Manifeste du philosophe

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Manifeste du philosophe-voyou
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquigno/
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
II s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le tàit de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Magali PAILLIER, La colère selon Platon, 2007.
Hugues RABAULT, L'État entre théologie et technologie,
2007.
Fernando REY PUENTE, Simone Weil et la Grèce, 2007.
Sophie LACROIX, Ce que nous disent les ruines, 2007.
Alain MARLIAC, L'interdisciplinarité
en question, 2007.
Serge BOTET, La philosophie de Nietzsche, une philosophie
« en actes ». 2007.
Shmuel NÉGOZIO, La répétition: théorie et enjeux, 2007.
Jacynthe TREMBLA Y, Introduction
ù la philosophie
de
Nishida,2007.
Jacynthe TREMBLA Y, Auto-éveil et temporalité. Les défis
posés par la philosophie de Nishida, 2007.
Jacynthe TREMBLA Y, L'être-soi et l'être-ensemhle.
L'autoéveil comme méthode philosophique chez Nishida, 2007.
Constantin MIHAl, Descartes. L'argument ontologique et sa
causalité symbolique, 2007.
Yves MA YZAUD et Gregori JEAN (dir.), Le Langage et ses
phénomènes, 2007.
René LEFEBVRE, Platon, philosophe du plaisir, 2007.
Dominique BERTHET (dir.), Figures de l'errance, 2007.
Robert FOREST, De l'adhérence, 2007.
Fernando BELO, Les jeu des sciences: avec Heidegger et
Derrida. (Volumes I et 2.) 2007.
Raphaël et Olivier SAINT-VINCENT
Manifeste du philosophe-voyou
Suivi d'un dialogue avec Michel Onfray
L'HARMA TT AN
iÇ) L'HARMATTAN,
2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
harmattan [email protected]
diffusi on. [email protected]
ISBN: 978-2-296-04135-6
EAN : 9782296041356
En l'honneur de notre Famille, au service
de laquelle nous sommes.
Qu'elle accepte ici l'expression de notre
profond respect.
A notre Père qui a su nous enseigner
l'Honneur et le Courage.
Qu'il accepte ici l'expression de notre
amour le plus sincère.
«
Siamo vostri schiavi»
«
L'homme le plus nuisible peut
être l'homme le plus utile à la
conservation de l'espèce; il entretient
en effet chez lui, ou par son influence,
chez les autres, des instincts sans
lesquels l'humanité serait assoupie
ou corrompue depuis longtemps. La
haine, le plaisir de voir souffrir
l'autre, la soif de rapine et de
domination, et tout ce qu'on appelle
encore le mal: tout celafait partie de
l'étonnante
économie
de
la
conservation
des espèces.
»
Nietzsche
Le gai savoir, I, 1
AVANT-PROPOS
« Le plus influent
-
Qu'un homme
résiste à toute son époque, qu'il
arrête cette époque à la porte de la
cité pour lui demander des comptes,
il aura forcément de l'influence. Que
cet
homme
le
veuille,
est
indifférent,' qu'il le puisse, voilà le
principal. »
Nietzsche
Le gai savoir, III, 156
Le manifeste que vous tenez entre vos mains se veut
comme un pont entre l'Antiquité et le Présent immédiat.
Destiné, suivant son étymologie, «à faire acte» dans les
mémoires. Il se rencontre au croisement de deux
objets: l'horloge - qui vous guide dans le temps, ipso facto,
dans l'espace - et l'alliance, qui officie comme la marque d'un
pacte. Union de deux esprits tombés d'accord sur les
fondements d'une même philosophie. Principes approuvés et
éprouvés par deux corps. Celui de l'auteur. Celui du lecteur.
Dans cet ouvrage, pas de tournures alambiquées, pas de
vocables abscons, qui depuis trop longtemps« infectent» le
discours philosophique, et le font peu à peu agoniser. Car la
philosophie est malade. Malade de son impuissance à apporter
une quelconque réponse aux problèmes du quotidien.
Déjà les Cyniques, bien avant nous, s'intitulaient
les «docteurs des âmes », justifiant ainsi leurs mauvaises
fréquentations: voyous, bandits, hooligans, consciences à
sauver? Très peu. Vies déchues, cœurs perdus pour la
discipline noble.
