la scène et la terre - Maison des Cultures du Monde

publicité
LA SCÈNE ET LA TERRE
QUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE
Collection dirigée par Hubert Nyssen et Sabine Wespieser
INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE
NOUVELLE SÉRIE – N° 5
LA SCÈNE
ET LA TERRE
QUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE
© Maison des cultures du monde, 1996
ISBN 2-7427-0661-5
Illustration de couverture :
Louis Soutter, Souplesse (détail), 1939
Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts
MAISON DES CULTURES DU MONDE
Armindo Bião :
Questions posées à la théorie – une approche
bahianaise de l’ethnoscénologie .......................... 145
Mel Gordon :
Ethnoscénologie et performance studies ............. 153
Françoise Gründ :
Le tchiloli de São Tomé (Inventer un territoire
pour exister) ........................................................ 159
Aboubakar Njassé N’joya :
SOMMAIRE
Fêtes des funérailles chez les Bamum .................. 177
Jacques Binet :
Métissages culturels au Gabon ............................ 185
Préface par Chérif Khaznadar
et Jean Duvignaud......................................................
9
OUVERTURE.......................................................................................
11
Roger Assaf :
13
Jamil Ahmed :
Jean-Marie Pradier :
Ethnoscénologie : la profondeur des émergences.......
Gilbert Rouget :
Questions posées à l’ethnoscénologie .......................
Japon et ethnoscénologie, quelques
considérations linguistiques ................................ 237
81
Rafaël Mandressi :
Thomas Richards :
Travail au Workcenter de Jerzy Grotowski ......... 245
Piergiorgio Giacche :
De l’anthropologie du théâtre à l’ethnoscénologie 249
L’ethnoscénologie ou la cartographie de
Terra incognita............................................................ 91
Jean Duvignaud :
Une piste nouvelle ............................................... 107
TERRITOIRES ............................................................................
Al-hakawati ......................................................... 205
65
Lucia Calamaro :
Ethnoscénologie : notes sur une avant-première......
195
55
Patrice Pavis :
Analyse du spectacle interculturel .......................
Les acteurs du partage alimentaire répètent-ils ?
Le Bangladesh, scènes mêlées ............................. 211
Marian Pastor Roches :
Le sublik des Philippines .................................... 231
Françoise Champault :
43
Mike Pearson :
Réflexions sur l’ethnoscénologie .........................
Jean-Pierre Corbeau :
111
André-Marcel d’Ans :
Imiter pour ne pas comprendre ............................ 113
Mercédès Iturbe :
Le théâtre paysan au Mexique ............................ 137
Farid Paya :
L’espace du visible .............................................. 255
Stefka Kaleva :
Les médias en question ....................................... 259
L’ACTE DE FONDATION..........................................................
263
Allocutions de Claude Planson, Lourdes Arizpe, Irène
Sokologorsky, Jacques Baillon, Chérif Khaznadar
Conclusion par Lourdes Arizpe........................... 281
LA SCÈNE ET LA TERRE
Au fil des siècles, l’Homme, dit-on, a construit plus de
tombes pour les morts que de maisons pour les vivants.
Pas seulement des tombes – des temples pour les puissances cachées ou pour un dieu inconnu, des formes,
des figures, des sons rythmés et de multiples dramatisations rituelles. Comme si l’imagination répondait d’une
manière chaque fois différente aux énigmes d’un Sphinx
menaçant…
Toutes les cultures esquissent ainsi les scénarios, tantôt sommaires, tantôt sophistiqués de l’inquiète conjuration de la nature, de l’inconcevable, parfois du néant :
une théâtralisation collective contre l’innommable.
Ce serait une tâche exaltante que celle de recueillir,
de comparer, de comprendre ces multiples représentations – d’où germent peut-être ensuite les mythes, les
légendes, les aspects divers de la création artistique.
On peut tenter l’étude de ces matrices avec lesquelles
l’homme, après tout, devient humain.
CHÉRIF KHAZNADAR & JEAN DUVIGNAUD
OUVERTURE
Le fonds commun de l’humanité est à la disposition de
chacun. Il donne la chance de multiplier les voies de la
connaissance dont aucune à elle seule n’est en mesure de
conduire au cœur de la complexité humaine. Aussi,
convient-il de ne pas s’arrêter outre mesure à la dénomination de l’ethnoscénologie, cadeau des Grecs évocateur
de la dimension organique de l’activité symbolique, et de
l’extrême diversité de ses formes. Ce néologisme a été
forgé selon les conventions coutumières qui entretiennent
l’extension du vocabulaire savant lorsque la nécessité
apparaît de désigner un objet, une méthode, un champ
nouveaux. Des trois formants qui composent le mot
ethno-scéno-logie, le déterminé central (scéno) est le plus
charnu sémantiquement, et partant, le plus problématique.
Il fallait que le signe précise l’objet de la discipline dans
une perspective universelle qui transcende les particularismes culturels. C’est pourquoi, toute référence à une
forme particulière a-t-elle été rejetée pour garder l’idée
centrale d’incarnation du symbolique, insistant sur le fait
que “rien d’humain n’est tout à fait incorporel1”
(Merleau-Ponty). Le terme grec ¨κηνη (skênê) a paru
satisfaisant y compris par son histoire qui l’a conduit à
s’associer à certaines pratiques spectaculaires. A l’origine, il signifie un bâtiment provisoire, une tente, un
pavillon, une hutte, une baraque. Par la suite le mot a
pris parfois le sens de temple et de scène théâtrale. La
¨κηνη (skênê) était le lieu couvert invisible aux yeux
du spectateur, où les acteurs mettaient leurs masques.
Les sens dérivés sont nombreux. Le banquet fut l’un
d’eux, et les repas pris sous la tente. La greffe de la
nourriture n’est pas ici sans intérêt si l’on songe à la
liaison qu’elle entretient avec le spectacle dans de nombreuses cultures. L’espace théâtral au Japon ne fut-il
pas celui d’un banquet1 ?
La métaphore engendrée par le substantif féminin
a donné le mot masculin de ¨κηνο¨ (skénos) : le
corps humain, en tant que l’âme y loge temporairement. En quelque sorte le “tabernacle de l’âme”,
l’habitat de la ψυχη (psukhê), le “corps de l’esprit”
(Valéry). Ce sens apparaît chez les présocratiques.
Démocrite et Hippocrate y ont recours (Anatomie, I).
La racine a également donné le mot skhnwma (skénoma) qui signifie aussi le corps humain. Quant aux
mimes, jongleurs et acrobates, femmes ou hommes
ils se produisaient au moment des fêtes dans des
baraques provisoires ¨κηνωματα (skénomata), équivalents de nos “théâtres forains” (Xénophon, Helléniques, VII, 4, 32).
Εθνο¨ (ethnos) souligne l’extrême diversité des
pratiques et leur valeur, en dehors de toute référence
1. Maurice Merleau-Ponty, La Nature, notes de cours du Collège de
France (établi et annoté par Dominique Séglard), coll. “Traces
écrites”, Le Seuil, 1995, p. 380.
1. Masao Yamaguchi, “La dimension cosmologique du théâtre japonais” (Fondation Wenner-Gren, New York, mai 1982), Internationale de l’imaginaire, n° 4, hiver 1985-1986, p. 12.
JEAN-MARIE PRADIER
ETHNOSCENOLOGIE :
LA PROFONDEUR DES EMERGENCES
13
14
à un modèle dominant. Toutefois la banalisation de
ce formant dans de nombreux composés ne doit pas
faire esquiver l’ambiguïté et les malentendus dont il
est porteur. D’usage ecclésiastique, l’expression
ethnie a longtemps dénoté les peuples païens, par
opposition aux chrétiens. La laïcisation du terme
n’a pas effacé les traces d’exclusion dont il est porteur. L’exotisme restant une valeur sûre, même pour
les anthropologues1 (Michel Panoff, 1986), il est
nécessaire de préciser : ethnos, dans ethnoscénologie, ne désigne pas les “formes traditionnelles”, ni
les pratiques des autres. Tout au contraire, le préfixe écarte a priori toute tentation ethnocentriste2
pour inclure un corpus universel riche de “l’aventure
de milliers de civilisations, de sociétés, de langues,
de religions, de coutumes à travers 4 millions
d’années, 70 milliards d’hommes et 200 000 générations3”.
Pour ce qui est du formant “logie” – Λογια (logia) –,
les ombres de la compréhension s’effacent dans
l’une de ses acceptions courantes qui implique l’idée
d’étude, de description, de discours, d’art et de
science.
1. Michel Panoff, “Une valeur sûre : l’exotisme”, L’Homme, n° 9798, janvier-juin 1986, XXVI (1-2), p. 287-296.
2. A laquelle il est difficile d’échapper, comme le montrent les premières définitions de l’ethnomusicologie ou de l’ethnochorégraphie
(La Meri, “The Ethnological Dance Arts”, in Walter Sorell [ed.],
The Dance has Many Faces, Columbia University Press, New
York & London, 1951, second edition, p. 3-11.)
3. Yves Coppens, Leçon inaugurale au Collège de France, chaire
de paléoanthropologie et préhistoire, vendredi 2 décembre 1983,
Collège de France, 1984, p. 32.
15
Pour en terminer avec ce survol philologique, aux
inquiets je donnerai à lire Roberto Juarroz, le poète
argentin qui, à Buenos Aires, vient de mourir :
Chaque mot, chaque fleur, chaque regard sont des balbutiements. Seul un langage de balbutiements peut
répondre au balbutiement constitutif de la réalité, à son
articulation incomplète. Il n’y a pas de poésie, de
chant, de musique, d’art, qui puissent échapper à cette
dislocation essentielle. Il n’existe pas de mot complet,
de fleur complète, de regard complet1.
DEFINITION EXPLORATOIRE
L’ethnoscénologie est une perspective nouvelle en vue
de l’exploration d’un objet repéré dans sa spécificité,
sans qu’il ait été entendu de façon totalement satisfaisante
pour autant. Il ne s’agit pas d’introduire une théorie
générale de plus, ce qui n’est pas souhaitable, mais une
orientation heuristique cohérente, dans un cadre théorique ouvert appelé à évoluer au fur et à mesure des
connaissances. On peut dire aujourd’hui que l’ethnoscénologie se propose d’être aux pratiques et aux formes
spectaculaires humaines ce que l’ethnomusicologie est
devenue pour le phénomène musical. La définition de la
musique donnée par John Blacking – “des sons humainement organisés” –, invite à proposer provisoirement la
définition de l’ethnoscénologie comme étant l’étude
dans les différentes cultures des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés (PCHSO).
1. Roberto Juarroz, Fragments verticaux, traduit de l’espagnol
(Argentine) par Silvia Baron Supervielle, Corti, 1994.
16
Le mot “spectaculaire” [performing, en anglais],
dans PCHSO,
1) ne se réduit pas au visuel ;
2) se réfère à l’ensemble des modalités perceptives
humaines ;
3) souligne l’aspect global des manifestations émergentes humaines, incluant les dimensions somatiques,
physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles.
L’adjectif “spectaculaire” est impropre, de même
que “vivant” dans la locution “arts vivants”. Le premier
désigne une variable intermédiaire qui se réfère à un
mode spécifique de traitement de l’information sensorielle lorsque l’intensité de l’objet perçu contraste par
rapport à l’environnement. En revanche, il a l’avantage
de souligner le fait que ce qui importe est la relation
qui s’établit entre des individus. Réduire l’ethnoscénologie à un inventaire d’exploits serait absurde dans la
mesure où le “champion” ne l’est que par rapport à un
seuil, une norme, des codes et un public. Aussi, le skénos embrasse-t-il le corps de l’auteur – l’actuant de
Grotowski –, et le corps du spectateur1. L’humanité est
toujours engagée dans un corps à corps, l’un de ceux-ci
serait-il symbolique. La dimension spectaculaire d’un
événement correspond à l’émergence des éléments perceptibles. Or, c’est l’événement in toto qui fait sens, et
non pas l’une ou l’autre de ses composantes. L’expression “spectacle vivant” trahit un certain substantialisme
dans une formule qui accorde à la vie une qualité
adjectivale. Dans la définition exploratoire de l’ethnoscénologie, les mots “comportement” et “pratiques” ne
1. J.-M. Pradier, “Le public et son corps : éloge des sens”,
Théâtre/Public, n° 120, nov.-déc. 1994 (numéro spécial sur le
théâtre et la science), p. 18-33.
17
doivent pas être entendus au sens béhavioriste ni fonctionnaliste. La perspective ethnoscénologique s’oppose à
la pensée dualiste selon laquelle on conçoit des activités
symboliques sans corps, et des activités corporelles sans
implication cognitive et psychique. Elle ne se satisfait pas
davantage des imprécisions du holisme, mais doit adopter
une approche systémique, susceptible de tenir compte des
sous-systèmes mutuellement interactifs qui sous-tendent
les activités de l’Homme total, considéré dans sa complétude. De ce fait, l’ethnoscénologie comprend :
– la mise en évidence de la diversité et de l’unité
des pratiques spectaculaires humaines ;
– l’étude systémique des éléments (physiques et
non physiques) et de leur organisation qui les fondent ;
– l’approche des stratégies cognitives qui sous-tendent
l’émergence des comportements et des pratiques ;
– l’analyse des stratégies relationnelles qui caractérisent les événements étudiés ;
– l’analyse des modalités selon lesquelles les pratiques et les comportements humains spectaculaires
organisés s’insèrent dans leur cadre socioculturel.
– la prise en considération de l’histoire sinueuse et
multiple du corps, porteuse et procréatrice des représentations et des techniques, des codes, des modes et
des modèles qui génèrent et régulent les attitudes et les
comportements de l’individu en société.
Ce qui devrait occuper l’esprit est l’idée du corps
humain comme “symbolisme naturel”, à poursuivre,
comme l’envisageait Merleau-Ponty, par l’étude du
“rapport de ce symbolisme tacite ou d’indivision, et du
symbolisme artificiel ou conventionnel qui paraît avoir
le privilège de nous ouvrir à l’idéalité, à la vérité1”.
1. La Nature, op. cit., p. 381.
18
Pour être légitimement novateur, il reste au point de
vue ethnoscénologique à reconnaître la complexité et
l’interactivité des dimensions constitutives de l’être
humain : “L’imbrication du physique et du spirituel, du
physiologique et du psychologique, leur réconciliation
dans l’acceptation de leurs spécificités respectives
comme de leurs interactions commencent à faire apparaître un concept qui se révélera riche de bien des promesses : le concept d’interdépendance, le raisonnement
en termes de lien et non d’opposition, le ceci et le cela
et non le ceci ou le cela qui rejette, oppose, exclut”(Conférence des lauréats du prix Nobel à Paris, 1988).
BUTS ET PRINCIPES
Discipline nouvelle, l’ethnoscénologie entend ouvrir
son champ d’investigation aux pratiques et aux arts
propres à des civilisations extrêmement différentes, en
les considérant dans leur identité spécifique. La méthode
d’approche idéale impliquerait qu’aucune hypothèse a
priori sur la nature de ce que l’on observe ne vienne
orienter le regard. Un tel principe est loin d’aller de soi
lorsque les notions-bouées qui servent à repérer ce que
l’on étudie émettent des signaux de nature équivoque.
Nous en avons parlé à propos de la notion de “spectaculaire”. En conséquence, si la perspective adoptée est
pluridisciplinaire par nécessité, elle est interdisciplinaire
par choix. Il ne peut en être autrement, même si les
relations d’échanges entre disciplines distinctes se
heurtent à des obstacles d’autant plus pernicieux qu’ils
sont masqués par les ignorances mutuelles. De telle
sorte qu’il devient plus que jamais nécessaire pour
l’ethnoscénologie de pratiquer des études croisées,
19
combinant les “analyses intérieures” qui partent des
critères propres à la culture étudiée, et les “analyses
extérieures”, fondées sur les notions et les méthodes
scientifiques en usage.
Construire une science purement descriptive ou simplement interprétative reviendrait à conforter l’illusion
monomorphique. Toute description, particulièrement
dans le domaine qui nous occupe, implique des options
a priori, des aveuglements, des distorsions inhérentes à
l’observation. La diversité des pratiques spectaculaires
humaines, dont certaines ne sont pas encore inventoriées, la complexité de leur organisation et des techniques corporelles et mentales qui les sous-tendent
obligent à la mise au point de nouveaux outils d’investigation. Il est certain que cette perspective conduira à
une remise en question de nombre d’idées reçues sur
les spectacles, notamment le théâtre.
PERSPECTIVES THEORIQUES
Ces considérations amènent à préciser le caractère
“radical” de l’ethnoscénologie. Cette discipline ne
s’organise pas autour de la description comparative
des spectacles “exotiques” et/ou populaires. Elle ne
réduit pas son champ aux civilisations dont l’étude a
constitué le domaine traditionnel de l’ethnologie. En
d’autres termes, l’ethnoscénologie n’est pas un élargissement du champ des études théâtrales pour
accueillir des formes jusque-là oubliées et/ou minorées. Le propos de cette discipline est de contribuer à
une meilleure connaissance de la nature de l’homme à
partir de l’examen des stratégies cognitives, des techniques corporelles et mentales qui sous-tendent
20
l’émergence d’événements auxquels leur dimension
spectaculaire les rendent remarquables pour la communauté. Il est évident que la définition proposée suggère une perspective sans épuiser son objet, au même
titre que pour toute discipline scientifique. En ce sens,
l’ethnoscénologie rejoint la démarche de la postinterpretative anthropology, telle qu’elle a été notamment définie par Laura Nader (1988), caractérisée par
l’abandon des stratégies unidimensionnelles, l’interdisciplinarité et le dialogue nécessaire entre points de
vue opposés1.
Si les faits anthropologiques sont transculturels,
selon P. Rabinow, précisément parce qu’ils sont faits
par transgression des frontières culturelles, les phénomènes “spectaculaires” sont faussement interculturels
en raison de leur immédiateté pour l’observateur. En
dépit de leur évidence souvent chatoyante ils ne peuvent
jamais être appréhendés dans leur totalité en raison de
la diversité des apprentissages qui conditionnent leur
mise en œuvre – par les acteurs –, et leur perception
– par les spectateurs. “(les faits anthropologiques)
existent en tant que réalité vécue, mais ils sont fabriqués au cours des processus d’interrogation, d’observation et d’expérience – processus communs à l’ethnologue
et aux gens parmi lesquels il vit2”. Les faits spectaculaires existent en tant que pics émergents qui ne
révèlent rien, ou bien peu, des systèmes complexes,
psychobiologiques, culturels, etc. qui en sont le moteur,
le foyer ardent. De ce fait, il est fondamentalement
1. Laura Nader, “Post-interpretative Anthropology”, Anthropological Quarterly, October 1988, 61 : 4, p. 149-159.
2. Paul Rabinow, Un ethnologue au Maroc – Réflexions sur une
enquête de terrain (1977), Hachette, 1988, p. 137.
21
nécessaire de multiplier les points de vue, non pour
les juxtaposer, mais dans le but d’élaborer des systèmes complexes d’intelligence des phénomènes. A
l’opposé du rêve des démiurges philosophes, la
tâche de l’ethnoscénologue l’écarte de la tentation
d’engendrer un monument généraliste qui anticiperait sur des résultats encore lointains. Sa discipline
est par nature concertante, interdisciplinaire et internationale.
LES COULISSES DU SKENOS
L’ethnoscénologie s’oppose au préjugé ethnocentriste, y compris sous sa forme plus subtile et atténuée qui “a consisté à reconnaître la diversité
culturelle dès lors qu’elle était hiérarchisée soit logiquement (la mentalité prélogique), soit ontologiquement (le primitivisme), soit encore historiquement (les
stades de civilisation), soit enfin rhétoriquement
(“sociétés appelées à disparaître”, F.-M. Renard-Casevitz). De ce fait, l’ethnoscénologie diffère des
approches qui, prenant le théâtre occidental comme
critère, le considèrent comme une forme universelle à
partir de laquelle on doit examiner les pratiques spectaculaires des autres cultures.
La diffusion ethnocentriste de l’idée de théâtre
comme genre universel et critère de civilisation a
provoqué d’étranges malentendus sinon des ravages.
“Idée folle, elle a conduit les gens de théâtre à
s’engager dans des impasses ; elle entraîne certains
peuples jeunes à tourner le dos aux possibilités
authentiques de leur propre culture pour tenter de
traduire à travers la formule européenne de la scène
22
des situations qui lui sont incompatibles”(Jean
Duvignaud1). En quelques lignes, Clifford Geertz
épingle Samuel Johnson, le célèbre critique anglais
du XVIIIe siècle, et Racine pour avoir contribué à forger l’illusion universaliste, au profit des hérauts de
l’Occident. Célébrant la gloire de Shakespeare, celui que
l’on appelait le Dr Johnson, assurait que le génie du dramaturge tenait au fait que ses personnages n’étaient en
rien particularisés par les coutumes locales inconnues du
reste du monde, ni par leur histoire. La préface d’Iphigénie est pour Racine l’occasion de montrer la conformité
de son œuvre avec l’esprit des Grecs : “Le goût de Paris
s’est trouvé conforme à celui d’Athènes2.”
Le triomphalisme technologique conduit à la massification des formes culturelles. Les modèles dominants
sont diffusés et donnés pour universels, tandis que
l’extrême variété des pratiques ne trouve pas droit de
cité. Le contact entre les cultures donne souvent lieu à de
simples transferts de stéréotypes, sans souci de connaissance et de compréhension de l’autre. A l’opposé de tout
hégémonisme culturel aussi bien que de tout rapt simplificateur, l’ethnoscénologie souhaite montrer l’extrême
vitalité et la complexité de l’invention humaine.
La langue donne en spectacle nos préjugés. Voilà
plus de soixante-dix ans, le metteur en scène et théoricien anglais Gordon Craig écrivait :
Il n’y a rien de chimérique, pour peu qu’on y songe un
moment, à espérer qu’un jour quelque grand président,
1. Jean Duvignaud, “Le théâtre”, Le Théâtre (Jean Duvignaud,
André Veinstein), Larousse, 1976, p. 5-6.
2. Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures : Selected
Essays, Basic Books, Inc. Publishers, New York, 1973, p. 35.
23
quelque grand homme d’Eglise, désirant faire un compliment de qualité, parle d’une entreprise nationale en
disant qu’elle est “théâtrale”. Au temps où nous
sommes, ces dignitaires haut placés se servent du mot
“théâtral” quand ils veulent stigmatiser quelque tare.
D’autres suivent leur mauvais exemple1.
Craig répondait sans le savoir, et par un simple vœu,
à l’interrogation du chercheur penché aujourd’hui sur
l’histoire des ethnosciences et qui s’interrogerait sur les
raisons de l’apparition tardive du terme ethnoscénologie, au mois de mai 1995, un siècle après la création du
mot “ethnobotanique” par J. W. Harshberger. En 1950
on pouvait relever dans la section 82 du fichier établi
par George Peter Murdock – Human Relation Area
Files – une quantité non négligeable de disciplines classiques enrichies du préfixe ethno : ethnobotanique,
ethnoanatomie, ethnométéorologie, ethnozoologie, etc.
Pour Murdock, cette section était destinée “à recouvrir
les notions spéculatives et populaires concernant les
phénomènes du monde externe et de l’organisme
humain2”. Rien, cependant, n’est dévolu aux innombrables pratiques spectaculaires qui depuis l’émergence
du groupe zoologique humain manifestent le mystère
qui lie le symbolique à la chair. Rien qui pourrait, au-delà
1. Craig poursuit : “Parmi les écrivains, l’Américain Mark Twain est
un des très rares dont le langage implique un sentiment de courtoisie ;
par contre, les Goncourt, Nietzsche, Macaulay et bien d’autres
emploient le mot «théâtral» comme s’il impliquait honte et déshonneur.” Edward Gordon Craig, Le Théâtre en marche (The Theatre
Advancing, 1924) Gallimard, 1964, p. 62-63.
2. Voir C. Friedberg, “Les études d’ethnoscience”, Le Courrier du
CNRS, supplément au n° 67, p. 19-24.
24
de l’extraordinaire pluralité des apparences, suggérer
que ces épiphanies sont la marque de l’humanitude, et la
trace de ses filiations transmillénaires. Rien pour les
virtuosités somptueuses des corps et les figures
vivantes de l’imaginaire qui, dans toutes les cultures,
donnent saveur, sens et connaissance1.
Pourquoi cette si longue absence d’une discipline
qui aurait pu vaille que vaille, même sous la forme la
plus ethnocentrique, regrouper en un terme générique,
et non normatif, ce que le génie de l’humanité a inventé
pour célébrer les dieux et la nature, pleurer les morts,
glorifier les vivants, se donner du plaisir, provoquer la
crainte ou l’admiration, convaincre, séduire, fêter
l’amour, apaiser les instances invisibles, solenniser les
rencontres, rire, tourner en dérision, dire la poésie, guérir et qui ont toutes un caractère commun : celui d’associer étroitement le corps et l’esprit, en un événement
social spectaculaire ? Par “spectaculaire” il faut comprendre cette physique spécifique de l’esprit dont
1. Les ethnosciences doivent certes faire face à nombre de problèmes
épistémologiques et méthodologiques. Ces disciplines ont toutefois
droit de cité, une histoire, des disputes, des révolutions, et malgré leurs
imperfections elles ouvrent de nouvelles perspectives pour la compréhension de l’unité humaine et de l’extrême diversité de ses savoirs et de
ses inventions. La leçon des ethnosciences, en ce qu’elles ont de
meilleur, rejoint celles de l’histoire, de la philosophie et de la sociologie
des sciences qui rappellent que l’entreprise scientifique est aussi une
entreprise culturelle, chaque société engendrant un type de savoir où
s’expriment les structures, les valeurs et les projets de cette même
société (Pierre Thuillier).
Pierre Thuillier, D’Archimède à Einstein. Les faces cachées de
l’invention scientifique, coll. “Le temps des sciences”, Fayard, 1988.
25
l’accomplissement éclôt en une façon d’être, de se
comporter, de se mouvoir, d’agir dans l’espace, de
s’émouvoir, de parler, de chanter et de s’orner qui
tranche sur les actions banales du quotidien.
Depuis leur fondation, l’anthropologie et l’ethnographie ont porté une attention particulière aux démonstrations spectaculaires des sociétés qu’elles ont étudiées.
Les usages qui se rapportent à l’étiquette privée ou
publique, les manifestations à charge symbolique que
sont les fêtes, les cérémonies, les célébrations ont été
distingués des rites. En même temps, ces derniers ont
été largement considérés comme le lieu d’enracinement
des “arts du spectacle”. Toutefois, les remarques de
Pierre Smith sur l’identité des phénomènes rituels
incitent à penser que les bords de l’arc-en-ciel qui porte
ceux-ci et les arts sont moins nets qu’il n’y paraît1. La
notion d’ethnic performance avancée par Mette
Bovin (1974) enrichit notre perplexité. L’anthropologue danoise a montré en effet que certaines communautés rurales du Niger pouvaient par des danses
ritualisées et improvisées énoncer leur identité devant
des étrangers. Une ethnic performance est plus qu’une
danse, écrit-elle : “C’est une confrontation de plusieurs
centaines de participants, une sorte d’exhibition collective de l’identité ethnique dirigée vers chaque membre
de la société2.” La notion de rite a vagabondé avec des
1. Pierre Smith, “Aspects de l’organisation des rites”, in La Fonction symbolique – Essais d’anthropologie (réunis par Michel
Izard et Pierre Smith), coll. “Bibliothèque des sciences humaines”,
Gallimard, 1979, p. 139-169.
2. Mette Bovin, “Ethnic Performance in Rural Niger : An Aspect of
Ethnic Boundary Maintenance”, Folk, vol. 16-17, Copenhague, 19741975, p. 459-474. “By ethnic performance I understand a public
26
auteurs comme Victor Turner, M. Gluckman et T. O. Beidelman au point de paraître occuper l’ensemble des
pratiques sociales. Le flirt du rite et du théâtre a engendré l’idée de social drama, conçue par Victor Turner1,
et la perspective des performance studies développée
aux Etats-Unis notamment par Brooks McNamara et
Richard Schechner pour regrouper un ensemble flou
d’événements et de pratiques. Ce phénomène d’attraction réciproque n’a pas eu pour seul effet de préciser
les contours. Il a produit d’étranges confusions que
révèle la définition impossible, selon ses auteurs, du
mot “performance” dans sa nouvelle acception (1982) :
Performance is no longer easy to define or locate.
The concept and structure has spread all over the
place. It is ethnic and intercultural, historical and
ahistorical, aesthetic and ritual, sociological and
political. Performance is a mode of behavior, an
approach to experience ; it is play, sport, aesthetics,
popular entertainments, experimental theatre, and
more2.
performance involving a number of ritualized (and non-ritualized) activities – such as dancing, singing, shouting, handclapping, playing music, playing games, figthing, joking, making
gestures, etc. – on a single stage at a specific time by an ethnic
team of actors, in front of an audience.”
1. Dès les années cinquante. Notamment dans Schism and Continuity in an African Society, Manchester University Press for the
Rhodes-Livingstone Institute, 1957. Sur les relations de Turner et du
théâtre, voir Turner, From Ritual to Theatre – The Human
Seriousness of Play, PAJ Publications, New York, 1982.
2. Performance General introduction to the performance studies
series, Performing Arts Journal Publications, first volume : Victor
Turner, From Ritual to Theatre – the Human Seriousness of
Play, op. cit.
27
Il est possible que le sentiment de la quasi-omniprésence du rite et de la théâtralité dans les instances de la
vie collective et individuelle procède du même foyer de
difficulté épistémologique avec lequel, précisément,
souhaite rompre l’ethnoscénologie : le point de vue
dualiste à l’œuvre dans l’approche du spectaculaire.
L’exclusion de l’organique du champ de la pensée ; la
difficulté à concevoir la matérialité organique de l’intériorité ; l’opposition entre rationalité et irrationalité, raison et émotion ; la conception naïve de l’ordre et de la
cohérence ; l’image évolutionniste de filiations linéaires.
L’obstination à souligner les liens des rites et du théâtre
paraît souvent relever soit d’une nostalgie – la quête
d’une nature originelle non pervertie par le temps –,
soit d’un embarras – admettre que toute pratique humaine
possède sa logique propre. Le rite est alors paradis
perdu ou archaïsme désordonné qui en se polissant
donne de l’art1.
Les caractéristiques d’une langue sont des bornes
frontières posées sur l’étendue du monde. Elles en précisent les contours et en délimitent la représentation. Il
est significatif que le vocabulaire dont nous disposons
pour désigner et décrire les activités humaines qui
constituent l’objet de l’ethnoscénologie soit à ce point
réduit. Si le terme anglais de performance bute sur une
définition satisfaisante, il n’est pas possible néanmoins
de le traduire en français. De même, les notions
d’apprentissage par le corps (en japonais le verbe tai
toku suru), d’exercice physique ascétique conduisant à
1. Sur l’actualité de cette question, voir Michael Hinden, “Drama
and Ritual Once Again : Notes Toward a Revival of Tragic
Theory”, Comparative Drama, vol. 29, Summer 1995, number
2, p. 183-202.
28
la connaissance (shugyô), de spontanéité acquise par
l’entraînement physique (mûshin), ne peuvent être rendues que par des périphrases dans les langues européennes. La langue française et la pensée se trouvent
dans une étrange situation. Si l’adjectif “théâtral”
implique honte et déshonneur, le théâtre, qui est l’une
parmi mille des inventions spectaculaires de l’humanité,
sert de mètre étalon pour les mesurer toutes. C’est ainsi
que l’on parle de préthéâtre – inférieur au mètre, mais
appelé à grandir –, de para-théâtre (pour Grotowski),
de théâtre rituel (pour Barba), de théâtre dansé, etc. Au
surplus, faute d’une théorie convenable de la dimension corporelle et “spectaculaire” de la culture, les
sciences humaines empruntent au théâtre sa métaphore
pour dépeindre des états et des situations qui lui sont
étrangères – “la théâtralité de la vie quotidienne” –, tandis que pour se décrire, le théâtre a sollicité les sciences
du langage dans ce qu’elles ont de plus formel. Cet “art
vivant” a de la sorte privilégié le “signe” (abstrait), en
négligeant le “signal” (physique). Il s’écartait par ce
choix des propositions d’un Eric Lenneberg soucieux
de prendre en compte les fondements biologiques du
langage, y compris l’étude de l’interaction entre l’hérédité et l’environnement.
L’invention lexicale a répondu au théâtrocentrisme.
Particulièrement attentif à la terminologie, Jerzy Grotowski prend soin d’éviter la locution “arts du spectacle” à laquelle il préfère l’appellation anglo-américaine
de performing arts. Sans pour autant suivre le fil de
l’anthropologie évolutionniste qui recourt à des critères
hiérarchiques dans l’analyse et l’estimation des formes
spectaculaires, Grotowski compare les performing arts
à une très longue chaîne sur laquelle il distingue plusieurs maillons : “le maillon spectacle, le maillon répé29
titions pour le spectacle, le maillon répétitions non
exactement pour le spectacle” :
Ceci à une extrémité de la chaîne. A l’autre extrémité,
il y a quelque chose de très ancien mais d’inconnu
dans notre culture d’aujourd’hui : l’art comme véhicule
– le terme que Peter Brook a utilisé pour définir mon
travail actuel (…) qui ne cherche pas à créer le montage
dans la perception des spectateurs, mais dans les
artistes qui agissent : les “actuants”. Ceci a déjà existé
dans le passé, dans les Mystères de l’Antiquité1.
Dans le domaine de la recherche académique, les
notions d’“arts de la vie” – préférées à “arts du spectacle vivant” –, de “système épiphanique” et de “système
phanique” (Pradier, 1990, 1994) sont nées des paresses
du vocabulaire et des obstructions sémantiques attachés
au mot “spectacle” et à ses dérivés2. Il est étonnant, ironisait Paul Ekman, que pour évoquer ce qui fait sens
dans une relation interindividuelle, sans pour autant
que cela passe par le langage, nous soyons dans l’obligation de recourir à une définition par négation : “nonverbal communication – la communication non verbale”.
Ce manège lexical révèle non seulement l’absence
1. Jerzy Grotowski : “De la compagnie théâtrale à l’art comme véhicule”, 1993, in Thomas Richards, Travailler avec Grotowski sur les
actions physiques, préface et essai de Jerzy Grotowski, coll. “Le
Temps du théâtre”, Actes Sud/Académie expérimentale des théâtres,
1995, p. 181.
2. “Toward a Biological Theory of the Body in Performance”, New
Theatre Quarterly, vol. VI, 21, February 1990, Cambridge University Press, p. 86-98 ; “La scène des sens ou les voluptés du vivant”,
Internationale de l’imaginaire, nouvelle série, n° 2, Babel/Maison
des cultures du monde, 1994, p. 13-32.
30
d’une théorie fondamentale du “spectaculaire” humain,
mais l’ambiguïté d’un terme que j’emploie faute de
mieux, car je n’en ai pas d’autres dans ma langue, pour
désigner les pics émergents d’un trait fondateur de
l’humanité. De fait, la situation d’où je pars, personnellement, en tant que Français, se situe en quelque sorte à
l’opposé de la tradition indienne héritée du sâmkhya
qui ne conçoit pas de coupure radicale entre corporel et
mental. A l’opposé aussi, nous dit Nakamura Yujiro, de
la tradition japonaise de l’art conçu comme un acte corporel. A l’opposé des filles vendas jouant du tambour
alto – mirumba – à l’initiation domba. A l’opposé de
la tradition fondée au XIIIe siècle par le grand mystique
musulman Djalâl al-Dîn al-Rûmi. Encore faudrait-il
nuancer, car parlant de ma culture, j’omets de mentionner certains aspects effacés par les “puissances culturelles” dominantes et qu’il nous faut retrouver par de
longs cheminements : pensons aux philocalies et leurs
techniques de respiration pour la prière du cœur dont
Jerzy Grotowski souligne l’intérêt pour ses propres
recherches.
L’APORIE SCENIQUE
Lorsque John Blacking propose sa définition de la
musique : “du son humainement organisé”, il a provoqué l’irritation des tenants d’une hiérarchie des cultures. “Comment osez-vous mettre dans le même
panier – lui a-t-on dit – les œuvres de Mozart et les
chants des Vendas ?” Réaction banalement ethnocentrique et ignorante, à laquelle il est facile de rétorquer
en montrant la complexité des formes musicales les
plus éloignées de nos modèles. Le noyau dur de la
31
définition reste intact, même si son exiguïté ne permet
pas de distinguer les sons organisés musicaux, des sons
organisés non musicaux, les signaux en morse par
exemple (G. Rouget, 1995). Néanmoins, dans les deux
cas, Mozart et les tambours vendas, le son est travaillé
selon des procédures d’organisation complexes au
moins sur trois niveaux différents : la source instrumentale, les signaux acoustiques et le comportement
des musiciens. En ce qui nous concerne, l’affaire est
infiniment plus épineuse. Tout d’abord, il n’existe pas
dans nos langues européennes l’outil lexical qui au
niveau zéro des formes serait l’équivalent pour le
corps/esprit de la notion de “son” dans la musique.
Cette carence s’entortille dans l’histoire tumultueuse
des représentations scientifiques, philosophiques, religieuses, populaires des relations du corps et de la pensée, du biologique et du symbolique. Le philosophe des
sciences Mario Bunge n’en dénombrait pas moins
d’une dizaine en psychologie, toutes souffrant à l’en
croire d’insuffisances épistémologiques1. Quant au biologiste Robert Dantzer, il souligne les errances de la
médecine psychosomatique tiraillée entre les appâts du
dualisme et les séductions du holisme2.
Ce qui est au cœur de l’ethnoscénologie est l’une
des questions les plus embarrassantes de nos héritages
culturels. Etrange aporie de civilisation ! Cette difficulté
rationnelle apparemment sans issue à laquelle s’affronte
l’Occident depuis plus de deux millénaires est bien là,
dans ce malaise et notre impuissance à admettre que le
1. M. Bunge, R. Ardila, Philosophy of Psychology, Springer Verlag, New York 1987.
2. Robert Dantzer, L’Illusion psychosomatique, Editions Odile
Jacob, 1989, p. 11-12.
32
corps dansant est un corps pensant ; que la vie doit être
saisie dans ses dimensions complémentaires, charnelles
et spirituelles ; que l’espace de la conscience n’est pas
hors du corps.
Dans l’un de ses derniers articles Victor Turner, l’un
des pères des performance studies, a fort bien confessé
l’état d’esprit d’une génération d’anthropologues qui
estimaient que tout comportement humain est le résultat du seul conditionnement social. Le dialogue interdisciplinaire auquel sir Julian Huxley l’invita à participer
à Londres, en juin 19651, n’en eut que plus forte
influence sur l’évolution de sa pensée, dans la mesure
où il lui permit de découvrir l’enracinement des activités symboliques humaines dans le bios2. Les linguistes ont eu un destin parallèle, et l’on ne peut
oublier la déclaration d’un Martinet qui dans les
années soixante assurant que le langage est une “institution humaine”, entendait par là qu’il était une activité purement mentale, a-corporelle3. A la même
époque, novateur, le psycholinguiste américain Eric
Lenneberg concluait un article fondateur sur l’aptitude
à l’acquisition du langage en des termes singulièrement proches de ceux du musicologue John Blacking
s’interrogeant sur le sens musical de l’homme et qui
1. Sur Julian Huxley : A Discussion on Ritualization of Behaviour in Animals and Man, Philos. Transact. Royal Society, London, series B, n° 772, band 251, 1966. Les actes ont été publiés en
français par Gallimard, coll. “Bibliothèque des sciences humaines”,
Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, 1971.
2. Victor Turner, “Body, Brain and Culture”, Zygon, vol. 18, n° 3,
September 1983, p. 221-245.
3. André Martinet, Eléments de linguistique générale, Armand
Colin, 3e édition 1963, p. 11-13.
33
pourraient aujourd’hui participer aux explorations de
l’ethnoscénologie :
Etant donné qu’il convient de parler du langage
comme d’un comportement spécifique de l’espèce,
nous postulons implicitement une matrice biologique
pour le développement de la parole et du langage. Cela
équivaut à supposer que la morphologie générale
caractéristique de l’ordre des primates et/ou des processus physiologiques universels comme la respiration
et la coordination motrice ont subi un certain nombre
d’adaptations spécialisées qui ont rendu possible la
mise en œuvre de ce comportement.
Il ajoutait ce que tout ethnoscénologue ne manquera
pas de faire sien :
A l’heure actuelle, nous ne disposons que de preuves
très faibles relativement à cette hypothèse, car les questions susceptibles de mener à des réponses décisives
– soit en faveur de l’hypothèse, soit contre elle – restent à
poser. Espérons que les présentes formulations nous
aideront à poser ces questions nouvelles1.
Pour John Blacking, qui par ailleurs se réfère à Lenneberg et à Chomsky, la question “A quel point
l’homme est-il musicien ? (How musical is man ?)”, se
1. Eric Lenneberg, “The Capacity for Language Acquisition”, in J. A.
Fodor et J. J. Katz (ed.), The Structure of Language : Readings in
the Philosophy of Language, Prentice-Hall, Inc., EnglewoodsCliffs, N. J., 1964. Version française in Textes pour une psycholinguistique, Jacques Mehler/Georges Noizet, Mouton, 1974, p. 65.
Voir également d’Eric Lenneberg : Biological Foundations of
Language, Wiley, New York, 1967, et “On Explaining Language”,
Science, vol. 164, 1969, p. 635-643.
34
rattache à ces questions plus générales : “Quelle est la
nature de l’homme ?” et “Quelles limites y a-t-il à son
développement culturel ?”.
Il y a tellement de musique dans le monde qu’on peut
raisonnablement supposer que la musique, de même
que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique de l’espèce humaine. Les processus physiologiques et cognitifs essentiels qui engendrent la
composition et l’exécution musicales pourraient même
être hérités génétiquement et donc se trouver chez
presque tout être humain. Si nous comprenions ces
processus, entre autres, mis en jeu dans la production
de la musique, cela pourrait nous apporter la preuve
que les hommes sont des créatures plus remarquables
et plus capables que ne leur permettent jamais de l’être
la plupart des sociétés1.
Paraphrasant John Blacking, je dis à mon tour : La
question : “A quel point l’homme pense-t-il avec son
corps ?” se rattache à ces questions plus générales :
“Quelle est la nature de l’homme ?” et “Quelles limites
y a-t-il à son développement culturel ?”. Elle fait partie
d’une série de questions que nous devons nous poser
sur le passé et le présent de l’homme si nous ne voulons pas nous contenter de nous engager dans l’avenir à
tâtons, comme des aveugles. Il y a tellement de pratiques spectaculaires dans le monde qu’on peut raisonnablement supposer que le spectaculaire, de même que
le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique
1. John Blacking, How Musical is Man ?, The University of
Washington Press, 1973 ; édition française : Le Sens musical,
coll. “Le sens commun”, Editions de Minuit (1980), 1993, p. 15-16.
35
de l’espèce humaine. Si l’étude et l’expérience devaient
confirmer cette hypothèse, nous ne pourrions nous
satisfaire des taxinomies hiérarchiques où sont épinglées les productions humaines dont la spectacularité
nous enchante ou nous inquiète, nous trouble ou nous
bouleverse. Sachant que tout événement de ce type
implique des processus cognitifs complexes, il nous
faudrait revenir avec des données nouvelles sur de
nombreux débats1.
SOURCES, AFFLUENTS ET VOISINAGE
L’ethnoscénologie se distingue des performance studies, en raison de sa dimension culturelle universelle et
de ses méthodes. Le champ de recherche de l’ethnoscénologie est moins restrictif que celui de l’anthropologie
du théâtre, discipline naissante qui est l’étude anthropologique du phénomène théâtral dans son acception traditionnelle avec des genres reconnus. De même,
l’ethnoscénologie ne se confond pas avec l’anthropologie théâtrale – notion créée par Eugenio Barba pour
désigner un nouveau secteur de recherche : “l’étude du
comportement préexpressif de l’être humain en situation de représentation organisée”. Cependant le corpus
de l’ethnoscénologie peut à l’occasion recouvrir celui
des performance studies, de l’anthropologie du théâtre
et de l’anthropologie théâtrale. Le désir de fonder une
discipline nouvelle vient d’une attente, de l’opposition aux
habitudes, du refus des idées reçues et du plaisir de la
1. Notamment celui ouvert par les deux courants de l’école vygotskienne de sociohistorique à propos de la diversité culturelle des
processus cognitifs.
36
découverte. Pour être acceptée, il ne suffit pas qu’une
proposition disciplinaire soit juste. Il faut encore que le
contexte historique s’y prête. L’ethnoscénologie est née
à la façon d’un fleuve, formé patiemment par le ruissellement de myriades d’affluents, torrents, ruisseaux,
rivières qui façonnent en puissance un maigre filet
d’eau. En cascade, en désordre et fort incomplètement
rappelons la remise en cause du primitivisme ; l’action
des artistes, artisans, chorégraphes, danseurs, comédiens, metteurs en scène, conteurs, gens de la route ; la
pensée critique des philosophes sur la nature et le corps ;
la découverte des formes spectaculaires autres
qu’occidentales, leur réappropriation et leur sauvegarde ; la réévaluation des arts du cirque, du mouvement et de la danse, l’irruption de pratiques comme le
BioArt, la street dance ; les innombrables travaux des
ethnologues sur les rites, les rituels, le chamanisme, les
cérémonies ; le développement de l’ethnomusicologie ;
l’action d’institutions comme l’Unesco, le Théâtre des
Nations, la Maison des cultures du monde, le Workcenter of Jerzy Grotowski ; l’International School of
Theatre Anthropology, le Centre for Performance
Research de Cardiff, le Mandapa, l’évolution de l’ethnologie et des ethnosciences ; l’évolution des études
théâtrales avec l’apport fondamental d’anthropologues
comme Marcel Mauss puis de Victor Turner, de sociologues et écrivains comme Jean Duvignaud, de praticiens théoriciens comme Jerzy Grotowski, Eugenio
Barba, Richard Schechner et bien d’autres ; la réévaluation du spectaculaire quotidien avec les travaux
d’Armindo Bião au Brésil, Michel Maffesoli en France.
Déjà, certains départements universitaires ont des
enseignements spécifiques – à l’université de Pérouse,
l’anthropologie théâtrale, les performance studies à la
37
New York University, las prácticas espectaculares à
Montevideo.
A ces quelques repères, il convient d’ajouter des disciplines longtemps absentes de la réflexion sur les
comportements spectaculaires humains en raison de la
fragmentation des savoirs. Les travaux sur l’intelligence
sensorimotrice, la neurobiologie de l’apprentissage, les
divers modes de traitement de l’information par le système nerveux central – les aspects cognitifs de l’émotion – ont considérablement défriché les premières
hypothèses sur la relation corps/mental, non pour
conforter la théorie des noyaux fixes innés1, mais tout
au contraire en montrant l’extrême variabilité des
actualisations à partir des “enveloppes génétiques”
caractéristiques de l’espèce. Des points de contact ont
été établis entre les neurosciences et l’anthropologie.
