tutelle, corrigea certaines de ces inégalités. Mais le développement de l’appareil sectoriel et
le redéploiement du personnel vers de nouvelles structures dépendaient désormais du
volontarisme des équipes médicales et de leur capacité à imposer leurs vues, avec le
soutien des tutelles, dans une négociation avec les directions administratives et les
organisations syndicales. Les directeurs étaient très diversement préparés à accepter une
dissémination hors de leur contrôle de leurs personnels sur une ville ou un arrondissement.
En dehors de quelques personnalités d’exception, ils peinaient à comprendre l’organisation
particulière de la psychiatrie si différente de celle des hôpitaux généraux, plus en phase avec
leur culture. Leurs réticences entraient en résonance avec celles de certains syndicats du
personnel infirmier, technique et administratif, qui redoutaient de perdre leur capacité de
mobilisation auprès des agents des centres médico-pédagogiques ou des centres de jour, à
la fois plus éloignés des cellules centrales et plus indépendants dans leur travail. Cette
« alliance objective » reçut épisodiquement, au moins au début, le renfort de quelques
conseils généraux plus soucieux de construire encore de nouveaux hôpitaux que d’inaugurer
des réalisations moins visibles : un appartement thérapeutique, un service d’hospitalisation à
domicile. Il résulta de tous ces éléments une grande disparité quantitative.
Sur le plan qualitatif, la disparité (plus que la diversité souhaitable) était également la règle.
Établis sans contrepouvoirs, à la tête de petites baronnies, avec peu de liens entre elles
autres que purement administratifs, les chefs de secteurs pouvaient, sans souci de
coordination avec leurs voisins, s’adonner à leurs caprices institutionnels ou à leurs
toquades théoriques. Malgré l’existence de conseils départementaux de santé mentale, les
frontières étanches entre secteurs n’étaient guère favorables à l’intersectorialité et laissaient
s’installer des doublons. Il suffisait, par ailleurs, de traverser une rue pour trouver ici des
soignants férus de psychanalyse lacanienne, soumis au Grand Autre et aux jeux du
signifiant, et là un stipendié des compagnies pharmaceutiques ne connaissant que les
psychotropes et méprisant la parole. Une mutation, le départ à la retraite ou le décès d’un
responsable, en changeant brutalement l’orientation d’un service, laissaient alors sombrer
une expérience vivante dans la banalité et la bureaucratie, au prix de conflits paralysants
source d’absentéisme, de désengagement ou de démission.
Le secteur souffrait surtout de défauts structuraux. Conçu, au départ, dans la perspective
d’une société encore peu urbanisée et relativement stable, il était mal adapté pour affronter
la mobilité des usagers, d’où, au fil des déménagements ou des pertes d’ancrage territorial,
des changements de prise en charge, voire des ruptures préjudiciables à la continuité des
soins dont les équipes persistaient à se réclamer. Parfois machine à exclure les
indésirables, sous le prétexte du « hors secteur », le dispositif sectoriel restait sans réponse
devant la marée montante des « sans domicile fixe », dont le nombre devait s’accroître avec
la crise économique, le chômage et la précarité de l’emploi, mais aussi avec l’apparition
d’une nouvelle politique dite de « désinstitutionalisation ». Cette politique, qui ne figurait pas
dans les objectifs premiers, avait obtenu, pour des raisons différentes, toutes les faveurs de
deux groupes habituellement antagonistes : les professionnels ordonnateurs des dépenses
et les pouvoirs publics gardiens de l’équilibre budgétaire. Les uns y voyaient l’occasion,
longtemps espérée, d’un dépérissement de l’asile, dont de nombreuses études avaient
montré le caractère inévitablement « totalitaire » et qu’ils tenaient pour responsable d’une
aliénation sociale surajoutée à l’aliénation mentale. Les autres cherchaient à diminuer un
nombre de lits excédentaires, avec le but avoué de faire des économies. Rapidement, les
structures plus légères mises en place pour remplacer les lits hospitaliers, réduits souvent de
plus de la moitié et parfois ramenés au tiers, se révélèrent insuffisantes, cependant que leur
accroissement était freiné, dans la mesure où elles apparaissaient, à l’expérience, très
consommatrices en personnel bien formé et, tout compte fait, aussi onéreuses que
l’hospitalisation classique. Il s’en suivit un raccourcissement considérable des durées
d’hospitalisation, mais sans poursuite, hors de l’hôpital, des soins ou de l’hébergement, et
donc l’apparition, avec le système de rotation dit « de la porte tournante », de clochards
schizophrènes, laissés à eux-mêmes dans les rues des cités ou renvoyés à des organismes
caritatifs ou d’assistance sociale, qui se jugeaient incompétents.
D’autre part, comme jadis l’asile de Pinel et d’Esquirol, le secteur était victime de son
succès. Toute une population qui, quelques années auparavant, n’aurait jamais eu recours