Non, j'appelle de mes vœux, j'invoque enfin, non pas un
philosophe-roi, phantasme psychopathe d'un Platon victorieux,
rêve démentiel d'une République omnipotente, mais son
contraire parfait, son exact symétrique, son antidote. Cette
figure de l'ombre et de l'opposition, c'est celle du philosophevoyou.
« Voyou» vient du latin, via, qui désigne la voie, le chemin.
L'étymologie invite donc directement à se représenter un
individu errant, nomade, parcourant les routes à la recherche
d'aventures. Voyageur immobile, dans l'attente d'un coup à
faire. Parfois seul. Souvent en groupe. Complice. Comparse.
Compère. Son efficacité est décuplée par le nombre. Tout entier
dans l'action. Il est par ses actes, sa force et sa ruse. On ne le
connaît pas. On ne sait pas qui il est. Son
nom? « Personne ». Celui-là même qu'empruntait Ulysse, le
héros grec.
Nous reviendrons sur cette figure du philosophe habillé, vêtu,
pensant comme un voyou. Agissant comme lui. Philosophe. À
ceci près qu'il
est sur les routes, quand
les
autres « philosophes », nouveaux, anciens, professeurs de
philosophie, animateurs de café philo, transpirent dans les
bibliothèques, s'éreintent et s'escriment à batailler avec les
cotes de livres, les piles d'ouvrages; qui, une fois étalés,
parcourus, expliqués, et disséqués, retournent inexorablement
d'où ils venaient. Laissant un peu d'eux-mêmes au Sage, épuisé
par le dur labeur universitaire. Lui aussi voleur, voleur d'idées,
mais inactif. Larvaire, rachitique et impotent dans toute sa
prétention.
Donc, amateurs de « cours» de philosophie, s'abstenir.
Laissez choir à même le sol cet être de papier que vous avez
entre les mains, et piétinez-le. De grâce, au moins, pour une
fois. Ce livre n'est pas pour vous.
En effet, vous n'y apprendrez rien. Rien que vous ne sachiez
déjà. Pas d'érudition. Pas d'universitaire masqué, jouant au
méchant. Le « Larvatus prodeol », on vous en fait cadeau. Ici,
on ne joue pas à être. On est. On en fait autant qu'on sait. Ni
plus, ni moins.
Que vous poursuiviez votre lecture, alors vos jugements
tomberont comme des couperets. Implacables et sans appel,
irrévocables: « cela n'est pas de la philosophie ». Comme si
l'absence des concepts que vous chérissez, des auteurs que vous
travaillez, était suffisante pour distinguer et délimiter les terres
philosophiques.
Car en matière de frontières, vous vous y connaissez: barrière
de la langue, limites de l'abstraction, mur de la Raison, confins
I Le « j'avance
masqué
)}
de Descartes
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et bordures de l'irrationnel. La philosophie n'est plus une terre.
C'est pour vous un château fortifié. Hanté seulement par le
spectre des anthologies scolaires: Platon, Aristote, SaintThomas, Kant, Hegel.. .et Jean-Paul Sartre. L'éternel retour.
Mais supposons que vous alliez au terme de l'ouvrage... Je
vois déjà vos réactions. Je lis même sur vos lèvres le son que
vous articulerez, éclatant dans un bruit froid et desséché. Ce
mot, c'est celui de secte.
Non seulement vous disposez d'un système de défense
infaillible, mais vous savez attaquer de telle sorte qu'on vous
redoute. En effet, ce mot secte est plus fatal qu'il n'y paraît. Ses
connotations le rendent perfide. Presque maléfique. Il évoque
l'aliénation, l'assujettissement à un autre -le gourou, double du
tyran -assoiffé d'or et de sexe. Prêt à tout pour s'emparer de
l'âme de ses sectateurs. En un mot, la mort, mais une mort
orchestrée par un diable moderne et bien réel, aux dents longues
et aux poches profondes.
Et ce mot est magique.
Car toute tentative de désaveu est prise pour des aveux. Car
celui qui encourt cette accusation de «secte» ne peut être
innocent. Problème de la médisance et des moyens de s'en
défendre. Antisthène le Cynique exhortait déjà les victimes de
la calomnie à la supporter avec plus de force d'âme que si on
les avait frappés avec des pierres.
Toutefois, souffrons votre invective. Prenons-la pour argent
comptant. Et arrêtons-nous un instant sur ce terme de secte. Le
Robert qui ne ment jamais, renvoie à des synonymes tels que
« bande », « association », « faction », « phalange ». Nous voilà
encore nez à nez avec les voyous et leur propension véloce à se
mettre en clan. Pour agir. Pour exister.