L’ethnobiologie (J. Ruffié) étudie les incidences biologiques de certains faits culturels ; la recherche neuroculturelle du McLuhan program à l’université de
Toronto “examine les conditions et les conséquences
des interactions entre le système nerveux et les environnements ou les objets culturels qui définissent les
divers milieux humains2”.
Dans un entretien enregistré en juillet 1970, Jacques
Monod, l’un des fondateurs de la biologie moderne,
projetait pour l’avenir l’une des questions les plus
1. Théorie selon laquelle les comportements complexes, comme le
langage, sont strictement “programmés” par le génome. Aujourd’hui,
il est admis que si le génome propose, l’environnement – expérience
et apprentissage – dispose.
2. Derrick de Kerckhove, “La recherche neuro-culturelle”, Understanding 1984 – Pour comprendre 1984, Commission canadienne
pour l’Unesco, page documentaire 48, 1984, p. 119.
38
passionnantes à laquelle aujourd’hui l’ethnoscénologie
voudrait apporter son écot :
En me posant la vaste question : qu’est-ce qui fait que
l’homme est homme ? je constate qu’il y a sa culture
d’une part et son génome de l’autre, c’est clair. Mais
quelles sont les limites génétiques de la culture ? Quel
est leur bloc génétique ? Nous n’en savons absolument
rien. Et c’est dommage, car celui-ci est le problème le
plus passionnant, le plus fondamental qui soit1.
La biologie moléculaire, apparue dans la deuxième
moitié du XXe siècle, a apporté des outils d’une importance capitale à l’anthropologue. Non seulement elle
lui permet de suivre le mouvement des populations
humaines dans le temps et dans l’espace. En ce qui
nous concerne, elle a le mérite de préciser le rôle des
gènes. Or, nous dit-elle, les gènes conditionnent le
comportement humain, mais ne le déterminent pas.
Comme le souligne Michel Morange, les gènes laissent
à l’homme et aux schémas culturels qu’il élabore le
soin de guider ses actes2. Le paradoxe humain est bien
là, dans cette formule de biologiste parlant des processus neurologiques de l’apprentissage : apprendre n’est
pas une aventure d’avare qui entasse. “Apprendre c’est
éliminer” (Changeux). Apprendre revient à stabiliser
dans son système nerveux certaines potentialités, celles
qui répondent aux stimulations constituées par un environnement spécifique.
1. Jacques Monod, repris in De homine, rivista dell’Istituto di filosofia, Rome, n° 53-56, septembre 1975, p. 131.
2. Michel Morange, “Biologie moléculaire et anthropologie”,
L’Homme, n° 97-98, janvier-juin 1986, XXVI (1-2), p. 125-136.
39
LE CORPS COMME TOTALITE OUVERTE
Le 17 mai 1934, Marcel Mauss présentait une communication à la Société de psychologie. Le texte fut publié
ultérieurement dans le Journal de psychologie, sous le
titre “Les techniques du corps1” :
Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne les
fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans
le sens de l’inconnu. Or, l’inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs “se mangent
entre eux”, comme dit Goethe (je dis mange, mais
Goethe n’est pas si poli). C’est généralement dans ces
domaines mal partagés que gisent les problèmes
urgents. Ces terres en friche portent d’ailleurs une
marque. Dans les sciences naturelles telles qu’elles
existent, on trouve toujours une nouvelle rubrique. Il
y a toujours un moment où la science de certains faits
n’étant pas encore réduite en concepts, ces faits n’étant
pas même groupés organiquement, on plante sur ces
masses de faits le jalon d’ignorance : “Divers”. C’est là
qu’il faut pénétrer. On est sûr que c’est là qu’il y a des
vérités à trouver : d’abord parce qu’on sait qu’on ne
sait pas, et parce qu’on a le sens vif de la quantité de
faits.
Si nous ne savons percevoir que ce que nous avons
appris à voir, l’ethnoscénologie doit nous apprendre à
ouvrir au monde nos sens et notre intelligence : “Ce
n’est pas l’œil qui voit. Mais ce n’est pas l’âme, écrivait Merleau-Ponty. C’est le corps comme totalité
1. Marcel Mauss, “Les techniques du corps”, Journal de psychologie, XXXII, n° 3-4, 15 mars-15 avril 1936.
40
ouverte.” Le racisme est une scénophobie. Une exclusion de l’autre au vu de son apparence physique. Il est
frappant de voir dans les premiers traités de physiognomonie combien ont pesé lourd dans le jugement normatif et discriminatoire porté sur l’étranger tout ce qui
relève des apparences : longueur et forme du nez, couleur de la peau, découpe des oreilles. Se sont ajoutées
les façons de marcher, de danser, puis de prier, de célébrer. Une science de la présence du vivant, une discipline
vouée à la description des comportements émergents
fondateurs de l’identité n’a pas seulement une valeur
d’érudition. Elle introduit à la découverte du multiple
dans l’unité de l’espèce, du subtil dans la diversité, au
plus profond de l’énigme de la vie et de son respect
amoureux.
L’ethnoscénologie est une discipline émerveillée.
GILBERT ROUGET
QUESTIONS POSÉES A L’ETHNOSCÉNOLOGIE1
DE LA DIFFICULTÉ DES DÉFINITIONS…
En lisant le manifeste du Centre d’ethnoscénologie, j’ai
été très touché de voir que pour définir l’ethnoscénologie on avait recours à une définition dérivée de l’ethnomusicologie qui est une discipline qui m’est chère, et
notamment de la définition de la musique par John
Blacking qui était un grand ami et pour qui j’avais
beaucoup d’affection. J’ai fait le compte rendu de son
fameux livre How Musical is Man2 ? dans le TLS
(Times Literary Supplement) et je dois dire que malgré
toute mon amitié pour John Blacking, sa définition de
la musique comme “humanly organised sound” me
paraît une très mauvaise définition. Tout d’abord parce
qu’il suffit de penser qu’un message en langue morse,
c’est du humanly organised sound mais ça n’est pas de
la musique. De plus cette définition de l’ethnoscénologie comme étant “la science des comportements spectaculaires humains organisés”, paraphrase de la définition
1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du
colloque de fondation. Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
2. John Blacking, How Musical is Man ?, University of Washington Press, Seatle and London, 1973.
43
de John Blacking, ne m’enthousiasme pas car je crois
que s’il existe un comportement spectaculaire humain
organisé par excellence qui ne correspond pas à ce
que nous avons en vue, c’est bien la guerre. Or la
guerre n’est pas notre objet.
Les définitions sont importantes, mon maître Benveniste m’a appris que les mots n’avaient pas de sens
mais que des usages, encore faut-il s’entendre sur les
usages qu’on fait des mots. Si vous me pardonnez
d’être aussi immodeste, je vous proposerai comme je
l’ai fait pour l’ethnomusicologie un autre genre de définition. Le CNRS m’a demandé un jour de définir l’ethnomusicologie en vue de la publication des travaux de
mon équipe de recherches. J’ai proposé la définition
suivante : l’ethnomusicologie est le discours scientifique
(logos) sur la musique de l’ethnie. Ça a l’air d’une
lapalissade et bien sûr la question reste ouverte de
savoir ce qu’est une ethnie et ce qu’est la musique.
Je proposerais donc de dire que l’ethnoscénologie
est le discours scientifique sur la mise en scène des
pratiques de l’ethnie. Là aussi, je crois que si mise en
scène est un terme central, il en va de même de celui
d’ethnie et il importe de ne pas l’évacuer. Et c’est
bien pourquoi toutes les communications qui ont été
faites au cours de ce colloque tournent autour de ce
concept d’ethnie, que ce soit en le disant ou que ce
soit en ne le disant pas, y compris lorsque Jean Duvignaud – provocateur comme toujours – dit : “ce n’est
pas cela le théâtre, le théâtre c’est bien autre chose”
et défend la conception du théâtre de sa propre ethnie.
Et je ne vois pas pourquoi l’ethnie de Jean Duvignaud serait mise à l’index, non plus que celle des
Grecs, sous le prétexte que les Pygmées qui sont une
représentation quasi idéale de l’ethnie n’ont pas de
44
théâtre ou que les Bochimans utilisent dans leurs
séances de guérison chamaniques un fabuleux
théâtre de la guérison1.
… A L’UTILITE D’UN NOUVEAU CONCEPT
Et qu’est-ce que la mise en scène maintenant ? J’en
arrive aux anecdotes qui m’ont été demandées. Je
commencerai par une anecdote d’actualité. Nous
sommes en période d’élections présidentielles, j’évoquerai donc le fantôme du général de Gaulle et vous
demanderai de vous reporter avec moi à l’époque où
il venait d’être élu président de la République. A cette
époque, il existait une école qui s’appelait l’Ecole
universelle. Un de ses slogans publicitaires était : “Si
vous savez écrire, vous savez dessiner” et un autre :
“Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas
connu plus tôt l’Ecole universelle.” Peu de temps
après que le général de Gaulle fut élu président de la
République, le célèbre dessinateur Jean Eiffel a
publié un dessin où l’on voyait le général de Gaulle,
de profil et songeur, disant : “Je ne regrette qu’une
chose, c’est de n’avoir pas connu plus tôt le suffrage
universel.” Et comme le général de Gaulle, je regrette
de n’avoir pas connu plus tôt le mot ethnoscénologie, parce qu’il m’aurait rendu grand service. Et
l’anecdote suivante vous permettra de comprendre
pourquoi.
1. Cf. Gilbert Rouget, La Musique et la transe ; esquisse d’une
théorie générale des relations de la musique et de la possession, Gallimard, Paris, 1980, 497 pages, et en particulier p. 205216. (N.d.E.)
45
Nous nous transportons dans ce qui s’appelait autrefois le Dahomey1 où j’assistais dans un tout petit
hameau aux funérailles d’une sœur d’un vieil informateur. Il s’agissait de la cérémonie de fin des premières
funérailles car les funérailles au Bénin ont toujours
deux phases. Or il se trouve que je viens de publier
dans une revue savante, qui s’appelle Systèmes de pensée en Afrique noire, un article qui porte le titre suivant :
“Casser, brûler, détruire, se réjouir : contribution à
l’étude du vocabulaire des funérailles chez les Goun2”.
Cette contribution tient à ce que le terme qui désigne
ces funérailles est un mot extrêmement mystérieux qui
pose des tas de problèmes aux linguistes, aux ethnologues, aux historiens et à ses utilisateurs mêmes. Ce
mot : àgó3, désigne une petite construction en forme de
tente, une natte repliée en deux que l’on dispose au
centre du lieu des funérailles et qui représente la maison symbolique du mort, lequel est vu comme un
trépassant, car il est en train de passer de la vie à la
mort4. Cet abri est temporaire, or dans un dictionnaire
yoruba-anglais, les Yoruba étant voisins des Goun, on
trouve l’explication de ce mot que les Goun ne connaissent plus : “tent (tente), shead (abri), pavilion (pavillon), tabernacle”. Bref, en français : abri provisoire. Or
quelle n’est pas ma stupéfaction en lisant hier, dans le
1. Les gens du Dahomey ont eu, pour des raisons qu’il serait trop
long d’exposer ici, la très mauvaise idée de débaptiser le Dahomey
pour l’appeler Bénin.
2. Les Goun sont les petits-cousins des Fon au Bénin.
3. Dont la syllabe finale est énoncée sur un ton haut et non pas sur
un ton bas comme le mot àgó qui a fait faire un grand nombre de
contresens à des chercheurs.
4. On pense évidemment au Livre des morts des anciens Egyptiens.
46
manifeste du Centre d’ethnoscénologie, ceci : “A l’origine, ¨κηνη (skênê) signifie un bâtiment provisoire,
une tente, un pavillon, une hutte, une baraque. Par la
suite, le mot a pris parfois le sens de temple et de scène
théâtrale. (…) Partant de l’idée d’espace protégé, d’abri
temporaire, ¨κηνη a signifié les repas pris sous la tente,
un banquet.” Or le mot àgó est précisément compris
par la plupart des Fon et des Goun comme désignant un
banquet, une grande fête collective, des ripailles. C’est
un cas de métonymie tout à fait classique, le mot a
d’abord désigné un abri temporaire au point que la
fameuse capitale du royaume d’Òyó, capitale du grand
royaume yoruba détruit par les Peuls au XIXe siècle, fut
reconstruite sous le nom de Àgó Òyó : le “campement
de Òyó”, un “abri provisoire pour Òyó”. Et ce mot àgó
est donc devenu pour les Goun synonyme de grandes
ripailles. J’ai donc été vraiment éberlué en lisant cette
définition de ¨κηνη, à partir d’un abri provisoire destiné
à abriter les masques des acteurs.
THEÂTRE, MUSIQUE : ARTS DU TEMPS…
Mais quel rapport, me dira-t-on, avec l’abri provisoire
symbolisant la résidence transitoire d’un défunt trépassant ? Ce rapport est le suivant : il s’agit de deux
constructions provisoires parce que la mise en scène,
centrale dans les deux cas, est par définition un événement provisoire. Le théâtre est, comme la musique, un
art du temps. Si je suis aussi passionné par votre entreprise, c’est parce qu’en tant qu’ethnomusicologue pleinement convaincu que la musique est une équation du
temps, je pense que le temps est également une dimension essentielle du théâtre.
47
Musicologie/scénologie, ce n’est pas pour rien que
vous avez emprunté la définition de l’ethnoscénologie
à un ethnomusicologue (John Blacking), encore qu’il
eût mieux valu s’adresser à la musique comme un art
du temps. Et c’est dans cette perspective du théâtre,
pris dans son sens large comme la mise en œuvre du
discours social, que se rejoignent la musique et le
théâtre, tous deux arts de la manipulation du temps. En
tant qu’art du temps, le théâtre est un art de la musique,
de la danse, de la parole (à condition qu’elle ne soit pas
écrite, puisque l’écrit équivaut à une mise en espace de
la parole et lui permet de s’évader du temps, voire de
l’inverser). La musique, le théâtre en action, c’est
l’irréversibilité du temps.
… ET DU MOUVEMENT
Partant de là, l’un des points centraux de la relation
entre scénologie et musicologie, c’est l’art du temps en
tant qu’art du mouvement. Et si l’on parle d’art du
mouvement on ne peut éviter de faire référence à Marcel Mauss et à son fameux article sur les techniques du
corps1. Hier soir, j’ai relu la magnifique introduction à
l’œuvre de Marcel Mauss qu’écrivit Claude LéviStrauss en 1960 : “(…) Depuis dix ou quinze ans les
ethnologues ont consenti à se pencher sur certaines disciplines corporelles mais seulement dans la mesure où
ils espéraient élucider ainsi les mécanismes par lesquels
le groupe modèle les individus à son image. Personne
1. Marcel Mauss, “Les techniques du corps” (1936), réédité in
Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1960, introduction de
Claude Lévi-Strauss.
48
en vérité n’a encore abordé cette tâche immense dont
Mauss soulignait l’urgente nécessité, à savoir l’inventaire et la description de tous les usages que les
hommes, au cours de l’histoire et surtout à travers le
monde, ont fait et continuent de faire de leur corps.
(…) Cette connaissance des modalités d’utilisation du
corps humain serait pourtant particulièrement nécessaire à une époque où le développement des moyens
mécaniques à la disposition de l’homme tend à le
détourner de l’exercice et de l’application des moyens
corporels, sauf dans le domaine du sport qui est une
partie importante mais une partie seulement des
conduites envisagées par Mauss, et qui est d’ailleurs
variable suivant les groupes. (…) On souhaiterait
qu’une organisation internationale comme l’Unesco
s’attachât à la réalisation du programme tracé par
Mauss dans cette communication.” Nous sommes
aujourd’hui en 1995, j’enverrai ce soir un petit mot à
Lévi-Strauss pour lui dire que vous avez réalisé le
souhait qu’il formulait il y a trente-cinq ans.
Après avoir rappelé Mauss et Lévi-Strauss qui sont à
mon avis l’alpha et l’oméga de l’affaire, je voudrais
revenir brièvement au Dahomey. Dans ces funérailles,
il y avait évidemment beaucoup de musique et de
danse. La musique et la danse au Dahomey ont leur
spécificité qui est, du point de vue technique, le grand
problème de l’ethnomusicologie. Il y a une spécificité
de la rythmique africaine qui fait que quand on a entendu
vingt secondes de musique africaine on ne peut la
confondre avec de la musique japonaise, indienne,
amérindienne ou irlandaise. Et quand on la connaît un
peu mieux on peut dire qu’il s’agit de musique yoruba,
fon, ghanéenne ou somalie. Et la seule façon de
résoudre ce grand problème de la spécificité des styles
49
musicaux, c’est de passer par l’analyse du corps, la
musique étant le produit d’une activité corporelle (du
moins pour les musiques auxquelles je m’intéresse), de
mouvements d’un organisme extrêmement compliqué
dont la cognitivité est centrale pour nous.
C’est pourquoi je me suis beaucoup intéressé au
cinéma ethnographique qui permet des analyses très
fines du mouvement des musiciens. Et avec mon ami
Jean Rouch, nous avons réalisé au Bénin un film en
son synchrone au ralenti afin d’analyser très finement les gestes de la musique et notamment pour
élucider le problème de la spécificité de la musique
africaine que les musicologues occidentaux, qui ont
l’obsession de la division par nombres entiers, ne
sont jamais parvenus à résoudre. Je crois, en effet,
que les Africains ont des notions du temps, de la
durée, beaucoup plus subtiles corporellement et qui
leur permettent de fonctionner avec des divisions
fractionnelles du temps. C’est ce que font également
les Turcs et les Bulgares avec ce fameux rythme
décrit par Brailoiu sous le nom d’aksak1. Or le cinéma
synchrone permet justement des analyses très fines
de ces divisions. Les Africains ne comptent jamais :
compter ou ne pas compter en matière de musique,
c’est ce qui fait toute la différence entre la rythmique
classique européenne et d’autres formes de rythmique dans le monde. Et c’est un problème de technique du corps.
1. Constantin Brailoiu, “Le rythme aksak”, in Revue de musicologie,
Paris, 1951, p. 5-42, réédité dans Constantin Brailoiu, Problèmes
d’ethnomusicologie, Minkoff, Genève, 1973, p. 301-340.
50
THEÂTRE, TRANSE ET POSSESSION
Une des grandes expériences de ma vie, ce fut de me
trouver il y a cinquante ans, dans un tout petit campement pygmée en pleine forêt équatoriale, et d’assister à
un rituel de chasse au cours duquel je vis tout d’un
coup le chef des chasseurs s’écrouler et tomber en transe.
Personne n’a jamais décrit de transe chez les Pygmées,
je suis le seul à l’avoir fait et peut-être à l’avoir vu,
mais c’est une expérience à couper le souffle1. Or
c’était du théâtre, c’était une mise en scène d’une chasse,
mais un théâtre sans spectateurs. Voilà une donnée du
problème tout à fait centrale pour nous qui sommes
habitués à une définition du théâtre qui suppose des
spectateurs.
Je pense à une autre expérience de transe qui m’a
fait découvrir pour la première fois la possession à
Dakar en 1952. Une nuit vers deux heures du matin, je
rentrais chez moi et j’entendis du bruit ; j’entrai. C’était
Mama Tindoy qui avait organisé une immense séance
de possession car elle était malade et c’était un véritable théâtre de la possession, pour reprendre le terme
de Leiris2. Là il y avait du spectacle et il était essentiel
qu’il y eût des spectateurs. C’est dire que les affaires de
transe dépendent de l’ethnie. Mama Tindoy était possédée par le génie de la mer. On l’a découvert parce que
l’un des griots qui était là a joué l’air qui fallait et tout à
coup Mama Tindoy s’est mise à pagayer comme une
folle et le génie est entré en elle. Ce fut le début d’une
longue thérapeutique du genre de celles qu’a si bien
1. Cf. Gilbert Rouget, ibid., p. 215-216. (N.d.E.)
2. Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les
Ethiopiens de Gondar, Plon, Paris, 1958.
51
décrites Zempleni dans “La dimension thérapeutique
du culte des rab chez les Wolof1”.
Ce théâtre qui, pour répondre à Jean Duvignaud est
un théâtre à spectateurs bien qu’il ne soit pas occidental, est-il exportable ou non ? Où est l’authenticité ? Il
existe des théâtres qui sont rigoureusement inexportables. Pour exemple, je prendrai le théâtre le plus
fabuleux auquel j’ai assisté il y a déjà plus d’une vingtaine d’années, c’est le fameux sigui des Dogons. Les
Dogons, qui furent le domaine privilégié de la recherche
ethnologique française, font tous les soixante ans une
grande cérémonie qui s’appelle le sigui. Le sigui se
répète sept ans de suite pendant une quinzaine de jours
en circulant dans tout le pays dogon. On observe là une
mise en œuvre très particulière du temps. C’est le
théâtre fabuleux d’un peuple qui se donne en représentation à lui-même. Rouch en a fait une série de films et
j’ai pu participé au premier, ce qui fut une extraordinaire
expérience.
Voilà le cas d’un théâtre totalement inexportable car
il faudrait exporter tout le pays dogon, c’est-à-dire les
falaises de Bandiagara. De plus, si on en exportait un
simulacre, ça tomberait manifestement dans l’inauthentique. Pour conclure sur la possession, avec mon ami
Verger2 et avec Bastide3 j’ai vu des rites de candomblé
qui m’ont beaucoup frappé. Mais du point de vue de
1. Andras Zempleni, “La dimension thérapeutique du culte des rab,
ndöp, tuuru et samp ; rites de possession chez les Lebou et les
Wolof”, in Psychopathologie africaine, 1966, II-3, p. 295-439.
2. Pierre Verger, Notes sur le culte des orisa et vodun (Mémoires
de l’Institut français d’Afrique Noire, n° 51), IFAN, Dakar, 1957.
3. Roger Bastide, Le Candomblé de Bahia (rite nagô), Mouton,
Paris, 1958.
52
l’authenticité, je prendrai ici à partie mon vieux camarade Jean Duvignaud lorsqu’il se fait le prophète inconditionnel du métissage. Si le métissage peut marcher
superbement, comme dans le jazz, c’est de temps en
temps une catastrophe. Et je dirai que la musique de la
transe et de la possession dans le candomblé de Bahia
est de qualité infiniment moins bonne que celle qu’on
entend chez les Yoruba au Nigeria, au Bénin, au Togo.
Pourquoi ? Parce qu’à mon avis c’est du métissage,
mais aussi parce que c’est devenu en partie une activité
touristique.
Enfin, je crois que ce problème du métissage et de
l’authenticité nous fait directement déboucher sur celui
du désir extrêmement légitime des jeunes créateurs
appartenant à des cultures où le théâtre ne fait pas partie de la tradition, de créer des choses nouvelles. Je
dirai à ces créateurs : “Chers amis qui voulez créer des
choses nouvelles, méfiez-vous de deux aspects du
modèle occidental qui est d’un impérialisme culturel
impitoyable, auquel personne n’échappe. Méfiez-vous
du vedettariat et méfiez-vous de l’argent. Ce sont les
deux véroles du spectacle occidental, évitez de les
attraper !”
MIKE PEARSON
RÉFLEXIONS SUR L’ETHNOSCÉNOLOGIE 1
Quelques faits que je tiens pour évidents :
La performance2 est un mode de communication et
d’action, distincte de l’action “normale” ou “quotidienne”, se caractérisant par certains types de comportement et divers “registres d’ingéniosité”. Elle a lieu le
plus souvent, mais point exclusivement, lors d’événements programmés et limités dans le temps et l’espace.
Ces événements peuvent être structurés, ordonnés, programmés et sont reconnus par un rassemblement organisé de spectateurs et d’acteurs3 en tant qu’occasion
extraordinaire, donc distincte de la vie quotidienne et
induisant des modifications de comportement chez
ceux qui y participent. Ces événements engendrent un
sens de l’attente et de l’opportunité.
La performance n’est pas seulement un ensemble
de dispositifs et de techniques opérationnels destiné
1. Titre original : Reflections on Ethnoscenology.
2. Nous conservons à dessein le terme anglo-saxon de performance
dont le champ sémantique investit aussi bien le rite, le jeu, le
théâtre, la musique, et n’a pas d’équivalent en français.
3. En revanche, le terme performer est conventionnellement traduit
par acteur (en italiques).
55
à la mise en scène et à la représentation théâtrale, ou
à l’illustration d’un texte dramaturgique. Dans la performance, l’on peut distinguer le “texte dramatique”,
produit pour le théâtre (la pièce), du “texte de la performance”, c’est-à-dire ce qui est produit dans le théâtre,
que nous voyons et entendons devant nous. Le second
n’est d’ailleurs pas subordonné au premier car grâce
aux techniques de mise en scène et à l’art de l’acteur, il
est possible “d’écrire” dans le “texte de la performance”.
La performance est spécifique mais point unique.
Elle a de nombreux points communs avec tout un faisceau d’activités telles que le jeu, le sport et le rite. Toutes
ces activités contribuent à créer un “monde spécial” qui
est placé sous le contrôle des participants et sont soumises à des règles implicites ou explicites : accords
mutuels, tabous et interdits, qui jalonnent leur déroulement, définissent leur “monde spécial” tout en en renforçant la cohérence, l’orientation et le mouvement.
Elles utilisent divers jeux de stratégie et de tactique
ainsi que des techniques de préparation et d’improvisation. On y rencontre diverses manières d’organiser le
temps – par exemple lorsque toute l’activité doit être
accomplie en un temps donné de manière à lui conférer
sa dynamique – et elles investissent les objets (accessoires, matériels, jouets) bien au-delà de leur simple
valeur matérielle. La performance peut ressembler, en
partie ou dans sa totalité, à l’une ou à plusieurs des
activités citées plus haut (jeu, théâtre, sport, rite…), de
sorte que sa matière centrale n’est point le scénario
mais un ensemble complexe de règles et d’engagements. Enfin, la nature particulière de la performance
réside dans le fait qu’elle n’a de sens que si on y assiste.
La performance implique un ensemble complet de
contrats entre deux genres de participants – ceux qui
56
voient (les spectateurs) et ceux qui sont vus (les
acteurs). Elle implique également trois ordres relationnels : acteur à acteur, acteur à spectateur (et réciproquement) et spectateur à spectateur. Ceci ne signifie
pas que la performance fasse nécessairement appel à
l’extérieur par la reconnaissance explicite de la présence
des spectateurs. Mais elle repose certainement sur la
compétence partagée de tous les participants afin
d’identifier un type de comportement, inscrit dans le
cadre d’une suite de conventions transactionnelles.
Pour interpréter cet assemblage partiel d’activités et
d’objets – caractérisé par des omissions et des juxtapositions extraordinaires – comme la représentation d’une
entité sociale, le spectateur a besoin d’une compétence
culturelle. Ce qui est significatif, c’est que chacun de
ces contrats peut être renégocié.
Au-delà du texte écrit, la performance opère sur
quatre axes : l’espace, le temps, le modèle et le détail.
Matériau théâtral et signification peuvent être générés
et manipulés à partir de chacun de ces axes. La création
et la délimitation de l’espace de jeu, la disposition des
acteurs et des spectateurs, l’architecture, la scénographie et les restrictions de l’espace ont des conséquences
sur la nature et la qualité de l’activité ainsi que sur sa
perception. Des cadres temporels différents peuvent
être investis par les acteurs, en permanence ou épisodiquement, successivement ou parallèlement, ce qui agit
sur la dépense de l’énergie, la nature de l’effort et le
modèle dynamique de l’événement.
La performance est un réseau sophistiqué de
contrats, de systèmes signalétiques – kinésiques (mouvements corporels), haptiques (contact de soi et des
autres), proxémiques (distances relatives entre les
corps) – et de manipulations de l’espace-temps. Elle est
57
autonome ; ceci ne signifie pas que le texte verbal en
est absent mais qu’il n’est qu’un élément luttant pour
se tailler une place au sein de la matrice formée par
l’action physique, la musique et la scénographie.
La performance peut être plus que la simple réalisation d’une histoire. Elle existe aussi en tant que scénario
explicite dans lequel les activités se déroulent successivement ou simultanément, déploiement implicite
d’incidents instigateurs, de crises, de transformations,
de changements de trajectoires et de conséquences. Du
point de vue de l’acteur, elle peut être une succession
d’orientations physiques et d’engagements mutuels,
une utilisation (soumise à des ruptures) de modes
d’expression de types variés et d’intensités diverses,
une activité discontinue comprenant des changements
de style, de mode, de matériau, une sorte de comportement incohérent, une expérience sensuelle… L’ergonomie est la relation entre les hommes et leur milieu
environnant, vital ou professionnel. L’environnement
choisi pour la performance peut soulever ou résoudre
des problèmes ergonomiques – étendant, limitant ou
compromettant la libération, la puissance ou la portée
d’un mouvement, d’une posture. La substance de la
performance peut parfois n’être que le moyen de traiter
des problèmes ergonomiques. Les méthodes et l’organisation de l’effort, de la flexibilité de la réponse, de
l’utilisation d’outils peuvent être plus pertinentes que
des concepts tels que la “motivation” qui ont tant imprégné la théorie de la construction du personnage.
La performance n’est pas dépendante des salles de
théâtre. Elle peut se manifester sur les lieux de travail,
de jeu et de culte. Ceux-ci permettent d’abroger, de
transgresser les prescriptions et les décrets attachés aux
salles de théâtre, ils autorisent l’utilisation de matériaux
58
et de phénomènes inusuels, inacceptables, voire dangereux. Les performances conçues pour des lieux spécifiques (site-specific performances) qui rassemblent à la
fois un lieu, une performance et un public, n’ont pas de
cadre naturel pour définir leur identité, point de toile de
fond sur laquelle leurs contours viendraient se projeter
et elles n’ont pas besoin d’un contenant pour affirmer
leur identité ou leur intégrité. Elles ne nécessitent pas,
pour être vues, un quelconque poste d’observation privilégié. Elles relèvent finalement plus du “terrain” que
de “l’objet théâtral”.
La performance peut de plus en plus ressembler à un
“monde spécial”, non pas hermétiquement clos, mais
un monde “imaginé” d’activité mise entre parenthèses
dont tous les éléments – lieu, environnement, technologie, organisation spatiale, forme et contenu, règles et
comportements – sont conçus, organisés et enfin expérimentés par les différents groupes de participants. Cela
peut être aussi un monde idéalisé dans lequel on peut
corriger les erreurs, réparer les injustices, établir de
nouveaux programmes, créer de nouvelles identités…
Un monde dans lequel les expériences extraordinaires
et les changements de statuts sont possibles, les relations humaines remises en question et renégociées…
L’ethnoscénologie est l’étude de cet organisme complexe que l’on appelle la performance, que ce soit d’un
point de vue interne ou externe et au sein des contextes
socioculturels les plus larges. Elle peut avoir pour
objet de trouver les outils qui permettront de décrire ce
qui se passe dans une performance, en faisant appel à
des “façons de parler” différentes de celles de la critique littéraire. Ceci est particulièrement important
– c’est même un projet politique – pour ces traditions
qui se sont elles-mêmes décrites comme “imaginaires”,
59
“expérimentales”, “physiques”, “site-specific”… Cellesci ont rarement été recensées et sont généralement
perçues comme marginales, éphémères, incultes. L’ethnoscénologie peut donc les resituer dans le contexte plus
large des traditions non occidentales avec lesquelles
elles partagent un fonds commun.
Selon l’un des dogmes centraux de l’anthropologie
du théâtre, la performance s’appuie d’abord sur le
corps, dans ce qu’elle appelle la “pathologie de l’acteur”.
L’acteur peut très bien décider de ne point incarner un
personnage désigné en tant que rôle dans un texte dramaturgique, mais choisir d’être un corps fictif, un
“corps pour l’art”. Je citerai le cas de mon collègue
David Levitt, car il permet de mettre en évidence le
besoin d’une approche plus sophistiquée – et interdisciplinaire – de la relation entre les activités quotidiennes
et extraordinaires.
A sa naissance, Dave (David) ne respirait pas. Ceci
causa des lésions dans les régions motrices de son
cerveau. Sur le plan mental, il n’est pas handicapé et
– comme l’indique une petite carte accrochée à son cou –
il n’est pas sourd non plus. Il y a dix ans on l’aurait
appelé un paralysé spasmodique. Aujourd’hui, on le
considère comme souffrant de paralysie cérébrale.
Dave ne peut se tenir debout sans être soutenu. Cependant, il peut tirer et agripper avec ses bras et pousser
avec ses jambes. Au fauteuil roulant électrique qui le
confinerait dans un statut dépendant il préfère le fauteuil roulant normal qu’il fait fonctionner lui-même en
se poussant à reculons avec un pied car il ne peut
actionner les roues avec ses mains. Néanmoins, il parvient avec son pied à se mouvoir avec précision. Il
communique en pointant laborieusement des mots inscrits sur une planche ou sur un alphabet lorsqu’il veut
60
épeler des mots plus complexes. Il parle aussi, avec une
intonation gargouillante. Sa voix, avec ses rythmes brisés et ses articulations hachées, demande qu’on lui
prête attention, elle nécessite qu’on l’écoute, qu’on
l’interprète, qu’on reste calme et qu’on accepte l’idée
qu’elle est porteuse de sens. C’est un langage qu’il
nous faut apprendre. Comme ses poumons fonctionnent
mal, les nuances sont subtiles et les mots sont brefs,
quoique clairs. C’est pourquoi il adore les calembours.
Son existence physique est si compliquée qu’on a du
mal à l’imaginer. Il ne peut se nourrir, se laver,
s’habiller, sortir de son lit, se torcher… Il doit compter
sur les autres pour le lever, le porter et l’installer. En
cela, il fait preuve d’une grande confiance. Il touche les
autres et il est touché par eux ; il connaît donc le
contact intime avec autrui, brisant ainsi les conventions
sociales auxquelles nous sommes conditionnés. Il est
nu aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes. Il
communique ses désirs et ses intentions avec les gestes
et les postures les plus subtils : ouvrant la bouche pour
accueillir la cuiller, ou se penchant d’un côté, le bras
rigide, prêt à recevoir la manche du manteau.
Il y a trois ans, nous avons commencé à faire du
théâtre physique ensemble. Les techniques de répétitions impliquaient une rupture totale et quotidienne des
tabous. Comment devais-je toucher un infirme ? Comment le tenir ? Allais-je le blesser ? Voici trois des premiers moments de notre travail dont je me souviens
tout particulièrement.
– Je m’appuyais sur mes mains et mes genoux.
Dave était agenouillé à mes côtés. Dans son action, il
devait projeter son corps par-dessus le mien. Je me souviens de sa main sur mon dos et de son énorme force
de volonté alors qu’il préparait son corps à cet effort
61
physique. Cette sensation d’organisation du corps est
directement ressentie par tous ceux qui le touchent ou
le tiennent pendant la performance.
– Une fois je le lâchai et il tomba comme une pierre.
Heureusement, son corps est résistant. Mais il n’a
aucune défense, aucun mécanisme de protection. Travailler avec Dave c’est endosser une responsabilité
totale.
– Après la première performance, les spectateurs
étaient à l’évidence émus, non pas par l’infirmité de
Dave – il méprise la pitié et l’apitoiement sur soi-même –
mais par le fait qu’ils avaient réalisé qu’ils savaient ce
qu’il voulait dire. Pourtant il ne faisait rien qui pût rappeler un geste conventionnel, mais plutôt un mouvement balancé constitué d’allusions et de suggestions
gestuelles. Pourtant, en fixant notre attention sur lui,
isolé sur la scène nue, économe de ses mouvements
mais possédé d’une profonde et extraordinaire concentration, pris d’un puissant désir de communiquer, d’être
entendu, nous comprîmes qu’il “faisait signe”. Exotique, fascinant, irrésistible… Nous étions attirés par
son humanité, par sa chaleur…
Le corps de Dave est une sorte de rébellion contre
lui-même, tantôt tressautant en mouvements spasmodiques, tantôt dirigeant son impulsion créatrice dans un
geste stéréotypé. Son corps est “décidé”. Alors, il travaille à partir des actions que son corps veut faire.
Ainsi, tirer peut devenir embrasser, tenir, agripper,
combattre, déchirer. Pousser devient caresser, rejeter,
menacer. Il peut aussi se laisser emporter par le hasard
et la furie de l’abandon physique – tressautant, secoué
de spasmes. Il me dit une fois que la seule chose qui lui
est impossible sur scène, c’est mourir, car il y a toujours
une partie de son corps qui demeure en mouvement.
62
Ses doigts cherchent toujours à tracer les motifs les
plus délicats. Il est une danse d’impulsions. A l’occasion seulement, il peut pousser un profond soupir et se
plonger dans le plus impressionnant silence.
Pour moi, le travail de Dave pose les questions fondamentales quant à la nature de la performance physique.
Quelle distinction établir entre capacité et incapacité,
quand on constate qu’il peut adopter des positions, engager des actions dont je suis incapable ? Quel est le but et
la nature de l’entraînement pour un corps infirme qui ne
pourra jamais devenir athlétique ? Est-ce que la nature
“décidée” d’un corps infirme correspond à ce que Barba
appelle l’état “préexpressif” ? Qu’est-ce qu’une notion
comme la chorégraphie peut signifier pour un acteur
infirme ? Ou le temps et la dynamique lorsque l’action
est le résultat de la chance et de la volonté ? Est-ce que
le travail d’un acteur infirme peut être confiné dans des
appellations stylistiques telles que le mélodrame ? La
question “qu’est-ce que c’est” a-t-elle autant de sens que
“qu’est-ce que cela représente” ?
Son travail permettrait de mettre l’accent sur des
aspects de la communication qui sont souvent sousévalués, notamment la proxémie (la proximité des
autres) et l’haptique (le contact avec soi et avec les
autres) qui sont au premier plan du travail des acteurs
infirmes. Ainsi que la relation souvent déconsidérée
d’acteur à acteur, non pas dans leur comportement
théâtral et codé, mais dans ce qui se passe effectivement. Car quelque chose de réel apparaît ici : Dave
approche et est approché ; il touche et il est touché. La
vidéo n’est pas assez sensible pour saisir la délicatesse
des gestes des mains ou les micro-mouvements du
visage et des yeux qui communiquent la précision de
son émotion et de son intention dramatique.
63
En décrivant une performance réalisée par les
acteurs infirmes, pourrions-nous alors nous concentrer
sur les expériences sensuelles de ses agents individuels,
une performance conservée dans les corps et les
mémoires de tous ses participants ? Comme le contact,
la proximité, la texture… Comme une série d’expériences extraordinaires, comme la mise entre parenthèses d’un décorum personnel ? Comme une altération
des perceptions et des stratégies vitales des ses participants ? Comme un modèle d’orientations corporelles,
une chaîne de conduites, comme une suite de tentatives
corporelles de dépasser et de s’opposer aux contraintes
de l’environnement ?
Traduit de l’anglais par Pierre Bois
PATRICE PAVIS
ANALYSE DU SPECTACLE INTERCULTUREL
Si l’objet de l’analyse anthropologique des spectacles
doit être sans cesse redéfini et élargi pour qu’on en saisisse la complexité culturelle, cela amène à repenser la
méthodologie de l’analyse, à savoir à adapter la sémiologie classique “occidentale” (“fabriquée” en “Occident”) aux traditions non occidentales et aux productions
interculturelles.
METHODOLOGIE DE L’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE
C’est le moment d’introduire, et même de constituer,
une nouvelle notion, celle d’ethnoscénologie ou “étude,
dans les différentes cultures, des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés” (Pradier,
1995). Cette discipline s’intéresse aux pratiques culturelles (“cultural performances”) et aux pratiques spectaculaires sans projeter sur elles le modèle trop réducteur
du théâtre occidental (comme le font Burke [1945], Turner [1974] ou Goffman [1959]). L’analyse ethnoscénologique reprend l’objet défini ci-dessus avec la méthode
analytique exposée ci-après. Elle favorise une perspective intégrative et interactionnelle, puisqu’elle s’intéresse à “l’aspect global des manifestations expressives
65
humaines, incluant les dimensions somatiques, physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles” (Pradier,
1995). Le premier réflexe de l’analyse ethnoscénologique sera d’élaborer une ethnométhodologie qui
réfléchisse aux moyens de commenter/analyser/aborder
adéquatement le spectacle d’une autre aire culturelle :
l’artiste indienne utilise-t-elle une terminologie indienne
pour décomposer le mouvement ? La danseuse balinaise
devrait-elle (comme elle le fait parfois) utiliser des
termes de danse classique occidentale (“premier plié”),
même si c’est pour mieux se faire comprendre de ses
stagiaires occidentaux ? Et que se passerait-il si elle
appliquait une grille sémiologique pour décrire sa
danse traditionnelle ?
La méthode d’analyse fondée sur la sémiologie se
prête aux mises en scène occidentales dans la mesure
où elle éclaire la mise en scène, précise le rapport des
différents systèmes de signes, approfondit l’étude,
l’organisation de chacun des systèmes. De manière cartésienne, elle va du simple au complexe, systématise la
description des composantes, établit un questionnaire
portant sur tous les éléments de la représentation (ou du
moins le plus grand nombre possible), aboutit à l’idée
(aujourd’hui battue en brèche) que le spectacle est un
“langage”, une “écriture” contrôlés par un “auteur” : le
metteur en scène. Cette rationalisation du sens s’accompagne du reste d’un certain impressionnisme mystique
dans la mesure où l’Occident n’arrive pas à théoriser
des notions rhétoriques et magiques comme celles de
présence, d’énergie, de bios, de réel et d’authenticité,
autant de concepts flous qui sont comme l’impensé du
rationalisme.
66
DEPLACEMENT DES QUESTIONS
L’analyse des pratiques spectaculaires non occidentales
ou interculturelles nous force à repenser l’ensemble des
méthodes d’analyse, à adapter le regard sémiologique
occidental qui ne peut pas rester purement fonctionnaliste, mais doit tenter de saisir de l’intérieur l’autre culture, ce qui invite l’ethnoscénologue à faire quelques
excursions-incursions sur le terrain de la pratique. Mais
comment modifier le regard de l’analyse classique
occidentale ? Pour plus de clarté, on systématisera les
nouvelles priorités et on indiquera sur quoi devra porter
en priorité le nouveau regard. Il s’agit là – insistons-y
bien – plus d’un changement d’attitude et d’accent que
du remplacement d’une méthode par l’autre. C’est
donc, dans chaque cas, plutôt à tel aspect qu’à tel autre
que l’analyse s’intéressera. L’autre perspective ne se
bâtit pas sur la ruine de l’ancienne, mais plutôt sur sa
complémentarité. Notons, de plus, que ces critères ne
sont pas uniquement formels, mais qu’ils reposent sur
des considérations de fond et qu’ils engagent toute une
philosophie, voire une métaphysique.
infiltré par l’autre, et on ne peut déterminer avec certitude un échange linéaire et unidirectionnel entre pôle
de la culture source et pôle de la culture cible. Pour
décrire les échanges entre les pôles, il faudrait un
modèle interactif où l’on ne se contente pas d’observer
comment une culture, le plus souvent occidentale,
s’approprie l’autre, mais comment les autres cultures
utilisent elles aussi les propriétés de la culture occidentale à leurs fins. (On pourrait ainsi montrer comment
des mises en scène de textes indonésiens contemporains s’inspirent d’un genre ou d’une technique de jeu
occidentaux et arrangent cette source d’inspiration
selon leurs besoins concrets et locaux.)
L’exemple choisi pour l’exposé des principes réévalués de l’analyse du spectacle non occidental est celui
de la séquence du tir à l’arc par la danseuse de tradition
indienne odissi, Sanjukta Panigrahi. Au-delà de ce cas
particulier, on songe ici à tout spectacle interculturel, et
même à toute pratique spectaculaire qui n’a rien à voir
avec la mise en scène occidentale centrée sur la pensée
unifiante d’un metteur en scène.
REEQUILIBRAGES DE L’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE
THEORIE DES ECHANGES CULTURELS
On ne reprendra pas ici, faute de place, le modèle de
l’échange culturel que nous avons tenté de dessiner
pour la mise en scène interculturelle (Pavis, 1990).
Soulignons simplement que nous nous situons là dans
un modèle interculturel et dans un échange perpétuel et
inévitable entre les cultures ; il n’est plus très facile de
distinguer ce qui vient d’une culture source et ce qui
parvient à la culture cible ; chaque pôle est comme déjà
67
– Séries parallèles plutôt qu’unités minimales
A la place d’une recherche d’unités minimales dont
la définition reste problématique, on s’intéresse à des
séries de signes dans une séquence entière. Dans celle
du tir à l’arc, on observe la position constante de la
main et du bras gauche, celle qui tient l’arc ; le reste du
corps s’organise par rapport à cette constante : la
série des positions de la main droite structure à elle
seule le récit : tenir la flèche, bander l’arc, maintenir
68
la position, juste avant le départ de la flèche. Ce bras
droit est supporté et armé par le tronc, lequel est fermement ancré au sol par des pieds restant dans la même
trace, mais organisant le mouvement et la dynamique
des jambes. Pour chacune des parties du corps mobilisables (tête ou pieds ou torse, etc.), on peut constituer
une série de positions clés et comparer ensuite les
séries parallèles obtenues. La séquence prend son sens
(sa direction) dès lors qu’on est en mesure d’en lire
les actions gestuelles parallèles et d’en repérer les
principales articulations, au sens propre et figuré du
terme.
– Energie plutôt que signification
Souvent une séquence ne prend pas de signification
évidente : il n’est pas possible ou peu éclairant de traduire un signifiant en son signifié correspondant, de
décoder ponctuellement des signes isolés et statiques.
En revanche, le spectateur est souvent sensible à une
dépense d’énergie du danseur, à un type d’énergie propre
à la tradition étudiée, ou à des changements d’énergie
dans une série de mouvements, notamment lorsque la
variation s’effectue selon la polarité force/douceur,
comme c’est le cas dans un grand nombre de traditions.
Dans la séquence du tir à l’arc, il conviendrait de relever les moments de forte tension (ce qui est chose
facile avec cette action consistant à tendre l’arc), de
noter ainsi les moments où la force et la direction du
mouvement changent radicalement. Décrire l’énergie
consiste à montrer en quoi elle est spécifique à une
danse ou un style de jeu (au point qu’un danseur la
conservera même s’il s’essaie à une tout autre danse).
Décrire l’énergie renseigne de plus sur la manière dont
le contexte culturel explique l’usage de telle ou telle
69
danse. L’énergie est de la culture vue d’une certaine
perspective et concrétisée dans un certain rythme.
