. (2) Hans von Hoffmannstahl, Lettre à Lord Chandos, Paris, Gallimard, 1980, p 136-138. (3) Roland Barthes, L’empire des signes, coll. essais, édition du Seuil, Paris, 2005, p 14. (4) Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p 20-21. Bibliographie. Achard Y., Le langage de Krishnamurti, Paris, Le Courrier du Livre, 1970 Barthes, R., L’empire des signes, coll. essais, édition du Seuil, Paris, 2005 Capra, F., Le tao de la physique, Paris, Ed. Sand, 1985 Hadot P., Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004 Hoffmannstahl, H. von, Lettre à Lord Chandos, Paris, Gallimard, 1980. ***Korzybski, A., La carte n’est pas le territoire, Krishnamurti, La première et dernière liberté, C. Suarès trad., Stock, 1955 À Paris 1961, A. Duché et R. Fouéré trad., La Colombe, Paris, 1961 L’impossible question, A. Duché trad., Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1973 Krishnamurti et Bohm, D., Le temps aboli, Monaco, Ed. du Rocher, 1987 Krishnamurti et Bohm, D., Les limites de la pensée, Monaco, Ed. du Rocher, 1999 Lupasco, S., Les trois matières, Paris, UGE, collection 10/18, 1970 Nicolescu B., Nous, la particule et le monde, Monaco, éditions du Rocher, 2002 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, coll.Tel, 1986 Site Internet : Le 11 01 06 : http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/wittgens.htm Cassette vidéo : Krishnamurti, 1984, L’attention est comme le feu, 3e conférence à Ojaï, n°186.