Et, si l'on sonde maintenant le sens que le mot avait pour les
bandits de grands chemins aux temps du Roi Soleil, tout
s'éclaire:
« Secte: ensemble de personnes qui professent une même
doctrine », qui suivent - le mot vient de là, de cette action de
marcher derrière, sequor en latin -un maître, une ligne de conduite. C'est comme cela que l'on put parler des « disciples» de
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Socrate. Et alors, une fois de plus, nous revoilà chez les
Anciens. Dans leurs « bonnes manières ».
Il y eut bien, au XXèmesiècle, des gens pour faire l'éloge de la
secte. Célébrer et ressusciter le sens antique de ce mot. EricEmmanuel Schmitt, dans la Secte des Égoïstes met en scène un
personnage créateur d' « Ecole ». Son mot d'ordre: « excepté
Moi, rien n'existe ». Et c'est d'abord sans arrière-pensée qu'il
décrit le transport des sectateurs, enthousiasmés de marcher
derrière un penseur, qui prétend mettre en acte ses principes.
Seulement voilà, ces élèves d'un autre temps emboîtent le pas
d'un philosophe qui se heurte au réel sous sa forme la plus
triviale; d'un philosophe à la philosophie impraticable. Qu'un
de ses auditeurs se lève pour lui donner un coup de pied dans le
ventre. Le voici qui s'écroule, et, dans le même temps, toute sa
théorie de l'Égoïsme.
Avec son récit, Schmitt réactive toute une tradition antique,
celle du paradoxe du Sage. Déchiré entre son discours
philosophique et ses propres actes. Déchiré par la vie
quotidienne. Et par ses paroles.
Ce paradoxe, vous, Messieurs les professeurs de philosophie
et autres intellectuels, ne vous effleure guère plus. Et le rire de
Lucien, de ses Sectes à vendre, n'arrive même pas à vos
tympans.
Ce que nous proposons, c'est une réconciliation. Justement.
Entre la parole et l'acte. Entre la « discursivité philosophique et
la praxis », pour reprendre les mots de Pierre Hadot. Appelez
cela une secte. Soit. Mais ne soyez pas trop capricieux et
entendez le mot dans son acception antique: une « bande »,
une « troupe» de gens, d'hommes qui pensent et agissent selon
des principes partagés et éprouvés.
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DÉDICACE
« Sculpter sa propre statue»
Plotin
Ennéades, I, 6, 9, 7
J'adresse ce manuel - dédicace, s'il en est - aux laissés pour
compte de notre civilisation: les sans-pères, les sans-travail, les
sans-fils... Et pourtant, pleins de puissance « à vendre ». À
donner librement, dans le simple acte du don.
J'adresse ce manuel à ceux qui espèrent du sens. Qui
attendent une direction. Pour marcher. Suivre ou être suivis.
Dans le seul acte de la volonté et de la liberté. Sans contrainte.
J'adresse ce manuel à ceux qui luttent. Non comme un
encouragement à vaincre pour une cause. Peu importe la cause.
Mais dans le seul et simple fait de lutter. De se battre.
Voici donc la philosophie du « lutteur» de la vie. Si vous les
admettez, gardez ses principes tout près de vous. Qu'ils
transforment votre vie, ou que votre vie les transforme.
Qu'importe. Mais à l'issue, il faudra bien changer. Quelque
chose ou quelqu'un. Vous ou le livre.
Voici donc les grands axiomes du philosophe-voyou. Que
votre lecture, avant tout soit un combat.
Contre moi. Ou avec.
Votre combat. Notre Combat.
L'expérience,
CHAPITRE
l'étonnement
1
et la conversion
«La conversion philosophique est
arrachement et rupture par rapport au
quotidien, au familier, à l'attitude
faussement « naturelle» du sens
commun; elle est retour à l'originel
et à l'originaire, à l'authentique, à
l'intériorité, à l'essentiel; elle est
recommencement absolu, nouveau
point de départ qui transmue le passé
et l'avenir. »
Pierre Hadot
Exercices Spirituels
« La conversion»
Toute philosophie - et je n'ai pas dit discours
philosophique - part d'une expérience existentielle fondatrice.
Un événement qui« tombe» dans votre vie. Un« accident »,
comme disaient les Romains; qui rend désuète et caduque votre
vision des choses. On parle alors d'une« conversion ». Vers
une autre ligne de pensée, un autre mode de vie, une autre
manière de « marcher ».