Dans des exemples moins linéaires et ciblés, on
pourrait s’attacher à reconstituer les flux et les déplacements énergétiques, à dessiner la trajectoire d’une
action physique, à suivre l’acteur dans ce que Barba
appelle “la danse de la pensée en action” (1992,
p. 101). Ce recours, voire retour, à la notion d’énergie ne vise pas à remplacer un théâtre des signes
(une sémiologie occidentale) par un théâtre des énergies (comme le réclamait Lyotard, 1973), mais plutôt
à (re)concilier sémiologie “cartésienne” et vectorisation “artaudienne”, bref à éprouver le flux pulsionnel, mais sans passer les bornes d’un dispositif
structuré et localisable.
– Concret plutôt qu’abstrait
La recherche sémiologique du sens aboutit fréquemment à écarter la matérialité scénique ou corporelle, car
un modèle abstrait note de manière économique la réalité scénique en remplaçant les productions matérielles
par des systèmes signifiants abstraits. L’analyste est
souvent tenté de réduire cette matérialité à un signifié
immatériel. Ce faisant, on perd le sens des actions physiques, de la dramaturgie qui est proprement une suite
d’“actions au travail” (Barba et Savarese, 1995, p. 4854) qui structurent l’histoire racontée, forment la trame
concrète du spectacle et “agissent directement sur
l’attention du spectateur, sur sa compréhension, sur son
émotivité, sur sa «cénesthésie»” (1995, p. 48-49). On
voit ici la culture s’inscrire et s’absorber dans le corps
de l’acteur comme du spectateur, devenir pour eux
connaissance incorporée (incorporated knowledge,
Hastrup, 1995, p. 4). Le tir à l’arc nous en administre
70
une preuve vivante, car le mouvement est proprement
communiqué de manière esthésique à l’observateur, en
tant qu’action physique simple, puissante et sûre.
Quoique invisible, la flèche atteint immanquablement
son but, car elle a été extraite, placée et tirée grâce à
des micro-actions visibles et sensibles. Serait-elle faite
de bambou ou de rayon laser, elle ne serait pas plus
concrète et présente que cette flèche invisible que le
corps de la danseuse réussit à décocher sans coup férir.
– Autonomie des éléments plutôt que hiérarchie
Certes, c’est bien le corps entier de la danseuse qui
s’est ligué pour accomplir cette action fictive et concrète
à la fois ; mais chaque province du corps – tête, tronc,
bras, jambes – joue tour à tour un rôle de premier plan.
La hiérarchie entre ces segments n’est jamais fixe, chacun pouvant à son tour concentrer les regards et se placer au cœur de l’événement gestuel. Chaque segment
devient alors le centre du mouvement de l’énergie,
comme si, dans une sorte de “démocratie corporelle”
(Trisha Brown), tout segment pouvait à un moment ou
à un autre prendre la tête de l’Etat.
Ceci vaut, plus généralement, pour l’ensemble d’une
représentation, laquelle n’est pas hiérarchisée du début
à la fin et de fond en comble, mais reste soumise à des
variations d’intensité (et, comme on le verra, de densité).
Certaines attitudes, certains segments, certains moments
forts du spectacle peuvent devenir en danse odissi,
comme dans d’autres types de spectacles, le foyer
d’une focalisation. Dans cette danse odissi, le geste et
la musique se rencontrent fréquemment en des moments
accentués, arrêts et synthèses, où tout ce qui précédait
s’ordonne et prend sens d’un seul coup.
71
– Perspectives partielles plutôt que centralisation
L’autonomie successive des parties du tout entraîne
l’impossibilité de fixer une perspective centrale. Au
sein d’une représentation, il faut se garder d’homogénéiser, d’unifier et de concilier les différentes perspectives. Nous sommes dans un polyperspectivisme
comparable à cette Vue de Tolède, le tableau du Greco
qu’Eisenstein a pris comme illustration d’un espace
global regroupant des espaces et des perspectives spécifiques, les unes à côté des autres à l’intérieur de
même cadre. Ainsi devrions-nous aborder l’analyse de
l’espace et des actions d’un spectacle, sans partir de
l’idée que tout s’organise nécessairement autour d’un
point de fuite. Le spectateur doit pouvoir retrouver des
perspectives partielles et retrouver, dans ce qui aurait
pu passer pour homogène, une suite de plans conçus à
la manière eisensteinienne d’un montage d’attractions.
On a déjà observé comment la danseuse subdivise
son corps et l’ensemble du corps-esprit en zones
capables de s’isoler comme pour mieux révéler et faire
fonctionner la mécanique perfectionnée de l’enchaînement des parties du corps et des épisodes du récit. A fortiori dans un spectacle interculturel, qu’il soit créolisé
ou multiculturel, il sera aisé de comparer différentes
perspectives et de juger d’un montage en grande partie
effectué par le spectateur.
– Densité différentielle plutôt qu’homogénéité
La représentation n’est pas toujours taillée dans la
même étoffe, elle n’a pas uniformément la même densité. Cette notion de description dense (thick description) provient de l’anthropologue Clifford Geertz qui
s’en sert pour repérer dans une culture des faisceaux de
faits particulièrement denses : “Le but est de tirer
72
d’importantes conclusions à partir de petits faits d’une
texture très dense ; de fonder des affirmations générales
sur le rôle de la culture dans la construction de la vie
collective en les mettant en rapport avec des détails
concrets très spécifiques” (Geertz, 1973, p. 28). L’analyse
s’inspire de l’anthropologie qui s’efforce de mener de
front une analyse locale détaillée et une synthèse globale des forces impliquées. Le local est abordé par des
microanalyses, des mouvements ou des discours, tandis
que le global s’explicite dans le discours général de la
mise en scène (le cas échéant) ou dans l’exposé des
grands principes du fonctionnement.
Dans le cas de la séquence de danse odissi, les
moments denses se situent lors de changements de
direction, de translation de poids, de libération de
l’énergie, ou d’arrêts. Les différences de densité ne sont
pas, là, dans ce cas précis, dues à une hétérogénéité culturelle, mais à une “respiration” et une répartition différenciée des énergies.
Dans le cas des spectacles plus complexes, utilisant
toutes les ressources de la mise en scène occidentale,
l’analyse repère les moments où plusieurs séries ou
ensembles se recoupent et densifient leur présence.
Ainsi pour l’espace : tout dans le spectacle n’a pas la
même pertinence ; il y a des zones denses, où le
moindre détail prend de l’importance, et des zones neutralisées où ni sens ni énergie ne semblent émerger ;
pour l’intrigue : aux moments clés où les conflits se
nouent ou se dénouent succèdent des temps morts ;
pour l’acteur : des zones de son corps sont plus ou
moins signifiantes, ou bien ses caractéristiques en font
un personnage plus ou moins défini et individualisé.
Dans le cas des mises en scène interculturelles, on
perçoit bien les différences de densité, en étant sensible
73
aux matériaux d’origines diverses, notamment quant à
leur provenance culturelle et aux conditions adéquates
pour les aborder. Le spectateur doit constamment changer de regard, et donc de mode d’analyse, sans pourtant
identifier à coup sûr les sources et les cultures.
– Syncrétisme plutôt que pureté
La danse odissi ne présente aucun caractère visible
de syncrétisme, au sens d’une créolisation d’éléments
provenant de cultures différentes. Le syncrétisme
semble réservé, mais pas nécessairement, au théâtre
interculturel.
– Refaire plutôt que décrire ?
Devant de telles difficultés pour décrire et évaluer le
syncrétisme des cultures, le plus simple ne serait-il pas
de demander à l’artiste lui-même de parler de son art
en le re-produisant ? Lorsqu’on prie Sanjukta Panigrahi
d’analyser l’épisode du tir à l’arc, elle le fait en reprenant les principales attitudes, en les commentant verbalement, en s’arrêtant pour expliciter un détail, en
identifiant les motifs, les poses et les transitions. Cette
manière de procéder renseigne aussi sur la manière de
narrer propre à chaque culture, avec les exemples
qu’elle juge nécessaires et selon l’évaluation des difficultés et des originalités de ses propres manifestations.
Cette démonstration de travail, à mi-chemin entre la
reconstitution (impossible) et la description (mutilante)
révèle bien toute la différence entre la chose et le mot,
entre l’action scénique et la réflexion théorique. Remarquons du reste que cet exercice de commentaire/démonstration est à l’usage exclusif des Occidentaux : il est
réalisé en anglais pour un public d’amateurs occidentaux qui ignore tout de l’odissi, mais l’apprécie beaucoup
74
(créditons-le de cette ouverture d’esprit !). Dans son
école, avec ses propres élèves, S. Panigrahi procéderait
tout à fait différemment. Elle ferait faire et refaire
l’exercice, sans commenter ses buts, avec le seul souci
de transmettre physiquement cette danse. A l’Ouest,
elle accède à notre demande en tenant compte de notre
désir de rationalisation et de mémorisation intellectuelle
de l’information, de notre obsession de dire plus que de
faire.
Tout ceci indique assez que l’analyse n’est pas la
seule et bonne méthode pour noter et transmettre un
spectacle, et ce d’autant plus si le but n’est pas de noter
une mise en scène fraîchement inventée, mais de transmettre un savoir-faire aux générations futures, comme
pour la danse odissi.
Certains acteurs occidentaux ont découvert eux aussi
la possibilité de conserver et d’analyser leurs rôles passés, en les reprenant ou en les citant au cours de
démonstrations de travail. Ainsi procèdent Iben Nagel
Rasmussen et d’autres actrices de l’Odin Teatret, ou
Mike Pearson (1994). Ce dernier invente tout un dispositif pour faire revivre un théâtre passé, en en proposant
une réplique qui non seulement le remémore et l’analyse,
mais aussi le recrée et le prolonge.
Le syncrétisme est le plus évident dans la mise en
scène contemporaine occidentale qui se trouve, depuis
son apparition, influencée, infiltrée et régénérée par des
pratiques et des regards étrangers. La mise en scène
occidentale n’est-elle pas à présent un peu chinoise
(effet d’étrangeté), indienne (union du corps et de
l’esprit), balinaise (depuis Artaud et son écriture du
corps), japonaise (antipsychologisme), etc. ? L’ancienne
conception de la mise en scène comme maîtrise centrale
du sens s’est effritée, et avec elle la prétention globalisante
75
et puriste de l’analyse du spectacle. Le même spectacle
pourra être reçu différemment par des groupes différents, l’œuvre scénique s’adapte au regard de l’autre, se
recompose à l’infini, propose souvent autant des notations culturelles spécifiques que des universaux, se
donne tour à tour à voir comme un bien consommable
exotique ou comme un accès réfléchi à la culture de
l’autre.
L’interculturel est aussi quelque chose qui peut exister à l’intérieur de l’intraculturel. Ainsi, la “culture
française” n’est-elle pas la résultante d’une série de
cultures particulières héritées de l’histoire ? Apprenons
certes à respecter les cultures, mais n’oublions pas
qu’elles sont déjà des constructions hétéroclites à partir
de différents matériaux culturels. Reconduit de l’analyse
à la pratique, du regard à l’objet regardé, nous voici
aussi ramené à notre point de départ : à la question de
l’utilité de l’approche anthropologique dans le domaine
du théâtre interculturel et de l’ethnoscénologie.
Mais qu’est-ce qui a au juste changé depuis que
nous nous méfions de notre regard naturellement ethnocentrique ?
1. L’approche anthropologique semble s’imposer dès
lors que l’on est appelé à se prononcer sur un spectacle
qui véhicule nécessairement des valeurs culturelles
autres que les nôtres. Il n’est ni possible ni souhaitable
de séparer strictement les spectacles appartenant à la ou
aux culture(s) de l’analyste et les spectacles pour nous
étrangers ou interculturels. Le regard anthropologique,
proche et éloigné à la fois, est la règle générale tout
comme l’est le spectacle ouvert au pluralisme culturel.
Il convient donc d’aborder et d’analyser les spectacles
76
avec le sens du relatif, en adaptant, voire en contredisant les procédures d’analyses habituellement utilisées
par la sémiologie occidentale.
Que peut alors l’anthropologie ou l’ethnoscénologie
pour l’analyse du spectacle ? Seulement et simplement :
changer notre regard sur le spectacle, lequel nous apparaîtra, mais au sens positif du terme, comme un “corps
étranger” : regard étranger, neuf, non conventionnel,
mais aussi regard qui engage tout le corps. Nous ne
pouvons certes pas sortir de notre culture, de ses préjugés, de ses insuffisances, mais nous savons du moins
que notre regard est embué, mais aussi enrichi par toute
notre expérience culturelle.
2. Soupçon soudain : l’expression “sémiologie occidentale” n’est-elle pas déjà en soi ethnocentrique ? Pas
nécessairement, si l’on considère que la sémiologie des
spectacles s’est surtout développée (à notre connaissance)
en Europe et aux Amériques, et qu’elle a pris pour
objet (pour cible ?) des mises en scène occidentales. Il
est donc compréhensible que sa perspective soit partielle
et qu’il faille l’aménager pour d’autres formes. C’est ce
qu’on a tenté d’ébaucher ici.
3. Ce faisant, on a vite pu constater qu’il s’agit plutôt d’une adaptation et d’un regard différent que d’une
contre-méthodologie. On a maintes fois insisté sur
l’imbrication des cultures, notamment sur la constitution souvent multiculturelle des spectacles, à l’Ouest
comme dans le reste du monde. L’observateur doit
concevoir l’objet spectaculaire comme le même et
comme l’autre. Il n’a pas à rougir de la sémiologie
fonctionnaliste qui a beaucoup contribué à l’élucidation
des productions culturelles, qui est d’une rigueur inégalée et qui a paru à un moment donné le courant de pensée dominant. L’observateur doit seulement corriger les
77
effets déformants d’un théâtre et d’une théorie fondés
sur le texte ou sur l’idée d’un auteur du spectacle. Il lui
appartient de faire un bout du chemin vers l’autre culture, mais pas le chemin tout entier.
4. Sur le chemin de Damas du théâtrologue charitablement guidé par l’anthropologue, bref de l’ethnoscénologue (puisqu’il faut l’appeler par son nom) se
dressent bien des embûches, dont la moindre est peutêtre qu’il disparaisse lui aussi, corps et biens, dans
l’objet de sa recherche. On se souvient que l’anthropologue, ayant quitté son pays pour découvrir l’autre culture, “pratique l’observation intégrale, celle après quoi
il n’y a plus rien, sinon l’absorption définitive – et c’est
un risque – de l’observateur par l’objet de son observation” (Lévi-Strauss, 1973, p. 25). L’ethnoscénologue
qui déserte ses positions assurées de critique et de
sémiologue, pour s’immerger dans le spectacle et dans
l’univers qui l’a produit, ne court pas un risque
moindre. Parti pour régler une banale question d’épistémologie et d’analyse des spectacles, il risque de se
transformer en un dramaturge, un metteur en scène,
voire en un acteur : il est des destins tragiques. Certes
son observation participante abolit les frontières entre
objet et sujet, je et tu, il est dans la même situation que
la science anthropologique, la seule “à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration
objective” (ibid., p. 25), mais en plus il a perdu ses
repères occidentaux, sa confiance en une méthodologie
d’analyse efficace, sa croyance en l’utilité sociale de sa
mission. La désorientation est totale, mais salutaire, car
l’autre de l’analyse, c’est la fabrication du spectacle – et
qu’est-ce que cette fabrication sinon une anticipation de
sa réception, une analyse avant la lettre de ce qui n’est
pas encore ?
78
5. Ce regard anthropologique sur le théâtre interculturel, proche et éloigné à la fois, finit par profiter à la
théorie et à la pratique occidentales. Il les aura en effet
obligées à reconsidérer les méthodes d’analyse, à
prendre acte du métissage culturel et à s’inscrire dans
un monde plus complet et complexe qu’elles ne l’imaginaient1.
BIBLIOGRAPHIE
McALOON John J., Rite, Drama, Festival, Spectacle, Institute
for the Study of Human Issues, Philadelphia, 1984.
PAVIS Patrice, Le Theâtre au croisement des cultures, Corti,
Paris, 1990.
PEARSON Mike, “Theatre Archeology”, The Drama Review,
38, 4, T 144, 1994.
PRADIER Jean-Marie, “Ethnoscénologie, manifeste”, Théâtre/
Public, 1995.
TURNER Victor, Dramas, Fields and Metaphors, Cornell University Press, Ithaca, 1974.
LUCIA CALAMARO
ETHNOSCÉNOLOGIE :
NOTES SUR UNE AVANT-PREMIÈRE
FONDATEURS
Eugenio, “Théâtre eurasien”, Confluences, P. Pavis
(éd.), PPBBR, 1992.
BARBA Eugenio, SAVARESE Nicola, L’énergie qui danse. L’art
secret de l’acteur, Lecture, Bouffonneries, 1995.
BERNABÉ Jean, CHAMOISEAU Patrick, CONSTANT Raphaël,
Eloge de la créolité, Gallimard, Paris, 1993.
BURKE Kenneth, A Grammar of Motives, Englewood Cliffs,
1945.
CLIFFORD James, The Predicament of Culture, Harvard University Press,1988.
GEERTZ Clifford, The Interpretation of Cultures : Selected
Essays, Basic Books, New York, 1973.
GOFFMAN Erving, The Presentation of Self in Everyday Life,
Doubleway, New York, 1959.
HASTRUP Kirsten, “Incorporated Knowledge”, Mime Journal, 1995.
HASTRUP Kirsten, “Culture/Tradition”, document interne pour
l’ISTA de Londrina , 1994.
HASTRUP Kirsten, “Reflections on ISTA”, 1996.
LÉVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale II, Plon,
Paris, 1973.
BARBA
Voilà déjà plus de deux décennies, le musicologue
nord-américain John Blacking lançait du haut du titre
d’un ouvrage une sorte d’invitation à considérer une
question fondamentale : How Musical is Man ?
demandait Blacking, non sans ambition1. L’interrogation abrite en réalité tout un programme de recherche et
vise à établir si la musique est une dimension de base
de l’homme. Mettre la question sur le tapis est en soi
suffisant pour que le livre de Blacking ait gagné sa
place parmi les travaux qui peuvent à juste titre être
considérés fondateurs.
Le même adjectif peut être appliqué à Eric H. Lenneberg et à son ouvrage Biological Foundations of
Language, qui a marqué, dans les années soixante, un
point d’inflexion dans la linguistique2. Il s’agit, dans
les deux cas, de travaux qui posent des problèmes trop
vastes et complexes pour être traités dans à peine
1. Ce texte est un fragment d’une étude, à paraître en 1996 chez
Nathan, Introduction à l’analyse des spectacles.
1. John Blacking, How Musical is Man ?, University of Washington Press, Seattle, 1973.
2. Eric H. Lenneberg, Biological Foundations of Language, John
Wiley & Sons, New York, 1967.
79
81
quelques dizaines de pages, et il ne faut pas par conséquent attendre des conclusions définitives, mais plutôt
des indications, des orientations nouvelles, des hypothèses, des intuitions. Blacking et Lenneberg essaient
d’enfoncer leurs scalpels dans des zones mal connues de
ce que l’on appelle, faute de mieux, la “nature humaine”.
Un pareil élan fondateur peut être perçu dans la
volonté de constituer une discipline qui se propose non
seulement d’ajouter une rubrique à l’inventaire des
études spécialisées et de fournir un point de repère institutionnel aux chercheurs dans le domaine des spectacles vivants, mais surtout de poser en termes
pertinents, dans ce domaine, une question semblable à
celle de Blacking : à quel point l’homme est-il “spectaculaire” ? La taille et la nature de la problématique
annule, comme pour la musique ou le langage, toute
illusion d’obtenir des réponses simples ou à court
terme, mais en tout cas l’antécédent de Lenneberg suggère une voie possible à parcourir, à savoir : se pencher
sur les fondements biologiques des arts vivants du
spectacle.
L’idée d’une base biologique de la culture n’est pas
nouvelle ni dépourvue de risques. Trop de déterminismes aux conséquences néfastes ont engendré une
méfiance généralisée envers les propositions qui postulent, souvent dans la croyance d’accéder à des degrés
supérieurs de scientificité, des explications biologiques
des phénomènes sociaux et culturels. Le terme explication est en fait celui qu’il faut écarter pour échapper au
“biologisme”, dont Antoine Danchin a dénoncé les
méfaits1, et lui substituer, à l’instar de Lenneberg, celui
1. Antoine Danchin, “Le pilote fantôme”, Le Débat, n° 20, mai 1982,
p. 123-130.
82
de fondements. Ainsi, l’ethnoscénologie, loin de se
diriger vers une espèce de “biologie du spectacle” à
laquelle seraient tentés de la pousser des esprits enthousiastes et friands des choses simples, a face à elle une
tout autre tâche : installer une pensée qui se détache
nettement des conceptions dualistes et des querelles
réductionnistes qui lui sont consubstantielles. C’est
facile à dire, c’est long et complexe à mettre en œuvre ;
l’acte de fondation est bien plus qu’un geste.
LE SEUIL
Selon le manifeste de l’ethnoscénologie, celle-ci “se
propose d’être aux pratiques et aux formes spectaculaires humaines ce que l’ethnomusicologie est devenue
pour le phénomène musical. La définition de la musique
que donne John Blacking – «des sons humainement
organisés» – conduit à proposer la définition de l’ethnoscénologie comme étant l’étude, dans les différentes
cultures, des pratiques et des comportements humains
spectaculaires organisés – PCHSO.” Le lien entre les
deux définitions présente pourtant un hiatus qui constitue, en fait, l’espace où se joue la construction d’une
“théorie fondamentale du spectaculaire” au sein de la
nouvelle discipline. Le “son” chez Blacking se transforme, dans l’ethnoscénologie, en une entité qui n’est
pas encore définie : le “spectaculaire”, dont l’allusion
indique implicitement l’endroit où l’on doit creuser à la
recherche du trésor-concept central. Le nom n’est pour
l’instant que la croix sur la carte du pirate.
Les précisions supplémentaires apportées par le
manifeste tendent à limiter la confusion et à encadrer
avantageusement l’attitude intellectuelle requise pour
83
avancer dans le sens de donner de l’épaisseur et de
systématiser la notion1. Le manifeste pose, en somme,
un seuil épistémologique, une base sur laquelle il faudra travailler. Les démarches possibles sont multiples et
pour la plupart restent à établir, mais deux sortes d’opérations préalables peuvent d’ores et déjà être mentionnées, et correspondent en quelque sorte aux intitulés
des deux premières parties du colloque de fondation du
Centre international d’ethnoscénologie tenu à la Maison des cultures du monde à Paris : l’état des lieux et
les modes d’approche.
Malgré l’écart que les principes de base de la nouvelle discipline suggèrent vis-à-vis des études théâtrales et de l’ensemble des théories existantes sur les
spectacles vivants, il ne semble pas prudent de ne pas
en tenir compte, ne serait-ce que pour établir une critique rigoureuse de leurs perspectives et des résultats
des recherches entreprises. Rien n’autorise à supposer a
priori que ce qui a été fait dans le domaine des
approches anthropologiques, historiques, sociologiques
et même sémiologiques du théâtre est globalement sans
intérêt. De plus, bien des chercheurs concernés par
l’ethnoscénologie viennent des études théâtrales traditionnelles, et leur propre opération de révision – ou
reconversion – fait partie d’une transition, d’un processus dont l’ethnoscénologie a tout à gagner en termes
méthodologiques.
Pour ce qui est des modes d’approche, plutôt que de
1. “Le mot «spectaculaire» (performing, en anglais), en PCHSO, 1)
ne se réduit pas au visuel ; 2) se réfère à l’ensemble des modalités
perceptives humaines ; 3) souligne l’aspect global des manifestations expressives humaines, incluant les dimensions somatiques,
physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles.”
84
dresser l’inventaire des disciplines susceptibles d’être
intégrées à la constellation de l’ethnoscénologie, il
paraît préférable de s’interroger sur les mises en rapport des différentes approches et d’insister sur l’abandon des hiérarchies usuelles à l’heure de les mettre à
profit. La balance penche habituellement du côté des
sciences humaines, mais celles-ci se révéleront certainement insuffisantes pour donner corps à une définition
du spectaculaire qui non seulement puisse rendre
compte de dimensions autres que la symbolique, mais
surtout des intimes liaisons entre elles. Jacques Droulez, chercheur au laboratoire de physiologie neurosensorielle du CNRS, signale par exemple que “les capacités
plus «élaborées», telles que la perception, la mémoire,
l’imagination ou même le raisonnement et le langage
que l’on peut observer chez l’homme (et pour une part
chez les autres mammifères supérieurs) portent encore
la marque des mécanismes sensorimoteurs élémentaires dits de «bas niveau», par opposition aux fonctions cognitives supérieures. Réciproquement, une
étude plus détaillée des réflexes élémentaires, considérés à tort comme innés, rudimentaires et immuables,
montre en réalité leur caractère variable, ajustable et
sensible aux représentations cognitives supérieures1.”
Ce genre de considérations et les recherches sur des
phénomènes pareils se situent au cœur même des problématiques générales énoncées dans le manifeste.
Cependant, la physiologie neurosensorielle est absente
du paysage disciplinaire majoritaire concernant les
spectacles vivants. Il ne s’agit pas, bien entendu, de
prôner tout simplement l’incorporation de Droulez ou
1. Jacques Droulez, “Le mouvement à l’origine de l’intelligence ?”,
Science & Vie, n° 177, décembre 1991, p. 52.
85
de ses collègues à la recherche en ethnoscénologie ; il
importe davantage de savoir quels sont les ajustements
que devront – et/ou pourront – subir les sciences
humaines dans le cadre d’une interdisciplinarité élargie.
ETHNOS
Les remarques rapides et fragmentaires qui précèdent
relèvent, si on découpe le nom de la nouvelle discipline,
de ce que l’on pourrait appeler scénologie, c’est-à-dire
des aspects relatifs aux notions et aux hypothèses qui
se réfèrent à l’objet en tant que catégorie générale
d’activités humaines. Le préfixe ethno désigne, comme
il est d’usage, l’introduction d’une composante culturelle, entendue aussi bien comme variabilité, reconnaissance de la diversité humaine, que comme une
dimension constitutive de l’espèce en tant que telle.
Cette deuxième acception indique, au moins pour ce
qui nous intéresse, qu’il ne peut pas y avoir de scénologie tout court à laquelle on ajouterait, suivant la procédure traditionnelle, le préfixe ethno pour donner lieu à
une branche spécifique de la discipline.
Cela étant dit, il est vrai que parler d’ethnoscénologie renvoie à deux démarches complémentaires mais
non superposables, dont une est plus étroitement liée
aux recherches de type ethnographique sur le terrain,
visant “l’inventaire et la sauvegarde des formes et des
techniques propres aux pratiques et aux comportements
humains spectaculaires organisés qui constituent le
patrimoine de l’humanité, en dehors des modes et des
hégémonies politiques, économiques et culturelles”, tel
qu’il est dit dans le manifeste de l’ethnoscénologie.
Cette démarche se rattache aussi directement aux
86
quatre opérations mentionnées par Jean Duvignaud lors
du colloque de fondation : enquêter, enregistrer, comparer, comprendre.
La tâche est indispensable, mais elle comporte
quelques dangers. En premier lieu, l’attention préférentielle éventuellement portée à l’enquête et à l’enregistrement, en dépit de la réflexion sur les conditions
d’établissement d’une théorie fondamentale, peut nuire
grandement à la compréhension et déboucher sur une
sorte d’encyclopédisme du spectaculaire, mince résultat par rapport aux objectifs posés. De plus, dans un
collectif de recherche international, la mise en commun
d’un certain nombre d’outils conceptuels – labeur certainement plus aride et moins attrayant que le contact
avec l’immense richesse des formes spectaculaires –
s’avère capitale à l’heure des échanges ; pour que les
malentendus productifs prospèrent, il faut au moins
avoir le sentiment de se comprendre.
Un deuxième danger est celui, peut-être encore plus
important, du préjugé ethnocentrique. Il est aussi le
plus évident, et il suffit donc apparemment de rappeler
qu’il faut le refuser, car nul ne saurait briser le consensus à cet égard. Seulement, cette unanimité trop vite
obtenue se borne souvent à la formule et cache des
visions du problème bien diverses. Il faudrait distinguer, en premier terme, le refus de l’ethnocentrisme
entendu comme une opération épistémologique visant à
démonter un des obstacles les plus redoutables à la
compréhension des faits culturels, du même refus
exprimé en termes idéologiques. Ce dernier n’est
d’habitude qu’un succédané, orné de mots savants, du
tiers-mondisme le plus élémentaire, consistant à faire le
procès de l’Occident. Ce point de vue, qui peut s’expliquer
en termes politiques et/ou historiques – et que beaucoup
87
d’Occidentaux semblent partager avec enthousiasme ou
contrition, d’ailleurs –, est d’autant plus irrecevable
qu’il est lui-même ethnocentrique, car il revient à affirmer que le seul ethnocentrique est l’Autre.
La question ne va donc pas de soi et mérite de s’y
arrêter sans faire confiance aux sous-entendus et aux
coïncidences de surface. Le risque est grand, autrement, de retrouver des consignes à la place d’une
démarche intellectuelle. Un bon point de départ serait
la lecture attentive du passage de l’article de FranceMarie Renard-Casevitz1 cité dans le manifeste de l’ethnoscénologie. On y trouve des éléments intéressants
sur une forme d’ethnocentrisme que l’auteur qualifie de
subtile et atténuée. D’autres formes aussi subtiles ont
été exprimées dans le colloque tenu à la Maison des
cultures du monde.
L’ethnomusicologue Gilbert Rouget manifestait,
dans son intervention au colloque, son désaccord avec
la définition de la musique donnée par John Blacking
– “des sons humainement organisés” – et citée dans le
manifeste. Le code morse est un son humainement
organisé ; est-il pour autant de la musique ? demandait
Rouget, et il est vrai que cet exemple traduit une objection non négligeable. Elle ne revêt cependant pas une
importance majeure pour l’ethnoscénologie, car ce
qu’il faut retenir de la définition de Blacking est, me
semble-t-il, le concept d’organisation. Il constitue la clé
de voûte, en quelque sorte, d’une théorie fondamentale
du spectaculaire qui tienne compte, à l’instar de Lenneberg, des fondements biologiques de la culture, à partir
1. France-Marie Renard-Casevitz, “Ethnocentrisme”, in Pierre
Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, Paris, 1991, p. 247.
88
de laquelle il permet également de faire face au préjugé
ethnocentrique dans une perspective qui n’est pas
exclusivement fondée sur des valeurs, mais aussi et
surtout sur des bases épistémologiques consistantes.
Les dramaturgies, dit Jean-Marie Pradier à ce propos, “résultent de l’organisation culturelle des activités
spectaculaires humaines sous-tendues par des traits
héréditaires communs à l’espèce, et apparentés à ceux
que l’on retrouve dans d’autres espèces animales. (…)
Sur un fond «spectaculaire» commun à l’espèce qui
constitue une sorte d’armature bioesthétique (…), se
sont montés les édifices proprement culturels1.” Le
corollaire est que la notion d’organisation contenue
dans celle de PCHSO “se réfère à la dimension intentionnelle de l’objet. Elle offre l’avantage de sousentendre une multiplicité de systèmes, évitant par là de
laisser croire à l’universalité absolue d’un genre historique (le théâtre, en l’occurrence) à l’aune duquel
seraient mesurés tous les autres2.” En d’autres termes,
la notion d’organisation rend compte, entre autres, de la
diversité culturelle dans le domaine des spectacles
vivants dans un cadre qui exclut toute sorte de qualification hiérarchique des formes particulières et de leurs
contextes.
On peut se demander, à la lumière de ce qui précède,
si au-delà de la définition de Blacking il est utile et
1. Jean-Marie Pradier, “Espaces de relation entre les dramaturgies à
portée limitée et les dramaturgies majoritaires : approche neuroculturelle”, Congresso Internacional de Teatra a Catalunya 1985 –
Actes, vol. IV, seccions 7, 8, i 9, Instituto del Teatro Diputacio de
Barcelona, p. 159.
2. Jean-Marie Pradier, “Anatomie de l’acteur”, Théâtre/Public, n° 7677, juillet-octobre 1987, p. 35.
89
même souhaitable d’établir un parallélisme entre ce que
l’ethnoscénologie se propose d’être vis-à-vis des pratiques spectaculaires et “ce que l’ethnomusicologie est
devenue pour le phénomène musical”. En effet, en faisant appel à ce que Gilbert Rouget lui-même entend
par ethnomusicologie – la musicologie des civilisations
dont l’étude constitue le domaine traditionnel de l’ethnologie1 –, on peut constater que l’ethnocentrisme n’y est
pas complètement évacué : le domaine traditionnel de
l’ethnologie s’est constitué, dit France-Marie RenardCasevitz, à partir du préjugé ethnocentrique “subtil et
atténué”, repris par “les sciences humaines naissantes
au XIXe siècle” et devenu “par un curieux renversement, l’un des principes de base de la démarche ethnographique2”.
1. Cité par Simha Arom et Frank Alvarez-Péreyre, in Pierre Bonte
et Michel Izard, op. cit., p. 248.
2. France-Marie Renard-Casevitz, op. cit.
RAFAËL MANDRESSI
L’ETHNOSCENOLOGIE OU LA
CARTOGRAPHIE DE TERRA INCOGNITA
Nul ne s’étonne guère désormais de trouver associés
les termes anthropologie et théâtre. Dans la cacophonie disparate des études théâtrales la voix de
l’anthropologie résonne de plus en plus fort depuis
quelques lustres, donnant lieu à des approches
diverses “appliquant le vocabulaire et les outils de
l’anthropologie à l’analyse du phénomène théâtral,
ou bien dégageant des confluences entre certains
concepts centraux de l’anthropologie (plus spécialement dans l’analyse des rituels) et certains concepts
du théâtre. C’est le cas en particulier, aux Etats-Unis,
de Victor Turner, du côté de l’anthropologie, et de
Richard Schechner du côté du théâtre, qui tous deux
développent une réflexion autour des relations entre
rite, théâtre et performance1.” Dans un autre registre,
l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba, qui vise
des objectifs différents et suit une démarche n’entretenant parfois avec l’anthropologie que des rapports
lointains, a produit un corpus volumineux – quoique
irrégulier – et jouit d’une large diffusion qui déborde
1. Monique Borie, “Anthropologie théâtrale”, in Michel Corvin,
Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 45.
91
les marges de la théorie stricto sensu pour aller nourrir le jargon d’une pratique épigonale1.
Dans ce contexte, l’introduction d’un nouveau terme
– ethnoscénologie – peut à première vue sembler
superflue et venir apporter de la confusion dans un
domaine encore mal défini et déjà encombré de nomenclature. Or l’acte de nommer n’est jamais sans conséquences. Lorsque la tranquille et séculaire démocratie
uruguayenne se refit une santé après avoir été brisée en
1973 par un coup d’Etat militaire, le lourd héritage à
gérer comprenait, outre des atrocités innommables, les
traces grotesques de la symbolique du régime. Parmi
ces dernières se comptait, à Montevideo, la place de la
Nationalité, une immense esplanade conçue dans un
style apprenti fasciste et vouée à la célébration, entre
autres, des fastes du 14 avril, le “jour des héros du
combat contre la subversion”. La place de la Nationalité devint, le lendemain du départ des militaires, place
de la Démocratie. Le 14 avril, à son tour, fut rebaptisé
comme “jour des héros du combat pour la démocratie”.
Tout en demeurant la même place, elle est devenue
depuis lors une autre. Si nommer revient à doter d’existence le regard que l’on veut porter, le mot “ethnoscénologie” traduit, autant que celui de “place de la
Démocratie”, l’irruption d’un regard spécifique et, partant, d’un nouvel objet (ou, si l’on préfère, d’un objet
1. Ce phénomène se manifeste – et fait des ravages – notamment en
Amérique latine, où il est fréquent que l’on puise dans le discours
d’Eugenio Barba de quoi fonder la légitimité d’une pratique théâtrale
engagée dans la quête de l’identité culturelle. On a pu assister ainsi
à l’accouchement d’un tiers-théâtre muni d’une rhétorique solennelle,
ramollie et millénariste, appelée à justifier une production de piètre
qualité.
92
renouvelé). Loin de prôner l’adhésion à un nominalisme
absolu, mon propos entend simplement montrer que ce
geste épistémologique primordial suffit à établir, dans
une première étape, le bien-fondé de la création d’une
nouvelle discipline.
OUVERTURES
Plus important que l’argument précédent est, toutefois,
la forte présomption que ce domaine prétendument surchargé – celui des tentatives de mise en rapport du
théâtre et de l’anthropologie – ne correspond que partiellement à celui que l’ethnoscénologie commence à
peine à dessiner. Il ne s’agit ni de l’analyse transculturelle des principes de base du travail de l’acteur, ni des
approches culturalistes plus ou moins révisées appliquées aux arts du spectacle, ni de l’étude des relations
entre rituel, théâtre et/ou performance. Toutes ces perspectives, en introduisant peu ou prou une dimension
culturelle, ont certes ouvert des horizons plus larges à
une théorie théâtrale saturée et manquant de souffle.
Mais leurs limites sont vite atteintes : la plupart des
recherches entreprises ont très rarement dépassé le
constat de la diversité et les modélisations générales inspirées de conceptions anciennes1. La tentation est souvent
trop forte de dresser d’impossibles inventaires qui donnent lieu à une sorte d’entomologie des formes spectaculaires ou à la prolifération des études monographiques que
se doit de produire une ethnologie comme il faut.
1. Les travaux de Victor Turner – en particulier ses derniers écrits –
doivent être rangés du côté des remarquables exceptions.
93
Si cette première ouverture – la “découverte” des cultures par les études théâtrales – a permis d’y installer un
relativisme bien tempéré et de déstabiliser un théâtrocentrisme aveugle, elle s’est révélée insuffisante pour avancer
dans un terrain qui n’a connu jusqu’à présent que des
fracassants échecs : celui de la spécificité des spectacles
vivants. Pourtant, une approche anthropologique est au
moins en mesure de mettre au clair que la question de la
spécificité ne renvoie pas forcément à la vétuste quête de
l’essence du théâtre et aux présupposés idéalistes qui s’y
rattachent. Il existe, aussi bien pour le théâtre que pour
n’importe quelle autre forme spectaculaire, une spécificité
d'ordre culturel, c’est-à-dire définie par rapport aux systèmes culturels auxquels ils appartiennent. Paradoxalement, cette démarche ne recèle rien de véritablement
spécifique ; elle pourrait être suivie exactement dans les
mêmes termes à propos de n’importe quel objet. L’ouverture anthropologique de la théorie théâtrale n’est en fait
qu’une perspective – parmi d’autres : historique, sémiologique, sociologique, et passim – appliquée à un objet
(théâtre, performance, spectacles vivants). L’enjeu de
l’ethnoscénologie est tout autre : il s’agit de constituer une
discipline propre à cet objet, qui puisse rendre compte
non seulement de la diversité de ses manifestations, mais
également de leurs fondements communs.
On arrive ainsi à la deuxième ouverture, que j’appellerai, à l’instar des participants au colloque sur l’Unité
de l’homme : invariants biologiques et universaux
culturels, tenu à l’abbaye de Royaumont en 19721,
“ouverture bioanthropologique”. La dénomination entend
1. Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini (sous la direction
de), L’Unité de l’homme, 3. Pour une anthropologie fondamentale, coll. “Points”, Le Seuil, Paris, 1974.
94
traduire une réponse théorique à la délimitation et à la
caractérisation contenues dans l’expression “spectacles
vivants” : c’est de la vie qu’il s’agit, du vivant à l’œuvre
dans des pratiques culturelles qui en font leur support. On
pourrait dire, sans manquer de pertinence, que la spécificité ne doit pas être cherchée ailleurs et qu’il suffit donc
d’introduire une approche biologique. Ce serait cependant
se cantonner à nouveau dans une interdisciplinarité plus
ou moins confortable, faite de la juxtaposition de perspectives, alors que le problème de fond qui est posé est celui
de l’articulation de l’organique et du symbolique, du biologique et du culturel, celui de l’imbrication intime du
corporel et du cognitif. En fait, cette deuxième ouverture
doit, pour l’être véritablement, conduire à élaborer une
épistémologie qui échappe aux conceptions hiérarchiques
développées à l’intérieur d’une pensée de l’étanchéité1.
L’enjeu central de la nouvelle discipline se situe à ce
niveau, et le manifeste2 l’exprime clairement : “L’ethnoscénologie reconnaît la complexité et l’interactivité des
dimensions constitutives de l’être humain.”
Paraphrasant le titre de l’ouvrage du musicologue
John Blacking – How Musical is Man ? – Jean-Marie
Pradier se demande à son tour : “A quel point l’homme
pense-t-il avec son corps1?” Fil rouge de la construction d’une “théorie fondamentale du spectaculaire”,
cette interrogation vise le cœur même d’une dimension
à définir mais dont “on peut raisonnablement supposer
que (…) de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique de l’espèce humaine2”. Or
comment penser cette problématique ? Disposons-nous
des concepts pour la formuler dans un cadre de pertinence différent de celui relevant de ce que Cornelius
Castoriadis appelle la “pensée héritée3” ? Une voie possible est celle de comprendre et de pratiquer l’interdisciplinarité de façon à tirer des approches en jeu des
leçons épistémologiques, au lieu d’emprunter – et
accumuler – des modèles achevés et leurs terminologies. L’anthropologie historique est bien plus que
l’irruption d’objets propres à l’anthropologie dans la
recherche en histoire, elle implique un mouvement intellectuel de plus vaste portée consistant à concevoir le
passé comme ayant “pour fonction de signifier l’altérité4”.
De même, la notion d’auto-organisation s’est développée
“au sein de l’archipel scientifique dans ces passages
1. “Les capacités plus «élaborées», telles que la perception, la
mémoire, l’imagination ou même le raisonnement et le langage (…)
portent encore la marque des mécanismes sensorimoteurs élémentaires dits de «bas niveau», par opposition aux fonctions cognitives
supérieures. Réciproquement, une étude plus détaillée des réflexes
élémentaires, considérés à tort comme innés, rudimentaires et
immuables, montre en réalité leur caractère variable, ajustable et
sensible aux représentations cognitives supérieures.” (Jacques
Droulez, “Le mouvement à l’origine de l’intelligence ?”, Science &
Vie, n° 177, Le Cerveau et l’intelligence, décembre 1991, p. 52).
2. “Ethnoscénologie, manifeste”, Théâtre/Public, n° 123, mai-juin 1995.
1. Communication à la séance d’inauguration du colloque de fondation
du Centre international d’ethnoscénologie, 3 mai 1995, Unesco, Paris.
2. Jean-Marie Pradier, id.
3. Le Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil,
Paris, 1978.
4. “Même si l’ethnologie a partiellement relayé l’histoire dans cette
tâche d’instaurer une mise en scène de l’autre dans le présent – raison pour laquelle ces deux disciplines entretiennent des relations
toujours très étroites –, le passé est d’abord le moyen de représenter
une différence” (Michel De Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Gallimard, “Bibliothèque des histoires”, Paris, 1975, p. 100).
95
96
improbables où l’on navigue entre physicochimie,
biologie et cybernétique1”, mais elle n’appartient pas à
la thermodynamique des processus irréversibles et des
systèmes loin de l’équilibre, ni à la biologie moléculaire,
ni aux sciences de l’information, ni à l’intelligence artificielle : elle répond à des problèmes logiques et épistémologiques rencontrés sous diverses formes dans toutes ces
disciplines, donnant lieu à une sorte de “science de l’autonomie” dont les échos résonnent dans les sciences
humaines.
“La nouvelle biologie en cherchant l’Inde avait trouvé
l’Amérique”, dit Edgar Morin2 en allusion à l’un des
parcours qui ont mené à la formulation du principe
d’auto-organisation. La recherche en ethnoscénologie
devrait, à mon sens, reprenant la métaphore de Morin,
s’inspirer d’Amerigo Vespucci : reconnaître un nouveau continent là où d’autres ont déjà mis le pied peutêtre sans s’en apercevoir, interpréter les cartes d’une
Terra incognita pour en dessiner d’autres au fur et à
mesure que l’on accomplit une trajectoire théorique.
Trajectoire qui s’annonce passionnante, mais non
dépourvue d’obstacles à surmonter. Je m’arrêterai sur
deux d’entre eux.
AUTHENTICITE
Le souci de l’“authenticité” fut exprimé à plusieurs
1. Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (sous la direction de),
L’Auto-organisation – De la physique au politique, Le Seuil,
Paris, 1983, p. 13.
2. Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Le
Seuil, “Points”, Paris, 1973, p. 28.
97
reprises au cours du colloque de fondation du Centre
international d’ethnoscénologie, tenu en mai 1995 à
Paris ; en particulier, aussi bien Claude Planson lors de
la séance d’inauguration que Gilbert Rouget le lendemain ont mentionné dans leurs interventions l’importance que la discipline naissante devrait accorder à la
présence de cette qualité chez les formes spectaculaires. Le concept est pourtant difficile à accepter, car il
ne paraît pas aisé de distinguer avec précision, dans
une perspective anthropologique, l’“authentique” du
“faux”. Cette démarche correspondrait plutôt aux préoccupations des antiquaires, des marchands d’art ou
des notaires, dont on sait que les critères s’appliquent
mal à des entités plastiques et mouvantes comme les
phénomènes culturels.
La question rappelle certains débats de l’anthropologie de la première moitié du siècle autour des conséquences que le contact avec les Européens avait
entraînées chez les peuples “natifs”, dits aussi “sans
histoire”, supposés immuables jusqu’à leur rencontre
avec l’“Occident”. Le prétendu problème de l’authenticité dérive en réalité de croire à l’existence de cultures
vierges dénaturées par l’action des Européens.
L’authentique serait, selon cette conception, ce qui
n’aurait pas été, par effet d’on ne sait quel miracle, abâtardi par ce contact pervers. Or les cultures vierges ne
sont que des chimères, et rien n’autorise à établir des
différences essentielles entre l’expansion européenne
des derniers siècles et d’autres entreprises précédentes
ou concomitantes du même genre menées par d’autres
protagonistes.
Vue par un Uruguayen, l’exigence de l’authenticité
revêt par ailleurs des connotations assez déprimantes :
que faire dans un pays dont l’impureté culturelle est
98
exempte de tout soupçon et où il suffit de peu pour
dissiper la naïveté qui de temps en temps fait croire
qu’on est en présence de manifestations “authentiques” ?
Il faudrait, si la tentation de le déplorer est trop forte,
relire Lauro Ayestarán, un des pères fondateurs de
la musicologie en Uruguay. Dans un petit ouvrage
écrit peu avant sa mort en juillet 1966 et consacré à
la musique et aux danses afro-uruguayennes, Ayestarán rappelait que “lorsqu’on assiste au fait folklorique (…) la première chose qui frappe l’attention est
la présence simultanée de faits étrangers à sa propre
nature. L’assistant non averti s’aperçoit alors avec
une certaine désillusion que l’authentique fonctionne
avec la même force que le postiche ou le conventionnel et qu’ils fonctionnent ensemble.” Or il est
important de tenir compte, remarque Ayestarán, du
fait que ce que l’on considère aujourd’hui comme
authentique est le fruit du postiche ou du conventionnel d’hier : tous les chroniqueurs de la première moitié du XIXe siècle racontent, par exemple, que “le roi
des Candombes empruntait à son maître la casaque
militaire ou le frac”. Conclusion (qui devrait être adoptée, à mon avis, par l’ethnoscénologie) : “Ne poursuivons pas l’ombre l’insaisissable d’une pureté limpide
du fait folklorique. Plongeons sans crainte et sans
préjugés – mais sans confusion – dans cette contradictoire humanité1.”
La poursuite de l’authenticité mène tôt ou tard à des
impasses. Si on suit sa logique jusqu’au bout, il faudrait remonter jusqu’aux faits culturels primordiaux,
non contaminés, dont on sait que la trace se perd très
1. Lauro Ayestarán, El tamboril y la comparsa, Arca, Montevideo,
1991 (1966), p. 14.
99
vite, probablement parce que de tels faits n’ont jamais
existé. Ceux qui voudraient retrouver les racines
“authentiques” de la musique et des danses afro-uruguayennes devraient être en mesure, souligne le musicologue Coriún Aharonián, de déterminer ce qu’il y
avait en Afrique du XVIe au XIXe siècle. “La musicologie n’a pas trop avancé dans ce sens, et l’on continue à
écrire des théories naïves”, dit Aharonián, et cite
l’exemple d’expressions musicales fortement influencées par des modèles latino-américains que nombre de
chercheurs étrangers s’étonnaient de trouver en Afrique
noire tout au long du dernier demi-siècle. Le mystère
fut dévoilé lors d’un congrès de musicologie tenu en
juillet 1989 à Paris : pendant la Deuxième Guerre mondiale la propagande des Alliés en Afrique noire comportait une dose importante, notamment à travers les
émissions en ondes courtes de la BBC, de musique afrocubaine. Résultat : à la fin de la guerre l’Afrique noire
avait connu une forte pénétration, involontaire, de
musique populaire cubaine1. L’espoir que d’aucuns
avaient pu abriter sur l’existence de preuves ethnographiques tangibles de la filiation africaine de certains
rythmes latino-américains s’écroula aussitôt. Les faits
culturels voyagent, certes, mais dans tous les sens. Le
metteur en scène zaïrois Juss Mabussa M’Pia me
confiait, lors du colloque à la Maison des cultures du
monde, que parmi ses trésors personnels il gardait au
Zaïre une collection de plus de trois cents disques de
rumba et de danzón. Celia Cruz et Tito Puente étaient
pour lui une véritable passion…
1. Coriún Aharonián, “La música del tamboril afrouruguayo”, Brecha n° 271, 8 de febrero de 1991, Montevideo, p. 17.
100
tos , terme que la langue française a fait sien au
siècle1 – “mulâtre”, quelqu’un qui est “né d’un
Nègre et d’une Blanche, ou d’un Blanc et d’une
Négresse”, toujours selon Littré. La méfiance de Claude
Planson vient de loin.
Une abondante littérature anthropologique et de
très belles pages, dont celles de Jean Duvignaud sur
la “contamination2”, empêchent de croire que l’on
peut se pencher sur les faits culturels avec la même
attitude des amateurs de chiens de race, hantés par la
panique de voir ruiné le plus irréprochable pedigree
par quelques minutes de chaleur. Les habitués de
kennel clubs n’ignorent pas, en tout cas, que plusieurs de leurs plus beaux exemplaires appartiennent
à des races issues du métissage. Or le terme ne
convient pas. Depuis des décennies les contacts culturels ont donné lieu à d’innombrables concepts :
acculturation, transculturation (Ortiz), hybridation,
fusion de cultures, interpénétration de civilisations
(Bastide), syncrétisme, créolisation (Chaudenson).
Insuffisants, théoriquement faibles, mais infiniment
moins dangereux, lorsqu’il s’agit de l’Amérique latine,
que celui de métissage. Encore une fois, c’est la
langue espagnole qui a donné son sens spécifique à
un terme qui, convenablement réinvesti, fut transformé
de stigmate en revendication et permit de gagner
quelques batailles idéologiques. Le risque est grand,
en l’acceptant, de valider par défaut un cumul de
XVIe
METISSAGE
“Défiez-vous du métissage !” disait Claude Planson
le 3 mai à l’Unesco, lors de la séance d’inauguration
du colloque. Mise en garde qui semble parfaitement
cohérente avec la valeur “authenticité”, précieuse et
fragile qualité que le mélange est à même d’altérer
irréversiblement. L’eau limpide peut facilement
devenir rose : il suffit d’y verser de l’encre rouge. En
revanche, rebrousser chemin jusqu’à l’état initial est
impossible. L’eau et l’encre ne se sépareront plus
jamais. Si l’authenticité n’était pas un leurre, la
méfiance de Planson vis-à-vis du métissage serait
pleinement justifiée, à condition toutefois de savoir
pourquoi l’eau limpide est préférable à l’eau rose.
Tant qu’une réponse convaincante ne sera pas fournie, on demeurera dans le domaine de l’arbitraire,
voire du préjugé ou de ce que l’on pourrait appeler
l’“effet mulet”.
Engendré comme on sait d’un âne et d’une
jument, le nom de ce quadrupède désigne de façon
générique, dit Littré, le “produit d’accouplement de
deux individus d’espèce et de race différentes ; il
est synonyme de métis et d’hybride”. Détail significatif : le mulet est stérile. On ne manquera pas de se
souvenir de la première phrase de l’intervention de
Jean-Marie Pradier sur l’ethnoscénologie, ce même
3 mai à l’Unesco : “La langue donne en spectacle
nos préjugés.” Peut-on songer à un plus magnifique
exemple que ce mulet stérile synonyme-de-métiset-d’hybride ? Malheureux animal qui a prêté son
nom aux individus les plus méprisés du système
de castes de l’empire colonial espagnol, les mula101
1. Albert Dauzat, Jean Dubois et Henri Mitterrand situent la première
attestation du mot en 1544, chez Fonteneau (Nouveau Dictionnaire
étymologique et historique, Larousse, 1989).
2. Jean Duvignaud, “La contamination”, Internationale de l’imaginaire, nouvelle série, n° 1, Le Métis culturel, p. 11-18.
102
points de vue lourds de lieux communs et maigres
en substance, de pamphlets sans valeur ornés de
relativisme facile1. “Défiez-vous des pseudo-intellectuels du Tiers Monde !” disait aussi Claude Planson. On ne saurait le lui reprocher.
Derrière le discours savant du métissage – dans la
plupart de ses versions – se cache en fait l’absence d’une
théorie satisfaisante du contact culturel, qui serait en
mesure de contribuer à dissiper aussi le mythe de
l’authenticité. On dispose de nombreux termes, parfois
accompagnés de modèles théoriques plus ou moins élaborés mais pour la plupart vétustes. Ni les typologies
culturalistes dépassant à peine le stade descriptif, ni les
travaux d’“anthropologie appliquée” des Britanniques et
des Français, conçus à partir de problèmes posés dans un
cadre colonial, n’ont permis, comme le constate JeanFrançois Baré, de développer une “heuristique des processus de changement sur lesquels l’anthropologie
souhaitait attirer l’attention2”. Le Cubain Fernando Ortiz
a proposé une idée intéressante et dépourvue de l’ethnocentrisme sous-jacent des théories majoritaires : les
situations de contact donnent lieu à la création de phénomènes culturels nouveaux. Or cette hypothèse n’occupe
que quelques pages dans un petit ouvrage de 19403 et il
1. La nébuleuse du métissage comprend aussi, naturellement, des
contributions importantes comme celles de José María Arguedas.
On pourra à leur égard tirer profit du sage conseil français sur le
bébé et l’eau du bain.
2. Jean-François Baré, “Acculturation”, in Pierre Bonte et Michel
Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF,
Paris, 1991, p. 2.
3. Fernando Ortiz, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar,
Ariel, Barcelona, 1973 (1940), p. 134-135.
103
faudrait la développer pour la rendre vraiment utile.
En ce qui concerne les spectacles vivants le terrain
n’est quasiment pas défriché. Les recherches de Nicola
Savarese1 et quelques communications présentées au
congrès Teatro Oriente/Occidente tenu à Rome en
19842 se comptent parmi les rares travaux qui, même
partiellement, se sont occupés du problème. Parler des
avantages d’une perspective ethnoscénologique de la
question peut paraître quelque peu excessif, du moment
où la nouvelle discipline se trouve encore dans un stade
embryonnaire. Cependant, quelques orientations que
l’on peut déjà entrevoir sont en mesure d’éclairer d’un
nouveau jour l’approche des phénomènes de contact
culturel. En tout cas, l’“ouverture bio-anthropologique”
qu’il est souhaitable d’envisager vis-à-vis des spectacles vivants trouve un champ d’application particulièrement apte dans les processus d’émergence de formes
nouvelles à l’issue des situations de contact3.
Réciproquement, si les contacts culturels assurent et
expliquent le surgissement et la variabilité des formes
spectaculaires, ils devraient être inclus au premier rang
des préoccupations de la recherche en ethnoscénologie,
étant donné que les conséquences à en tirer pour l’opération épistémologique de constituer une théorie fondamentale du spectaculaire sont, à mon avis, d’une
importance capitale. Face à une conception essentialiste des cultures qui leur confère le statut d’entités
transcendantes, l’idée des contacts culturels comme
mécanismes morphogénétiques producteurs de nouveauté suggère au contraire une extrême plasticité,
compatible par ailleurs avec la notion de “pseudo-spéciation” d’Erik H. Erikson1. L’intervention d’André-Marcel d’Ans à la clôture du colloque de Paris devrait, en
ce sens, être très particulièrement retenue ; l’ethnie doit
1. Nicola Savarese, Teatro e spettacolo fra Oriente e Occidente,
Laterza, Roma-Bari, 1992.
2. Antonella Ottai, (a cura di), Teatro Oriente/Occidente, università degli Studi di Roma “La Sapienza” – Centro Teatro Ateneo,
Bulzoni, Roma, 1986.
3. Ces pages ne sont pas le lieu pour s’étendre sur cette assertion. Je
me bornerai par conséquent à signaler l’intérêt de se tourner vers la
neurobiologie de l’apprentissage et en particulier vers la théorie de
stabilisation sélective de synapses en cours de développement, due à
Jean-Pierre Changeux, Danchin Antoine et Philippe Courrège (cf. JeanPierre Changeux et Antoine Danchin, “Apprendre par stabilisation
sélective de synapses en cours de développement”, in Edgar Morin
et Massimo Piattelli-Palmarini, L’Unité de l’homme, 2. Le cerveau
humain, Le Seuil, Paris, 1974, p. 58-88 ; Jean-Pierre Changeux,
L’Homme neuronal, Fayard, Paris, 1983). Cette théorie apporte
de précieux éléments en vue d’une modélisation de l’émergence du
nouveau, et permet d’y intégrer des aspects qui n’appartiennent
pas à ce que l’on appelle “culture matérielle” ni aux expressions plus
évidentes dans le domaine du symbolique. Modèles corporels,
proxémiques, rythmiques, vocaux : tout un réseau qui constitue le
profil “invisible” d’un système culturel dont on peut aisément percevoir l’importance dans la configuration des formes spectaculaires
(Rafaël Mandressi, Transculturation et spectacles vivants en Uruguay, 1870-1930, thèse de doctorat en cours, université de Paris VIII.
Cf. aussi “El reino de Cocoliche : Transculturación y sainete en Uruguay”, Gestos, n° 17, University of California, Irvine, avril 1994,
p. 181-197 ; “Inmigración y transculturación – Breve crítica del Uruguay endogámico”, in Gerardo Caetano (comp.), Uruguay hacia el
siglo XXI : Identidad, Cultura, Integración, Representación, Trilce,
Montevideo, 1994, p. 29-45).
1. Erik H. Erikson, “Ontogénie de la ritualisation chez l’homme”, in
Julian Huxley (sous la direction de), Le Comportement rituel chez
l’homme et l’animal, Gallimard, Paris, 1971, p. 139-158.
104
105
être pensée, dit d’Ans, non en termes de culture mais
en termes d’histoire1. Le développement d’une approche
historique, l’introduction de la temporalité, permet de
concevoir les ethnies comme des condensations provisoires et labiles ayant lieu au long d’un incessant brassage de populations et de formes. N’importe quelle
ethnie et/ou culture est susceptible de voir complètement
réaménagés les cadres qui la définissent – ce qui revient,
d’une certaine façon, à disparaître. L’ethnoscénologie a
entre les mains des objets fragiles ; ne doit-elle pas s’intéresser à la dynamique de leurs transformations, à la promiscuité des formes qui engendre partout et sans répit
des fils naturels ?
1. Anne-Christine Taylor, qui adopte un point de vue analogue,
signale que “cette vision substantiviste, qui fait de chaque ethnie une
entité discrète dotée d’une culture, d’une langue, d’une psychologie
spécifiques – et d’un spécialiste pour la décrire –, va longtemps
dominer l’anthropologie, et continue jusqu’à présent de modeler son
organisation institutionnelle et professionnelle”. Le terme “ethnie”,
dit-elle par la suite, “ne désignerait en définitive qu’un certain
niveau d’organisation sociale dont rien ne justifie l’exorbitant privilège épistémologique et encore moins la réification” (Anne-Christine
Taylor, “Ethnie”, in Michel Izard et Pierre Bonte, Dictionnaire de
l’ethnologie et de l’anthropologie, op. cit., 1991, p. 243. Cf. aussi
du même auteur : “Les modèles d’intelligibilité de l’histoire” in Philippe Descola et al., Les Idées de l’anthropologie, Armand Colin,
Paris, 1988, p. 151-192).
JEAN DUVIGNAUD
UNE PISTE NOUVELLE
Les initiateurs de ce projet nous entraînent vers une
région mal défrichée, que Paul Virilio appelle “l’infraordinaire”. Une région de l’expression humaine qui ne
se confond pas avec celle de la “mise en scène de la vie
quotidienne” ni avec les formes de l’imaginaire du
théâtre…
On se demande, d’ailleurs, si l’on peut encore admettre
la fiction d’une “conscience collective” dont les comportements, les mentalités, les utopies composeraient
une totalité homogène. Les historiens ont fait justice
de cette trop calme vision de la vie sociale : il y a
diverses manières d’habiter l’existence, que ce soit
l’enracinement d’un groupe ou d’un peuple dans le
temps ou l’espace, quelles que soient sa taille et l’image
que voudrait en imposer, momentanément, un pouvoir
dominant. Est-ce que l’unité de l’homme ne serait pas
un postulat jamais démontré ?
Notre expérience paraît se déployer sur des registres
différents dont les formes, les pratiques, les rites, les
croyances – l’“intentionnalité” – sont chaque fois originaux. Ce n’est pas la même part de “nous” qui, sur un
marché, achète et vend, conduit une machine, s’accouple
pour se reproduire, donne figure magique ou sacrée à
l’invisible, fait l’amour pour le simple plaisir, ou
107
compose un chant, un récit, un poème. Notre activité
est une partition où les vivants contemporains jouent
des exercices parallèles sur plusieurs plans, plusieurs
niveaux dont aucun n’est inférieur ou supérieur, mais
simplement enchevêtrés, contingents entre eux, parfois
affrontés, parfois complémentaires.
A cette polyphonie de l’expression sociale, nous participons simultanément – sauf si la maladie, l’âge, une
catastrophe guerrière, économique ou politique nous
confine dans une seule de ces régions de l’être. Et l’on
devrait évoquer le plaisir qu’on éprouve à jouir de ces
sociabilités possibles. N’est-ce pas cela qu’on appelle
démocratie, la liberté d’assumer librement plusieurs
rôles ?
Si la trame de la vie sociale est issue d’autant
d’imprévisible que d’inéluctable, de règles et de transgressions, de fonctionnel, de structurel, de ludique, le
langage ne saurait être le simple reflet, le seul instrument
de connaissance, le seul support de cette expérience infiniment plus riche et complexe que ne le disent les mots
et les images. Une “nouvelle donne” de l’anthropologie
et de la littérature s’ouvre à ce “nouveau monde”.
Le domaine de l’“infra-ordinaire”, s’il n’est pas celui
des représentations institutionnelles – qui impliquent la
seule conservation des sociétés – ni celui des dramatisations poétiques – expression d’une contestation des règles
et des lois –, est celui des réponses, parfois innommables, qu’un groupe de quelque importance apporte
aux instances naturelles, celles qui imposent à l’espèce
des limites incontournables – la faim, la sexualité, la
mort, l’obsession de l’invisible ou du sacré.
Ces répliques peuvent être observées et décrites,
pour peu qu’on “mette entre parenthèses” les croyances,
les idéologies, les théories, les stéréotypes imposés par
108
quelque pouvoir dominant, voire l’idée qu’on se fait des
traditions qui en détournent le sens. Cela, Nietzsche,
Freud et quelques autres l’ont déjà pressenti et suggéré.
Des investigations récentes – du genre de celles que
nous avons conduites avec J.-P. Corbeau pour la Planète
des jeunes, les Tabous des Français ou la Banque des
rêves – nous apprennent que l’homme “moderne” n’est
jamais indifférent au sort de sa chair défunte, ni à cette
sorte d’archéologie des goûts, des plaisirs, des souffrances, parfois, qui ne sont pas encore transposés par
des codes, des fantasmes ou des mythes.
C’est sur cette route, peut-être, que peuvent s’engager les aventuriers de l’anthropologie…
TERRITOIRES
ANDRE-MARCEL D’ANS
IMITER POUR NE PAS COMPRENDRE
L’étrange clairière des Yaminahuas
et autres scénifications de la méfiance
Amazonie péruvienne, décembre 1975. Bientôt Noël et
le vrai début de la saison des pluies. De premières
averses l’ont annoncée depuis la mi-novembre. Attention donc : d’ici peu, on ne pourra plus remonter les
courants sans prendre le risque de voir débouler sur soi
les redoutables palizadas. Quelquefois gigantesques,
hautes comme des collines pouvant barrer toute la largeur du fleuve, ces entrelacs de troncs et de branchages
auraient tôt fait, dans leur dérive, de happer notre
esquif pour l’engloutir dans leur immense digestion de
débris forestiers. Pour l’instant – mais pour fort peu de
temps sans doute –, toujours blotties dans les méandres
où les ont entassées les crues de l’année précédente,
ces cathédrales d’arbres morts sont encore au repos,
continuant d’offrir dans leur superstructure le meilleur
d’elles-mêmes : du bois bien sec, prêt à servir dans nos
bivouacs. (Jamais pourtant nous n’allons en chercher
sans un pincement au cœur, anxieux d’éviter le plongeon dans l’eau croupie qui luit sous ce fouillis de
branches, où de surcroît l’anaconda peut se trouver
lové…)
Ainsi, pour quelques jours encore, si l’on veut, il
reste possible de remonter jusqu’à leur source les plus
petits cours d’eau, dans les meilleures conditions de
113
rapidité et de confort. Autrement dit : pas à pied avec
son barda sur le dos, comme c’est le cas en été quand
les rivières sont au plus bas ; mais en bateau, si l’on
peut appeler ainsi la frêle embarcation dans laquelle
nous nous trouvons : une étroite pirogue à fond plat,
qu’actionne un minuscule moteur dont le nom répète le
toussotement : peque-peque. Greffé sur ce chétif deuxtemps, un long dard en métal, presque à l’horizontale,
permet de maintenir une hélice plongée dans un minimum d’eau.
Or justement, de l’eau, il y en a : les premières
pluies ont un peu fait remonter le niveau du courant,
mais pas encore au point de faire redouter l’imminence
de crues dévastatrices. Telles sont les circonstances
météorologiques qui m’ont convaincu d’entreprendre
cette excursion improvisée, dont maintenant qu’elle est
engagée, je me demande quelquefois si elle ne l’a pas
été un peu à la légère…
Par le tempétueux rio Urubamba nous sommes arrivés
jusqu’à l’embouchure de l’Inuya (calme affluent originaire de l’est, en provenance des mystérieux parages du
Purus et de l’énigmatique frontière avec le Brésil). Là,
nous avons amarré solidement à la berge, en la dissimulant du mieux que nous pouvions sous les fourrés, la
grande barque à moteur qui nous avait amenés. Du
fond de celle-ci, nous avons alors extrait, pour la mettre
à l’eau, l’embarcation légère dans laquelle maintenant
nous poursuivons notre voyage.
Dans un premier temps, nous avons remonté le rio
Inuya jusqu’à son confluent avec un plus petit fleuve
encore, le Mapuya, dans lequel nous voici à présent
engagés. Le plus souvent, à tout le moins dans les
114
segments qui sont en ligne droite, les frondaisons déjà
se referment en ogive au-dessus de nos têtes, de sorte
que c’est dans une sorte de demi-jour que nous avançons de méandre en méandre : longs virages où le fleuve
élargi permet encore d’apercevoir le ciel. Là, dérangés
par notre intempestif passage, d’innombrables caïmans
abandonnent sans hâte les grèves paresseuses, pour
s’enfoncer dans l’onde avec un bruit soyeux.
Jamais peut-être je n’ai vu autant de crocodiles que
sur ce fleuve abandonné, où nous amène en fait une
sombre histoire d’Indiens : la guerre se serait ranimée,
paraît-il, là-haut dans la région des sources, entre les
Amahuacas et les Yaminahuas, “tribus” que les métis,
bûcherons et négociants en bois (madereros), ont
l’habitude de présenter comme “ennemies”. Personnellement, j’ai du mal à y croire : ce qu’on sait de la vie
sociale en haute Amazonie rend en principe invraisemblable qu’y puissent exister des entités politiquement
assez élaborées pour que se déchaîne entre elles une
guerre ethnique. Par ailleurs nul n’ignore que, faussement bonasses, les madereros n’hésitent pas à en rajouter sur la prétendue “sauvagerie” des indigènes, ne
serait-ce que pour rendre acceptable – peut-être même
à leurs propres yeux – le fait qu’en ces lieux écartés ils
arrivent à les faire trimer sans relâche, coupant et flottant du bois à longueur d’années avec pour tout salaire,
au bout du compte, une savonnette et une serviette de
bain…
Si cette fois-ci la curiosité me pousse tout de même
à aller m’enquérir sur place des fondements de la
rumeur, c’est que celle-ci ne m’est pas parvenue par le
seul canal des madereros. A quelque temps de là en
effet, sur une île de l’Urubamba, j’avais également rencontré un groupe d’Amahuacas désemparés, fuyant
115
tout paniqués loin de leurs demeures de l’Inuya. Interrogés sur les raisons de leur effroi, ils évoquaient, pêlemêle, des différends impliquant les Indiens d’une part,
mais également le personnel de la compagnie française
TOTAL, laquelle était alors en train de mettre un terme à
une campagne – d’ailleurs infructueuse – de prospections pétrolières dans ces lointains parages de l’InuyaMapuya.
Quelques mois plus tôt, ne lésinant visiblement pas
sur les moyens, cette compagnie, opérant au moyen
d’hélicoptères et d’avions, avait littéralement “parachuté”
en plein cœur de la haute Amazonie une base ultramoderne à partir de laquelle, pendant des mois, avaient
rayonné ses ingénieurs, ses trocheros (traceurs de chemins) et autres dinamiteros faisant retentir dans la forêt
les explosions de leurs “explorations sismiques”.
Préméditant de me rendre en ces lieux rarement visités et
encore inconnus de moi, je m’étais alors dirigé vers la
mission catholique de Sepahua afin d’y recruter comme
accompagnateur un Amahuaca du nom de Bonangué,
catéchiste-instituteur de son état, et auxiliaire habituel
des bons pères dans leurs rapports avec les indigènes
vivant encore en liberté au fond de la forêt. Ayant déjà
eu précédemment l’occasion de recourir aux services de
ce bonhomme taciturne et sérieux, je le savais uni par
des liens familiaux aussi bien aux Amahuacas de l’Inuya
qu’aux Yaminahuas vivant sur le haut cours du Mapuya.
Je ne doutais donc pas qu’il serait ravi, en acceptant le
salaire que je lui proposais, de saisir cette occasion
d’aller rendre visite à ses lointains parents.
Pas plus que moi, Bonangué ne jugeait vraisemblables les racontars qui circulaient concernant la reprise
116
de la guerre entre ces deux “tribus” qu’étaient censés
constituer ceux que l’on nomme respectivement Amahuacas et Yaminahuas, groupes indigènes ethnographiquement fort similaires et au surplus linguistiquement
apparentés. Hélas, les imaginations s’enfiévrant, certains journaux et magazines de Lima s’étaient déjà
imprudemment fait l’écho de cette prétendue guerre, de
sorte que les militaires – prompts à s’énerver dès qu’il
se passe quelque chose dans une “zone de frontières” –
menaçaient maintenant d’y aller voir avec leurs gros
sabots.
Autant que possible il importait d’éviter cela. C’est
pourquoi nous avions décidé de les devancer en nous rendant sur place, afin de nous informer de ce qui s’était réellement passé. Placide et indispensable, mon motoriste
Humberto (ce “Blanc” d’Atalaya ayant la particularité de
posséder des frères “indiens” – de même père, et parfois
aussi de même mère – dans presque tous les villages campas de la région !) s’était fait fort de nous y conduire,
comme toujours, d’une main sûre.
A nous coincer les hanches entre les bords exigus de
notre petite pirogue, il y avait donc cette fois-là : outre
Bonangué et Humberto postés respectivement à la proue
et à la poupe, ma femme Linette et moi. Soit donc quatre
personnes – ou alors cinq, si l’on veut estimer que notre
fille Luz, à naître au mois de mai suivant, était déjà elle
aussi du voyage.
Au confluent du Mapuya avec le haut Inuya, nous
avions fait une halte pour jeter un coup d’œil sur la
base désaffectée de “la TOTAL”. Celle-ci se trouvait
perchée sur une sorte de promontoire séparant les deux
fleuves. Les bâtiments s’y alignaient, comme une escadre
117
de vaisseaux fantômes amarrés à la piste d’atterrissage,
où déjà le chiendent repoussait : vastes hangars peuplés
d’équipements abandonnés, qu’il aurait assurément
coûté cher d’emporter au lieu de les laisser ici, impeccables quoique à jamais perdus, bientôt promis à
l’embrassement des lianes, mais délaissés depuis si peu
de temps qu’en l’espace de quelques minutes, il semblait qu’il aurait encore été possible de tout remettre en
marche.
Mal à l’aise, nous avons erré là quelque temps, avec
le sentiment de commettre une indiscrétion en vaquant
en ces lieux jusqu’alors interdits, naguère jalousement
gardés. Autour de nous, de hauts miradors continuaient
à surveiller la brousse, comme pour nous rappeler qu’il
n’y a pas si longtemps, à fureter ainsi à gauche et à
droite, nous n’aurions pas volé notre balle dans le dos !
Néanmoins, au moment de partir, nous n’avons pas
pu nous défendre d’une mauvaise tristesse, comme
celle qu’on éprouve en verrouillant la porte d’une maison vendue. Car, c’était évident, plus personne jamais
ne reviendrait ici : sur l’aérodrome l’herbe est déjà trop
haute pour qu’on puisse y réatterrir ; même si la boue
durcie conserve encore, bien nettes en bout de piste, les
traces de pneus qu’y ont creusées les tout derniers
avions… Mieux même : sous un auvent de tôle, devant
un bar au sol jonché de capsules de bière, se pressait
encore une foule d’empreintes de bottes en caoutchouc,
si animées que je me surpris à tendre l’oreille, comme
si l’air ensoleillé pouvait soudain restituer les braillements virils que proféraient ici, il y a si peu de temps,
les gueules éméchées des porteurs de ces bottes…
Entre-temps, nous avions vérifié ce qui nous importait : alors que foisonnait partout la trace du Blanc
enfui, rien en revanche ne décelait l’intrusion de
118
l’Indien. L’œil aux aguets de Bonangué avait eu beau
s’écarquiller en quête du plus petit indice, rien n’indiquait le passage des siens dans la base désertée.
Et pas davantage à l’endroit où nous sommes maintenant : plus s’écoulent les heures depuis que nous
avons repris notre remontée du rio Mapuya, alimentant
l’écho de la forêt des hoquets de notre peque-peque,
toujours rien sur les berges ni dans le lit du fleuve ne
révèle la présence d’Indiens proches.
Soudain, sur notre gauche, au sortir d’un méandre, un
grand coup de lumière ! Comme si une main invisible
tout d’un coup déchirait le vert paravent de la forêt,
nous éblouit l’inattendue béance d’une clairière insolite,
indécente et muette ; trop vaste, et absurdement neuve.
Dressés, rigides et calcinés, des troncs témoignent
encore, debout, noirs et muets, de ce qu’a dû être la
violence de l’incendie qui a taillé ce vide…
Inquiets, nous accostons, un peu n’importe comment :
raclement de la quille sur le gravier de la berge. Depuis
que, de surprise, Humberto a calé son moteur, ardemment, nous avons écouté le silence : seulement strié de
bruits d’insectes et de clapotis d’eau. Tendus, comme
quand un orpailleur fait peser son butin par le négociant qui, forcément, le gruge, nous sommes restés
comme en suspens entre le désir, la peur et le soupçon,
avec dans le cerveau un tourbillon de pensées effilées
où s’insinue l’imminence de la mort. Puis comme toujours dans ces cas-là, après qu’il ne s’est rien passé,
chacun respire profondément. Dans cette clairière, en
effet, tout indique qu’il n’y a personne : pas un mouvement, pas un bruit, pas une odeur en provenance du terrain qui nous surplombe ; pas une empreinte non plus
119
dans la boue près du fleuve… Seuls quelques gros
lézards nous ont fait sursauter en reprenant leur chasse
aux moucherons, quelques instants après l’avoir interrompue, en raison de notre arrivée.
Presque entièrement rassurés, voici que nous escaladons le sentier pentu qui, de l’embarcadère, mène à la
terrasse sur laquelle s’étend le brûlis. L’immense surface
de celui-ci, impossible à apercevoir depuis le niveau du
fleuve, se révèle soudain à nos yeux. Dans la blancheur
de l’après-midi, nous ne distinguons tout d’abord que
des huttes alignées, recouvertes de feuillages. Devant
elles, la disposition des foyers éteints ne nous laisse
aucun doute : ce sont bien les Yaminahuas qui ont
séjourné ici. Et pourtant mille questions se pressent sur
nos lèvres : pourquoi cette clairière est-elle si vaste ?
Pourquoi n’y a-t-il pas de plantations ? Pourquoi se
trouve-t-elle si imprudemment offerte aux regards de
ceux qui arrivent par le fleuve ? Pourquoi, au reste, les
traces de réelle occupation y sont-elles à ce point parcimonieuses ? Et ces huttes, justement, ce ne sont pas des
maisons, mais de simples abris, comme les Indiens ont
l’habitude d’en construire sur les plages du fleuve
quand ils vont y pêcher, ou à la chasse, ou encore dans
les plantations quand ils décident d’y passer la nuit
sans rentrer au village…
Tout à coup, nous restons interdits. Au point qu’on
ne sait plus qui le premier a eu l’œil attiré par cette
invraisemblable blancheur. Et puis, plus on regarde et
plus on en découvre ! Il y a là sous nos yeux le meilleur
du catalogue de chez Darty : des gazinières, des lessiveuses, des essoreuses, à l’endroit, à l’envers, sur le sol
calciné, raviné, inégal, de cette clairière surréaliste !
Bonangué en suffoque : comment, au prix de quels
efforts, ses paisanos ont-ils réussi à coltiner jusqu’ici
120
ce matériel, visiblement récupéré au campement de la
TOTAL ? Et pour quoi faire ?
Pendant qu’interloqués, mes compagnons passent en
revue cet électroménager en parfait état de marche (et
qui à Lima coûterait une fortune), ma perplexité se
concentre sur quelque chose que, jusqu’alors, le clinquant excessif de ces tôles émaillées nous a fait négliger : c’était une sorte de… clôture, faite de lianes
minces attachées bout à bout, reliant de hautes perches
plantées un peu de guingois, mais néanmoins intentionnellement alignées. Qu’était-ce donc ? Un fil pour faire
sécher le linge ? Non, c’est trop haut placé. A plus forte
raison, pas davantage une clôture… Humberto, dont la
curiosité a été entraînée dans le sillage de la mienne, se
trouve à mes côtés, scrutant la chose. Soudain, il énonce
l’évidence : “C’est leur ligne électrique !”
Un bref éclat de rire nous secoua, vite réprimé par
l’impression lugubre que nous causait, au bout du
compte, cet espace trop nu et trop ensoleillé, dont
l’intuition d’Humberto venait de nous livrer le sens :
cette clairière n’était qu’un décor, un espace découpé
dans la forêt, non pour y vivre, mais pour constituer la
scène d’un drame dont les Indiens ne possèdent pas le
texte : celui de leur confrontation avec le monde
moderne.
Nous avons rembarqué. Quelques méandres plus haut,
enfin nous découvrîmes les Indiens. Le premier que
nous aperçûmes, émergeant des fourrés de la rive pour
se rendre visible à nous, fut un Amahuaca. Il revenait
du Brésil, où il était allé rendre visite à sa famille, sur
la rive du rio Yuruá. Pour l’heure, il regagnait à pied le
village de Yaminahuas où justement nous allions
121
arriver. Comme lui, d’autres Amahuacas y habitaient,
paisiblement mariés avec des femmes yaminahuas. On
était loin, bien entendu, de la prétendue “guerre”.
Quelques minutes plus tard, nous étions au village.
Il s’y trouvait peu d’hommes : à une heure de là, ils
s’affairaient dans la gaieté, coupant tout le bois qu’ils
pouvaient avec les tronçonneuses pétaradantes que leur
avait fournies le maderero Villacrés, d’Atalaya, pour le
compte de qui ils turbinaient dans l’enthousiasme. A la
fin de la saison des pluies, ils lui livreraient un plantureux lot de grumes, flottées par leurs soins jusqu’au
bord du grand fleuve, à l’embouchure de l’Inuya.
Oui, proclamèrent en rigolant ces grands gaillards
pleins de santé : c’étaient bien eux qui avaient taillé la
clairière où nous avions été, et transbahuté sur leur dos
à travers la forêt les appareils que nous y avions vus. Et
de fait, cela n’avait pas été une petite affaire que de les
traîner jusque-là ! Sans doute oui, il y avait eu des tensions avec les pétroliers de la TOTAL. Pour quelles raisons exactement ? Probablement parce que les Indiens
avaient usé les nerfs des Blancs en les épiant interminablement depuis la lisière de la forêt environnante, avant
de finalement réussir à aller chaparder chez eux ce qui
leur faisait envie. Leur était-il arrivé d’essuyer des
coups de feu de la part des gardes ? C’est à croire, oui.
Bien qu’il paraisse peu vraisemblable que ce soit avant
le départ des pétroliers qu’ils avaient réussi à leur faucher tant de gazinières, et tant de lessiveuses…
En tout cas, les Yaminahuas s’affichaient convaincus
d’avoir eu la bravoure d’aller voler les Blancs, puis
d’avoir réussi à les “vaincre en s’enfuyant”, selon les
bonnes vieilles méthodes de la guerre indienne. D’ailleurs
quelle importance ceci revêtait-il encore puisque, de
leur côté, les Blancs aussi s’étaient enfuis ? Visiblement,
122
pour les Yaminahuas, tout cela déjà était de l’histoire
ancienne, dont justement ils ne conservent d’autre
mémoire que celle de l’anecdote, déjà prête à se fondre
dans le mythe. De fait : dans le récit que faisaient les
Indiens de leurs démêlés avec les pétroliers, l’importance des faits se dissolvait déjà dans l’insistance amusée qu’ils apportaient à relater tel détail pittoresque,
absorbant à lui seul tout le sens de l’événement, tel
qu’il nous aurait plu, à nous, de l’établir…
Il reste que je suis convaincu que le patron Villacrés
était loin d’être blanc-bleu dans toute cette affaire. Les
rumeurs en tout cas étaient bien parties de lui, agrémentées de broderies sanglantes et dramatiques bien
faites pour flanquer le blues aux pétroliers de la TOTAL,
et pour dissuader tout indiscret d’aller fourrer son nez
sur place. Il n’y eut d’ailleurs qu’à voir la gueule qu’il
me tira par la suite. Dans le cercle de ses semblables, il
n’était pas le dernier à grommeler sur mon passage que
ce serait, en somme, une bonne action que de jeter au
río tous les gringos comunistas de mon espèce. Il est
vrai que pour donner une apparence de résultat à ma
folle équipée sur le haut Mapuya, au retour de celle-ci
j’avais fait porter plainte contre lui pour extraction illicite de bois dans une zone réservée, et contrat de travail
léonin avec les indigènes.
A cette fin, lors de notre retour (précipité par l’arrivée des pluies, qui nous firent craindre pour le sort de
la barque que nous avions laissée à l’embouchure de
l’Inuya), laissant Bonangué sur place, j’avais ramené à
Atalaya le jeune Amahuaca que nous avions rencontré
juste avant d’arriver au village. Avant de le renvoyer
chez lui, nanti de cette incomparable expérience, nous
123
lui fîmes solennellement apposer son gros pouce barbouillé d’encre au bas d’une dénonciation grandiloquente sur grand papier timbré, qu’un fonctionnaire
s’empressa par la suite de garder bien au chaud au fond
de son tiroir.
Cela ne servit à rien, évidemment. De sorte qu’à
moins qu’ils ne disparaissent entre-temps – ce qu’à
Dieu ne plaise, bien entendu ! –, les Yaminahuas du
haut Mapuya continueront d’être exploités par les
patrons d’Atalaya pendant bien plus longtemps qu’il
n’en faudra à la rouille pour dissoudre dans la moiteur
tropicale cette collection d’appareils ménagers qui,
dans le village-musée où elle est étalée, constitue leur
dérisoire trésor de guerre.
Il me reste un regret : s’il m’avait été possible, cette
fois-là, de séjourner plus longuement sur le haut
Mapuya, j’aurais tout fait pour tenter de cerner la nature
de l’étrange passion qui avait poussé les Yaminahuas à
rapporter chez eux, à si grand-peine, ces volumineuses
reliques. De fil en aiguille, sans doute aurais-je fini par
me faire raconter – ou mieux encore : montrer – les singuliers ébats que peut-être ils allaient accomplir dans
cette grande clairière-décor qu’ils avaient édifiée en
aval du village. Dans cette sorte de temple à ciel
ouvert, vaste théâtre à l’échelle du réel, on peut en effet
supposer qu’ils se réunissaient pour d’étonnants sabbats, rites et divertissements tout à la fois, dans lesquels
ils traitaient les dangereux délires qu’inspire la fascination pour ce qu’il est convenu d’appeler “la culture
matérielle de l’Occident”.
Mascarade ou conjuration, théâtre ou exorcisme,
peut-être leurs jeux dans la clairière ressemblaient-ils à
124
ce que les colons de Nouvelle-Guinée nommèrent en
1919 la “folie de Vailala” ? Celle-ci s’inscrivait dans le
cadre des innombrables manifestations du “culte du
cargo”. Convaincus que leurs ancêtres jouissent au
paradis d’une béatitude sans mélange, en tout point
comparable au mode de vie mené par les Européens,
certains Papous de la Nouvelle-Guinée orientale, au
grand ébahissement de leurs colonisateurs du temps,
s’étaient mis tout à coup à organiser des repas funéraires où leurs ancêtres défunts se trouvaient conviés à
des tables dressées à l’européenne, devant lesquelles
leurs descendants, accoutrés tant bien que mal à la
manière occidentale, s’attablaient cérémonieusement
en prenant place sur des espèces de chaises1 !
Par de telles mises en scène, les ethnologues expliquent que les indigènes, un peu déboussolés par l’irruption de la modernité, et travaillés au corps – ou plus
exactement à l’âme – par la prédication des missionnaires, espéraient obtenir de leurs ancêtres qu’ils persuadent Dieu d’envoyer aux Papous le même “cargo”
que celui par lequel Il approvisionnait si généreusement les Blancs…
1. Cf. A. C. Dero, in A. Dorsinfang-Smets et al., L’Océanie, histoire et culture, éditions Meddens, Bruxelles, 1977, p. 85-86. Cet
auteur ajoute qu’à la même époque, non contents de singer les officiers d’occupation en faisant hisser des drapeaux sur leurs cases, les
chefs de ces mêmes Papous, quand il s’agissait de remplir leur rôle
traditionnel d’intermédiaires vis-à-vis des défunts, s’étaient mis à le
faire en s’adressant à eux non plus en leur parlant papou, mais en
vociférant dans une langue inintelligible, censée être de l’anglais ou
de l’allemand !
125
Un pataquès semblable dans la réception du message
civilisateur se retrouve, mais sous d’autres couleurs,
chez les Kalash du Pakistan, lesquels sont les derniers
kafirs (infidèles) des montagnes du Cachemire. Obstinément, bien que cernés de toutes parts par des voisins
musulmans ardemment prosélytes, ce peuple chamaniste
perpétue jusqu’à nos jours ses antiques traditions,
pleines de guérisseurs et de transes extatiques.
Seulement voilà : la suffisance, les sarcasmes et le
mépris des voisins musulmans sont lourds à supporter. Et
particulièrement leur ironie concernant l’inexistence du
Livre dans la religion des Kalash, “argument d’impiété
rabâché qui a fini par créer un sillon obsessionnel dans les
esprits kalash”, notent Viviane Lièvre et Jean-Yves
Loude, incontournables spécialistes de la culture de ce
peuple, avant de nous exposer comment les Kalash s’y
sont pris pour faire pièce à la déconsidération dans
laquelle les tenaient les célébrants du Livre1.
Au début de ce siècle, un célèbre chaman kalash
nommé Tanuk décida tout bonnement de se doter de
cet accessoire indispensable. Ce qui n’était pas une
mince affaire, si l’on veut bien considérer que la pratique chamanique est en complète contradiction avec
l’écrit. Qu’à cela ne tienne ! Car le livre de Tanuk, précisément, on ne peut pas le lire : directement reçu des
mains des fées, il relève d’un “langage surnaturel
échappant au commun des mortels”.
1. Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude, Le Chamanisme des Kalash
du Pakistan. Des montagnards polythéistes face à l’islam, éditions du CNRS/Presses universitaires de Lyon/éditions Recherche sur
les civilisations, 1990, 558 p. Concernant le livre des Kalash, voir
les pages 380 à 386. Les photos prises par Peter Snoy sont reproduites aux pages 384 et 385.
126
Depuis 1956, date à laquelle l’ethnologue Peter
Snoy réussit à le voir et à le photographier page par
page, on sait exactement en quoi consiste cet objet.
C’est une assez grossière imitation d’un livre de 20 x 15
centimètres environ, mais en bois, sommairement relié
par deux bandes de cuir, et contenant une douzaine de
feuillets, dont quatre en bois, épais de presque 1 centimètres, les autres étant en écorce de bouleau, donc plus
minces : 2 millimètres à peu près. Les graphismes qui
recouvrent ces pages, loin de s’attacher à figurer un
texte quelconque, consistent en dessins abstraits, en
tout point similaires à ceux qu’on trouve gravés sur les
colonnes des sanctuaires kalash. Ceci n’empêche toutefois pas les Kalash de croire dur comme fer que “dans
ce livre sont inscrites les histoires de leurs dieux1”.
Quand Peter Snoy obtint d’avoir ce livre entre les
mains, Tanuk venait à peine de décéder. Depuis lors,
l’objet est devenu invisible, dissimulé paraît-il dans une
cavité de la montagne, “enveloppé dans un étui d’écorce
de bouleau pour le protéger de l’humidité, des écoulements d’eau”. Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude se
demandent si en agissant de cette manière, les Kalash
en fait ne protègent pas leur “livre” contre son inévitable démystification par les mollahs, lesquels en effet
se régaleraient en démasquant son innocente “supercherie”.
Le livre des Kalash est-il pour autant à jamais disparu ? Ce n’est pas sûr : avant de mourir, un autre
grand chaman aurait prophétisé qu’un descendant de
1. Peter Snoy, “Das Buch der Kalash”, in Sonderdruck aus
“Ruperto-Carola” Mitteilungen der Vereinigung der Freunde
des Studentenschaft der Universität Heidelberg e.V. XVII Jahrgang Band 38 (Frankfurt am Main, 1965), p. 158-162.
127
Tanuk, trois générations après celui-ci, serait à nouveau
capable de se servir du Livre et le ressortirait de sa
cachette, pour la plus grande revanche du chamanisme
kalash face à l’islam !
Voyons maintenant comment, selon la tradition, Tanuk
tirait parti de son livre. Pas en le lisant, bien entendu.
Mais en le manipulant en tant qu’objet de divination et
d’exorcisme, à la façon – disait-il – que lui avaient
enseignée les fées.
Le chaman s’asseyait sur un tabouret, posé sur le toit
d’une étable, lieu réputé particulièrement “pur” par la
pensée kalash. Là, après avoir renvoyé tout le monde
(car Tanuk ne consentait pas à ce qu’on reste auprès de
lui quand il utilisait son livre), l’officiant ouvrait le
volume, restait plongé dans sa contemplation pendant
de longues minutes. Enfin, il l’embrassait, le portait à
son front, le posait tout ouvert sur sa tête. Et tout à
coup le livre aux ailes déployées s’envolait, dit-on,
“comme un corbeau”, pour venir décrire trois cercles
au-dessus de l’endroit où était enterré le sort que Tanuk
devait conjurer ce jour-là. Après quoi, le livre revenait
se poser sur la tête du chaman. Celui-ci, ayant repris le
volume, le refermait, le portait à sa bouche, l’embrassait, le ramenait à son front, et enfin le rangeait contre
sa poitrine. C’est alors qu’il faisait signe aux gens de
revenir, pour les envoyer creuser à l’endroit qu’avait
désigné l’oiseau-livre.
Qu’allait-on donc déterrer là ? Eh bien, des
“charmes” consistant en bouts de papier écrits, censés
être de la fabrication “des mollahs, des fakirs gujurs et
autres gens de même type” qui, peu à peu au cours de
l’histoire récente, étaient venus “polluer” la pureté
128
rituelle des vallées kalash, y apportant en même temps
que l’écriture toute une série de “maux étrangers” que
l’art ancestral des chamans n’était plus en mesure de
guérir. C’est pourquoi il avait fallu que Tanuk, pour
compléter son arsenal de remèdes valables contre les
maux traditionnels, se dote de moyens nouveaux, lui
permettant de lutter contre le livre par le livre.