L'exemple le plus humble et le plus frappant, pour faire
comprendre au lecteur ce dont je veux parler, je le tire d'un film
comique, Les dieux sont tombés sur la tête. Un indigène du
désert de Kalahari, vêtu d'un simple pagne, aux trois-quarts nu,
reçoit, tout près de sa case une bouteille de coca, vide, sur la
tête, et en déduit une série de conséquences extraordinaires et
magIques.
Une fois l'effet du gag dissipé, surgit la vérité
philosophique: ce dont le pauvre nègre inculte et incivilisé fait
l'expérience, c'est ce qu'un Pascal, un Rousseau, un Newton,
un Archimède ont un jour ressenti. L'espace d'un instant, un
instant déterminant. Ma compréhension du réel peut changer du
tout au tout. Non pas sous la force et la pression logique d'un
raisonnement implacable, mais sous l'effet de l'imprévu, de
l'irrationnel, de l'insignifiant. Et cette transformation de l'être
est à l'origine de théories qui modifient le monde. Newton,
la gravité, et la pomme
Rousseau, l'inégalité, et
Vincennes; L'Africain, les dieux, et la bouteille de coca.
Me voici sur les bancs du Lycée, avec mon Frère Jumeau, en
dernière année, celle du Baccalauréat. Littéraires de filière et de
formation, c'est sur Lancelot ou le Chevalier à la charrette que
nous plancherons cette année. Pour décomposer pierre à pierre
ce monument de la littérature européenne, un nouveau
professeur. Pour nous. Ancien dans l'établissement.
Les premiers cours commencent, et avec eux, les premières
explications de texte. Lancelot, chevalier errant part à la
recherche de l'épouse du Roi Arthur, la Reine Guenièvre. Sur
son chemin, bien des embûches. Autant d'obstacles initiatiques
destinés à mettre en lumière la valeur du chevalier et de
l'amant. Sa Virtus.
Avec la Reine, rien et tout à la fois. Une entrevue. Un regard.
Une nuit.
Bref, un roman en vers tout entier consacré au désir, à la
passion, et à l'amour, ce sentiment mystérieux qu'un élève de
Terminale comprend encore plus mal qu'un adulte accompli.
Seulement, pour traduire cette geste, une « vieille fille ». Sans
rien savoir de l'Amour et de ses secrets, on sentait que cette
femme n'avait jamais été« aimée» ; et qu'elle n'avait jamais
aimé. Ses relations avec les élèves étaient froides, tout comme
le regard qu'elle posait sur eux. Vide de toute affection. Peutêtre Platon y aurait-il vu l'éducateur idéal; pour le jeune élève
que j'étais, ce n'était qu'une pierre. Oui, mais une pierre fêlée.
Et cette fêlure, c'était cette espèce d'aigreur que nous voyions
se profiler dans chacun de ses gestes; dans chacune de ses
phrases; dans chacune de ses remarques. Cette fêlure la rendait
effrayante et impitoyable avec les adolescents. Rien ni personne
ne semblait pouvoir l'émouvoir.
Son corps, à l'image de son âme: impossible d'être attiré ou
même de l'attirer. Son tour de taille l'empêchait presque de
s'asseoir sur les chaises du Lycée. Et s'i! n'y avait pas eu
d'ascenseur, elle n'aurait jamais pu donner de cours. Excepté au
rez-de-chaussée.
La rondeur de son visage était rejouée par les deux cercles
vitreux qui lui servaient de lunettes, et qui donnaient à son
regard des reflets perçants et percutants. Les dieux l'avaient
dotée d'un sens aigu de l'humour noir. Sinon, je crois, tous les
élèves auraient préféré des retenues à sa présence une heure
durant. Ainsi essayait-elle de détendre l'atmosphère par des
remarques comico-désabusées:« S'il y a le feu, faites-moi
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rouler jusque dans la cour! ». Bien sûr, personne ne savait s'il
fallait rire ou non. On souriait. C'était son charme.
Avec les filles, pour peu que leur physique les éloignât du
sien, ça en était fait de leur moyenne scolaire. Moins que
personne, elles n'avaient le droit à l'erreur. Et plus le charme de
l'élève était agissant, plus l'exigence était grande.
Vinrent donc les explications de texte. Vint donc mon
expérience existentielle, fondatrice de ce qui est devenu
maintenant une École de pensée.