Ce qui frappe dans ce cas-ci, c’est que le livre de
Tanuk n’est pas seulement un faux livre ; c’est un antilivre inventé pour rejeter la lecture, pour faire barrage à
l’idée même du texte. En cela, la réaction “théâtrale”
des Kalash, peuple de pure oralité, diffère profondément de celle des Mayas, lesquels étaient en possession
d’une préécriture dès avant la Conquête. Sitôt après
celle-ci, en un laps de temps extraordinairement bref,
on vit les érudits indigènes s’emparer de l’écriture
apportée par les Espagnols pour consigner dans la hâte
toute une série de textes (le Popol Vuh, le ChilamBalam, les annales des Cakchiquels, etc.), récupérant
ainsi une part de la matière des volumes glyphiques,
qui partaient alors en fumée dans les autodafés. En
agissant ainsi, les Mayas faisaient de leurs nouveaux
livres des instruments de résistance ; d’autant que pouvaient parfaitement s’y inscrire par ailleurs de sombres
prophéties condamnant l’Espagnol, assimilé à l’Antéchrist, à être balayé, le moment venu, par le courroux
de son propre Dieu, lequel saurait en temps voulu rétablir dans leurs droits les autorités indigènes !
La transgression ici est dans le texte, non pas contre
lui. Et si dans les deux cas les livres furent cachés (le
Popol Vuh, par exemple, ne fut retrouvé, dissimulé
dans une sacristie, qu’un siècle et demi après sa rédaction !), c’est pour des raisons parfaitement opposées :
alors qu’en le dérobant aux regards, les Kalash escamotent
129
le fait que leur livre n’en est pas vraiment un, les
Mayas au contraire, en enfouissant leurs textes, avaient
en vue d’en préserver l’efficacité textuelle, cernée par
eux avec exactitude. De même, si la démarche des
Mayas présentait superficiellement, en commun avec
celle des Mélanésiens du culte du cargo, la volonté de
retourner contre l’envahisseur la puissance de son
propre Dieu, cette résistance dans leur cas ne se limitait
pas à une simple théâtralisation de la méfiance cherchant à conjurer le danger par le pastiche ; elle apparaît
comme une réplique opérant de plain-pied sur le terrain
occupé par l’adversaire. Bref, il ne s’agit plus d’exorcisme : c’est de la guérilla.
Cérémonies du “cargo”, faux livre des Kalash : ces
réactions “scénographiques” venues de peuples sans
écriture mettent en lumière le sens de la clairière des
Yaminahuas. Dans ce que nous proposons d’appeler
des “scénifications de la méfiance”, imiter ce n’est pas
comprendre, contrairement à ce que dit l’adage. En
effet, dans les simulations qu’opèrent les peuples,
assaillis sans l’avoir demandé par une modernité dévorante, si on “fait comme”, c’est justement pour ne pas
faire. Cette modernité imposée, on ne cherche pas à la
comprendre (c’est-à-dire l’adopter dans toutes ses
implications) ; on fait tout, au contraire, pour la tenir à
prudente distance de ce qui, pour soi, fait sens.
Ceci n’implique pas que l’on méprise les avantages
matériels, et notamment les objets, au demeurant si fascinants, de la modernité. L’illusion au contraire consiste à
s’imaginer qu’il pourrait être possible de s’en emparer
sans se plier aux règles de vie qu’insidieusement lesdits
objets portent en eux et importent avec eux. Hélas,
130
cette implacable logique qui fait que les artefacts
techniques tendent forcément à reproduire chez l’utilisateur les formes sociales dans le cadre desquelles ils
ont été conçus, personne ne la perçoit a priori : elle ne
se dévoile qu’à l’usage.
Alors, pour échapper à cette étreinte que l’on pressent mortelle, mais qu’on ne peut analyser que sur le
seul registre de la magie, les peuples qu’assaille la
modernité s’efforcent de la combattre par la dérision et
par la mise en scène. Mais déjà, c’est trop tard : la
débâcle n’est plus conjurable. Pas même en appelant à
son secours le Dieu des envahisseurs, comme nous
l’avons vu faire par les Papous, comme le firent également les Mayas dans le Chilam-Balam…
Un dernier exemple, celui d’un autre village-décor,
achèvera de donner des repères pour l’interprétation de
l’étrange clairière des Yaminahuas. Nous le tirons de
l’ouvrage que Christian Geffray a consacré à une analyse anthropologique de la guerre au Mozambique1.
On sait que dans ce pays, les autorités gouvernementales, d’inspiration marxiste, avaient concentré la population rurale en de grands villages communautaires.
Mais une guérilla réactionnaire, financée par la Rhodésie
puis par l’Afrique du Sud, n’avait pas tardé à détruire ces
villages collectifs, poussant la population (qui d’ailleurs
ne demandait que cela) à se redéployer en habitat dispersé, à proximité des parcelles cultivées dans la
brousse. Ceci n’empêcha pas les forces gouvernementales
1. Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique.
Anthropologie d’une guerre civile, éditions Karthala, 1990,
p. 175-182.
131
de reprendre le contrôle de la région ; sans disposer
toutefois des moyens nécessaires pour faire réoccuper
les villages détruits.
On vit alors les villageois ne reconstruire, sur le plan
conservé de leur village communautaire, que de minuscules “maisons de poupée”, “répliques fantomatiques”,
dit Geffray, de leurs anciennes demeures :
Faites d’herbes sèches, elles sont trop petites pour qu’un
adulte puisse y tenir debout : elles sont vides, sans cloison
à l’intérieur, dépourvues de palissade à l’extérieur, sans
cour, sans grenier : nul récipient de terre n’a été oublié
sous la minuscule véranda, aucun lit, aucune natte ne traîne
à l’ombre, aucune odeur n’est perceptible que celle venue
de la brousse voisine, aucun bruit hormis celui des
mouches et de l’air sous les feuilles, sur la terre que personne ne balaie – personne ne vient manger ni dormir
dans les cabanes, personne ne passe, nulle âme qui vive en
ces endroits.
Le seul usage de ce décor est donc cérémoniel :
chaque fois qu’une autorité quelconque pointe le bout
du nez, les habitants quittent leurs demeures de la
brousse pour venir s’assembler sur la place de leur
ancien village collectif, face à la cabane du parti, afin
d’exécuter les rites de la particratie ! Evidemment, note
Christian Geffray, “nul n’est dupe de la fonction véritable de ces alignements de maisonnettes factices et
désertées” qui constituent le “village de poupées” : il
s’agit bien d’un simple décor, dressé aux seules fins
d’interpréter une comédie politique où chacun trouve
son compte.
D’une part, explique l’anthropologue, la population
parvient ainsi à marquer tout aussi bien son allégeance
au pouvoir d’Etat et son désir de demeurer sous sa
132
protection, que son refus de se plier aux exigences de la
villagisation. Quant aux autorités, de leur côté, elles estiment sans doute que dès lors que la population consent à
revenir au village collectif chaque fois que l’exige le rituel
civique, se trouve préservée “à moindres frais” la réelle
fonction desdits villages, qui est essentiellement d’ordre
politique. De part et d’autre, par conséquent, il s’agit bien
– ici encore – de simuler pour ne pas faire : soit qu’on ne
le veuille pas (les paysans), soit qu’on n’en possède pas
les moyens (le pouvoir d’Etat).
Ce qui est inédit dans ce dernier exemple, c’est
qu’en l’occurrence la comédie est double, pouvoir
moderne et réticences traditionnelles jouant cette fois la
complicité dans une mascarade mutuelle qui, à défaut
d’exprimer la sagesse, présente au moins les avantages
de la tolérance1.
1. Un de mes étudiants en doctorat, M. Boniface Gbaya Ziri, traitant
d’un sujet similaire (les efforts du pouvoir colonial français en vue de
regrouper en villages les Bété de Côte-d’Ivoire), est tombé, dans les
archives de Côte-d’Ivoire (cote 1EE [2/3/b]), sur un délicieux document
daté du 2 juillet 1924 et intitulé : “Rapport sur la situation politique.”
Son auteur, un commandant de cercle, au retour d’une tournée dans la
région bété, s’y exprimait de la façon suivante, où l’on reconnaît la lucidité, mais également la complaisance scénologique dont feront preuve,
beaucoup plus tard, les commissaires politiques mozambicains : “Tous
ces excellents sauvages vivent en camps volants, écrivait-il. Lorsqu’un
chef blanc doit passer dans un village, reconstruit par force, le chef de
village, directeur de la mise en scène, place quelques figurants dûment
stylés et sachant leur rôle, dans les cases du village, afin de faire croire
que celui-ci est habité. On offre le poulet étique traditionnel (…) puis, à
peine le Blanc a-t-il disparu au premier détour du sentier, que les comédiens s’empressent de reprendre leur véritable rôle et rejoignent les campements situés en pleine forêt.”
133
Pour conclure cette analyse menée par superpositions
d’images, revenons une dernière fois à l’étrange clairière
des Yaminahuas. Il est remarquable qu’étant allés dérober à grands risques ce qu’ils trouvaient de plus fascinant dans le campement des pétroliers, les Yaminahuas
ne l’ont pas ramené chez eux, dans leur cadre de vie
quotidien, mais au contraire déposé en lisière de chez
eux, dans un village-décor situé en aval, c’est-à-dire
vers l’extérieur, sur la route menant à – ou venant de –
l’étranger. Ceci démontre éloquemment qu’il n’y a pas
ici appropriation mais acte de défense. Cette clairièremusée – ce temple, si l’on veut – est donc en fait un
leurre, une conjuration, produit de la double passion de
l’attirance et de la répulsion pour la quincaillerie du
moderne : on ne s’est emparé des choses que pour
mieux esquiver ce qu’elles signifient. Dans ce cas, non
seulement imiter ce n’est pas comprendre, mais faire à
contresens. Comme dans les exorcismes, ou les messes
noires.
Pour qu’imiter soit comprendre, il faut aimer ce
qu’on imite. Au point d’éprouver le désir de se fondre
en lui, et de le recréer en le reproduisant. Dans
l’enthousiasme et dans la liberté. C’est cela justement
que la modernité n’a jamais su offrir aux peuples
qu’elle assiège.
POST-SCRIPTUM
Le 3 mai 1995, inaugurant à l’Unesco le colloque de
fondation du Centre international d’ethnoscénologie
(au cours duquel le texte ci-dessus devait faire l’objet
d’une communication), Jean Duvignaud définit le
théâtre comme étant “ce qui commence lorsque le ciel
134
se vide” : quand, les dieux étant mis en congé en tant
que donneurs de sens, les hommes se voient soudain
confrontés au défi de trouver en eux-mêmes une
réponse à ce que Jean Duvignaud encore appelle
“ces insupportables déterminismes” : la naissance, la
sexualité, la faim, et puis surtout : la mort. Pour ne
pas fuir, il faut alors inventer. Par exemple : des personnages.
Mettant l’accent sur ce qui sépare une scénification
d’une véritable théâtralisation (cette dernière supposant la création d’un “texte” : littéraire, ou à tout le
moins chorégraphique), ces propos contribuent à
éclairer le sens des anecdotes rapportées dans mon
article : pures scénifications, la clairière des Yaminahuas, tout comme l’imitation du livre des Kalash, et
les miniatures de villages africains sont dépourvues de
personnages aussi bien que de texte. C’est en cela
qu’elles ne s’élèvent pas au-dessus de l’expression
d’une perplexité, de l’aveu d’une inquiétude, peut-être
d’une fascination.
Pour qu’intervienne une théâtralisation proprement
dite de l’interculturel, il eût fallu bien davantage que
cette simple mise en présence matérielle, concrète,
avec un monde extérieur inquiétant : ce qui fait défaut
ici, c’est l’élaboration féconde d’un sens, par le biais de
la production d’un texte, et de la mise en scène d’acteurs
capables de le prendre en charge. On sait – les débats
du colloque l’ont montré – que ceci peut parfaitement
intervenir, dans d’autres situations que celles décrites
ici, qui malheureusement sont de pure méfiance, en
ceci qu’elles n’expriment que le manque de confiance,
en l’Autre aussi bien qu’en soi-même.
Notons que tout ceci met bien en évidence l’intérêt
d’un concept comme celui d’ethnoscénologie qui, se
135
situant à leur charnière, permet de réunir sous une même
attention critique autant les scénifications muettes que
les théâtralisations actives qui s’instaurent dans l’interculturel. Et de mesurer ainsi l’écart de créativité qui
sépare les unes des autres.
MERCEDÈS ITURBE
LE THEÂTRE PAYSAN AU MEXIQUE
Au cours de la période préhispanique, le théâtre mexicain est parvenu à une connotation rituelle et spirituelle
si forte qu’il arrivait à réunir des milliers de personnes
pendant les fêtes religieuses.
Lorsque les missionnaires comprirent le poids
qu’exerçait le théâtre de masse sur le peuple, ils l’adoptèrent comme instrument pour certains buts précis.
Le théâtre, la musique et la danse en NouvelleEspagne, furent, au cours du XVIe siècle et une partie du
XVIIe, des instruments au service de l’évangélisation. Les
moines espagnols, ayant le ferme objectif de diffuser les
idées chrétiennes, surent très bien canaliser le profond
sentiment religieux des Indiens ainsi que leur attirance
pour les rituels de grand apparat et leur amour de la
danse en tant qu’acte directement lié au culte.
Les conquérants et les moines assistèrent à de nombreuses représentations et spectacles de danse indigènes, la possibilité d’en conserver une partie ne leur
déplut pas, que ce soit pour servir d’entraînement aux
Indiens ou pour les adapter et les intégrer au processus
d’évangélisation.
Après la grande importance que prend le théâtre
avant la conquête, le Mexique connaît d’autres formes
qui n’ont rien à voir avec la première.
137
L’héritage du théâtre préhispanique a conservé l’existence des pratiques, des rites religieux et civiques que
les peuples célèbrent à l’air libre.
Ensuite nous avons un genre de théâtre de boulevard
qui remonte au XVIIIe siècle. La liberté des comiques,
leur critique illimitée, provoquèrent de sérieuses répressions et le gouvernement réussit presque à l’éliminer
mais, malgré tout, ce théâtre ressuscita.
Nous avons enfin le théâtre d’héritage métis qui commence au XVIe siècle, en espagnol, et qui est considéré
comme “le théâtre mexicain”, celui-ci oublie volontiers
ses deux autres essences. Il s’agit d’un théâtre européanisé
qui s’adresse à la classe moyenne et aux classes plus élevées, c’est-à-dire à un secteur réduit de la population.
Le théâtre dans des espaces ouverts s’est joué au
Mexique depuis l’époque préhispanique, comme nous
l’ont décrit les chroniqueurs des Indes.
Pendant l’évangélisation, ce théâtre se faisait dans
de vastes espaces et était très spectaculaire. Mais au
XXe siècle, il devient théâtre de masse, constitué d’estampes illustrées par la musique et la danse.
En 1983, s’initie au Mexique une expérience théâtrale qui reprend les trois essences et rompt avec
l’idée des quatre murs du théâtre, lui ouvrant ainsi le
ciel et la terre. Il s’agit du laboratoire de Théâtre
paysan, fondé et dirigé par Maria Alicia Martínez
Medrano.
Il existe des antécédents, qui ont eu peu de succès, de théâtre rural et de missions culturelles dont les
objectifs étaient très positifs. Cependant ces tentatives
provoquèrent leur propre échec didactique et esthétique en offrant des œuvres élémentaires et de thématique immédiate aux communautés, mais surtout en
essayant d’apporter une culture théâtrale et politique
138
à des gens qui ont leur propre culture et lecture du
monde. Il s’agissait d’un accès au théâtre absolument
bilatéral.
La principale stratégie du laboratoire de Théâtre
paysan et indigène n’est pas de transporter les spectacles dans les villages mais de vivre avec le peuple et
de faire le théâtre avec le peuple et pour le peuple. Les
laboratoires basent leur théorie et leur pratique sur Stanislavski. Cependant, leur esthétique est très ouverte
aux stimulations des autres arts des autres faiseurs de
théâtre, mexicains ou universels, et surtout aux contributions de la communauté concernée, lesquelles se sont
traduites par des rythmes, des tonalités, des façons de
marcher, de s’habiller ou de s’alimenter.
Les laboratoires reçoivent également la stimulation
des fleurs et de la nature en percevant les liens étroits
entre la vie et le théâtre. Toutes les œuvres ont l’air
d’être une grande symphonie de paroles et de couleurs.
Les étudiants, sans se déraciner de la terre, sans
avoir d’expectatives de vedettariat commercial, savent
que leur principale mission artistique s’accomplit envers
leur peuple. Les matières étudiées sont : le jeu, la voix,
la diction, l’analyse de texte, le genre, la dramaturgie,
la danse, la pantomime, le maquillage, le costume, la
production, la musique, l’histoire du théâtre, l’histoire
régionale et nationale ainsi que d’autres cultures indigènes en plus de la leur.
Dans les laboratoires de Théâtre paysan, les éléments
théâtraux se métamorphosent en végétation : les bords de
l’avant-scène sont des pousses d’arbustes, les piliers sont
des arbres, le décor est une montagne avec ses arbres et
ses sentiers, une rivière ou l’esquisse d’un village.
Les caractéristiques du théâtre de Maria Alicia
Martínez Medrano ont été adaptées et adoptées par ses
139
élèves sans pour autant être fidèlement copiées, les étudiants ont même apporté des innovations. Le montage
du spectacle n’est pas travaillé de manière orthodoxe ;
les participants s’emparent de l’espace, l’adoptent, le
transforment, le rendent quotidien et sacré.
Par ses valeurs esthétiques, éthiques, sa naturalité,
simplicité et complexité, chaque mise en scène nous
place au centre de la toile de fond de la culture indigène
et paysanne. Elle rompt avec tous les clichés et les discriminations. Elle nous fait prendre conscience du fait
que tout le théâtre est multiple, et du fait que les vestiges du théâtre préhispanique, du théâtre syncrétique,
sont plus importants que ce que l’on croit.
Les laboratoires ont pris ce chemin qui les transforme
et nous transforme. Ils réalisent un travail d’ouverture de
brèches et une véritable expérimentation. Connaître les
laboratoires est une leçon esthétique et ontologique.
Il s’agit aussi d’une revalorisation globale de la culture
populaire comprise comme une manière de vivre en harmonie avec le milieu et fondée sur un savoir ancien mais
toujours en vigueur pour ceux qui continuent de vivre en
contact intime avec la terre et les marécages.
Les laboratoires sont un projet culturel créé par le
village, et c’est précisément ce qui le rend fondamental.
L’art s’incorpore à la vie des paysans. L’espace naturel
devient espace scénique, et tout se traduit par une nouvelle syntaxe dramatique d’une qualité d’expression
des plus réussies.
L’on démontre ainsi la possibilité de former des
acteurs, qui, sans aucun antécédent, se donnent passionnément au jeu de scène, et confirment la séduction qu’exerce sur tous les êtres humains cette “autre
scène” qui dédouble magiquement la vie de tous les
jours.
140
L’on prouve également la possibilité de convoquer
un public qui n’est pas exclusivement urbain, ni préparé
auparavant pour assister à une pièce de théâtre. Les
paysans de cultures indigènes participent en tant
qu’acteurs, en tant que spectateurs et même en tant que
dramaturges, avec un enthousiasme qui génère des
espoirs bien fondés sur la possibilité d’un surgissement
d’un théâtre rendu à ses origines populaires et ancré
dans son lien avec la terre et ses racines, lien qui tient
beaucoup de l’expérience religieuse, du besoin de
s’attacher au sacré.
L’intégration des professeurs, presque tous d’origine
paysanne, aux conditions de vie de la communauté, est
fondamentale. L’identification entre les professeurs et
la communauté représente un principe sans lequel ce
phénomène ne pourrait exister. Leur mimétisation leur
permet d’être acceptés comme partie intégrante et non
comme des étrangers. C’est pour cela qu’ils vivent sur
leur lieu de travail et sont immergés dans les douleurs
et les joies de tous.
L’un des buts essentiels du laboratoire est d’entraîner les participants afin qu’ils soient capables de sauver
les valeurs culturelles des diverses communautés, en
prenant les éléments de la culture nationale et universelle qu’ils considèrent les plus riches.
Il y a quelques années, le laboratoire a réalisé la
mise en scène de Bodas de Sangre, Noces de sang, de
García Lorca, cette pièce dépassa toutes les attentes. La
force tempétueuse de sa tragédie paysanne fut reprise
par les gens du village d’Oxolotán qui l’ont convertie
en une interprétation passionnée de grande intensité.
La mise en scène de Bodas fut reçue par la communauté comme un miroir dans lequel elle pouvait se
reconnaître. Il y avait des femmes allaitant des enfants
141
qui répétaient les tirades de mémoire, et des enfants
accompagnés de vieillards qui ne se lassaient pas de
revenir voir la pièce plusieurs fois de suite.
Bodas de Sangre, en version oxolotèque, semblait
avoir été pensée pour ce théâtre naturel, avec un décor
de végétation forestière et un soleil de plomb, ou bien
des nuages annonçant l’orage.
García Lorca n’était pas étranger à nos paysans
sinon ils n’auraient pas pu se l’approprier de manière si
viscérale, comme si ce drame avait surgi organiquement de leurs propres biographies.
Les mises en scène du laboratoire de Théâtre paysan
ont été nombreuses et ont été réalisées dans différents
endroits du Mexique avec des indigènes de cultures
différentes, aussi bien du sud, que du centre ou du nord
du pays. Bodas de Sangre, Roméo et Juliette et la Tragédie du jaguar ont été les pièces les plus remarquables.
L’Institut de culture de Morelos participera à partir
du mois de mai à une nouvelle mise en scène du laboratoire ; La Visite de la vieille dame, de Frédéric Dürrenmatt. Son but est de faire participer un grand
nombre de paysans et d’acteurs de Morelos dans un
projet théâtral d’intégration et de revalorisation culturelle.
L’œuvre a été adaptée à la vie des indigènes et des
paysans de la région pour les raisons suivantes :
a) Cette région fut un centre de cérémonie indigène.
La canne à sucre fut la culture qui a produit dans cette
région des gains exorbitants et, par conséquent, fait
multiplier les haciendas qui enrichirent les conquérants
à travers le travail d’esclaves indigènes.
A l’époque de la révolution, les haciendas productrices de canne à sucre ont souffert des crises extrêmes.
142
b) La Visite de la vieille dame parle d’un village
dont l’économie est en ruine. La vie d’un village dans
la misère et dont la source de production agricole est
épuisée.
La tâche de réunir la population qui participera et
apportera les aspects essentiels de la communauté commence ce mois de mai, les répétitions et la production
au mois de juillet, et l’inauguration aura lieu à la miseptembre. Notre intention ainsi que notre intérêt est de
présenter le résultat de cette mise en scène dans le
cadre du colloque et festival que le Centre international
d’ethnoscénologie organisera à la fin de l’année 1996
ou au printemps de 1997.
J’ai la certitude que le travail réalisé au Mexique par
le laboratoire de Théâtre paysan pendant plus de dix
ans s’intègre dans les schémas et les objectifs du
Centre international d’ethnoscénologie.
Il s’agit très probablement de l’expérience théâtrale
mexicaine la plus étroitement liée, ces dernières
années, à la définition exposée par ce Centre de création nouvelle auquel nous prédisons le plus grand succès à l’occasion de ce colloque de fondation.
Traduit de l’espagnol par Anne Labrousse
QUESTIONS
ARMINDO BIAO
QUESTIONS POSEES A LA THEORIE
Une approche bahianaise de l’ethnoscénologie
LE CONTEXTE
Ce n’est pas un hasard si le terme “ethnoscénologie”
puise ses racines dans la langue grecque. Celle-ci
demeure toujours la référence des codes linguistiques
dominant l’univers intellectuel dans le monde.
D’une part la critique de l’ethnocentrisme, qui s’est
développée dans le milieu intellectuel européen ces
derniers temps, les conflits interculturels, notamment
avec les immigrants d’origine maghrébine en France,
l’importance et la violence des mouvements d’affirmation ethnique et religieuse, d’autre part la banalisation
des nouvelles technologies de communication et
l’expansion d’un marché de consommation mondial,
forment le contexte qui a donné naissance à cette nouvelle discipline.
De pair avec l’air du temps et sa mise en cause
des paradigmes de la science moderne, l’ethnoscénologie se constitue sous le signe du paradoxe. Il s’agit
bien d’une discipline mais qui se veut interdisciplinaire.
145
Le terme ethnologie correspond en France à ce
qu’on appelle habituellement aux Etats-Unis anthropologie culturelle et en Angleterre anthropologie
sociale. Il s’agit de la discipline scientifique qui
s’attache à étudier un groupe racial (une ethnie), un
peuple, une nation. Sa méthode privilégiée est l’ethnographie, c’est-à-dire la description des phénomènes
sociaux de la population choisie comme objet de
recherche.
Ethnobotanique, ethnolinguistique et ethnomusicologie sont des dérivés de cette discipline qui
s’occupent des différents aspects (linguistiques ou
musicaux, par exemple) du patrimoine réel et du patrimoine imaginaire d’une ethnie, et par extension
d’un groupe culturel donné s’exprimant par des habitudes, des usages relevant de la communication et
des rituels.
L’ethnoscénologie s’inscrit dans la même perspective
et partage les mêmes problèmes épistémologiques.
1. Tout d’abord, ressort la difficulté de bien circonscrire l’objet de la recherche.
Selon le manifeste du Centre international d’ethnoscénologie, la diversité culturelle comprend, du point de
vue des pratiques spectaculaires organisées, des façons
d’être, “de se comporter, de se mouvoir, d’agir dans
l’espace, de s’émouvoir, de parler, de chanter et de s’orner
qui tranchent sur les activités banales du quotidien ou les
enrichit et fait sens”.
Dans quelle mesure, le théâtre, la danse, la musique,
les rituels religieux, les compétitions sportives, les
manifestations politiques, les défilés, ainsi que d’autres
célébrations collectives, s’inscrivent dans cet ensemble ?
146
Est-ce que les habitudes partagées par les gens de
Bahia lorsqu’ils fréquentent la plage presque quotidiennement, par exemple, y ont leur place ?
2. Se pose ensuite la question de l’ambiguïté de la
méthodologie.
En s’opposant au préjugé ethnocentriste afin
d’essayer de résoudre un des plus importants problèmes de ses disciplines-sœurs, l’ethnoscénologie
propose la réalisation “d’analyses intérieures” et
“d’analyses extérieures” et d’abandonner les notions
telles que “mentalité prélogique”, “primitif” et “sociétés appelées à disparaître”. Elle propose également la
création d’un inventaire des pratiques spectaculaires
organisées.
Comment établir les conditions de la recherche, les
relations entre le chercheur et l’objet de son étude, le
trajet qui va du sujet à l’objet ? Comment la sympathie
et l’empathie1 y sont prises en compte ? Quoi faire de
la capacité de juger ? Comment décrire les rites d’excision, par exemple ?
Quelles limites fixer entre l’éthique et l’esthétique ?
Maffesoli2 parle de l’éthique de l’esthétique, du sentir
ensemble qui fait lien.
Lorsque le chercheur est (ou devient) partie prenante
de son objet d’étude, comment juge-t-il le préjugé ethnocentriste ?
Comment traduire (traduttore, traditore) dans des
langues et donc des façons de penser et d’être diverses,
des phénomènes semblables mais différents ?
1. Scheler, Nature et formes de la sympathie, 1971.
2. Michel Maffesoli, Temps des tribus ; le déclin de l’individualisme
dans la société de masses, Le Livre de Poche, Paris, 1986 (rééd.
1991), 288 pages.
147
Pour tenter de répondre à ces questions, il faudra
décider de l’ampleur et de la diversité de l’objet
d’étude. Un critère peut être l’appétence du chercheur
qui lui donnera cette “compétence unique” dont parlent
les ethnométhodologistes nord-américains. Grâce au
concours des chercheurs des différentes “ethnies” de la
planète, l’ethnoscénologie pourrait construire son inventaire des pratiques spectaculaires.
D’autre part, le chercheur devra assumer son implication dans l’objet de son étude, soit avec l’ethnie soit
avec le groupe social qui l’intéresse.
3. La dernière question concerne l’affirmation du
manifeste suivante : “le triomphalisme technologique
conduit à la massification des formes culturelles. Les
modèles dominants sont diffusés et donnés pour
universels, tandis que l’extrême variété des pratiques
ne trouve pas droit de cité.”
Or, la caractéristique spectaculaire de l’exotique est de
plus en plus explorée par les médias, l’industrie culturelle
et l’industrie du tourisme. L’appel commercial de l’exotique devient, en quelque sorte, une tarte à la crème.
Les modèles culturels dominants, marqués principalement par la façon de vivre et de penser aux Etats-Unis et
en Europe occidentale, sont des piliers du marché mondial
et de l’expansion des nouvelles technologies. L’attraction
et le rejet de l’étranger y trouvent simultanément droit de
cité. Pourtant, nombre de chercheurs contemporains y
voient une tendance différente de la “massification” exprimée par le manifeste. Maffesoli, par exemple, parle de la
société de masses mais aussi de l’affirmation croissante du
local et du tribal. Le triomphalisme technologique peut-il
être un allié de l’ethnologie ? Je crois que si l’on parvient à
relativiser ce triomphe, on peut répondre affirmativement.
148
UN ETAT DES LIEUX DANS LES ETUDES THEÂTRALES A
BAHIA
La “nation” bahianaise est unique du fait qu’elle résulte
d’un mélange d’ethnies d’origines native, européenne
et africaine. En cela, elle est comparable à certaines
“nations” antillaises et nord-américaines.
Par ailleurs, les traditions et les nouvelles technologies y semblent faire bon ménage. C’est ce que j’ai
cherché à montrer dans mes recherches sur les transformations dans la vie quotidienne et le théâtre au cours
des années 1968-1980 à Bahia1.
L’industrie du tourisme et l’industrie culturelle se
fondent (comme ailleurs) sur la tradition. Ville portuaire,
marché et forteresse, Salvador de Bahia a été capitale
du Brésil et la plus importante ville de l’hémisphère
sud pendant près de deux siècles. La vocation bahianaise
à affirmer tout à la fois sa singularité, ses traditions et
une sympathie envers les nouveautés s’exprime notamment dans l’invention du trio elétrico (depuis 1950) :
un gros camion qui circule lors du carnaval ou d’autres
célébrations collectives, transportant des musiciens
bien équipés qui jouent, pour la danse, une musique
fortement influencée par les percussions africaines sur
des paroles à dominante portugaise avec des instruments originaires des trois continents.
L’industrie phonographique connaît à Bahia un essor
considérable depuis une dizaine d’années. Le show
business en général et le théâtre en particulier en tirent
profit. Les manifestations religieuses, les fêtes populaires
et les habitudes quotidiennes, qui servent d’assise à ce
1. Armindo Bião, Théâtralité et spectacularité, une aventure tribale
contemporaine à Bahia, thèse de doctorat, Sorbonne, Paris, 1990.
149
bouillonnement, connaissent une croissance remarquable, contrairement aux intuitions de certains intellectuels, notamment Roger Bastide. On pensait en effet
que le développement industriel de la région de Bahia
depuis une vingtaine d’années ferait disparaître par
exemple le candomblé, rite religieux fondé sur la transe
et la possession.
C’est une tout autre réalité qui se dessine aujourd’hui,
si l’on en juge d’après les travaux des historiens, sociologues, anthropologues, ethnologues, folkloristes, et
d’après les témoignages d’artistes et de curieux en
général.
Le théâtre professionnel, en tant qu’activité permanente et régulière, apparaît comme un événement dans
les années quatre-vingt ; le théâtre universitaire, quant
à lui, célébrera l’année prochaine son quarantième
anniversaire.
C’est au début du XIXe siècle que les élites bahianaises commencèrent à fréquenter les salles de théâtre
de la ville. Celles-ci étaient apparues au XVIIIe mais ne
fonctionnaient alors que de manière épisodique.
Entre le XVIe et le XVIIe siècle, afin d’éduquer les
populations indigènes et les colons, les jésuites avaient
utilisé les techniques théâtrales européennes dans les
écoles et les places publiques en les associant aux
mythes et aux matériaux locaux.
Parallèlement, des Portugais : aventuriers, fonctionnaires, exilés, parmi lesquels un bon nombre de juifs
convertis, ainsi que des esclaves africains, avaient
apporté des formes musicales et des rites collectifs qui
se sont mélangés aux musiques et aux rituels indigènes.
Cette capacité à échanger des codes avec ceux de la
culture théâtrale catholique a permis l’élaboration d’un
patrimoine qui permet aujourd’hui de considérer Bahia
150
comme le cadre d’un ensemble de “danses dramatiques1”
et de formes de “théâtre populaire” original, bref comme
un foyer de culture et partant, un terrain d’une grande
fertilité pour l’ethnologie.
Simultanément à l’émergence du théâtre bahianais
professionnel, on peut assister à une utilisation croissante des signes de la culture traditionnelle et des thématiques locales, allant de pair avec l’usage des acquis
technologiques les plus récents. Ceci se remarque également dans les médias.
Toute cette problématique n’a pas encore été
sérieusement explorée. Néanmoins, à part des études
récentes sur le candomblé2, nombre de recherches se
sont développées ces dernières années à Bahia, que ce
soit sur le théâtre, sur les relations entre tradition,
imaginaire et télécommunication, sur l’industrie musicale, ou les groupes de carnaval à dominante afroaméricaine. D’un point de vue ethnoscénologique, tous
ces travaux mériteraient de faire l’objet d’une bibliographie commentée.
CONCLUSION
Les perspectives de travail proposées lors du colloque
de fondation du Centre international d’ethnoscénologie
sont très positives. Elles devraient permettre de développer une connaissance mutuelle des divers groupes
1. Selon l’expression de Mário de Andrade.
2. Dont une des cérémonies publiques a été décrite en tant que
spectacle par Michel Simon dans un article paru dans l’Histoire
des spectacles, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris,
1965, 2038 pages.
151
culturels dans le monde et de constituer une mémoire
de leurs pratiques spectaculaires organisées, en suggérant la mise en place de recherches communes selon
une méthodologie relativiste et comparative.
MEL GORDON
ETHNOSCENOLOGIE ET
PERFORMANCE STUDIES 1
Je voudrais vous narrer quelques anecdotes qui montreront que, premièrement, le fait de faire du théâtre et de
montrer son corps semble être quelque chose d’instinctif,
une caractéristique normale du comportement humain, et
deuxièmement, les modes de représentation spectaculaires
changent en permanence selon les cultures et les
individus.
Il y a deux jours j’essayais en vain de trouver des
activités divertissantes à Pigalle quand, à la station de
métro Stalingrad, les dieux m’ont souri. Sur le quai en
face il y avait deux ivrognes, un vieux et un jeune. Ils
commencèrent à se disputer d’une manière très réjouissante. D’abord ils se sont installés dans le coin de la
station le mieux éclairé et leurs voix étaient claires et
distinctes. Ils semblaient se disputer à propos de café.
Alors que le vieux se préparait à partir, le jeune a proféré une grossièreté. Surpris, le vieux a ôté sa veste et
s’est approché du jeune. Je regardais tous les gens qui
observaient cette confrontation et il semblait que ça
1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du
colloque de fondation. Traduit de l’américain par Pierre Bois.
153
allait tourner au pugilat. Au dernier moment, ils ont fait
un bras d’honneur et ils sont partis. Etait-ce du théâtre
formel ou du théâtre brut ? Fallait-il interroger les ivrognes et les spectateurs pour le savoir ? Cette conscience
du corps, de l’espace et de la voix, voilà justement ce
que je souhaiterais enseigner à mes étudiants.
Dans l’étude des cultures étrangères, nous, les
chercheurs, avons très souvent une grande influence
sur les acteurs et les spectacles que nous observons. Je
pense ainsi à ce professeur réputé qui reçut une bourse
conséquente pour partir en Nouvelle-Guinée. Une fois
là-bas, il se rendit à l’intérieur des terres avec sa femme
qui était photographe. Mais, à cause du décalage horaire,
ils manquèrent le spectacle qu’ils étaient venus observer. Le professeur paniqua. Accompagné de son traducteur, il alla trouver le chef du village et lui demanda
s’il était possible de voir quelque chose se rapportant
au spectacle afin de prendre des photos. Mais le chef
du village dit que ça coûtait très cher de remonter cette
représentation. Désespéré, le professeur lui dit : “Je
vous paierai autant que vous le voudrez si vous acceptez de reconstituer cette représentation.” Le chef du village accepta.
Le professeur rédigea des textes sur cette représentation, les photographies furent publiées et de plus en
plus de touristes affluèrent vers le village. La corruption de ce milieu fut presque immédiate. Quand je
l’appris, cette histoire me fit beaucoup de peine. Quelque
chose d’authentique avait été détruit. Mais dans les rapports anthropologiques qui parurent ensuite, il apparaissait que la qualité des représentations ne cessait de
s’améliorer. Les gens du village attendaient qu’il y eut
154
suffisamment de touristes payants pour monter leur
spectacle. Ainsi quelque chose a été détruit et le spectacle a changé de mode de représentation.
Parfois, pourtant, il résiste.
Alors que j’enseignai à l’université de New York,
j’eus moi aussi l’occasion de changer les modalités
d’un spectacle. Chez les juifs hassidim de New York, le
théâtre n’est autorisé que le jour de Pourim. D’ailleurs,
ce jour-là comme pour Mardi gras tout est permis : les
enfants fument et s’habillent comme des souteneurs et
des prostituées, les étudiants en théologie boivent du
vin doux et vomissent dans les cabines de téléphone,
très excités d’avoir, ce seul jour de l’année, le droit
d’aller au théâtre. Les synagogues sont bondées au
point que, dans cette presse, on a l’impression de redevenir un enfant.
Les spectacles commencent à minuit et finissent à
six heures du matin. Ils sont joués par les gens les plus
stupides de la communauté, mais comme ils attendent
toute l’année pour se donner en représentation, le résultat est extraordinaire. Ces spectacles sont organisés de
la manière suivante : ils commencent par un spectacle
de vingt minutes qui est suivi d’une heure de répétition
du spectacle suivant.
J’ai donc demandé au metteur en scène :
— Pourquoi faites-vous une répétition au beau
milieu de la représentation ?
— Et vous, comment faites-vous ?
Je lui expliquai alors que nous avions des semaines
de répétitions avant la représentation.
— Mais mes acteurs sont trop idiots pour se souvenir de leurs rôles pendant si longtemps !
155
Intelligent, l’homme vérifia pourtant autour de lui si
ce que je lui avais dit était vrai et il constata que c’était
le cas.
L’année suivante il modifia sa méthode de direction
d’acteurs. Comme presque tous les comédiens portaient des lunettes, il y fit fixer de petits écouteurs qui
lui permettaient de transmettre ses instructions depuis
la régie et de pouvoir en même temps surveiller les
réactions du public. La seule chose que les acteurs maîtrisaient vraiment, du fait de leur culture, c’était le
chant. Le metteur en scène remarqua qu’à certains
moments le public s’ennuyait et qu’à d’autres il était
très excité. Alors, tantôt il disait à ses acteurs : “Coupez !
Coupez la chanson !” ou au contraire : “Reprenez-la !
Reprenez-la !”
Du point de vue technique, la représentation s’avéra
un désastre. L’année suivante, le metteur en scène décida
donc de revenir à l’ancienne méthode. Voilà donc une
tradition que je n’ai pas détruite !
Je souhaiterais maintenant dire quelques mots de la
relation entre les études sur le théâtre et les technologies qui sont à leur disposition. Curieusement, c’est en
1925 à Paris, qu’on élabora la méthode la plus sophistiquée d’enregistrement des rituels du monde entier.
C’était une tentative scrupuleuse de notation exhaustive
du texte et du jeu des acteurs. Mais la notation des
mouvements et des processus internes ne fut pas un
grand succès.
Dans ce projet il n’y avait pas de distinction entre
théâtre formel, rites et processions. Mais une génération plus tard on introduisit une séparation entre le
théâtre “professionnel” et les théâtres rituels. Il fallut
156
quarante ans, de 1920 à 1960, pour définir ce qui devait
être considéré comme faisant partie du théâtre international. Il est en effet difficile parfois, notamment en Afrique
et en Asie, de distinguer les formes chorégraphiques des
formes théâtrales. Au début des années 1970, les performance studies se proposèrent de résoudre ce problème, en
partant du principe que puisque le théâtre repose avant
tout sur un texte et sur une architecture particulière, le
comportement corporel et la représentation du corps
devaient devenir l’objet central de leur recherche.
Le comportement humain était alors envisagé sous
trois angles : le jeu, le rite et le travail. Dans l’activité
rituelle, la répétition du mouvement rend ce dernier
plus important qu’il n’y semble de prime abord. Dans
l’activité ludique au contraire, les événements sont
moins importants qu’ils ne le paraissent. Ces deux activités s’opposent à l’activité professionnelle en ce qu’elles
atténuent le stress et c’est de leur superposition que naît
le spectacle. Partant de là, les performance studies ont
essayé de mettre de nouveaux sujets en rapport avec le
théâtre. Par exemple, on s’est mis à comparer l’élevage
des pigeons sur les toits des maisons avec le théâtre, on
a étudié les rodéos homosexuels au Texas… Et évidemment, on n’y enseigne plus Shakespeare ni Molière.
Les performance studies posent donc un problème
aujourd’hui, que j’espère voir résolu ici, c’est la tendance
à l’analyse et au jugement immédiats alors que dans la
méthode scientifique, la première chose à faire, c’est rassembler du matériau. C’est essentiel car quand on parle de
théâtre, on est trop souvent obligé d’imaginer à quoi ressemble le spectacle. J’espère donc que la première mission que se donnera le Centre d’ethnoscénologie sera de
rassembler du matériau en profitant des nouvelles technologies qui nous sont aujourd’hui offertes.
FRANCOISE GRUND
LE TCHILOLI DE SAO TOME
(Inventer un territoire pour exister)
Pour le tchiloli, curieux spectacle joué par des pêcheurs
et des cultivateurs noirs, j’éprouve une attirance qui ne
cesse d’augmenter et c’est pourquoi, depuis six ans et à
la suite de plusieurs voyages à São Tomé, je rédige de
nombreux articles sur cette expression, quasi inconnue,
de l’île africaine ; des articles pour les journaux de
théâtre, les magazines de danse, pour les revues littéraires ou de poésie, des articles sur l’esthétique et des
articles ethnographiques.
Voici qu’apparaissent le mot et le concept d’ethnoscénologie, et je ressens immédiatement une sorte de
soulagement, car dans chacun de mes écrits j’éprouvais
auparavant une espèce de malaise à privilégier tel ou
tel aspect du tchiloli aux dépens des autres et surtout de
faire entrer cette forme inclassifiable, le tchiloli, dans
une catégorie. A l’exception peut-être du terme-outil de
“théâtre total” (qui, à l’expérience se révèle singulièrement réducteur), il n’existait pas de moyen de l’analyser dans son ensemble.
L’ethnoscénologie offre ce caractère souple et ces
possibilités de ramifications innombrables autorisant
une exploration plus objective (par rapport à l’Occident)
159
et plus complète des formes spectaculaires peu connues. En outre, elle va permettre de mettre l’accent sur
les articulations entre les pratiques corporelles d’une
microsociété très particulière, dans sa volonté d’échafauder un système d’illusion qui se révélera vital et une
pensée symbolique.
L’instrument existe à présent et il va falloir chercher
à s’en servir et à exploiter ses possibilités. Les premières études feront probablement apparaître une
impression de foisonnement, peut-être de saturation et
le trop-plein sera à écumer. Pour le moment, l’enthousiasme guide la main des chercheurs. Va-t-il toujours
de pair avec l’intuition ?
Tchiloli, d’après le linguiste Jean-Louis Rougé,
serait une altération du mot teoria (théorie), dont le a
final atone serait tombé avec l’usage. Ce mot aurait
pu être véhiculé par les prêtres présents sur l’île qui
assistaient à une manifestation dramatisée processionnaire ; en effet, en grec, teoria signifie “procession” ou “députation”. Il sera aisé de constater, par la
suite, combien ces deux hypothèses se justifient par
rapport à la signification du terme. (Députation du
marquis de Mantoue à la cour de Charlemagne et
procession des participants, de la case du saint local
jusqu’au cimetière, puis jusqu’à l’aire de jeu proprement dite.) Le mot tchiloli, créole, marque la volonté
d’un groupe social de posséder sa propre langue.
“Nommer c’est d’abord et avant tout prendre possession”, dit Rougé1.
1. Jean-Louis Rougé, Internationale de l’imaginaire, n° 14, numéro
spécial sur le tchiloli, éd. MCM, Paris, 1990.
160
Le tchiloli possède la force d’une peinture populaire
à la fois ingénue et pleine de symbolisme. Les participants, hommes du peuple, présentent le tchiloli à certaines occasions bien précises. Pour ce faire, ils se
rassemblent en sortes de confréries (celle de Boa
Morte, de Caixão Grande, de Cotta Barro, etc.).
La partie spectaculaire et publique du tchiloli (toujours précédée d’un rituel) se déroule de la façon suivante :
Dans une clairière rectangulaire, régulièrement nettoyée, et décorée d’arceaux de feuilles de palmier et de
fleurs fraîches d’hibiscus, à l’occasion de la représentation, au milieu des bananiers, des cacaoyers ou des érythrines, prend place un ensemble de musiciens qui
ressemblent à ceux d’une fanfare d’un village d’Europe :
casquette de garde champêtre, veste d’inspiration militaire, tambours africains à deux peaux, flûtes de bambou et socaleirhos (poches de vannerie emplies de
petits cailloux faisant office de maracas).
En file mobile, et se dandinant, ils commencent à
jouer des airs dansants, dont le rythme peut s’apparenter à des branles ou à des menuets. Ils viennent s’installer sur le côté de la longueur de la clairière.
Bientôt les arbres remuent dans le voisinage et, du
couvert de la jungle, sort un singulier cortège qui
s’approche, à pas dansés, de la clairière1. Ni les pas, ni
les costumes ne semblent appartenir à l’environnement.
Le personnage qui marche en tête porte un bicorne
recouvert de miroirs, de cabochons de verre et de fleurs
fraîchement cueillies, une veste cintrée d’où part un
flot de rubans bariolés, une culotte de “petit marquis”,
des bas blancs, des souliers cirés, des gants blancs et
1. Françoise Gründ, “La danse du tchiloli”, Danser, Paris, mai 1992.
161
une canne à pommeau scintillant. Son visage est caché
par un petit masque blanc, en fin grillage. Il s’agit de
Ganelon, pair de France et proche de Charlemagne.
Il conduit ceux qui le suivent vers une estrade dressée sur une des largeurs de la clairière : personnages
masqués de blanc eux aussi et entièrement vêtus de
noir ; redingote du XIXe siècle pour l’homme et pour les
femmes, larges jupes de taffetas à volants, châles et
chapeaux surmontés de mantilles de dentelles noires.
Ce sont : le marquis de Mantoue, sa sœur Ermelinde et
sa nièce Sibylle. La famille Mantoue, en grand deuil,
gagne la “cour basse” et s’assied sur de simples chaises
devant une tenture.
Un danseur caracolant, dont l’allure vive contraste
avec le rythme lent des personnages dont les entrées
ont précédé la sienne, avance devant deux porteurs
d’une boîte. Le personnage est coloré, entouré de rubans
flottants, et les porteurs vêtus de noir. Dans une chorégraphie préstructurée, ceux-ci déposent le petit cercueil, de la dimension d’une boîte à chaussures, au
centre de l’aire de jeu, puis viennent se ranger aux
côtés de la famille Mantoue.
Bientôt un autre cortège se devine dans la pénombre
de la ramure. Derrière des porte-étendards, arrive Charlemagne, flanqué de son ministre de la Justice en indéfinissable uniforme de garde-chasse ou de militaire
d’un pays imaginaire. Après que l’empereur a gravi
les marches de la “haute cour” et arrangé sa longue
traîne cramoisie et sa couronne de papier de chocolat doré, débouchent les secrétaires et les greffiers installant sur l’estrade, un peu plus élevée que celle de
la “cour basse”, juste en face, téléphones et machines
à écrire. La distance entre les deux “cours” est de vingt
mètres.
162
Puis paraît le fils de Charlemagne, Carlotto Magno
ou Charlot, accusé de meurtre et qui va être jugé.
Pendant trois heures, les harangues, les gestes codés,
les danses, les entrées et les sorties chorégraphiées vont
se succéder, tandis que le public de la brousse, qui,
pourtant, connaît l’œuvre par cœur, reste tendu et haletant, manifestant sa participation par des cris, des mouvements de recul et des rires.
L’œuvre consiste en une trame simple : Au cours
d’une chasse, le prince Charlot, fils de Charlemagne,
tue son cousin Valdevinos appartenant à la famille
Mantoue. (Le marquis de Mantoue est en fait Ogier le
Danois, un compagnon de Charlemagne et un pair de
France.) Il commet ce meurtre parce qu’il convoite
Sibylle, la jeune épouse de Valdevinos. Avant d’expirer, ce dernier a eu le temps de murmurer le nom de
son assassin. Le marquis de Mantoue jure de venger
son neveu Valdevinos, héritier de son titre et de ses
terres, et envoie une députation à Charlemagne pour
demander justice. L’empereur exige des preuves et
commence la mise en place d’un véritable procès avec
les avocats, les greffiers, le personnel procédurier anachronique, les tentatives maladroites de défense du
prince et les larmes de l’impératrice. Enfin, la culpabilité de Charlot est reconnue, et l’empereur, la mort dans
l’âme, condamne son fils à être décapité.
Les São-Toméens ont, dès les premiers jours, déchiffré le récit de la façon suivante : Charlemagne est le roi
du Portugal, lointain, mais juste. Carlotto Magno est le
gouverneur portugais de l’archipel de São Tomé et Príncipe, un dictateur inique. Le marquis de Mantoue et sa
famille représentent la communauté des filhos da terra
(fils de la terre) ou métis défenseurs d’une identité
embryonnaire, d’une Afrique rêvée loin des terres
163
métropolitaines. Magnifique contresens fécond pour la
stimulation à créer1 !
São Tomé c’est l’Afrique… et ce n’est pas l’Afrique !
Pour les esclaves importés du continent à partir du
début du XVIe siècle, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
cette île vierge, avant le premier débarquement portugais en 1493, leur paraissait aussi hostile que le Brésil
et les terres des Amériques. Et ce n’est pas la courte
distance entre le continent et l’île (environ quatre cents
kilomètres) qui change la dureté d’arrachement dû à
l’exil ni la nécessité de reconstruction d’une identité2.
L’histoire, dans ce cas, peut faciliter la compréhension d’un comportement qui a mené les Noirs à la création d’une forme spectaculaire hybride, anachronique
et évolutive qui constitue aujourd’hui un ancrage dans
une fluctuante réalité. (Il ne faut pas oublier que
l’archipel de São Tomé e Príncipe n’est indépendant
que depuis 1973, et que c’est à la fin des années quatrevingt qu’il a réussi à s’affranchir d’un régime prosoviétique.)
Les Portugais, premiers occupants du petit archipel
situé sur l’équateur, en face des côtes du Gabon, jettent
l’ancre parce que l’île constitue un point d’eau providentiel pour les navires faisant route vers l’Inde. Très
vite, les esclaves razziés parmi les populations des
côtes du golfe de Guinée, ainsi que du Gabon, d’Angola
et du Congo, sont mis à la tâche dans les premières
1. Françoise Gründ, “Le tchiloli”, Notre librairie, éd. Clef, Paris,
1990.
2. Claude Rivière, Le Mythe de l’Afrique chez le Noir américain,
Bastidiana, n° 9, Centre national du livre, Paris, 1995.
164
plantations de canne à sucre. Prospères et souvent
oisifs à partir du XVIe siècle, les maîtres sucriers, sédentaires, qui ont remplacé les marins, font venir du Portugal, pour se distraire, des acteurs ambulants qui ne
jouent que deux sortes de drames : le mystère de la
Passion et les divers épisodes du cycle de Charlemagne. (Dans le monde hispanique et lusophone,
l’épopée de Charlemagne connaît à cette époque un
très vif succès.)
Au cours des occasions – rares – où le travail peut
s’arrêter, les esclaves osent regarder de loin et furtivement les Blancs jouer l’épopée carolingienne. Très vite,
ils tirent profit de ce privilège passager, pour mémoriser des fragments de texte, en portugais (la seule
langue commune à la population servile ; à ce propos,
il faut se souvenir que les esclaves sont volontairement
séparés, en groupes non homogènes du point de vue
ethnique et linguistique, pour éviter la formation de
regroupements d’opposition). Ils récupèrent aussi des
lambeaux de tissu, des déchets rutilants susceptibles de
constituer des accessoires possibles. Ils fabriquent des
instruments de musique (percussions et flûtes) avec des
matériaux de fortune et des ingrédients locaux. Et ils se
mettent en devoir d’imiter les Blancs. Imiter ?… pas
tout à fait ! A vrai dire, il s’agit même d’une tout autre
démarche, qui, avec le temps, devient de plus en plus
consciente et volontaire.
Issus de différentes régions, de différents peuples,
parlant différentes langues et pratiquant différentes religions, les esclaves ne possédaient en commun, jusquelà, que le travail. Avec l’un des épisodes du cycle de
Charlemagne, qu’ils choisissent parmi les autres – et ce
choix du thème va se révéler très significatif pour la
prise de conscience de leur future identité –, ils vont
165
trouver le moyen de se rassembler autour d’une œuvre
commune, une œuvre ludique : le jeu dramatisé. Ce jeu
– plus ou moins toléré – deviendra le point de départ
d’un imaginaire où tous les interdits locaux et liés à
leur condition pourront être transgressés. Et pour les
maîtres, quoi de plus anodin que le mimétisme de leur
loisir favori ?
Or, sous l’apparence du jeu banal, les esclaves vont
accumuler, petit à petit, les éléments d’un puzzle, pour
donner le change et construire le simulacre d’un divertissement portugais. En réalité, et par la mise en place
d’une illusion d’existence, ils vont recourir au processus de création du mythe de l’Afrique. En cela, ils agissent
de la même façon que les Noirs convoyés au Brésil ou
dans les Caraïbes. Comme eux, ils font preuve d’une
“capacité d’intervention et d’adaptation, face aux défis
que représentent l’asservissement, la transplantation et
la nécessité de s’adapter à un milieu inconnu1”.
Par quels détours, les esclaves puis les affranchis, les
métis filhos da terra (fils de la terre ), puis les ouvriers
du cacao et du café vont-ils s’approprier un empereur
européen et le métamorphoser en chef africain ?
Dans le contexte são-toméen, le territoire est partagé
entre plusieurs communautés, et la part revenant aux
Noirs se trouve limitée et dévalorisée. Il s’agit alors
pour eux de dresser des frontières imaginaires à l’intérieur desquelles le désir d’abord de communauté antiportugaise, puis le désir d’Afrique pourra se matérialiser
et prendre une intensité grandissante. Une clairière en
brousse suffit à représenter un Portugal de pacotille et
une Afrique des racines.
1. Françoise Gründ, “Tchiloli ou la subversion du passé”, Echanges
n° 10, septembre 1990.
166
Le marquage au sol, par élagage, brûlis, décoration,
terre imbibée d’alcool de palme avant chaque représentation, équivaut à une réappropriation territoriale à une
échelle infinitésimale où l’Afrique entière jaillit avec
ses innombrables formes et sa résistance à la colonisation portugaise.
Le marquage des corps – Noirs jouant les Blancs,
vivants jouant les morts, pauvres jouant les puissants,
volonté d’utiliser une gestuelle de l’étrange (pas de danse
au code double, révérences répétées, jets de pétales de
fleurs sur les épaules de l’impératrice ou bien époussetage
avec un plumeau de palmier aquatique de la couronne de
l’empereur, essuyer des lunettes avec une feuille d’hibiscus, mouvements précieux des personnages féminins
joués par de solides gaillards [car aucune femme ne prend
une part active dans le tchiloli], s’éventer avec une palette
de raphia en guise d’éventail, etc.) – possède la même
transparence pour la population de São Tomé.
Il faut noter que les marquages sont d’autant plus
forts que les habitants noirs de São Tomé ont perdu la
transe, probablement très vite après leur implantation
sur l’île. Ne possédant même plus ce continent secret
qu’est la métamorphose de la conscience comme ceux
des Caraïbes, il leur a fallu faire un effort encore plus
grand d’invention.
Les participants “échappent à l’espace pour mieux
investir la temporalité1”. Le spectacle A tragedia do
marquês do Mantua e do imperador Carlotto Magno
offre à la territorialité “la possibilité de transparaître
pour un temps où tous les signes africains sont exacerbés avant de décroître et de s’effacer, lorsque l’univers
environnant se réinstalle1”.
1. Voir note précédente.
167
Comment, à distance, déceler ces signes africains ?
Tout d’abord, l’acteur noir assume un rôle double,
tout à la fois comme un homme de spectacle et comme
un ritualiste. Son jeu scénique recouvre deux réalités :
celle d’un drame historique étranger réapproprié et
celle d’une cérémonie de funérailles africaines. Cellesci se trouvant interdites par les maîtres, mettant ainsi un
terme à toute velléité de reconnaissance des ancêtres et
de fabrication de nouveaux lignages, il fallait imaginer
un subterfuge pour qu’elles puissent quand même se
dérouler de façon innocente. Le choix de A tragedia do
marquês do Mantua e do imperador Carlotto Magno,
dans le cycle carolingien, ne constitue pas un hasard,
puisqu’il s’agit de pouvoir, de justice et de mort… la
mort d’un chef.
La difficulté consiste donc à forger un nouveau code
rituel pour les esclaves (très peu éduqués dans ce
domaine). Une masse sans cesse grandissante, faite
d’agglutination de détails extraits des mémoires, supplée aux repères manquants de la transmission.
L’exemple le plus frappant est celui du petit cercueil
placé au centre de l’aire de jeu. Actuellement, les informations manquent pour connaître le dispositif scénique
dans lequel jouaient les comédiens portugais, mais il
semble peu probable qu’ils aient placé un cercueil au
centre du podium et se soient déplacés autour, sans
tenir compte de la position du public portugais et de sa
vision frontale.
En revanche, plusieurs peuples de l’Afrique proche
utilisent un petit cercueil au cours de la cérémonie de
funérailles. C’est le cas des Kouyou au Congo. En
Côte-d’Ivoire, chez les Hattié, le petit cercueil, qui est
un substitut d’enfant Néné Wi Chi, se place à l’embranchement d’une piste. Au Bénin, lorsque ses conseillers
168
sentent qu’un roi ou qu’un chef va mourir, ils préparent
son petit double pour le jeu des funérailles1. Au Gabon,
chez les Téké, Roger-Alain Mikoko signale lui aussi
l’existence d’un petit cercueil pour les cérémonies de
funérailles.
Autre signe africain : la ritualisation de l’espace.
Avant la représentation du tchiloli, les pêcheurs et les
agriculteurs transportent l’image de leur saint local
jusqu’au cimetière qui se trouve distant souvent de plusieurs kilomètres. Après avoir salué les ancêtres et les
avoir invités à assister au spectacle, ils retournent vers
le village, répandent sur le sol des libations de vin de
palme, et viennent s’adresser au saint, patron de
l’endroit. Dans la plupart des roças (plantations) ou des
groupements de cases, un saint catholique, mais qui
possède des fonctions magiques, protège la population.
Ainsi, à Boa Morte, les libations sont versées à la fois
sur la terre devant la maison de “la Mère” et devant la
case de bois qui sert de chapelle à são sant Joao (saint
saint Jean).
En outre, au cours de la représentation proprement
dite, il ne faudrait pas considérer la clairière rectangulaire comme un espace vide que les acteurs rempliraient, mais plutôt comme un traçage au sol de chemins
(invisibles pour certains et évidents pour d’autres) qui
se croisent au centre. Le chemin de la “haute cour” à la
“cour basse” ou du Portugal à São Tomé, le chemin de
l’Afrique “vraie” à l’Afrique “reconstituée”, le chemin
des vivants vers les morts, le chemin des féticheurs
vers les coupables, le chemin des initiés vers les noninitiés. Cette carte géographique, quand elle se perçoit,
1. Ces informations m’ont été fournies par Olenka Darkowska, de la
Maison des sciences de l’homme.
169
constitue le lieu où tout peut arriver en Afrique ; la
croisée des chemins si importante pour toute communauté.
Un autre fait indique encore la restructuration d’un
rituel ou d’une partie d’un rituel africain. La danse de
certains personnages copie les mouvements raides et
saccadés des marionnettes. Or, sur la côte du continent,
les poupées, les fétiches et les marionnettes sont porteurs de pouvoirs et gardiens de menaces redoutables.
Souvent, les féticheurs ou les hommes chargés de la
mise en scène de la mort les bourrent de “médicament”.
Le “médicament” (os pillé, sang, plantes, viscères macérés) à l’intérieur de la marionnette porteuse, peut avoir
plusieurs fonctions : une fonction d’envoûtement, mais
aussi une fonction de révélateur ou d’ordalie. Un
homme supposé coupable et qui touche une de ces
marionnettes pourrait, en cas de faute non avouée,
devenir brusquement malade ou tomber foudroyé. Dans
le tchiloli, seuls les personnages suspects prennent l’allure
de marionnettes. C’est le cas de Carlotto Magno et des
avocats de la défense, porteurs d’attachés-cases.
Le personnage du capitaine de Montauban marque
un autre repère africain. I1 saute et danse presque sans
interruption au cours des trois heures que dure la tragédie. Lui, qui semble n’avoir qu’une fonction décorative,
ou tout au plus comparable à celle d’un M. Loyal, possède les mêmes caractéristiques que le capitaine Congo
dans le danço congo. Or, le danço congo, interdit
jusqu’à l’indépendance de São Tomé, mais pratiqué en
secret, est une cérémonie africaine destinée à l’exorcisme (à Príncipe, elle viendrait du Congo, comme
son nom l’indique, mais, en fait, elle aurait été composée de bribes de plusieurs origines). Dans le tchiloli comme dans le danço congo, le costume, les
170
accessoires, la danse et le rôle sont similaires. Ils indiquent que le personnage, un chef, un guerrier, peut
convoquer les féticheurs et leur ordonner soit de tuer,
soit de ressusciter les morts.
Le personnage de Renaud de Montauban, violent,
agressif, chargé de crucifix accrochés dans le dos, mais
aussi de petits sacs de cuir servant de talismans, joue,
lui, le rôle d’un véritable féticheur. Aujourd’hui, il est
un des rares personnages du tchiloli à ne plus porter de
masque, mais d’après un informateur (Carlos Wallenstein de la fondation Gulbenkian à Lisbonne), il attachait – voici encore une dizaine d’années – un long nez
postiche en bois sur son visage. Et cet accessoire lui
donnait un air particulièrement méchant. Aujourd’hui
encore, lorsque l’homme qui joue le rôle de Renaud de
Montauban se déplace à grandes enjambées sur le
pourtour de l’aire de jeu, les femmes reculent d’un pas
et les enfants crient de terreur.
Plusieurs détails soulignent l’origine africaine – les
masques, les miroirs et les flots de rubans – dans les
costumes, qui, par leur allure générale, ressemblent à
des habits de cour des XVIIe-XVIIIe siècles, et à des vêtements bourgeois du XIXe et du début du XXe siècle, sans
tenir compte de la chronologie ou d’une certaine cohérence historique.
Les masques, en fin grillage, plus petits que le visage
et posés sur le menton, sont peints en blanc1. Or, dans
de nombreuses régions d’Afrique, le blanc est la couleur de la mort. (Les acteurs de tchiloli ne portent les
masques que pour les représentations qui ont lieu le
jour. La nuit, ils jouent avec le visage nu. “Il ne faut
1. Voir cahier de photographies dans “Le tchiloli”, numéro spécial de
l’Internationale de l’imaginaire, n° 14, printemps 1990.
171
pas provoquer les ancêtres !” disent-ils. Cette information a été recueillie au cours de mon dernier voyage à
São Tomé, en mars 1995, dans le village de Caixão
Grande.)
Les petits miroirs ronds, achetés dans les Prisunic de
Libreville, les marchés de Luanda ou parfois les boutiques de Lisbonne, et cousus sur les chapeaux et les
jaquettes n’ont pas qu’une fonction décorative. Ils servent
à retourner le mauvais œil sur le jeteur de sort et assurent ainsi à l’acteur une protection efficace. En effet,
celui-ci prend une grande responsabilité en endossant
un rôle et en devenant un simulateur.
Les rubans accrochés aux jaquettes du marquis de
Mantoue, du capitaine de Montauban, de Ganelon, de
Charlot ont certes une origine portugaise, puisqu’ils
ornaient les épaulettes et les chapeaux des étudiants
portugais, mais également une origine africaine, car ils
offrent la représentation symbolique des territoires
conquis. Ils représentent donc une sorte de registre de
comptabilité, et leur nombre ainsi que leur couleur
indique le code hiérarchique du porteur. En Afrique traditionnelle, les pièces à compter les victoires sont portées soit à la ceinture, soit sur la poitrine, soit en
couronne autour de la tête. Elles consistent en lanières
de cuir, en peaux de chats de brousse ou en peaux de
civettes, quand ce ne sont pas des fourrures de léopards
entières ou en fragments.
Les couronnes de papier de chocolat, les tiares de
laiton, les cabochons de verre, les galons de doubles
rideaux, les gants, les lunettes de soleil sont là pour
donner le change, et font partie d’un appareil de pacotille car il ne s’agit que d’un jeu. Mais c’est tout
l’ensemble qui confère à l’œuvre sa valeur emblématique. Et la réflexion d’Ariano Suassuna à propos des
172
jeux spectaculaires au Brésil vient à l’esprit : “Quand
nous parlons de blasons d’or et d’argent ou même de
pierres précieuses, nous nous référons à la verroterie,
aux paillettes et aux métaux peu chers dont le peuple se
sert pour orner ses habits princiers dans les autos de
guerriers, par exemple. Ces métaux et ces broderies
populaires, bien que peu coûteux, ont plus de prix que
les «vrais», portés par les riches, parce qu’ils sont
davantage chargés de rêve humain et que, de la sorte,
ils ouvrent à notre peuple les portes de la grandeur1.”
Le tchiloli ne cesse de se modifier, d’évoluer depuis
les premières représentations furtives de la fin du
XVIe siècle. La langue a subi des altérations. Le texte
de A tragedia comporte deux parties : l’une est en portugais du XVIe siècle, versifiée (transmise dans l’île à
partir du XVIIe siècle sous formes de feuillets volants
faisant partie de a literatura de cordel dont la majeure
partie est éditée à Porto), l’autre est en portugais
contemporain, en prose, et s’appuie sur le langage
populaire. A l’intérieur de cette partie, s’insèrent certaines expressions en forro ou créole local. Le texte
moderne est assez mobile. Il date du début du siècle
mais il a été remodelé vers les années cinquante au
moment où le tchiloli a cessé d’être interdit (une période
de près de vingt-cinq ans de silence, due aux contraintes
politiques, a certainement causé des pertes).
En quelques années, les expressions changent. Par
exemple, au cours de mon second voyage à São Tomé
en 1986, le ministre de la Justice concluait le procès par
la phrase : “C’est une affaire réglée !” et disait : “Esta fix !”
Au cours de mon troisième voyage en 1995, le même
1. Ariano Suassuna, “La peinture armoriale”, Brésil naïf (catalogue
d’exposition), éd. MCM, Paris, 1986.
173
personnage disait : “Esta OK !” Bien que le texte apocryphe, comme le texte en vers, soit écrit (travail réalisé
au début du siècle), les acteurs modifient le premier et
changent l’ordre des répliques du second. Ils ne
résistent pas à la tentation de glisser des phrases soit
subversives, soit humoristiques qui font réagir le
public. Par exemple, un des accusateurs appartenant à
la famille Mantoue demande au prince Carlotto Magno
penché sur le petit cercueil de Valdevinos : “Qui est
responsable de cette mort ?” L’acteur qui joue le rôle
du prince détourne rapidement la tête et jette à la foule :
“La police de la route !” (faisant référence aux nombreux accidents survenus ces derniers temps dans l’île
où pourtant ne circulent que quelques dizaines de voitures). La Maison des cultures du monde est responsable d’une modification de la durée de l’œuvre. En
effet, au moment de l’invitation du spectacle à Paris en
mai 1986, j’avais travaillé avec les acteurs pour pouvoir éviter les lenteurs et les redites repérées dans la
présentation locale (par exemple, entre l’installation de
Charlemagne à la “haute cour” et l’accusation du prince
provenant de l’avocat de la famille Mantoue, une des
femmes du village apportait une marmite pleine de
bananes plantains bouillies, et les acteurs se mettaient à
manger en prenant tout leur temps. Autre exemple,
l’avocat de l’accusation lisait trois fois le texte de la
lettre saisie sur la page du prince). A tragedia présentée
à Paris durait environ une heure quarante. Lorsque je
suis retournée en 1995, j’ai eu la surprise de constater
que les cinq groupes de tchiloli avaient tous travaillé au
niveau de la durée de l’œuvre et présentaient un spectacle d’une heure quarante. “Nous avons trouvé cela
mieux, et l’expérience du groupe de Formighinha de
Boa Morte à Paris a servi à tous !” Ce groupe avait
174
également profité de son passage à Paris pour faire une
provision de tissus et d’accessoires. Depuis, les acteurs
de Boa Morte portent en guise de bas des collants
blancs de femme, en mousse acrylique.
d’un système qui leur permet de faire jaillir quand ils le
veulent une terre mythique et qui leur appartient tout
entière, ils demeurent les maîtres de leur avenir ludique
et de leurs rêves. Le tchiloli équivaut à un apprentissage
permanent de la liberté.
ABOUBAKAR NJASSE N’JOYA
A São Tomé, la seule œuvre du répertoire du tchiloli
(A tragedia do marquês do Mantua e do imperador
Carlotto Magno) représente un triomphe permanent
sur les forces d’oppression et de contrainte quelles
qu’elles soient. Elle constitue le pivot d’une résistance
sourde, ciselée par les apports au cours des siècles. Les
participants comme les spectateurs considèrent le tchiloli comme un chef-d’œuvre auquel chacun peut, en fin
de compte, apporter une contribution. Plus qu’un rituel
réinventé, il reste un élément de lutte contre la mort,
contre le déchirement d’avec la terre-mère, l’Afrique
en face qu’ils ne connaissent plus. (A São Tomé, j’ai
constaté que la morbidité était présente dans le quotidien, et que les villages portent en général des noms
qui la reflètent : Boa Morte [Bonne Mort], Caixão
Grande [Grand Cercueil], Cotta Barro [Tombe d’Argile],
etc. Il est possible que par dérision en même temps que
par désespoir, les premiers esclaves aient donné ces
appellations à leurs groupes de cases.)
Des champs d’investigation restent ouverts en ce qui
concerne le statut – très variable avec le temps – des
acteurs, le rôle du “chef du récit” (autrement dit, metteur en scène et garant de la rigueur de l’œuvre), la
récente influence du deve, croyance en des esprits peuplant la nature et jetant des interdits sur de nombreux
faits quotidiens.
Cependant, dans la mesure où les São-Toméens
savent qu’ils demeurent dans le processus d’invention
Ce récit est le fruit d’une longue recherche sur les résistances des croyances ancestrales locales aux religions
monothéistes en pays bamum.
Nos enquêtes entraient dans le cadre d’un vaste programme de recherche qu’avait initié l’Institut des
sciences humaines de Yaoundé sur les traditions locales
des populations camerounaises au début des années
quatre-vingt.
Je vais raconter une histoire de funérailles dans
laquelle j’étais personnellement impliqué en tant que
petit-neveu du défunt.
En 1979, Munchili Usmanu, fils de Mupe, est décédé
à Maghet, laissant trois grands enfants et une fille, tous
déjà mariés.
Tetndap Issah, le troisième, âgé de vingt-six ans,
était désigné comme héritier par testament secret
comme le veut la tradition locale. Il succédait donc
officiellement à son père et devenait ainsi le chef de
cette famille.
Trois années passèrent après la clôture officielle du
deuil selon le rite islamique malikite du septième jour,
quand, en 1982, le nouveau chef de famille convoqua
une grande réunion familiale.
175
177
FÊTES DES FUNERAILLES CHEZ LES BAMUM
Je devais prendre part à cette réunion en tant que
petit-neveu chargé de l’animation culturelle du palais des
rois bamum. Mon oncle Tetndap Issah nous dit ceci :
“Peu après la mort du père, je travaillais beaucoup
sans gagner suffisamment d’argent. Quand bien même
j’en trouvais, je perdais cet argent très vite sans m’en
rendre compte. Je faisais du transport clandestin en
brousse, je vendais du poisson fumé, mais l’argent de
toutes ces activités ne me rapportait rien.
Par la suite, j’ai rêvé une nuit : je dansais avec beaucoup
de vieillards quand je vis parmi eux mon père feu Munchili. Quelque temps après, j’ai eu presque le même songe
et je me suis adressé à certains vieux sages du village, amis
de mon père, pour avoir une explication. Ils m’ont tous
conseillé de «verser le vin de mon père» Kit Nzu’.
J’ai négligé ces conseils et je n’ai rien fait. Mais
trois ou quatre mois après ces premiers rêves, chaque
fois que je m’endormais le soir, le lendemain je me
réveillais couché par terre sans savoir quand est-ce que
j’étais tombé du lit. Cette chose m’est arrivée trois fois
en quelques semaines. Mon épouse qui partageait souvent le même lit ne m’entendait ou ne me voyait jamais
tomber du lit.
Telles sont les raisons qui m’ont poussé à convoquer
cette réunion de famille pour vous annoncer mon intention de célébrer les funérailles du père et demander vos
avis.” L’entente fut trouvée de faire cette fête les 24 et
25 mars 1983.
devaient, en plus des cadeaux qu’ils offraient à la
famille, construire des huttes pour l’accueil des sociétés
secrètes et des invités.
La première date fixée a été reportée parce que les
moyens financiers étaient insuffisants. C’est quand
Tetndap a gagné sa tontine de cinquante mille francs
CFA qu’il a convaincu les autres membres de la famille
de faire un ultime effort pour que la fête des funérailles
de son père ait lieu les 24 et 25 mars 1983. On était
alors en janvier, soit à trois mois de la fête.
Les premières invitations verbales étaient lancées.
Des messagers allaient annoncer la nouvelle du décès
de Munchili à Njinogha, Njimonda, Njimogna et Mfoparain. Ceci avec un coq qu’il offrait aux grandsparents, car ceux-ci viendraient avec les sociétés
secrètes de la famille. Les deux premiers avec Kuna,
les deux derniers avec Menchuep, Kanu et Mbara.
Le roi des Bamum, qui est un beau-fils, était également prévenu d’une façon officielle, mais sans bête
parce que Munchili n’est pas un notable (dans ce cas, il
aurait fallu offrir une chèvre d’annonce des lamentations au roi). De plus, c’est même le roi qui, en tant que
beau-fils, leur doit de rendre la politesse.
Tous les amis de la famille et parents ont été avertis
par le bouche à oreille. Il faut noter que ceux qui ont
les moyens n’hésitent plus à utiliser les faire-part et
même la presse écrite ou la voie des ondes pour annoncer la fête des lamentations.
LES PRÉPARATIFS
LA FÊTE PROPREMENT DITE
Chaque membre de la famille devait apporter une
contribution en argent ou en nature. Les beaux-fils
La veille du jour J, on note une animation particulière
dans le village, car tout le monde parle de l’événement
178
179
à quinze kilomètres à la ronde. La concession est nettoyée et les routes débroussaillées.
Les huttes pour l’accueil sont prêtes. Une dizaine.
Quelques chèvres, des bœufs et des paniers de volailles
et de céréales sont nombreux. Les points cuisine de
plein air sont créés et les femmes et les enfants s’agitent
autour.
La délégation royale, beau-fils le plus important,
arrive vers seize heures avec deux groupes de danse
profane chargés d’animer les funérailles, Ndange et
Mendou. Elle est forte de soixante-dix personnes transportées par deux véhicules. Le roi a envoyé un bœuf,
deux grands sacs de farine, une quantité importante
d’huile et de sucre, et une enveloppe de cent mille
francs CFA.
Les musiciens du roi font de l’animation dès leur
arrivée en attendant que les choses sérieuses commencent
à la tombée de la nuit.
Vers dix-neuf heures effectivement, apparaît un personnage à l’accoutrement bizarre à l’entrée de la
concession. Il pousse des cris à la fois stridents et
mélancoliques.
C’est le premier Nshi Nku – gardien d’objets sacrés
d’une société secrète qui n’est pas loin ; elle a déjà
quitté sa cache pour le suivre.
Tout s’arrête ici comme par enchantement : le Nshi
Nku va sur la tombe réveiller le mort et lui parler en
ces termes : “Munchili nous voici – tes parents sont
venus avec les esprits de nos ancêtres pour «te chanter»
(se lamenter à la suite de ton changement d’état).” Il
jette certaines poudres tout autour du caveau familial.
On le conduit ensuite à sa hutte où l’on cachera
“Kop Nyam” la bête ou les objets sacrés. Il y mange
copieusement – un poulet. S’il est mal servi, tout peut
180
se passer mal car il empêcherait la société secrète
d’entrer dans la concession – ne vient-elle pas pour
bénir, apporter la paix aux âmes et la prospérité ? Au
cours des cérémonies, la pression des sociétés secrètes
est lourde car elles exercent une sorte de chantage et
menacent chaque fois de retourner à leur temple si on
ne les accueille pas correctement.
Une heure plus tard (vingt heures) des chants et des
coups de fusils annoncent l’arrivée de la société Kuna
– la délégation d’accueil chargée par la famille vient
chercher le Nshi Nku pour le conduire à l’entrée de la
concession. Quand le groupe du Kuna arrive, toutes les
lumières sont éteintes, et les femmes et enfants enfermés dans les cases où il règne un silence mêlé de crainte.
Mfokuna tient des conciliabules avec son Nshi Nku
pour savoir si tout se passe bien. Il lui dit oui !
Alors qu’on apporte les produits du Kuna :
— Une poule, une calebasse de vin, un œuf pondu
là en principe, les noix de kola.
Mfokuna dit en recevant le poulet : “Comment s’appellet-il ?” Mengop pié manjé – poulet d’accueil du Kuna.
— Aviez-vous déjà apporté mengop rie wu – poulet
d’annonce du décès ? Non ! Alors faites vite, sinon
nous partons.
— Où est le mengop mfonyam ? Le poulet du chef de
Kuna ? Il reçut de l’argent posé sur une plume de poulet.
On chante et on danse pendant un moment. Puis on
se déplace au cimetière où le tam-tam est posé sur la
pierre tombale et est joué.
On y pose des morceaux de kola que les compagnons prennent après avoir dit un njuom – formule
imprécatoire.
Le groupe accompagne les objets sacrés à la hutte, et
la fête continue dans la grande cour.
181
Menchuep, Kanu et Mbara arriveront selon le même
principe à tour de rôle jusque vers deux heures du matin.
CLÔTURE DU DEUIL OU SU WU
Tôt le matin les enfants se laveront la face avec de
l’eau après avoir prononcé un njuom. Ils verront plus
clair désormais. On porte ses plus beaux habits pour
“laver le deuil” à partir de dix heures. Chaque danse est
invitée à partir de sa hutte sacrée et l’on revient à la file
indienne derrière le chef. On danse et la chèvre est attachée au pied du tam-tam. Ainsi de suite. Des noix de
kola sont posées sur le tam-tam pour les joueurs qui
doivent utiliser douze baguettes jusqu’à ce qu’elles se
brisent toutes avant que la danse cesse.
Le Mbara fait une sortie spectaculaire avec ses
lances et la corde qui le relie au porteur du panier
contenant les douze baguettes. Il danse pendant près de
quarante minutes sur les vingt mètres qui séparent la
hutte de la cour.
La fête des funérailles de Munchili prend fin ainsi.
Un grand déjeuner est offert à tous les invités.
QUELS ENSEIGNEMENTS POUVONS-NOUS TIRER DE CE
RECIT ?
En réalité, on célèbre des centaines de fêtes de funérailles de ce genre chaque année au Cameroun. Certaines manifestations rituelles comme le nguon chez
les Bamum ou le ngonde chez les Douala sont des
grands événements nationaux aux cours desquels on
ne se contente plus de se souvenir des morts. Ces
182
cérémonies dites “culturelles” embrassent finalement
tous les aspects de la vie politique, économique et religieuse de la nation. De ce fait, elles doivent être absolument préservées et même développées parce qu’elles
représentent les éléments fondamentaux du patrimoine
culturel de nos peuples.
JACQUES BINET
MÉTISSAGES CULTURELS AU GABON
Tout d’abord, je voudrais faire deux remarques :
1. La première est relative au mot eurocentrique et à
la pensée qu’il véhicule. Notre civilisation occidentale
moderne est née certes de la culture gréco-latine, mais
bien d’autres courants ont contribué à édifier le monde
dont nous avons hérité. Toute la Méditerranée s’y retrouve,
de l’astronomie chaldéenne à l’architecture égyptienne,
de l’écriture phénicienne aux spéculations métaphysiques d’Aménophis IV. La Bible a apporté un ferment
théologique, mystique et poétique. Si Athènes a fourni
des doctrines démocratiques, la Perse du grand roi a
apporté d’autres notions politiques. C’est sur un tronc
déjà pluriculturel et pluriethnique qu’a été effectuée la
greffe hellénistique.
Rejeter des techniques, des institutions ou des idées
parce qu’elles sont “occidentales” est donc vain. Tout
ce qui est humain est nôtre. Soucieux, comme tous les
artistes de cette fin de siècle, d’innovations, certains
peintres africains veulent se ressourcer en utilisant les
matériaux, colorants, enduits, colles ou autres de leur
continent. Mon pays, me dit un Sénégalais, est assez
riche et assez mystérieux pour fournir des matériaux
inconnus. Cette volonté nationaliste lui chatouille le
cœur et l’imagination. Très bien. Mais il ne faut pas
185
oublier les leçons de l’expérience. La peinture occidentale a expérimenté bien des techniques depuis quelques
millénaires. On ne peut raisonnablement négliger cette
expérience accumulée depuis les tombeaux royaux
d’Egypte, depuis les peintures romaines ou les icônes
byzantines jusqu’à la peinture à l’œuf ou à l’huile.
2. D’autre part, certains pensent que théâtre ou jeux
de scène ne peuvent naître qu’en dehors d’une emprise
religieuse. Le théâtre grec était consacré aux dieux. Les
mystères du Moyen Age aussi. Le drame est né de la
liberté humaine aux prises avec un monde inquiétant.
C’est pourquoi dans ces réflexions sur les jeux de scène
interviendra le bwiti des Fang. Catholicisme, croyances
traditionnelles fang et mitsogo se mêlent pour fournir à
ce culte religieux dogmes, rites et chants. Le sacré joue
donc un rôle essentiel.
Chez les Fang du Gabon, j’ai observé, élémentaires
ou complexes, les éléments divers d’un théâtre naissant.
Mitzic, une petite ville gabonaise, m’a fourni un cas
limite de théâtre sans public, sans vêture, avec un motif
dramatique quasi inexistant. Je promenais ma curiosité
sur un terrain de football. C’était une rencontre sans
éclat, entre deux équipes de la région. Il n’y avait pas
grande assistance. Un peu à l’écart, un homme seul parlait dans un micro dont ne sortait pas grand-chose. Questionné sur l’original qui essayait de commenter ce que
chacun voyait fort bien sans lui, un voisin m’expliquait
que ce “speaker” improvisé – qui n’était raccordé à rien,
sans téléphone, ni magnétophone, s’amusait souvent
ainsi. Son commentaire au haut-parleur lui permettait de
jouer un rôle. Théâtre à un seul personnage, sans public.
Un autre exemple de la vénération de la parole
publique m’a été donné par des bwitistes. Les tenants
186
de ce culte célèbrent des cérémonies chantantes et dansantes, absorbent une drogue et voyagent ainsi au pays
de Dieu. Dans ce culte, sans hiérarchie ni dogme
contraignant, chaque maître de chapelle a ses visions
personnelles. S’il est dynamique, il les fait partager aux
fidèles qui l’entourent. Avec la musique, le rythme des
danses ou des percussions, avec le feu qui brille et la
fumée des torches de résine, les fidèles ont des hallucinations visuelles ou auditives. Ils entendent les paroles
que l’on prononce chez Dieu. Certains ont noté des
sonorités qui n’existent pas dans les langues locales. Ils
appellent par exemple cadroyal la maison de Dieu,
dérivé de cathédrale. Le metroyal est un escalier qui
permet de mesurer “en mètres” la sainteté.
Un prophète bwitiste me dessinait ainsi sa métaphysique : l’esprit divin était représenté comme un enfant
porté sur le dos de sa mère. Diverses traditions africaines évoquent une création en plusieurs temps, abandonnée puis reprise. On peut ainsi comprendre Dieu et
sa mère. Mais, à portée de la bouche divine, un microphone va lui permettre de faire entendre sa voix à la
création.
Un autre élément théâtral m’est apparu dans le
bwiti. Les salutations y sont importantes. Des fidèles
vont montrer leur affiliation. Ils vont vers l’officiant
principal, passent sous la jambe qu’il lève, mimant
ainsi la naissance. Puis ils lui présentent des mains
ouvertes. Il y souffle. Après avoir ramené les mains
ainsi bénites à leur visage, les arrivants touchent la
taille du prêtre.
La salutation peut apparaître comme du temps mort.
Ici elle est chargée de sens.
Dans la danse enyege des Boulou du Cameroun, le
chœur des danseuses mime quelques exercices militaires
187
pour montrer la force et la discipline du groupe. Mais,
sur une sollicitation de la maîtresse du jeu, des personnalités sont invitées à sortir de la masse des spectateurs
et à prendre la parole. Salutations, compliments, récits
des difficultés vaincues pour former et entraîner le
groupe.
Cette dramatisation par l’évocation des difficultés
est marquée fortement à propos de la danse. Akwa, un
dignitaire, m’explique qu’il a fallu construire un nsek
Akwa (fétiche d’Akwa), une poupée en sparterie, qui
est supposée contenir le crâne d’un ancêtre. Jadis, les
crânes des ancêtres étaient conservés pour recevoir des
sacrifices. Mais ces byeri sont maintenant rejetés par
l’opinion ; ils serviraient, pense-t-on, à fortifier les
mangeurs d’âmes, les vampires. Mon informateur, un
homme instruit expliquait que le nsek Akwa n’était pas
un vrai byeri mais un simulacre. En effet, à ses débuts,
la compagnie de danse était poursuivie par la malchance
(ou plutôt, pensait-on, par la jalousie et le pouvoir
magique des concurrents ; l’éclairage tombait en
panne, les retards s’accumulaient, l’orage éclatait. Il
fallait lutter).
Dans le corps même de certaines danses, on voit
poindre le théâtre. La danse enyege doit glorifier un
ayong (clan) mais, à côté des manœuvres militaires, on
y insère quelques vers anecdotiques sur la dure condition des femmes, sur leurs maris ou leurs amants
volages. Une scène représentait la maladie d’un enfant.
Un berceau est amené au milieu du chœur. La mère
chante sa tristesse et se fie à ses prières. Mais une amie
va ressusciter l’enfant par une magie quelconque. Tout
est exposé en trois phrases, suggéré plutôt que dit. Le
texte n’a donc pas l’importance que suppose le théâtre
occidental.
188
Le cas d’eko de Gaulle est intéressant. L’association
chorégraphique organise la danse, prépare les lieux,
amène les instruments et les musiciens. Les dignitaires
portent des titres de ministres et ont des rôles correspondant de façon dérisoire à leur fonction. Le ministre
des Finances et les douaniers font payer les entrées, le
ministre de la Santé vérifie la propreté, lave le cou à
celui-ci, met du parfum à celui-là, et distribue des aspirines s’il y a quelque mal de tête. C’est tout un sociodrame qui se joue.
Fiction et réalité se mêlent. Jusqu’en 1960, un groupe
donnait de la représentation une version historique. Un
groupe de marins avait un camp séparé et dansait à
part. Souvenir évident des événements de 1940. Certains territoires entraînés par l’appel du général de
Gaulle avaient rejeté le régime de Vichy. A Libreville,
une unité de la marine nationale avait imposé sa puissance, quelques escarmouches avaient eu lieu. C’est
cela qui était représenté par le camp des marins. Les
danses évoluent avec le temps. L’incident des marins
paraît oublié. De Gaulle reste. Il sera probablement
remplacé par un président. Pour l’heure il est assez
auréolé des légendes pour subsister. Mais, revanche de
l’historicité, il a toujours en main une canne qui
contient un fétiche assurant prestige et autorité. Or, ce
n’était pas de Gaulle qui avait une canne, mais Leclerc.
Et c’est Leclerc qui rallia Cameroun et Gabon au gaullisme.
Le président du groupe, le “général de Gaulle”, est
choisi pour sa taille. Dans son discours, il joue les
gestes et reprend les intonations de son modèle. Mais
personne ne cherche à faire croire à l’authenticité. Ici,
le de Gaulle a un képi, ailleurs il a un bonnet de pluie
ou une chéchia noire.
189
Si dans un village où se tient la danse il y a un autre
groupe, la courtoisie exige que le de Gaulle de cet autre
groupe apparaisse à côté de celui qui joue. Ce dédoublement ne gêne personne car personne ne cherche la
vraisemblance.
Le vêtement est important. Il permet de séparer le
profane du sacré, le monde quotidien du monde de la
fiction héroïque. Nous autres, Occidentaux, ne devrionsnous pas nous en étonner ? Il n’y a pas si longtemps, la
grand-messe était célébrée avec un suisse, hallebardier
vêtu d’un uniforme du XVIIIe siècle. En Normandie, les
chantres étaient vêtus de chapes brodées. Anachronismes et mélanges ne choquaient personne. Les
paroisses voulaient marquer par là une recherche de
majesté et un dépassement du monde quotidien.
L’espace joue évidemment un rôle dans les danses et
les cultes africains. Souvent, c’est simplement le lieu
où l’on peut évoluer, le cercle qu’entourent les
badauds. Mais cet espace peut être significatif. Dans la
danse eko de Gaulle, la soi-disant gendarmerie nationale délimite un rectangle où on ne doit pas marcher.
Qui y pénétrerait serait taxé d’une amende à verser au
ministre des Finances. C’est la parcelle réservée aux
officiels. Dans la danse enyege, au moment des saluts,
la capel (maîtresse de chapelle) amène les notables qui
vont parler vers une place réservée joignant le symbolique et l’utile à l’agréable, d’autres danses font siéger
les personnages importants autour d’une table garnie de
boissons.
Dans le bwiti l’espace joue un rôle plus complexe ;
il symbolise la totalité du monde visible et invisible.
Un officiant danse dans le temple avec une torche.
Puis, passant ce flambeau dans un trou du poteau central, il représente la naissance. Dans la cour, il dessine
190
un circuit qui représente la vie dans notre monde
visible. Rentré, toujours dansant, dans le temple, il est
retourné au paradis. En effet, les Fang estiment que la
vie de l’homme est un tissu de naissances et de morts.
Le temple lui-même exprime la valeur symbolique
de l’espace. Comme dans notre Moyen Age, le plan de
beaucoup de temples figure un homme couché sur le
dos. Les entrées, des deux côtés du poteau central,
représentent les pieds, le poteau le sexe, l’orchestre où
joue la cithare est la tête. Le feu brûle à l’emplacement
du cœur.
La pensée symbolique a un avantage sur la pensée
rationnelle. Symboles ou objets permettent des interprétations diverses. A l’emplacement du cœur, on peut
voir dans la charpente un morceau de bois percé de
flèches, aussi bien qu’une roue de bicyclette. Le bois
percé évoque le cœur percé du Christ de certaines
images sulpiciennes. La roue de bicyclette paraît bien
triviale. Mais elle illustre bien la métaphysique. Parties
de Dieu qui est au centre de tout, comme le moyeu de
la roue, les âmes descendent le long des rayons pour
s’incarner dans la circonférence du monde. A la mort,
elles retournent à Dieu.
Tous les accessoires des rituels méritent réflexion.
Au-delà d’un objet de rebut, rouillé et dérisoire, il peut
y avoir un sens très profond.
Le temps mérite aussi d’être étudié. Certains bwitistes, comme dans l’Eglise catholique, ont établi un
cycle temporel avec des fêtes, Pâques ou Noël, liées
aux saisons. Dans la plupart des poèmes ou cantiques
cependant, la temporalité apparaît mal. Le système linguistique, en effet, n’établit pas clairement passés, présents et futurs. Dans les chants qui accompagnent les
danses, l’extrême concision, le procédé perpétuel de
191
l’allusion explique cette gêne face au temps. Dans les
rituels bwitistes il semble que la volonté de chercher
partout des ressemblances et des annonces prophétiques amène à mélanger personnages et périodes.
Nyingone Melege, la fille de Dieu, est en même temps
la Vierge Marie de notre histoire sainte et l’Eve de la
Genèse.
Parfois, lors de cérémonies du bwiti ou de rites analogues, des danseurs dépassent le jeu. Sortant d’euxmêmes, ils revêtent une autre personnalité. L’acteur est
possédé par quelque esprit. Si la crise dure, un officiant
est parfois obligé de la faire cesser pour que le patient
n’en soit pas traumatisé. Le possédé est amené au pied
d’un poteau, des mouvements d’assouplissement du
cou permettent d’expulser l’esprit qui sort par le poteau
et le toit. Paradoxe du comédien qui a pris son rôle trop
au sérieux, au point d’être saisi par son personnage.