La lecture initiale fut consacrée au premier épisode du roman.
À la cour du Roi Arthur, un Chevalier Noir fait son apparition.
Ce Chevalier n'est autre que Méléagant, le Prince du Royaume
de Gorre - sorte de double des Enfers, où sont retenus,
prisonniers, bon nombre des sujets du Roi Arthur. Méléagant
propose à Arthur le marché suivant: que quelqu'un l'écrase en
duel, et il s'engage à libérer tous les prisonniers. Sinon, il
repartira. .. avec la reine Guenièvre, l'épouse d'Arthur. Le Roi
accepte les clauses du marché. Au lieu de relever
personnellement le défi, il s'efface, et laisse son sénéchal, sa
boniche, s'en occuper. Keu
-
c'est son nom
-
ne tarde pas,
évidemment, à revenir ensanglanté. La Reine, la voilà enlevée.
Envolée. Commence ainsi la quête salvatrice du chevalier
errant, Lancelot.
C'est alors qu'on nous jette à la figure une « explication» tout
entière fondée sur les figures de style, et la narratologie. Une
heure pour savoir qui parle et de quel point de vue. Externe.
Omniscient.
Interne.
Personnification.
Métonymie.
Homéotéleutes. Hétérotéleutes...
Enfin, en conclusion, une allusion froide à la passivité
d'Arthur. Mais dans ce commentaire très savant, rien qui ne
ressemblât, de près ou de loin, à la vie. Rien qui nous intéressât,
et qui nous permît d'éveiller notre instinct de jeune adulte. La
littérature envisagée comme une structure froide. La littérature
vampirisée par un professeur fantomatique.
Mes questions à moi étaient simples. Trop peut-être pour
elle. Comment Arthur avait-il pu rester le cul sur son
trône? Qu'est ce qui avait bien pu amener la reine à accepter le
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marché? Quelle docilité! Et lui quelle impuissance! Exit la
sexualité du texte. Exit l'amour. Exit la vie. Visiblement, ce qui
avait inspiré l'auteur était passé sous silence. Qui était ce
Chrétien aussi païen? Le créateur de l'amour courtois? Sans
vraiment le savoir, ou l'avoir appris, j'avais pressenti que ce
que pointait du doigt Chrétien de Troyes, dans l'incipit de son
récit en langue romane, vulgaire, populaire, c'était
l'impuissance sexuelle d'Arthur.
Car, en réalité, si la reine accepte ce marché déséquilibré dont
elle est l'objet, c'est pour voir son époux se battre. Pour elle.
Voir sa virilité en action.
Réflexion sur le pouvoir, également. Un royaume puissant
finit par s'affaiblir. Et si personne n'a la vertu de le relever,
c'est la fin. Arthur détrôné par Lancelot? Dans ces conditions,
on comprend mieux la suite du roman, et finalement pourquoi,
dans le cas qui nous occupe, la courtoisie ne peut être que du
côté de l'adultère. L'amour demande de la valeur, des remises
en causes, des épreuves... Pourquoi, non plus, ne pas avoir
établi de lien entre Marie de Champagne, dédicataire du roman,
et l'auteur. Dans la genèse de ce« morceau de littérature »,
pour parler comme les manuels scolaires. Pourquoi alors, plutôt
que de scruter la figure de style comme un porc ses truffes, ne
pas fouiller la figure princière. Le nom quasi mythologique
d'Arthur, son royaume, le royaume de Logres, ne
fonctionnaient-ils pas comme des doubles fictifs du royaume de
France et de la cour de Champagne? J'eusse aimé avoir la
réponse à toutes ces questions.
D'un autre côté, ma frustration tomba à pic. Car ce jour-là fut
pour moi l'illumination. L'occasion d'une prise de conscience,
rendue d'autant plus flagrante que mon âge ne cessait de me
dire: « Tu n'as rien vécu, et tu as dix-sept ans ».
Si moi, j'avais une excuse valable pour ne pas répondre à ces
questions, l'excuse de l'âge, l'excuse d'être un élève sérieux,
pour notre professeur il en allait tout autrement. Tous ces
problèmes qui assaillaient les« êtres de papier» du roman
auraient dû fonctionner pour elle comme un appel au réel et à la
vie: perte de puissance, désintérêt, casuistique amoureuse...
Qui, à l'âge de cinquante ans - c'était le sien - n'a-t-il pas, à un
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