Paroles, mimes, dramatisation et sociodrame, vêtures
et accessoires, espace et temps, toutes les caractéristiques du théâtre sont là.
Il semble que les Fang aient un génie particulier pour
traduire en scènes de théâtre toutes sortes d’activités.
Il y avait jadis des échanges ritualisés qui tenaient lieu
d’échanges économiques, les bilabas. En effet, dans cette
zone il n’y avait pas d’économie d’échange, de colportage,
de marché. Chaque famille vivait en autoconsommation.
Les bilabas assuraient la circulation des biens et la
redistribution des richesses. Deux chefs de famille se
lancent un défi ; à qui fournira le plus de cadeaux. Le
premier vient avec les marchandises de prix : tissus,
ustensiles de ménage, produits importés, du sel aux
alcools. Dans le village de son échangiste, il danse et
chante, étalant sa richesse et la somptuosité de ses
cadeaux. Plus tard, le second ira chez son cocontractant
192
avec des cadeaux plus importants : ivoire, viandes
fumées… danses, défis orgueilleux. Le premier va
reprendre l’offensive, mettant son honneur à donner
encore plus qu’il n’a reçu. C’est le rituel du potlatch
amérindien avec la mise en scène des vanités rivales
pour étonner le public. La prodigalité fait partie du
caractère des chefs. La générosité permet d’imposer
son autorité à des obligés.
Les Fang n’ont pas de stratification sociale évidente.
Les migrations récentes ont bouleversé les lieux claniques. Aucun clan n’est en possession d’un terroir
défini. Aucun chef de clan ne sait au juste où sont tous
ses ressortissants. Les byeri, les crânes d’ancêtres, ont
perdu leur valeur sous l’effet d’une sorte d’inflation.
Chaque lignage a pu revendiquer ses ancêtres propres,
oubliant les ancêtres plus lointains. Perdant leur valeur
religieuse d’instruments d’un culte, les byeri sont devenus les outils de la volonté de puissance de leurs détenteurs. Dans l’esprit du public, ils devenaient des
instruments magiques alors qu’ils avaient été les symboles de l’ancestrolâtrie. Jalousie et terreurs de sorciers
de la nuit rendaient difficile de les conserver car le
soupçon s’attachait à eux. La richesse ne satisfaisait
pas les ambitieux que si elle permettait de s’assurer une
clientèle. Les sociétés de danses ont permis de recréer
des groupes et d’assurer à leurs dirigeants un prestige.
De même, le bwiti acceptant les déviations les plus
diverses a permis aux ambitieux de se manifester et de
trouver satisfaction dans l’atmosphère exaltante d’une
fraternité religieuse.
BIBLIOGRAPHIE
ALEXANDRE P., BINET J.,
BINET J., Budgets
Le Groupe des Pahouin, PUF, 1958.
familiaux des planteurs de cacao, ORSTOM,
1956.
Sociétés de danse chez les Fang au Gabon, ORSTOM, 1972.
“Drogue et mystique”, Diogène, 1974.
Ph. Laburthe Tolra, Les Seigneurs de la forêt, Pub. Sorbonne, 1981.
JEAN-PIERRE CORBEAU
LES ACTEURS DU PARTAGE ALIMENTAIRE
RÉPÈTENT-ILS ?
“La tragédie commence quand le ciel se vide1.” Sub-
stituons à la tragédie le drame au sens politzerien.
Retenons sa théâtralisation. Bref, acceptons-nous
acteurs d’une quotidienneté qu’aucun modèle consensuel ne pourrait prétendre régir dans le contexte anomique qui la caractérise. Imaginons-nous comédiens
impliqués dans des interrelations multiples signifiant
aux autres nos sympathies ou nos haines, nos désirs
ou nos craintes, nos goûts et nos dégoûts. Représentonsnous au sein d’interactions induisant par nos passions, nos mimiques, nos comportements corporels
et nos propos, les formes de nos sociabilités commensales.
Pour appréhender une telle mise en scène des mangeurs, pour en saisir et comprendre le sens, nous proposons la construction d’une métonymie imbriquant la
théâtralisation (la forme prise par le drame humain),
l’anomie (qui vide la scène sociale comme elle l’a fait
pour le ciel, à moins qu’elle ne l’encombre au point
que l’on s’y perde) et l’imitation comme un processus
participant à l’émergence de nos comportements alimentaires et conviviaux.
1. Jean Duvignaud, in Cahiers Renaud-Barrault.
193
195
Nous souhaitons préciser les diverses conceptions
du troisième élément de notre métonymie. Il existe
trois manières de percevoir les phénomènes imitatifs :
– On peut les concevoir comme des normes auxquelles on se soumet, auxquelles on obéit, affirmant, à
travers ces différents mécanismes de mimétisme ou de
reproduction, son statut d’Homo sociologicus.
– On peut aussi envisager l’échange entre le “Moije” et les instances sociales (d’origine diverse), étudier
le lien qui les unit, la génèse et le développement des
réseaux.
– On peut enfin – et cette conception s’avère compatible avec les deux premières – imaginer que les phénomènes d’imitation soient créatifs, qu’ils échappent à
une simple reproduction et qu’ils participent d’une
façon essentielle aux interactions construisant le sujet
différent d’autrui.
La première conception des phénomènes d’imitation
– l’imitation passive – présente au moins l’une des trois
caractéristiques suivantes : elle envisage les processus
imitatifs au niveau macrosociologique, elle cherche à
saisir des lois. On oublie que les “structures” n’apparaissent que dans le contexte de données conjoncturelles, on confond alors explication et prévision en
assimilant les catégories idéales et les distinctions
réelles. Enfin, si nous admettons que nous sommes
dans la “société des individus” (cf. Norbert Elias), cette
conception valorise le premier terme et ne se place pas
dans la perspective de l’acteur social pour développer
une démarche compréhensive que nous revendiquons.
En développant sa notion d’“habitus” – illusion de
spontanéité et de liberté de penser et d’agir, en fait
conforme à des régularités objectives –, Pierre Bourdieu se réfère implicitement à l’idée de phénomènes
196
imitatifs favorisant une reproduction sociale. Il l’explicite dans la Distinction, critique sociale du jugement1 à
propos des goûts alimentaires et des manières de table.
Cette conception est reprise par Claudine et Christian Grignon lorsqu’ils proposent d’appréhender les
consommations alimentaires à travers le modèle bourgeois gastronomique et le modèle populaire, initialement paysan, mais lui-même “imité” par les catégories
ouvrières qui en sont issues.
Dans les deux cas, l’imitation est envisagée en
dehors du sens que peut lui conférer l’acteur social.
Celui-ci reste écarté de la perception macrosociologique
et objectivante des auteurs.
Edgar Morin propose aussi une forme d’imitation
privilégiant des modèles prestigieux lorsqu’il évoque
les nouveaux “olympiens”, à la fois inimitables et imitables : “Les olympiens, à travers leur double nature,
divine et humaine, opèrent la circulation permanente
entre le monde de la projection et le monde de l’identification. Ils concentrent sur cette double nature un
complexe virulent de projection-identification. Ils accomplissent les fantasmes que ne peuvent réaliser les mortels,
mais appellent les mortels à réaliser l’imaginaire. A ce
titre, les olympiens sont les condensateurs énergétiques de
la culture de masse2.” Une telle conception de l’imitation de modèles prestigieux empruntés à des messages
médiatisés se retrouve dans les analyses des mangeurs
proposées par Claude Fischler3. Le fait nouveau ici est
la prise en compte d’un imaginaire, mais nous restons
1. Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement,
éditions de Minuit, Paris, 1979.
2. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Grasset, Paris, 1962, p. 145-146.
3. Claude Fischler, L’Homnivore, éditions Odile Jacob, Paris, 1990.
197
encore au niveau d’une explication macrosociologique
dans laquelle on postule l’idée de modèles préalables
(inscrits en nous génétiquement) que l’acteur imiterait…
L’“imitation-persuasion” constitue la troisième forme
de cette première utilisation du concept. On songe, bien
évidemment, aux travaux de Vance Packard (La Persuasion clandestine, Les Obsédés du standing), ainsi qu’à
tous les mécanismes publicitaires qui cherchent à régir
et influencer nos comportements alimentaires. D’un
certain point de vue, Nicolas Herpin1 s’inscrit dans
cette conception de l’imitation en considérant, à juste
titre, l’influence du réseau de distribution et de stratégies commerciales sur nos types de comportements alimentaires.
On ne saurait évoquer l’imitation sans mentionner
Gabriel Tarde. Il illustre la quatrième forme prise par
l’“imitation passive”, mais se situe à la frontière de
cette conception (celle que l’histoire a plutôt retenue de
lui) et d’une autre, plus interactive, qu’il connote encore
d’un somnambulisme suscité par un “grand hypnotiseur” : “S’ils finissent (les citadins) pourtant, quelquefois,
par devenir exemplaires à leur tour, n’est-ce pas aussi
par imitation ? Supposez un somnambule qui pousse
l’imitation de son médium jusqu’à devenir médium luimême et magnétiser un tiers, lequel à son tour l’imitera,
et ainsi de suite. N’est-ce pas la vie sociale ? Cette cascade de magnétisations successives et enchaînées est la
règle (…) D’ordinaire, un homme naturellement prestigieux donne une impulsion, bientôt suivie par des milliers de gens qui le copient en tout et pour tout, et lui
1. N. Herpin et D. Verger, La Consommation des Français, éditions
La Découverte, Paris, 1989.
198
empruntent même son prestige, en vertu duquel ils
agissent sur des millions d’hommes inférieurs. Et c’est
seulement quand cette action de haut en bas se sera
épuisée qu’on verra, en temps démocratique, l’action
inverse se produire, les millions d’hommes, à certains
moments assez rares d’ailleurs, fasciner collectivement
leurs anciens médiums et les mener à la baguette. Si
toute société présente une hiérarchie, c’est parce que
toute société présente la cascade dont je viens de parler,
et à laquelle, pour être stable, sa hiérarchie doit correspondre1.”
Abandonnons la vision quelque peu pessimiste de
Gabriel Tarde2 imaginant que “l’imposition persuasive”
se substitue à l’“imposition autoritaire” – “le citoyen
des temps nouveaux se flatte de faire le libre choix
entre les propositions qui lui sont faites ; mais, en réalité,
celle qu’il agrée, celle qu’il suit, est celle qui répond le
mieux à ses besoins, à ses désirs préexistant et résultant
de ses mœurs, de ses coutumes, de tout son passé
d’obéissance3”. L’imitation peut alors devenir l’un des
principes de construction des réseaux qu’imagine Norbert Elias.
Si l’on accepte la vision de Tarde, on peut la moderniser en évoquant la fascination exercée par la mode,
les systèmes normatifs qu’elle risque de déclencher
pour nos comportements alimentaires et nos images
corporelles. On perçoit alors la fonction hypnotique des
médias, le vide qui risque d’en résulter (puisque le
“grand hypnotiseur” n’est qu’un leurre). On pense aux
1. Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, Ressources, Genève,
1979, p. 51-52.
2. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, PUF, Paris, 1898.
3. Ibidem, p. 267.
199
analyses de Gilles Lipovetsky, et davantage encore aux
phénomènes anomiques étudiés par Jean Duvignaud.
Cet individualisme “contagieux” n’en reste pas moins
l’aboutissement d’une “cascade”, la manifestation d’un
réseau aléatoire mais sociétal dans sa genèse.
La seconde conception, l’“imitation dynamique”,
postule et éclaire un échange, une dialectique entre
l’identité du “Moi-je” et celle d’un ensemble dans lequel
il s’inscrit ou désirerait s’inscrire.
On s’intéresse à la fois à l’acteur, à ses liens sociaux,
et aux groupes culturels macro ou microsociologiques
qu’il signifie. On évoque les apprentissages interactionnels de l’acte culinaire, des manières de table. On
cherche à appréhender les influences des messages
relatifs à la santé, au corps. On étudie les distorsions
d’une reproduction mythifiée et les filiations qui s’établissent avec des sub ou des souscultures alimentaires
et les symboliques qu’on y associe.
Dans tous les cas, l’idée d’une passivité de l’acteur
social disparaît. Il n’est plus le produit de déterminismes, mais l’agent du changement. Les sens de l’imitation sont à la fois “centripètes” et “centrifuges1”.
Certes, le concept n’est guère nommé, mais n’est-il pas
sous-jacent lorsque l’on évoque la socialisation, l’intégration, le conformisme ou l’acculturation ? On envisage
1. Si l’on prend l’acteur social comme référent, les forces centripètes correspondent à des déterminismes sociaux, à des contraintes
traversant le champ social ou la situation dans laquelle un individu
s’est inséré, alors que les forces centrifuges recoupent ce que Jean
Duvignaud nomme les “passions”, les désirs de subvertir les codes
qu’exprime un acteur depuis une trajectoire dont nous devons tout
de même admettre qu’elle est le produit d’une interaction collectifindividuel.
200
alors l’importance des groupes primaires et des interactions qu’ils abritent. Si l’on accepte l’idée d’une
“société des individus”, nous dirons que l’on regarde et
écoute ceux-ci, qu’on cherche le lien qui les unit (et
auquel ils donnent un sens) à une société pouvant
prendre des formes multiples. Celle du “nous” familial
ou du groupe des pairs, celle du groupe d’appartenance,
celle du groupe de référence à l’existence effective ou
relevant d’un imaginaire traversant l’espace et le
temps.
L’imitation s’inscrit ainsi dans la perspective d’un
phénomène social total. L’intentionnalité de Gabriel
Tarde rejoint celle de Marcel Mauss : “Tarde insiste sur
la communication des consciences entre elles, et en cela
il est proche de Max Scheler et de son idée du MitLeben (…) Quand il évoque le «duel logique» qui suggère l’affrontement de groupes où s’échangent le «oui»
et le «non», ce terme d’échange n’a pas pris la force
qu’il trouvera chez Mauss, mais c’est bien de relations
symboliques ou matérielles qu’il s’agit et qui, pour lui,
composent l’existence commune. «L’imitation des idées
précède celle de leur expression (…) et l’imitation des
buts précis précède celle des moyens.» (…) Ne s’agit-il
pas d’une «conduite magique», comme le dit Sartre de
l’émotion, et qui agit à distance en modifiant la trame
de la vie instituée1 ?” souligne Jean Duvignaud.
Les phénomènes d’imitation renvoient alors à toutes
les problématiques du changement social et, surtout,
intègrent le point de vue “centrifuge” de l’acteur.
La rupture provient de l’absence de modèle satisfaisant
à imiter dans une situation qui s’est trouvée modifiée
par des découvertes technologiques, par des confronta1. Jean Duvignaud, Le Propre de l’homme, Hachette, Paris, 1985.
201
tions culturelles résultant de la fréquentation des
médias ou de la rencontre d’autruis porteurs d’autres
“possibles”.
L’imitation d’un modèle jusque-là inconnu, introduit
dans le champ, débouche sur le changement. Cette imitation n’a rien d’une copie mécanique, elle passe par un
certain nombre de distorsions, d’appropriations.
Enfin, l’imitation déclenche des ruses, sous la forme
de stratégies, pour pouvoir s’emparer d’objets ou de
conduites interdites ou difficilement accessibles. C’est
le cas de ces enquêtés économiquement défavorisés qui
remplissent des bouteilles vides aux marques prestigieuses, avec un whisky médiocre acheté à bas prix. Ce
sont les populations déracinées qui cherchent des ersatz
de goûts ou textures rappelant le pays d’origine, ou
celles, rationnées, qui imaginent les mêmes préparations avec des aliments différents et qui s’ingénient à
imiter des rites dans une clandestinité créatrice de
sociabilité.
La ruse se combine aussi à l’“imitation dynamique”
pour devenir simulacre. Elle se transforme alors en jeu
permettant de se protéger d’un ordre plus ou moins
coercitif, de le tourner en dérision, de développer une
utopie derrière le “faisant comme”…
La troisième et dernière conception de l’imitation,
celle que nous qualifions de “créatrice”, ne présente
aucune rupture avec la conception précédente, mais correspond à notre volonté de considérer ce concept comme
un phénomène présent dans la quasi-totalité de nos comportements alimentaires et des mises en scène que l’on
en fait. Il représente alors pour le chercheur/observateur un processus l’aidant à saisir et comprendre les
scénarios possibles du manger. Dans le même temps, il
constitue pour l’individu un principe actif essentiel de
202
l’appropriation d’un matériel sociétal qu’il signifie en
le reconstruisant depuis sa propre perspective, au sein
de groupes primaires et dans des contextes sociaux particuliers.
Ceux qui s’inscrivent dans des “reproductions
sociales” de la représentation de modèles culturels, de
manières de table et de goûts imités résultant de forces
centripètes agissant sur des situations plus ou moins
aléatoires depuis la logique de groupes dominants ou
depuis celle d’apprentissages plus concrets au sein des
interactions de la socialisation.
Ceux qui se réfèrent à des persuasions visant à introduire des innovations de type gustatif, culinaire, ou
concernant des représentations nouvelles de nos modèles
corporels.
L’imitation joue un rôle essentiel au sein d’un processus phénoménologique, si l’on partage avec nous
l’hypothèse d’une mutation caractéristique de nos
sociétés et débouchant, au moins ponctuellement, sur
un temps d’interrogation, d’anomie…
L’imitation intervient alors dans un contexte de transe,
tel que Jean Duvignaud1 le définit, se différenciant de
celui de la possession. La transe, indissociable de
l’anomie, entraîne une “déstructuration du soi”, un travail de désocialisation débouchant sur un véritable
“nomadisme social” permettant l’“inventaire” des possibles. Parce qu’il y a béance, on investit des modèles
que l’on imite, sans pour autant les reproduire automatiquement, machinalement. La transe transgresse les
codes et les modifie. “On cherche, on bafouille, on
s’égare, on tâtonne…”
Parce qu’il y a anomie, parce que l’on occupe une
1. Jean Duvignaud, Le Don du rien, Stock, Paris, p. 20-22.
203
position sociale et temporelle différente de celle des
modèles qu’on emprunte (dialectique des signifiants/signifiés), l’imitation ne saurait être un phénomène passif.
Elle devient créatrice, que le groupe d’appartenance
soit perpétuellement reconstruit (imitation d’une étiquette et de rites qui doivent s’incrire dans les mutations du temps), ou que le groupe de référence serve de
matrice novatrice (lors d’un processus assimilable à
celui de la transe).
La créativité de l’imitation provient aussi des glissements sémantiques : on interprète des informations
véhiculées par les médias qui sont décodées dans celui
du “Nous” ou du “Moi-je”, laissant libre cours à l’imaginaire fantasmatique.
Cette métonymie théâtralisation/anomie/imitation
pourrait servir de piste, dans une perspective interactionniste, pour appréhender l’ethnoscénologie des multiples phénomènes alimentaires.
ROGER ASSAF1
AL-HAKAWATI
“Nous vous avons créés en peuples et tribus pour que
vous vous connaissiez les uns les autres.” C’est un verset d’une sourate magnifique qui s’appelle la Sourate
des cloisons où il est dit par ailleurs : “Ceux qui élèvent
la voix de derrière des cloisons ne comprennent rien.”
Je crois que nous sommes réunis ici par un même
désir de connaissance. Je crois qu’il existe trois sortes
d’approches dans la recherche de la vérité : la recherche
par vocation, la recherche par devoir ou métier, et enfin
la recherche par nécessité. Je pense appartenir à cette
dernière catégorie pour deux ensembles de raisons.
D’abord, banalement, parce que j’appartiens à un
groupe humain où le théâtre est une forme étrangère
qui fut greffée sur un lieu qui ne l’a pas digérée. Et à ce
propos je voudrais dire combien les écrits de Jean
Duvignaud ont joué un rôle capital dans notre travail
car ils nous ont permis de formuler ce que nous sentions confusément et dont nous avions un peu honte
comme si nous étions inférieurs à une forme culturelle
et artistique connue dans le monde entier. Aussi, les
formulations proposées dans Spectacle et société ou
1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du
colloque de fondation.
205
dans les Ombres collectives par exemple ont été pour
nous un formidable apport ; elles nous ont éclairés et
nous ont permis de nous lancer dans cette aventure.
Le deuxième ensemble de raisons est plus spécifique
et appartient à la guerre. Le Liban a eu le triste privilège
de devenir célèbre à cause d’une guerre qui a duré
vingt ans et qui est, dit-on, terminée. Vingt ans, c’est
long, c’est le tiers de la vie d’un homme ordinaire, et
cela représente plus de la moitié de ma carrière académique et artistique. Or, quand la guerre s’étale dans le
temps et devient une partie organique de la vie, beaucoup de choses dans la pratique sociale deviennent
inutiles, futiles, dont le théâtre. On a d’autres urgences.
Et pourtant, quand on vit avec ceux qui subissent la
guerre, on redécouvre la nécessité de certaines pratiques parmi lesquelles le théâtre a sa place. On découvre
que la guerre est l’ennemie de la vie. La guerre n’est
pas l’ennemie de la paix, les deux font partie d’un
même ensemble de moyens et de structures qui permettent
à certains hommes de dominer d’autres hommes. La
guerre est le contraire de la vie qui n’est pas le contraire
de la mort. La mort fait partie de la vie, elle lui permet
de se perpétuer, alors que la guerre détruit la vie, elle
fait le vide et à la place de ce vide elle construit artificiellement un nouvel ordre, de nouvelles formes qui
n’existaient pas auparavant.
En face de cette guerre il y a des hommes qui aiment
la vie et qui cherchent des moyens de survie ; non seulement manger, boire et s’abriter, mais aussi permettre
à la vie de se perpétuer. Cette vie est constituée de
formes matérielles et invisibles qui forment un tissu
vivant. Par exemple quand la guerre détruit un lieu, tue
des personnes, elle fait un trou, comme une bombe. Et
en face de ce trou, il y a une émotion ; mais cette
206
émotion est différente selon ceux qui l’observent. Par
exemple, vous qui voyez à la télévision, en photo, ou
même sur place, des décombres, des cadavres, vous
êtes ému par ce que vous voyez, alors que nous, nous
sommes touchés par ce que vous ne voyez pas et que
nous ne voyons plus. Et c’est cet invisible qui devient
partie de l’imaginaire et qui cherche à s’exprimer car
nous voulons que cette chose qui faisait partie de notre
vie ne disparaisse pas : cette maison, ce lieu, cette rue,
ces personnes, ces formes de vie, ces instants, ces événements deviennent matière d’une culture organique
que les gens utilisent chaque fois qu’ils se retrouvent.
Et c’est en étant à l’écoute de cet aspect de la vie, de la
vie que la guerre est en train de détruire, que nous
avons redécouvert la forme du hakawati, que l’on peut
traduire imparfaitement par l’art du conteur. Mais
attention, il ne s’agit pas d’une forme traditionnelle
appartenant au passé mais au contraire d’une forme
extraordinairement vivante. Les gens utilisent l’histoire
chaque fois qu’ils se retrouvent ensemble. Chaque fois
qu’un groupe humain est obligé de vivre en promiscuité,
de passer des heures ensemble, il s’en dégage spontanément une ou plusieurs personnes qui ont le don de
raconter certaines histoires que les autres connaissent
souvent, qu’ils ont vécues, dont ils ont été les témoins
ou simplement qu’ils ont entendu raconter. Et ils les
racontent de telle façon qu’il en résulte un plaisir commun et que leurs auditeurs en redemandent. Ainsi cette
histoire devient peu à peu vivante, elle entre dans
l’imaginaire de la communauté qui l’emploie comme
une arme afin de résister à la destruction.
A partir du moment où l’on a redécouvert cette forme,
on comprend un grand nombre de choses. La première,
c’est que ces textes, cette parole est spectaculaire, elle
207
n’existe pas en dehors de ceux qui la portent et de son
auditoire. C’est la réunion du conteur et des spectateurs
qui donne la matière du texte avec sa gestuelle et avec
les objets qu’il utilise et qu’il transforme pour créer le
spectacle. La deuxième, c’est que le lieu n’a aucune
importance : ce peut être ici, dans une cour, un salon,
une place publique, qu’importe dès l’instant où l’on
peut s’y réunir. La troisième, c’est que ce jeu dramatique ne connaît pas le masque. Le théâtre dérivant du
masque présuppose qu’au moment du jeu, la personne
qui le porte, qu’il soit matériel ou psychologique,
devient quelqu’un d’autre et le public disparaît, de
même que la réalité extérieure ; seule existe cette fiction créée par l’acteur. Ici c’est le contraire, mais cela
n’a rien à voir avec la distanciation brechtienne. Dans
le même temps, le conteur re-présente des personnages
qui incluent sa propre réalité et celle de ses spectateurs.
Cette union entre conteur et auditeurs s’opère à travers
l’acte dramatique dans un moment présent qui n’est pas
occulté par l’histoire qui est jouée.
C’est pourquoi, dans notre pratique courante, notre
travail commence toujours avec les gens ; nous ne
sommes jamais dans un théâtre, mais toujours dans des
lieux où ils se réunissent, café, place du village,
salon… et nous écoutons leurs histoires. Puis nous les
racontons à notre tour, ailleurs, et elles induisent chez
ceux qui les écoutent d’autres histoires qui sont en rapport avec ce sujet. Ces histoires s’enchaînent les unes
aux autres, elles appartiennent à la vie collective, petit
à petit elles prennent une forme que nous n’avons pas
préconçue, une forme qui est à l’intérieur de l’histoire.
Vous savez qu’un conteur fait de la mise en scène à
l’intérieur du texte, nous n’avons donc plus qu’à lui
donner une forme plus efficace.
208
Ce travail n’a pas lieu en répétition mais sous la
forme vivante d’un work in progress auquel les gens
participent. Aussi, quand ils viennent assister à la
représentation, le spectacle continue : ils viennent voir
quelque chose qu’ils connaissent déjà, qu’ils ont vu en
partie, et après le spectacle la parole continue dans le
discours des gens, préparant ainsi le spectacle suivant.
Tout cela forme un tissu vivant dans lequel ceux qui
travaillent apprennent à se connaître dans leurs relations avec les autres. De même, les personnes qui participent à ce travail, et qui ne sont pas des professionnels
du théâtre ou de la culture mais possèdent la culture
organique, apprennent avec nous tout en nous enseignant
un grand nombre de choses qui, au fur et à mesure,
deviennent un travail vivant.
Voici cette pratique dont je voulais témoigner dans
l’espoir qu’elle apporterait quelque chose à notre discussion.
JAMIL AHMED
LE BANGLADESH, SCÈNES MÊLÉES
Le jatra, le jya, le kâlî-kanch et le jari
Le théâtre du Bangladesh est issu d’une tradition de
représentations longue de douze siècles ; l’interaction
du théâtre brahmanique de cour et de temple, des représentations laïques et religieuses inspirées de récits
musulmans, et du théâtre colonial britannique, véhiculés par la langue populaire, a donné naissance à un
mode théâtral caractéristique. Aujourd’hui, il existe
encore à travers le pays plus de cinquante genres différents de représentation théâtrale ; quatre de ceux-ci seront
sommairement décrits dans les paragraphes suivants.
LE JATRA
Le jatra est joué sur un podium carré, large d’environ
5,50 mètres, haut de 75 centimètres et ouvert sur les
quatre côtés. La dimension du podium peut varier en
fonction de l’importance de la troupe, du nombre de
spectateurs attendu ou des contraintes du lieu, mais son
côté doit mesurer au minimum 4,80 mètres et au maximum 7,30 mètres. Parfois, l’espace central est construit
dans un rectangle.
Les musiciens sont installés de part et d’autre du
podium, sur des plates-formes attenantes de même
211
longueur que celle-ci, larges d’environ 75 centimètres
et légèrement en contrebas. D’un côté se trouvent les
instruments de percussion : tabla, dholak, congo et
mandira (cymbales) ; de l’autre sont situés les instruments à vent et à cordes : cornet à pistons, clarinette,
flûte, violon et harmonium. Le joueur d’harmonium est
en même temps le chef d’orchestre, on l’appelle habituellement le “maître de musique”. Le troisième côté
du podium est relié aux coulisses, distantes parfois de
dix-huit mètres, par une ou deux rampes d’accès en
plan incliné, larges d’un mètre, délimitées par des
cordes attachées à des petits piquets en bambou. Les
artistes entrent et sortent par ces rampes. Aux quatre
coins du podium central, quatre mâts soutiennent une
toiture amovible, conçue pour des raisons d’acoustique
ainsi que pour protéger les artistes d’une exposition
prolongée à la rosée et aux brumes nocturnes. A ces
quatre mâts sont fixées des lanternes “petromax” (kérosène) ; ou bien, lorsque l’électricité est utilisable, des
lampes électriques sont suspendues à des barres horizontales qui sont elles-mêmes fixées aux mâts verticaux.
Le podium central est habituellement construit en
planches, posées sur de courts piquets en bambou
enfoncés dans la terre. Le podium se situe au centre
d’un carré plus vaste : l’auditorium (asara) dont la largeur peut aller de 25 mètres à 45 mètres. Les spectateurs entourent l’espace scénique sur trois ou même
quatre côtés ; une zone séparée est réservée au public
féminin. La disposition des places est répartie selon le
tarif des billets, les plus chers donnent droit à des
sièges, les moins chers à de la terre battue couverte de
paille. Tout cet espace est clos par un mur provisoire.
Une sorte de vélum sert aussi à protéger le public.
212
Le jatra est joué aussi bien par des troupes professionnelles que par des amateurs. Dans le cas des professionnels, l’asara est souvent construite par un groupe
d’investisseurs locaux (le conseil d’administration) qui
fait venir la troupe sur contrat pour un nombre déterminé
de soirées, avec une rémunération de base garantie, qui
peut augmenter si les recettes dépassent un certain
montant. L’asara est construite exprès, pour une courte
durée, avant ou après la mousson. Une asara donnée
peut être utilisée par différentes troupes, puis, lorsque
tous les engagements ont été tenus, elle est démontée.
Le caractère non permanent de l’asara du jatra est une
de ses particularités.
La troupe du jatra, outre les comédiens et comédiennes, comprend des danseurs, des musiciens, des
machinistes et des cuisiniers ; elle comprend une cinquantaine de personnes. Le patron est connu sous le nom
d’adhikari, il, ou elle, est assisté(e) d’un metteur en scène.
La saison publique d’une troupe débute aux environs du
mois d’octobre et s’achève en avril. Avant le début des
représentations, la troupe doit chaque année répéter son
répertoire pendant deux ou trois mois. Ce répertoire peut
contenir une quinzaine de pièces. Un comédien vedette du
jatra peut gagner jusqu’à 50 000 takas (1 250 $ US), et
une comédienne, 35 000 takas par saison.
La représentation du jatra commence aux environs
de 23 heures. Deux heures avant le début du spectacle,
un machiniste fait sonner une cloche pour signifier à
tous, y compris les artistes, que la représentation va
bientôt commencer. Pendant ce temps, on installe les
instruments de musique à l’emplacement réservé aux
musiciens. Tout de suite après le signal de la cloche, les
membres de la troupe se regroupent dans les coulisses
pour chanter une prière. Puis les artistes commencent à
213
se maquiller. Une heure après la sonnerie de la première
cloche, une deuxième cloche retentit, c’est le signal pour
les musiciens de prendre place et de jouer le “concert
d’ouverture”, musique au rythme lent qui va durer environ trois quarts d’heure. Le “concert d’ouverture” prévient les spectateurs que le spectacle va bientôt commencer,
et petit à petit ils s’assemblent dans l’asara. A la fin du
“concert d’ouverture”, les musiciens marquent une pause
d’une quinzaine de minutes, puis une troisième cloche
sonne, et c’est le début d’une pièce musicale au rythme
rapide. Après celle-ci, les danseurs de la troupe chantent
un chant patriotique. Le chant patriotique a été introduit
dans le théâtre du jatra après 1947 au Bengale/Pakistan
oriental ; il a remplacé la tradition plus ancienne du chant
religieux hindou chanté à la gloire d’une déesse et
s’achevant sur un tableau. Ce changement est dû au fondamentalisme islamique inscrit à l’époque dans la politique de l’Etat. Le chant choral patriotique est en général
suivi d’un spectacle de “variétés”, long d’une heure,
comprenant des chansons, des danses et des intermèdes
comiques qui dépassent souvent les limites de la bienséance, mais qui sont faits pour plaire au grand public.
Puis, aux environs de minuit, sonne la quatrième cloche,
il s’ensuit une sorte de défilé musical au rythme très rapide qui dure de trois à cinq minutes et annonce le début
de la partie principale du spectacle. La représentation du
jatra, de caractère mélodramatique et déclamatoire, dure
environ quatre heures. Elle se divise en cinq actes et se
fonde sur un modèle semblable au modèle européen de
conflit et d’action ascendante. Le souffleur, installé dans
un coin du podium des musiciens, suit toute la pièce et
sonne une cloche pour annoncer la fin de chaque acte,
alors des personnages de clowns jouent un intermède de
chansons, danses ou farces.
214
Le cinquième acte s’achève peu avant le lever du
jour.
Il existe des textes imprimés du jatra. L’intrigue
s’inspire de récits mythologiques, d’événements historiques ou bien de débats sociaux contemporains. La
peinture des personnages est typée et les questions
morales sont clairement posées. Les dialogues sont en
prose, mais dans les moments d’émotion intense les
personnages ont recours au chant. Vivek (la Conscience)
est un des personnages typiques du texte du jatra. De la
même façon que les qualités abstraites sont révélées
par la morale du Moyen Age, Vivek reflète le conflit
moral auquel sont soumis les principaux personnages.
En tant que Conscience, il peut apparaître en tout lieu
et à tout moment, il peut intervenir avec un chant,
s’adresser directement au personnage concerné ou bien
commenter l’action, avant de se retirer au foyer par la
rampe d’accès. Depuis la seconde moitié du XXe siècle,
Vivek est représenté par un personnage de la vie courante, souvent un mendiant Baul ou une personne mentalement dérangée.
Actuellement, le jatra connaît une période de crise,
due à la censure imposée par le gouvernement au nom
de la morale et de la bienséance.
LE JYA
Dans les collines au sud-est du Bangladesh, il existe
une communauté ethnique minoritaire appelée Marma.
Cette communauté (parfois aussi nommée Magh), originaire de l’Arakan, fut contrainte d’émigrer à Chittagong Hill Tracks lorsque ses terres furent annexées par
la Birmanie (Myanma) en 1774. Quoique de croyance
215
bouddhique, la pratique religieuse des Marma montre
une forte influence animiste. La forme de représentation théâtrale la plus répandue chez eux est celle du jya.
Celui-ci est joué dans une cour devant les temples
bouddhiques (ainsi que dans tout terrain ouvert). Le
jya, non narratif, est à base de dialogues et présente un
caractère très musical. La majeure partie du dialogue
est chantée, accompagnée de musique jouée par un
orchestre. La représentation est donnée pendant les festivals religieux et les célébrations associées aux périodes
de moisson. Elle débute par un chant invocatoire (pui-u),
à la gloire de Bouddha et des esprits de la forêt ; il
s’ensuit deux danses de groupes (tuicha dunga) et
(lechcha-mauing), dont la dernière décrit le processus
de la culture. La pièce proprement dite débute après ces
préliminaires et se termine sur un chant de bénédiction,
chanté par toute la troupe.
La pièce la plus populaire du répertoire du jya et qui,
dit-on, reflète le mieux la culture du peuple marma,
s’appelle Alang-nabah (littéralement, “Les Cinq Candidats”). L’histoire en est la suivante : le prince
d’Anmachh-tempa, nommé Mangsang-kha, a accumulé
une grande fortune par le biais du commerce et il est en
même temps réputé pour son âme charitable. Un jour,
alors qu’il distribuait des biens aux habitants d’un village
dévasté par le feu, il vient en aide à un ami d’enfance,
Ui-ria, lui aussi réduit à la misère, en lui donnant une
importante somme d’argent, de la nourriture et autres
biens. Mais la roue de la fortune tourne : lors d’un
voyage de commerce, Mangsang-kha perd son navire
dans une tempête et se voit contraint d’entrer au service
de son ami d’enfance, Ui-ria. La nouvelle de la tempête
parvient à sa femme, la princesse Ma-sengkha, qui part
à la recherche de son mari ; mais elle se fera piéger par
216
Ui-ria et sera obligée de l’épouser. Leur fils, sauvé par
la grâce divine (de Prajnya-Paramita), accède au trône ;
le prince meurt, la princesse parvient à s’enfuir, mais
elle apprend peu après que son mari est mort. Ce
dernier apparaît à la princesse en songe et lui demande
de construire des sanctuaires et de creuser des citernes
afin que le mérite ainsi gagné serve à le ramener à la
vie. A la fin, la princesse retrouvera son fils, Ui-ria sera
pendu, et le prince reviendra à la vie par la grâce de
Bouddha.
La pièce Alang-nabah, composée initialement au
Myanma, cherche à propager l’essence de la philosophie bouddhique, et, en même temps, à en démontrer
l’efficacité. Il est intéressant de noter que la pièce
contient aussi des éléments d’influence du bouddhisme
tantrique, par exemple dans la référence à Prajnya
Paramita. Des études récentes sur le théâtre bouddhique au Bengale ont montré qu’il est fort possible
que le jya ne soit qu’un dérivé du zat pwe birman et
que le jya et le jatra prennent leur origine tous deux
dans le théâtre bouddhique de cette région entre le IXe
et le XIe siècle.
LE KÂLÎ-KANCH
La représentation du kâlî-kanch se déroule dans un
espace circulaire d’environ quatorze mètres de diamètre ; les spectateurs sont placés tout autour. L’espace
scénique ainsi que les sièges du public se situent au
niveau du sol, en général dans la cour de la demeure
d’un fidèle ou parfois dans la cour d’un temple. Les
coulisses se trouvent habituellement dans une demeure
voisine d’accès pratique, et reliées à l’espace scénique
217
par un étroit passage. Le chœur et l’orchestre sont placés près de ce passage, à la périphérie de la scène.
L’orchestre comprend deux dhanks (de grands tambours suspendus par des courroies aux épaules, que
l’on bat à l’aide de baguettes), un harmonium et une
paire de judi (cymbales). De l’autre côté, un chœur de
huit ou dix membres accompagne les passages lyriques
des personnages. L’éclairage se fait au moyen de lanternes “petromax” (kérosène) ou de torches (fabriquées
à partir d’une mèche trempée dans un pot de kérosène).
Deux porteurs de lanternes ou torches accompagnent
de part et d’autre les artistes dans tous leurs déplacements. Certains personnages portent des masques (faits
en shola, c’est-à-dire en liège), d’autres sont lourdement fardés. Les représentations sont données la nuit,
commençant avant minuit et s’achevant avant le lever
du jour. La distribution est exclusivement masculine.
La pièce se base en partie sur des textes écrits (récités
sous forme de dialogue), en partie sur la tradition orale
(chants) et le reste est improvisé (dialogues en prose),
le tout s’inscrivant dans une structure conventionnelle.
Le spectacle du kâlî-kanch débute avec les joueurs
de dhank qui battent fortement leurs instruments en se
déplaçant tout autour de l’espace scénique. Au bout
d’un moment, les dhanks s’arrêtent un instant pour
signifier le début du rituel de salutations servant à
introduire les principaux personnages. Kanai (Krishna)
et Balai (Balarâma) sont les deux premiers à entrer en
scène. Ils ont tous les deux une flûte, portent des clochettes aux chevilles, une cape noire (bordée de rouge
avec le signe de bénédiction “Om” inscrit au centre),
un dhoti (bande d’étoffe servant de culotte) fait d’un
sari imprimé et une chemise blanche. Le maquillage de
Kanai est à dominante bleue, celui de Balai est blanc.
218
Ils dansent autour de la scène, suivis des deux joueurs
de dhank, puis ils sortent. Ensuite apparaît le trio composé de Shiva et des deux Gouris. Shiva porte un trident et un serpent, les Gouris ont chacun un mouchoir.
Ils font également le tour de la scène en dansant en
compagnie des dhankis, puis Shiva s’assied au centre,
tandis que les deux Gouris continuent à danser autour
de lui en saluant. Finalement le trio s’en va, mettant un
terme au rituel de salutation. (Il est intéressant de noter
que Kâlî n’apparaît pas dans cette partie.) Les deux
dhankis prennent maintenant place parmi les autres
membres de l’orchestre.
La partie principale qui suit est constituée d’une
série d’épisodes non reliés entre eux, appelés KrishnaKâlî, Durgâ-Mahisasura, Buda-Budi, Petna-Petni,
Bagh-Shikari, Hanumana Nrittya et Baidya-Baidyani.
Au début de Krishna-Kâlî, le premier épisode, Krishna
entre en scène seul, il danse tout autour de la scène et
chante, accompagné par les chanteurs, un air qui narre
son jeu de la flûte dans les bois. Il sort. Entrent Radha
et sa suivante, elles chantent que le son de la flûte de
Krishna a contraint Radha à abandonner ses tâches
quotidiennes, et que maintenant elle est à la recherche
de son amant. Elles dansent autour de la scène, puis sortent. Il s’ensuit encore deux apparitions séparées de
Krishna et de Radha avec sa suivante, dans lesquelles
Krishna continue à charmer Radha tandis que celle-ci
cherche désespérément son amant. Puis Ayan (Aihan,
le mari de Radha) et sa sœur Kautilla, entrent en scène.
Cette dernière informe son frère de la relation amoureuse de Radha et Krishna. Furieux, il part avec sa
sœur en quête de sa femme. Aussitôt après, Radha et sa
suivante entrent, suivis de Krishna. La scène décrit
l’union des amants, mais leur joie est de courte durée
219
car ils sont découverts par Kautilla. Elle accuse Radha
et se précipite hors de la scène pour revenir en compagnie d’Ayan qui brandit son épée. Il s’ensuit une courte
scène pendant laquelle Ayan accuse Radha d’infidélité.
Kâlî se tient debout derrière Krishna. Dès qu’Ayan lève
son épée pour tuer Radha, Kâlî apparaît, et Krishna
passe rapidement derrière la déesse. Kâlî porte un
grand masque (en noir, rouge et blanc), elle a les yeux
exorbités et une immense langue déroulée, elle porte
une longue guirlande, un plastron en bois, un short noir
bordé de rouge et des clochettes aux chevilles ; elle tient
un kharga (machette). La présence de Kâlî provoque un
hululement spontané de la part du public féminin. Aussitôt Vivek (personnification de la Conscience) entre en
scène ; il souhaite la bienvenue à Kâlî, prévient Ayan
qu’il risque de commettre une erreur terrible et demande
à tous ceux présents de vénérer la déesse. La scène suivante est brève : Ayan, Kautilla, Radha et sa suivante
s’inclinent avec un profond respect devant Kâlî, puis
sortent. Kâlî reste en scène et exécute une danse énergique en brandissant sa machette, plusieurs fois elle
charge en direction des spectateurs qui s’écartent
effrayés. Les joueurs de dhank battent furieusement du
tambour pour l’accompagner. Il n’y a pas de chant. La
déesse semble être à la recherche de sang humain pour
apaiser sa soif. Enfin, elle repère un acteur assis à la
périphérie de la scène qui tient à la main une fleur de
joba rouge représentant une tête humaine. Elle essaie
de saisir la fleur mais échoue. L’acteur disparaît avec la
fleur et elle se précipite hors de la scène. Shiva entre et
s’allonge sur le sol. Kâlî revient, danse autour de la
scène puis, accidentellement, marche sur Shiva. Immédiatement, des animaux sauvages (un ours, un chacal et
un singe, représentés par des personnages masqués)
220
ainsi que des dakinis et des yoginis (les serviteurs de
Durgâ) entrent en courant et forment une scène immobile avec Shiva allongé sous les pieds de Kâlî. Un
prêtre arrive pour vénérer Kâlî et accomplir les rituels
d’usage. Ainsi s’achève le premier épisode appelé
Krishna-Kâlî.
Le deuxième épisode, Durgâ-Mahisasura commence.
Mahisasura entre et effectue quelques pas de danse,
puis s’assied par terre pour accomplir des mortifications religieuses dans le but d’atteindre la vie éternelle.
Entre Durgâ, qui danse également. Il s’ensuit un bref
dialogue : la déesse offre à Mahisasura le don de la vie
éternelle, mais en échange elle lui demande de la vénérer. Mahisasura refuse de s’incliner devant une déesse
et invoque Shiva pour obtenir de lui le don convoité.
Durgâ s’en va et envoie une apsara (nymphe) pour tenter Mahisasura et mettre un terme à ses mortifications.
Pendant que l’apsara danse, Mahisasura comprend
qu’il s’agit d’une machination de Durgâ et la chasse.
Ensuite arrive Shiva qui lui aussi danse. Dans un court
dialogue, il refuse de lui accorder le don et sort.
Furieux, Mahisasura attaque la demeure de Shiva sur le
mont Kaila śa. Shiva entre en courant, pourchassé de
près par Mahisasura, ils sortent. Finalement ils se rencontrent, Shiva est vaincu dans la bataille. Durgâ vient
au secours de Shiva, mais elle aussi est vaincue. Les
divinités s’en vont, les disciples de Shiva essaient de
retenir Mahisasura, mais ils échouent et sortent. Enfin
Durgâ réapparaît, cette fois dans sa forme terrible avec
dix bras, elle porte un trident et un coutelas. Il s’ensuit
une bataille violente entre les deux protagonistes. A un
moment donné, un rideau blanc est tendu devant les
comédiens pour les masquer complètement. Lorsqu’il
est retiré, il dévoile un tableau dans lequel Durgâ aux
221
dix bras, assistée de Shiva, Kartika, Ganesh, Lakshmî
et Sarasvatî piétinent Mahisasura. Entre un prêtre qui
danse, selon un rituel sacré, tout autour du tableau,
pour finalement s’incliner devant la déesse en marquant sa vénération profonde. Tous sortent, c’est la fin
de l’épisode de Durgâ-Mahisasura. Il faut remarquer
que, contrairement au précédent, cet épisode ne
contient pas de chant, mais uniquement de la danse et
des dialogues en prose (qui sont accompagnés par le
souffleur).
L’épisode suivant n’est pas de nature religieuse ;
c’est un épisode comique qui s’appelle Buda-Budi (le
Vieil Homme et la Vieille Femme), qui n’a ni chant, ni
dialogue, et où simplement deux personnages masqués
dansent et miment. Ils entrent en scène, s’asseyent, la
Vieille Femme offre une feuille de bétel au Vieil Homme,
mais un incident fait qu’elle s’en va, moralement blessée. Le Vieil Homme la cherche, la trouve, mais ne parvient pas à la calmer. A son tour, le Vieil Homme se
sent blessé. Pour finir, la Vieille Femme apaise le Vieil
Homme en lui offrant son sein, et le couple, heureux,
part en dansant.
Ensuite, il y a une petite danse du Petna-Petni
(esprits mâle et femelle hideux). Les personnages sont
nus, hormis des bandes d’étoffe servant de culotte, ils
portent des branches avec des feuilles et sont masqués.
Leurs masques sont noirs avec des yeux exorbités et
des lèvres grimaçantes.
Le cinquième épisode est celui de Bagh-Shikari (le
Tigre et le Chasseur). Le Chasseur entre en premier,
masqué, il est vêtu d’un pantalon, d’une chemise, et a
des clochettes aux chevilles. Il porte un fusil et semble
être à la recherche de sa proie. Le Tigre (lui aussi masqué, dans un costume poilu de jute et de chanvre, portant
222
des clochettes aux chevilles) se cache, accroupi parmi
les spectateurs. Le Chasseur l’aperçoit, ils entament
une danse où chacun essaie de tuer l’autre. Le Tigre en
sort vainqueur, il blesse mortellement le Chasseur et
s’enfuit. Survient la femme du Chasseur, qui pleure la
mort de son mari. Elle n’est pas masquée et porte un
sari. Bientôt des animaux sauvages (tous des comédiens masqués) se rassemblent. Ensuite arrive le Voisin
qui appelle le Médecin ; celui-ci entre, ausculte le blessé
et envoie chercher l’Assistant qui vient en chantant.
Aucun de ces personnages n’est masqué, ils portent
leurs vêtements de tous les jours. Le Médecin continue
à examiner le patient avec des instruments rouillés,
démesurés. Pour finir, le Chasseur guérit et ils quittent
tous la scène, heureux. Ici, du début de l’épisode
jusqu’à la fuite du Tigre, il n’y a ni chant, ni dialogue
en prose ; pendant tout le reste de l’épisode, les dialogues en prose improvisés sont utilisés librement.
Ensuite vient une danse courte, celle de l’Hanumân.
Le roi-singe apparaît assis dans un arbre, en dehors de
l’espace scénique, masqué et vêtu d’un costume poilu
fait de fragments de jute et de chanvre. A la grande joie
des spectateurs, il descend de l’arbre, pénètre dans
l’espace scénique et se met à danser. Puis il mime
l’écorçage du riz. Enfin, il soulève un enfant, pris dans
le public, et joue une petite scène de mère et enfant.
Cet épisode ne contient ni chant, ni dialogue.
Le dernier épisode s’appelle Baidya-Baidyani (charmeurs et charmeuses de serpents), dans lequel deux
charmeurs et deux charmeuses de serpents chantent et
dansent. Les personnages ne sont pas masqués, et les
chansons, de nature érotique, n’ont pas de fil conducteur. Lorsqu’ils quittent la scène, le spectacle de kâlîkanch est terminé.
223
Le spectacle décrit ci-dessus a été vu dans le village
de Purva Dashara près de la ville de Manikganj. Les
artistes font partie de la communauté rishi (hindous de
basse caste). Il est habituellement joué le dernier jour
de vaishakh (mars/avril). Sept jours avant la représentation, quelques fidèles assument le rôle de sanyasis
(ascètes) et accomplissent un court rituel dans lequel ils
doivent notamment se raser la barbe. Tout individu,
appartenant à n’importe quelle caste, peut assumer ce
rôle provisoire qui dure une semaine. Les ascètes
endossent le dhoti rouge, se mettent des clochettes aux
chevilles et, pendant sept jours, s’abstiennent de consommer de la viande ou du poisson. Toute la semaine, ils
rendent visite aux demeures voisines, où ils chantent
l’ashta gaan (chants sacrés qui décrivent huit qualités
surnaturelles de Shiva) et dansent au son des dhanks.
Après quoi, ils collectent auprès des habitants du riz et
des lentilles. La sixième nuit, sous un arbre, les ascètes
représentent le Hajera Pooja, à la gloire de Mahadeva
(Shiva). La nuit du septième jour, c’est-à-dire le dernier
jour du mois de vaishakh, ils jouent le kâlî-kanch Le
lendemain, ils se regroupent pour un festin lors duquel
ils consomment le riz et les lentilles offerts par les
habitants ; ainsi ils marquent la fin de leur vie d’ascète
provisoire.
LE MUHARRAM JARI, LE JARI GAZAL, ET LE BANGLA
JARI
Il existe différentes formes de représentation qui s’inspirent des thèmes islamiques, notamment chez les
paysans musulmans du Bangladesh. Parmi elles, le
muharram jari, le jari gazal et le bangla jari offrent un
224
intérêt particulier en ce qu’ils sont étonnamment
proches du tazieh que l’on rencontre en Iran et au
Liban. Le mot jari est lui-même un dérivé du mot perse
zari qui signifie “lamentation”.
Les représentations du jari citées ci-dessus font partie d’un ensemble de célébrations qui se prolongent
pendant douze jours dans les villages de l’est du
Mymansingh (au nord-est du Bangladesh), pour commémorer les événements tragiques de Karbalâ ; elles
débutent le premier jour de muharram (calendrier
lunaire arabe) et s’achèvent le douzième. Les populations qui participent à ces célébrations sont des sunnites
(et non des chiites, comme en Iran ou au Liban) et suivent un chef religieux (peer) d’Ashtagram (une petite
ville à l’est du Mymansingh). On pense que le prédécesseur du peer actuel introduisit cette célébration
autour de 1836. A partir du soir de l’apparition de la
nouvelle lune de muharram, les fidèles du peer accomplissent une série de mortifications, notamment ils jeûnent pendant le jour et s’abstiennent de toute forme
d’agrément physique. La plupart des villages possèdent
un durgâh (sanctuaire) ou un mukam-ghar (maison
sacrée) permanent, édifiés à la gloire de l’imam Hassan
et de l’imam Hossain. Il est de coutume de donner en
offrande des chevaux vivants ainsi que des effigies (à la
mémoire de Duidul, le cheval préféré de l’imam Hossain), des poulets, des pigeons, des bougies ou de
l’argent, entreposés dans le durgâh ou mukam-ghar,
afin de rendre les imams favorables au succès de telle
ou telle entreprise, de guérir une maladie grave, ou
même de faire du tort à un ennemi. Le jari est représenté pendant neuf jours d’affilée, suivant l’apparition
de la nouvelle lune. Le soir du neuvième jour, les fidèles
prennent leurs armes et, accompagnés de joueurs de
225
dhak (tambour), dhol (tambour), kansi (cloche métallique) et shahnai (hautbois), ils défilent et chantent des
chants de lamentation à travers la localité. La procession
s’achève au durgâh le plus important du lieu où l’on
donne des représentations de jari toute la nuit. Des processions semblables ont lieu le lendemain, le dixième de
muharram, avec des représentations de marsiya ainsi
que de jari. L’après-midi de ce même jour, les fidèles se
rassemblent en une autre procession : derrière les porteurs qui soutiennent un tabut (sorte de faux cercueil,
fait d’une armature en bambou et rotin, ornée de tissus et
papier décoré, qui peut s’élever jusqu’à vingt-huit
mètres du sol) et un tazia (imitation du tombeau de
l’imam Hassan et de l’imam Hossain, construit également à partir d’une armature de bambou et rotin, recouverte de tissus et papier décoré) viennent les chevaux
(vivants, ainsi que des effigies), suivis des musiciens et
des hommes armés. Ils défilent à travers toute la localité,
en chantant le marsiya ; la procession s’achève au durgâh le plus important où le tabut, le tazia et les effigies
de chevaux sont déposés cérémonieusement en offrande.
A Ashtagram, où se tient la plus grande célébration de la
région, la procession aboutit dans un champ, connu sous
le nom de Karbalâ, que les fidèles quittent à vingt heures
pour rentrer chez eux. La croyance veut que des djinns
(êtres surnaturels) sortent la nuit pour pleurer la mort des
imams, et toute personne qui s’aventurerait au-dehors
pourrait être mortellement blessée. Pendant les deux
jours qui suivent (les onzième et douzième jours de
muharram) les fidèles s’assemblent devant le principal
durgâh (ou dans le champ de Karbalâ à Ashtagram)
pour assister aux représentations de jari qui y sont données durant toute la journée. Les célébrations s’achèvent
en général la nuit du douzième jour.
226
Le muharram jari est une des formes de représentation du jari mentionnées ci-dessus. Il est habituellement
joué pendant la journée, du premier au dixième jour de
muharram, dans la demeure d’un fidèle à proximité du
mukam-ghar. L’espace scénique est de forme circulaire
d’un diamètre d’environ 14 mètres ; les spectateurs
sont assis ou debout tout autour ; le public et les artistes
sont tous au même niveau (au sol). A l’intérieur d’un
petit cercle concentrique de 4,50 mètres de diamètre, se
déplacent environ huit artistes, à la fois chanteurs de
chorale et danseurs. Dans un deuxième cercle plus
grand, autour de 9 mètres de diamètre, une vingtaine de
chanteurs/danseurs évoluent. Le chanteur-narrateur
vedette joue à l’intérieur de ce deuxième cercle. Il n’y a
pas de costumes particuliers, les artistes portent leurs
vêtements de tous les jours. On ne joue pas non plus
d’instruments de musique pendant la représentation.
Les artistes, tous des hommes, sont pour la plupart des
amateurs ; ils ne sont pas rémunérés et sont formés
depuis leur plus jeune âge de façon non officielle. Il
existe des textes écrits du muharram jari. Il s’agit d’un
cycle de narrations, écrits de droite à gauche, comme
dans l’écriture arabe, composé en vers avec rime selon
le mètre appelé payar (un vers de sept pieds, avec une
césure après le quatrième). La partie centrale du cycle
décrit habituellement les dix jours de muharram pendant lesquels l’imam Hossain, sa famille et ses fidèles
ont souffert une terrible soif et se sont battus contre
l’armée de Yazid dans les plaines de Karbalâ où ils ont
été vaincus. Le cycle inclut aussi des épisodes antérieurs
aux événements de Karbalâ (l’enfance des imams, des
anecdotes concernant le prophète et Ali, l’empoisonnement de l’imam Hassan, etc.), ainsi que ceux postérieurs à la tragédie (la mise en captivité de la famille de
227
l’imam Hossain, et des anecdotes au sujet d’Hanifa, le
fils héroïque d’Ali). Le thème religieux et philosophique
sous-jacent dans tout le cycle peut être résumé de la
façon suivante : la vertu primordiale se trouve dans la
soumission inconditionnelle à la volonté d’Allah, et
elle peut être véhiculée par les sentiments héroïques ou
pathétiques (rasa).
La représentation du muharram jari s’ouvre en général
sur un chant invocatoire pour saluer Allah, le Prophète,
Ali, Fatima, les deux imams, le précepteur du narrateur et
les spectateurs. Après le chant invocatoire, la partie principale du spectacle débute par un épisode du cycle cité cidessus, pendant lequel le narrateur chante deux couplets
du texte en dansant tout autour du cercle extérieur des
chanteurs-danseurs. Lorsque le narrateur entame le quatrième vers des couplets, les chanteurs-danseurs (qui
jusqu’à présent, dans les deux cercles, étaient restés
immobiles) reprennent le même vers, puis chantent le
refrain en dansant dans le même sens que le narrateur. A
la fin du refrain, le narrateur (qui se repose pendant la
danse de la chorale) reprend sa narration et chante encore
deux couplets, et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’épisode.
Le spectacle s’achève sur un chant qui invoque la bénédiction d’Allah, du Prophète, d’Ali, de Fatima et des deux
imams. Il faut noter que, dans la représentation, chaque
vers du texte est chanté dans un rythme à huit temps (le
huitième étant le prolongement de la dernière syllabe du
vers), tandis que les pas de danse sont rythmés sur une
mesure de quatre temps. La chorégraphie des membres du
chœur est un mouvement circulaire avec des pas complexes et des balancements des bras. Globalement, elle est
vigoureuse et portée par un rythme rapide, et crée un effet
visuel spectaculaire. La chorégraphie ainsi que l’air de la
narration chantée varient d’épisode en épisode.
228
Le jari gazal est une autre forme de spectacle du jari
que l’on voit dans l’est de la région du Mymansingh,
représenté pendant les célébrations des douze jours de
muharram, dans les demeures des fidèles et devant les
durgâhs (ou dans le champ de Karbalâ à Ashtagram).
L’espace scénique est toujours de forme circulaire,
d’un diamètre d’environ 3,50 mètres. A l’intérieur de
cet espace, entre huit et quinze hommes ou femmes
sont assis en cercle, tous sont des amateurs. Il n’y a pas
de danse, comme dans le muharram jari. Le chanteur
principal, debout ou assis, chante deux (ou plusieurs)
couplets, puis les autres reprennent le refrain en chœur.
Autrement, le jari gazal est semblable au muharram
jari.
La troisième forme de représentation du jari, au
Mymansingh de l’Est, s’appelle le bangla jari qui,
comme le jari gazal, est donné tout au long des célébrations des douze jours de muharram. L’espace scénique est également circulaire, d’un diamètre d’environ
4,60 mètres. Les chanteurs de la chorale sont assis au
centre, certains d’entre eux jouent de l’harmonium, du
judi (petites cymbales) et du dholak (tambour à deux
faces). Comme celui du muharram jari, le narrateur
chante et danse tout autour des chanteurs-musiciens.
Les artistes, des hommes, sont souvent des semiprofessionnels. Le bangla jari peut se jouer également
en dehors de la période des célébrations de muharram.
Ces représentations sont données la nuit, l’espace scénique est éclairé par des lanternes “petromax”. Par
ailleurs, il est de coutume d’offrir une rémunération
aux artistes. Dans ses autres aspects, le bangla jari ressemble au muharram jari.
Traduit de l’anglais par Amanda Paquin
MARIAN PASTOR ROCHES
LE SUBLIK DES PHILIPPINES1
Le sublik est un rituel qui pendant près de dix heures
fait appel au chant, à la prière, à la danse et à la
déclamation. Son objectif est de permettre d’entrer
en communication avec une image, qu’on appelle
Mahal Napon. Cette image est une croix qui, si elle
est reconnue par les autorités catholiques, présente la
particularité de ne point porter de reproduction du
corps du Christ, c’est le bois même de la croix qui
est considéré comme sacré. Autrefois, des fragments
de ce bois étaient prélevés pour être portés comme
des talismans jusqu’à ce que l’Eglise décidât de la
recouvrir d’une feuille d’argent.
Ce rite est exécuté par des acteurs professionnels.
Les textes des incantations sont en tagalog ancien ;
certains mots sont si rares que les acteurs n’en
connaissent même plus l’origine et qu’on ne les
trouve que dans un dictionnaire de 1613. Il en va de
même de l’origine de la structure heptasyllabique
des vers. Ceux-ci sont chantés dans un style qui
rappelle les chants épiques d’autres régions des Philippines.
1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du
colloque de fondation. Traduit de l’anglais par Pierre Bois.
231
Les sublik sont partiellement accompagnés par le
rythme obsédant d’une percussion de bois ou d’une
poutre de bambou frappée en ostinato.
Les acteurs qui exécutent le sublik disent qu’ils le
font pour un panata, un serment et la personne qui
finance la manifestation est elle aussi liée par un serment. L’objectif recherché est le bien-être de la divinité.
Ces sublik sont assez régulièrement représentés dans
la ville où je suis née. Pourtant elle fut colonisée pendant quatre cent cinquante ans et la plupart des érudits
pensent que toute culture traditionnelle a disparu de
cette région. Du reste, jamais dans mon enfance je
n’avais eu l’occasion d’entendre ces chants, croyant
alors que la seule musique valable était l’opéra.
Aussi, pour rendre justice à une forme aussi complète
il nous fallut faire appel à un grand nombre de disciplines : l’ethnologie, l’ethnomusicologie, la notation
chorégraphique, l’histoire de l’art afin d’analyser
l’image de la croix et les talismans, la botanique, la
pharmacologie car de nombreuses références sont
faites aux plantes et à leurs vertus curatives, la géologie
à cause de l’impact des éruptions volcaniques sur la
culture, la lexicographie et plus particulièrement l’élaboration de méthodes permettant de dépasser l’analyse
ethnocentriste hispanique de la syntaxe et du vocabulaire. Il fallut enfin mener un travail d’enquête important sur tous les enregistrements vidéographiques,
cinématographiques de ces représentations.
On s’est ainsi aperçu que les exigences structurelles
de la traduction, l’utilisation ou le refus des théories
globales du XXe siècle, comme par exemple les idées de
Marcel Mauss sur la réciprocité et l’échange, peuvent
ou non être appliquées à l’étude de concepts tels que
mâle/femelle, lumière/obscurité, etc.
232
Que ressort-il de tout cela ? D’une part qu’on ne
peut pas faire une dichotomie stricte entre le passé et le
présent. A titre d’exemple, voici une strophe assez poignante :
Au début le conte était des montagnes et des
champs.
Maintenant c’est un lieu de vénération où se tiennent
les novinas.
Ces vers semblent marquer la rencontre entre deux
visions différentes du cosmos. Toutes les deux fonctionnent sur des registres synchroniques et diachroniques et semblent indiquer l’émergence d’une
conscience historique, d’un mode de pensée linéaire.
Mais elles maintiennent également un sens synchronique ou d’imagination mythique. Comme preuve de la
conscience qu’ont les autochtones du changement en
tant que fait paradigmatique, ces quelques vers ont une
grande valeur. Aussi ce qui m’importe, c’est de pouvoir
poser l’hypothèse que les mots “syncrétique” ou “hybride”
sont trop primaires pour être capables de rendre compte
de cette métaphore. Il est peut-être possible d’aller plus
profond que l’idée de mélange, pour explorer la structure d’une période particulière.
J’ai commencé à apprécier le sens de la nuance chez
les érudits. Parce que le sublik est l’artefact d’une cosmologie disparue, cette notion de serment ou panata
peut être comprise comme un manque dans les systèmes idéologiques, politiques, religieux actuels. Dans
des chansons que l’on ne comprend plus, les acteurs
peuvent encore concevoir une certaine forme de
connaissance bien plus forte que le visible. Mais cette
vision de la nostalgie est une idée moderne. En poursuivant cette difficile tradition de danses et de chants
avec autant de vitalité, les exécutants se livrent à un
233
acte de conscience historique de la tragédie et de la
mort ; la leur aussi bien que celle d’une autre culture.
Mais certains mots sont aussi compris comme une
autre manière de percevoir la réalité : les acteurs n’ont
pas de mot signifiant “art”. Quand on leur demande ce
qu’ils font ils répondent laro’, ce qu’on peut grossièrement traduire par “jeu”. Le sublik en tant que laro’ participe de ces jeux qui demandent une très grande
maîtrise et qui ouvrent des espaces ésotériques pour un
certain type de plaisir. Ce plaisir est appelé tua, délectation. Si le pohon n’est pas enchanté, il ne guérira pas.
Si le sublik ne parvient pas à cet enchantement par la
rigueur, il sera inefficace. Et l’acteur n’atteindra par le
gahan, la légèreté d’être. Ce gahan ne semble pas relié
à la représentation proprement dite car c’est un état
assez différent de la performance théâtrale qu’on appelle
palabas. Le mot palabas vient de la racine labas qui
signifie extérieur. Cette extériorisation peut être aussi
bien du cinéma, du théâtre, une exposition… Ce qui est
labas s’oppose à lohob, l’intérieur. Lohob est le
concept central sur lequel est basée la théorie du Moi
dans la culture philippine. Quand on remarque la façon
dont les chants de sublik sont murmurés et les pas de
danse exécutés avec subtilité, on comprend pourquoi il
ne s’agit pas de palabas. Peut-être que l’usage du mot
palabas pour “théâtre” est une manière assez subtile de
rejeter le concept du théâtre. Pour montrer les difficultés de la traduction, j’hésite à traduire le mot tua par le
mot français “jouissance”. Car la construction de ce
mot par rapport à la théorie du XXe siècle (notamment
celle de Derrida) donne un tel poids à ce mot qu’il
pourrait déformer la notion de légèreté qui y est contenue. Un autre mot désignant l’état qu’on atteint, c’est
dinhawa. Dinhawa a un sens très étroit de nos jours, le
234
bien-être, le confort. Mais les linguistes donnent toute
une liste de mots d’autres langues philippines se rapportant à celui-ci : cœur, entrailles, serpent mythique, âme,
essence vitale, souffle de la vie. Dans le langage protoaustronésien, le mot nawa désigne l’âme. Et dans le
langage proto-philippin tel qu’il a été reconstitué, il
signifie le souffle de la vie.
Pour conclure, je dirai que cette expérience m’a
appris que ce qui est venu de l’extérieur a pu être transformé par ce qui était déjà à l’intérieur. Et l’on peut
donc admettre qu’il est possible que des cultures telles
que la mienne aient été capables de préserver leurs
mécanismes intérieurs afin d’absorber les changements. Même si le sens d’un mot se perd dans la
langue, il subsiste la mémoire du corps de l’acteur.
FRANÇOISE CHAMPAULT
JAPON ET ETHNOSCENOLOGIE, QUELQUES
CONSIDERATIONS LINGUISTIQUES
Après avoir lu le rapport de travail relatif à la création
du Centre international d’ethnoscénologie, je me suis
demandé comment on pourrait traduire, en japonais, le
terme même d’ethnoscénologie. Il s’agit toutefois
d’une pure question de principe, car plutôt que de créer
un néologisme, les Japonais choisiraient certainement
d’employer tel quel le mot anglais ethnoscenology.
L’on comprendra certainement pourquoi, après que j’ai
donné quelques exemples de la terminologie japonaise,
exemples qui serviront aussi à illustrer l’intérêt et le
bien-fondé de cette nouvelle discipline.
L’élément “ethno” ne soulève pas de difficultés, les
Japonais ayant créé les termes de minzokugaku et de
jinruigaku pour traduire respectivement les notions
occidentales d’ethnologie et d’anthropologie. Mais la
traduction de “scéno” (skénos), au sens entendu par
l’ethnoscénologie, pose des problèmes difficilement
résolubles.
Bien évidemment, le mot japonais butai, que l’on
peut traduire mot à mot par “plateau”, tai, de “danse”,
bu, apparaît comme trop restrictif, car il exclut les pratiques n’ayant pas lieu sur une scène.
Shibai est un des mots utilisés pour désigner le
théâtre, au sens de pièce de théâtre ; il est écrit avec
237
deux caractères signifiant respectivement “herbe” et
“être, se trouver”. Il vient des premiers spectacles de
kabuki qui eurent lieu le plus souvent dans le lit asséché des rivières. Les spectateurs y assistaient assis sur
l’herbe. Ce terme est lui aussi trop spécifique.
Engeki est un terme désignant au sens large le
théâtre, mais un théâtre lié à l’existence d’écrivains,
reposant sur l’existence de textes. Le terme semble
donc bien correspondre à la notion occidentale du
théâtre. D’ailleurs, il est probable que si l’on demande
à un Japonais s’il aime le théâtre, en utilisant le mot
engeki, il pensera en premier lieu au théâtre occidental,
ou encore à des formes japonaises de théâtre moderne,
et non au théâtre nô ou au kabuki. De même, le terme
utilisé pour dire musique, ongaku, évoque avant tout la
musique occidentale et non les différents genres musicaux japonais, pour lesquels on précise les genres :
jôruri, gagaku, ou nagauta par exemple.
Misemono, traduit dans le dictionnaire par “spectacle”,
mot à mot les “choses”, mono, que l’on “montre”, mise, a
souvent une connotation péjorative. Les acteurs de nô
n’aimeraient certes pas que l’on parle d’une représentation de nô comme d’un misemono, mot qui désignait à
l’origine les spectacles forains.
Je passerai sur d’autres termes envisageables, afin
que la liste ne devienne pas trop longue pour m’arrêter
au mot geinô qui est défini de la façon suivante dans le
dictionnaire : 1) Art appris avec le corps et que l’on
peut incarner ; compétence dans un art appris. 2) Spectacles populaires tels que le cinéma, la musique, le
chant, la danse. 3) Art et talent, terme générique pour la
poésie, la musique, la peinture, les arts décoratifs, la
calligraphie, l’art des fleurs, l’art du thé. 4) Synonyme
d’arts d’agrément (chant, danse, koto, shamisen).
238
Geinô est employé de nos jours dans la vie quotidienne pour désigner les arts du spectacle, et comprend
le théâtre, la danse, la musique aussi bien que l’acrobatie, l’art des imitateurs, etc. Les ethnologues entendent
toutefois par geinô, ou plus précisément kyôdo geinô,
ou geinô régionaux, l’ensemble des spectacles rituels
offerts aux divinités au cours de fêtes religieuses. On
parle aussi, par opposition, de koten geinô, ou geinô
classiques, qui comprennent par exemple le nô, le kyôgen, le kabuki, le bunraku.
Le mot geinô est écrit à l’aide de deux idéogrammes, le premier, gei, signifie “art”, le deuxième est
celui utilisé pour la graphie du théâtre nô. Nô est un
terme difficile à traduire, il désigne à l’origine le talent,
les facultés, la capacité d’un acteur, puis il a pris le sens
d’art, au sens étroit.
La notion de geinô, en tant qu’“art appris par le
corps et qui peut s’incarner”, même si ma traduction
française de cette définition de dictionnaire est quelque
peu maladroite, me semble très intéressante pour l’ethnoscénologie. Toutefois, elle est encore trop restrictive
dans son acception actuelle. Ainsi, les arts de combat,
si nombreux et si riches au Japon, ne sont communément pas considérés par les chercheurs comme faisant
partie des geinô, et cela malgré leur dimension spectaculaire manifeste.
En ce qui concerne les notions mêmes d’art ou de
technique au Japon, il est nécessaire d’attirer l’attention
sur le fait qu’elles ont une composante psychologique
marquée. La technique ne signifie pas technique
comme simple moyen pour arriver à une fin, mais
implique la présence même de l’artiste en elle. Sentant
bien la différence de conception entre technique japonaise et technique occidentale, les Japonais ont inventé
239
un nouveau mot, gijutsu, pour désigner cette dernière.
Gijutsu, c’est la technique sans âme, différente de la
notion japonaise, wasa.
S’il ne semble pas faux de dire que tout art au Japon
comprend peu ou prou l’idée d’un cheminement, et se
présente donc dès le départ comme un système d’éducation et de formation de personnes, il faut aussi se
méfier des apparences trompeuses et des amalgames
hâtifs. On ne saurait trop insister à ce sujet sur la nécessité de bien connaître la langue du pays de la pratique
que l’on étudie. Le nom de nombreuses pratiques au
Japon comporte actuellement le suffixe dô, écrit avec
un idéogramme qui veut dire le plus souvent “voie,
chemin”. Ainsi sadô pour l’art du thé, shodô, pour la
calligraphie, kyûdô pour le tir à l’arc… Il semblerait
tentant de conclure que ces pratiques sont dotées d’une
profondeur spirituelle que d’autres, pour lesquelles on
n’utilise pas le suffixe dô, auraient moins. Mais le premier sens de dô, qui se révèle dans le concept bouddhique des six voies, rikudô en japonais, lieux où les
êtres vivants se rendent après leur mort en fonction de
leur karma, est celui de territoire, de monde. Lorsque
les Japonais disent, dans la vie quotidienne, sadô, pour
l’art du thé, ou shodô, pour la calligraphie par exemple,
dô revêt surtout le sens de monde, monde du thé ou de
la calligraphie, plutôt que de signifier quelque très profond et très ésotérique cheminement spirituel. Il est vrai
aussi que du premier sens de territorialité de dô est
venu un deuxième sens, celui de loi qui régit ce territoire1. C’est cette loi que celui qui apprend tel ou tel art
doit apprendre à comprendre. Pour ne donner
1. Terada Tôru, Michi no shisô, Sôbun-sha, Tôkyô, 1978, p. 4 et
suivantes.
240
qu’un autre exemple de la nécessité de maîtriser la
langue du terrain de recherche, qui ne connaîtrait que la
graphie actuelle du mot kabuki, trois caractères qui
font du kabuki des techniques (ki) de chant (ka) et de
danse (bu), pourrait être enclin à imaginer une forme
théâtrale orthodoxe, quasi classique dès son origine.
Mais le mot kabuki vient en fait du mot verbal
kabuku, “faire quelque chose contraire à la normale,
avoir une conduite extravagante”, et l’on parla au
départ de kabuki-mono pour désigner des personnes
aux conduites excentriques, ressemblant un peu à nos
incroyables.
Pour Dôgen (1200-1253), fondateur de la secte
zen Sôtô, au Japon, l’illumination ne s’atteignait pas
avec l’esprit, mais avec le corps1, et d’une manière
générale les Japonais éprouvent une certaine méfiance
envers les modes de connaissance purement intellectuels qui ne sont pas sous-tendus par une expérience
pratique, taiken (mot à mot “l’expérience du corps”).
De nombreuses expressions employées fréquemment
désignent l’apprentissage par le corps : mi wo ireru :
“mettre son corps” dans le sens de “s’appliquer”, mi
wo motte shimesu : “montrer avec le corps”, pour
“donner l’exemple”, mi wo motte shiru : “connaître
avec le corps” pour “apprendre par expérience personnelle”. Cet apprentissage se fait par imitation.
Maneru, “imiter”, et manabu, “apprendre”, ont la
même racine. Mais l’imitation n’est pas une simple
imitation au sens où nous l’entendons habituellement. Celui qui apprend ou qui s’entraîne doit en
sortir transformé. La forme sécrète le fond.
1. Nakamura Hajime, Ways of Thinking of Eastern People, EastWest Center Presse, Honolulu, 1964, p. 546.
241
C’est la raison pour laquelle on ne saurait trop
recommander aux chercheurs qui veulent faire une
étude sur telle ou telle pratique de s’engager euxmêmes dans son apprentissage. En prenant garde toutefois à éviter deux écueils :
– Celui de penser que l’on suit exactement le même
apprentissage qu’un Japonais. La qualité d’étranger
biaise en effet la relation au maître et aux autres élèves.
– Celui de croire que l’on a tout compris, après un
temps d’étude très bref de quelques mois, alors que les
Japonais sont souvent engagés eux-mêmes dans des
cursus qui durent de très longues années.
L’idée de la présence de la personne dans la technique se traduit aussi notamment par la tendance à utiliser le même mot pour désigner et la technique et la
personne qui met en œuvre cette technique. Ainsi Takemoto Gidayû donna son nom au mode de récitation
qu’il créa pour accompagner le théâtre de marionnettes.
Et actuellement le mot gidayû peut être utilisé dans la
conversation pour désigner aussi bien le mode de récitation qui accompagne le théâtre de marionnettes, que
le récitant lui-même.
La technique, nous l’avons dit, a une dimension
morale de perfectionnement de la personne, ce perfectionnement s’inscrit avant tout dans le respect de
formes servant de modèles, héritages du passé. Ceci
transparaît dans le terme le plus fréquemment utilisé
pour désigner l’entraînement de l’acteur, keiko, mot
qui s’écrit à l’aide de deux caractères qui veulent dire :
“réfléchir sur le passé”. Je n’ai par ailleurs pas souvenir
d’avoir entendu un acteur de kyôgen ou de nô parler de
“répétition”, inutiles dans le contexte japonais. En
revanche, lors de tournées à l’étranger, la nouveauté
des conditions rend les répétitions nécessaires, et ces
242
acteurs emploient alors le mot anglais rehearsal, dans
une prononciation japonisée, rihâsaru.
Enfin, je voudrais attirer l’attention sur le point
suivant : on parle souvent de techniques extra-quotidiennes pour désigner les techniques du corps sur
scène. Si cette assertion semble fondée à bien des
égards – dans le théâtre kabuki, la façon de se déplacer
“dans les six directions”, roppô, sort par exemple évidemment du registre de la vie de tous les jours –, elle
est toutefois à manipuler avec beaucoup de précautions. Elle mérite notamment d’être nuancée si l’on
s’intéresse au suri-ashi, démarche à pas glissés du nô
par exemple. Ce type de démarche correspond en effet
à ce qui est privilégié culturellement au Japon. En ce
sens, une étude des écoles transmettant les règles de la
politesse et des bonnes manières à la cour, ou chez les
guerriers, comme l’Ogasawara-ryû, reste à faire. Cette
étude, qui à ce jour n’a pas encore été entreprise, pourrait donner lieu à d’intéressantes analyses comparatives, entre ce qui est demandé dans ces écoles et l’art
de l’acteur. Cette direction de recherche semble fondamentale pour prévenir les conclusions hâtives de chercheurs qui ne sont pas des spécialistes du pays sur
lequel ils travaillent, en l’occurrence le Japon.
THOMAS RiCHARDS
TRAVAIL AU WORKCENTER DE
JERZY GROTOWSKI1
Je voudrais vous parler du langage dans les chansons
qui appartiennent à la tradition des Caraïbes, un langage particulier qui ne parle pas directement au mental
mais pénètre le corps en le faisant résonner d’une
manière spécifique. Cette résonance résulte d’une certaine énergie qui est rassemblée et qui se trace un passage à l’intérieur et autour du corps. Le chant devient
un outil destiné à engager l’être humain vers l’action, à
rassembler ses forces, les canaliser à l’intérieur de son
organisme pour créer une source d’énergie toujours
plus subtile et toujours plus haute avant de la laisser
enfin redescendre dans le cadre physique. On peut
appeler cela un langage, mais ce n’est pas un langage
qui implique la tête et la bouche, c’est un langage qui
implique à la fois le ventre, la partie postérieure de la
colonne vertébrale, le cœur et l’esprit.
C’est sur cela que nous travaillons au centre de Jerzy
Grotowski, à savoir : développer cette technique de
chant que Grotowski a passé des années à étudier dans
les Caraïbes et qu’il essaie maintenant de transmettre à
ses étudiants. C’est un travail long et important car ce
1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du
colloque de fondation. Traduit de l’anglais par Pierre Bois.
245
langage que nous rêvons de saisir en Occident nous ne
pouvons y parvenir sans un travail intense. Par
exemple, si un Occidental veut découvrir ce qu’est la
transe, il ne peut y arriver que par des voies artistiques :
s’imprégner très profondément d’une tradition puis la
laisser le pénétrer. Ainsi, pourra-t-il peut-être en percer
le secret.
Pourquoi les gens des Caraïbes chantent-ils de cette
manière ? Cette question nous a posé plusieurs problèmes. La première difficulté lorsque nous avons
essayé de reproduire ces chants était que la texture de
la vibration ne parvenait pas à passer par le corps, elle
ne semblait provenir que de la tête. Nous avons constaté
que cela nécessitait en fait des années d’apprentissage
de la respiration ; dans notre éducation occidentale, on
est assis et on apprend avec la tête tandis que le corps
reste rigide. il nous fallut donc concevoir un entraînement physique particulier afin que le corps devienne un
canal vide, et à cet effet analyser les blocages musculaires de chacun de manière à développer des exercices
spécifiques pour chaque membre de l’équipe. D’autre
part, on a développé en Occident une relation entre le
corps et l’esprit dans laquelle l’esprit commande le
corps, entraînant ainsi une perte de la continuité dans le
mouvement. Par exemple, si on regarde un fauve en
mouvement, il se déplace d’un endroit à un autre en
investissant chaque point de l’espace qu’il parcourt. il
nous a donc fallu réapprendre à nous mouvoir non pas
entre deux limites (commencement/fin), mais selon un
flux continu. De même, lorsqu’un animal se met en
mouvement, il ne livre pas toute son énergie d’un seul
coup, mais agit toujours dans deux directions à la fois :
par exemple, il se dirige vers vous mais en même
temps, une force agit dans l’autre sens, il vous donne
246
tout en retenant quelque chose. C’est cela que nous
essayons de redécouvrir dans notre entraînement. Nous
effectuons tout ce travail dans un cadre précis : des
performances de quarante-cinq minutes dont chaque
action est strictement définie. On crée ainsi une structure très précise, pas après pas, et il ne s’agit plus simplement d’un spectacle mais d’un tissu, d’une toile
dans laquelle la personne rassemble ses forces vitales.
PiERGiORGiO GiACCHE
DE L’ANTHROPOLOGIE
DU THEÂTRE A L’ETHNOSCENOLOGIE
Plusieurs années de colloques, de séminaires, de
recherches, ont permis la création d’un cours d’anthropologie théâtrale à l’université de Pérouse, en italie.
A ma connaissance, c’est actuellement le seul en Europe
et peut-être dans le monde. Toutefois, il eût été préférable de l’appeler anthropologie du théâtre pour le distinguer de la recherche et de la théorie (anthropologie
théâtrale) d’Eugenio Barba qui portent sur les techniques du corps de l’acteur. Le travail de Barba est
d’ailleurs tout à la fois une provocation et une conquête
dont il convient que l’anthropologue, mais aussi le
sociologue, le sémiologue, l’historien…, tiennent
compte s’ils veulent mener des enquêtes nouvelles sur
le domaine vaste et indéfinissable de la représentation
et du spectacle.
En revanche, l’anthropologie du théâtre ne peut pas
encore, à mon sens, être considérée comme une discipline autonome ; au contraire, elle n’est qu’un terrain
nouveau et un détour de l’anthropologie culturelle
actuellement engagée dans une vérification de sa
méthode et une redéfinition de son rôle.
Ouvrir aujourd’hui le chapitre des phénomènes spectaculaires et des problèmes posés par leurs techniques et
leurs effets est non seulement légitime mais indispensable
249
et urgent : dans ce contexte, l’analyse culturelle du
théâtre – l’art du spectacle la plus ancienne qui ait survécu jusqu’à nos jours – peut apporter une contribution
irremplaçable aux recherches sur le concept même de
représentation dans la société et dans l’histoire par un
élargissement et un approfondissement du problème de
la relation entre les arts et les sciences humaines.
De même, on ne peut sous-estimer l’enrichissement
sur les plans heuristique et herméneutique qu’apporterait une étude anthropologique de la “culture” théâtrale :
il suffirait de considérer la question des techniques
“expressives” du corps (posée puis négligée par Marcel
Mauss) ou l’immense héritage des œuvres, des pratiques,
des espaces que l’on nomme “théâtre” dans notre culture
et notre société.
Or, même s’il existe une théorie raisonnable et vraisemblable sur le caractère transculturel du théâtre, les
nombreuses et heureuses comparaisons qui ont été
effectuées entre les différentes formes du jeu ou du lieu
théâtral ne nous autorisent pas à oublier que “théâtre”
est “un mot et une chose” de notre société, ou autrement dit un pattern de notre culture. Ce sont la qualité
et la fonction particulières de notre “théâtralité” – ici et
maintenant – qui permettent de mesurer et de maîtriser
toutes les dimensions des manifestations spectaculaires
dans le monde.
C’est en ce sens que l’ethnoscénologie m’apparaît
nécessaire dans son invention et correcte dans sa définition. Même si l’anthropologie performative de Victor Turner peut être considérée comme une autre
solution terminologique et disciplinaire, dans la mesure où
ce concept rassemble les mêmes phénomènes et les
mêmes problèmes, il n’en demeure pas moins que le terme
ethnoscénologie suggère le voyage anthropologique vers
250
les autres cultures en nous épargnant toute tentation
eurocentriste ou ethnocentriste, et qu’il souligne en
privilégiant le radical scéno-, la centralité du corps
(¨κηνωμα) ainsi que la distinction avec le théâtre et sa
hiérarchie de modèles et de valeurs.
On peut donc appeler ethnoscénologie le champ des
connaissances, des techniques, des phénomènes, des
relations relevant de toutes les situations spectaculaires
et pouvant être l’objet de plusieurs disciplines ou de
différentes approches. il n’est donc point besoin d’une
nouvelle science humaine qui se définisse par son objet
plutôt que par sa méthode, mais d’un carrefour disciplinaire où viennent se confronter les résultats et se vérifier
les hypothèses des différentes recherches – sociologiques, historiques, anthropologiques… – sur les performances spectaculaires de toutes les cultures du
monde. Dans ce cadre, l’anthropologie du théâtre vient
alors s’inscrire en tant que l’étude d’un genre spectaculaire particulier – le théâtre – même si les travaux
d’Eugenio Barba nous ont montré l’universalité relative
des principes transculturels qui fondent l’art de l’acteur.
A ce propos, il faut se rappeler que l’anthropologie
théâtrale de Barba se veut une sorte de “science du
théâtre” et se conçoit comme l’ensemble des connaissances sur l’art des acteurs et des danseurs des différentes cultures. Elle “étudie le comportement de l’être
humain en situation de représentation organisée” tout
en concentrant son attention sur le niveau préexpressif
qui précède l’expression artistique. De plus, elle
consacre ses résultats à la formation des acteurs et des
danseurs. Poursuivant le rêve légitime et nécessaire
d’une autonomie culturelle du théâtre, la recherche de
Barba relève donc totalement du théâtre, dont il veut
montrer et développer la “science” – c’est-à-dire le
251
savoir professionnel. il est certain que l’anthropologue
doit s’approprier les résultats de cette recherche rigoureuse et innovatrice, qui a d’ailleurs déjà influencé les
études de nombreux sociologues, sémiologues et historiens du théâtre. Ainsi, pourra-t-il finalement développer une “véritable” anthropologie culturelle du théâtre.
Signalons au passage que jusqu’ici le théâtre n’a
jamais été introduit parmi les objets d’étude et de
réflexion de l’anthropologie culturelle. Au contraire, la
tradition académique a toujours séparé le “théâtre d’art”
du théâtre populaire et les formes ou aspects “théâtraux” de la fête et du rituel.
Maintenant que l’anthropologie culturelle s’autorise
à étudier la culture de la société occidentale contemporaine, le théâtre commence à entrer de droit parmi les
objets de la recherche anthropologique, d’autant plus
qu’il représente – chez nous – la mine la plus riche de
notre imaginaire, la fabrique la plus ancienne de nos
comportements et de nos attitudes et le laboratoire des
modes culturels qui ont marqué notre histoire. il n’est
point besoin d’arriver à Erwin Goffman pour découvrir
le rapport entre art scénique et représentation quotidienne. Certes, ce rapport a évolué aujourd’hui, et non
seulement Goffman mais aussi nombre de metteurs en
scène contemporains nous ont avertis du renversement
de rôles qui s’est opéré entre l’art – devenu authentique –
et la vie – devenue fausse, artificielle.
Cette “révolution culturelle” – prophétisée par Artaud –
a bouleversé la culture théâtrale (tout au moins en partie),
que ce soit au niveau artistique ou au niveau politique :
l’art de l’acteur a assumé la question existentielle du
sens, tandis que le spectacle revendiquait une fonction
“autre” à l’égard des différentes performances ou fictions
qui caractérisaient notre “société du spectacle”. D’un
252
côté se développe l’exigence artistique d’un “retour
aux sources”, de l’autre s’impose la nécessité de
répondre à la crise du public dans un marché culturel et
spectaculaire dominé par les mass media.
L’anthropologie du théâtre, beaucoup mieux que la
sociologie, peut considérer l’ensemble des problèmes
qui découlent de ce changement : en effet, sur le plan
anthropologique peuvent converger les recherches sur la
tradition de l’acteur et celles concernant l’identité du
spectateur. De plus, si l’anthropologie du théâtre obtient
des résultats et respecte les propositions de l’anthropologie théâtrale (une sorte d’anthropologie implicite qui rassemble les savoirs des “indigènes” du théâtre), on aura la
possibilité de briser définitivement l’attitude ethnocentrique. Tandis que l’art de l’acteur et du danseur révèle
plusieurs principes communs, le théâtre – ou mieux,
notre théâtre – redevient un modèle et une institution de
notre culture, de notre société, de notre histoire.
Du point de vue artistique et esthétique, voilà longtemps que tout ceci est connu, mais le travail de
l’anthropologue peut enfin démontrer que le “théâtre”
est un façon précise de faire et de voir le spectacle :
non plus une règle, mais simplement une manière,
parmi des milliers d’autres possibilités, de jouer et de
jouir du spectacle.
Quelle manière ? Qu’est-ce que le théâtre ?
Cette question peut recevoir des réponses aussi
diverses qu’auparavant. On peut dire par exemple que
le théâtre est la combinaison de l’art scénique et de la
relation théâtrale, en soulignant que dans la “boîte” que
nous appelons “théâtre”, la règle de se faire voir et
d’être vu devient si radicale et si absolue qu’il faut
développer un art strictement assujetti à cette relation
et inversement.
253
il n’est pas vrai que toute forme de spectacle doive
poursuivre la même correspondance “dramatique” entre
l’acteur et le spectateur. On a vu par exemple les voladores du Mexique. il y a une situation scénique évidente,
une habileté et une virtuosité extraordinaires : des musiciens se tiennent assis au sommet d’un mât à quelque
vingt mètres de hauteur tandis que des “acteurs” se jettent
en bas en tournoyant ou descendent lentement jusqu’au
sol. Quant aux “spectateurs”, ils regardent ou pas ; le mât
est un centre autour duquel ils se promènent. Le même
type de rapport s’observe lors des feux d’artifice ou au
cirque.
il n’est point de spectacle ni de théâtre dans lequel la
quantité et la qualité (le degré et le sens) du rapport
entre action et vision – entre l’art du performer et le
regard du public, entre la scène et la salle… – soient les
mêmes.
Je crois que c’est justement à partir de l’analyse de
ce rapport, de ce noyau culturel du spectacle, que
l’anthropologie du théâtre peut s’élargir jusqu’à se
confronter avec les autres pratiques et les autres formes
spectaculaires qui constituent l’objet ou le domaine de
l’ethnoscénologie.
FARiD PAyA
L’ESPACE DU VISIBLE 1
Mon intervention sera le témoignage d’un homme de
théâtre en France. Je parlerai donc de mon travail et
non pas d’un terrain culturel, rituel ou magique qui alimenterait le théâtre.
Moitié français, moitié iranien, lorsque j’arrivai en
France, bien qu’aimant l’architecture et la littérature, je
rencontrai un théâtre où le texte et le bâtiment m’enfermaient, étaient des limites à l’espace. Ce qu’il
m’importait c’était de trouver l’espace qui me paraissait véritable, celui de la relation humaine.
Puisant dans des souvenirs de musiques, venant des
quatre coins du monde, sans me soucier de ce qu’elles
voulaient dire, nous avons travaillé avec mon équipe
sur des langues que nous ne comprenions pas. Voici
trois exemples de faits étonnants qui sont survenus
lorsque nous voulûmes travailler sur ce qui pouvait être
à l’origine du théâtre, la relation humaine, et sur ce qui
était invisible dans cette relation mais qui prenait sens.
D’une part, on s’est rendu compte qu’un acteur pouvait inventer des langues qui, si on les analysait d’un
point de vue sémiotique, avaient toutes les structures
1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du
colloque de fondation.
255
d’une vraie langue. il y avait là une sorte de continent
intérieur chez l’acteur. Nous nous en sommes servis
dans plusieurs spectacles où nous nous parlions en
langue imaginaire. Cela nous a permis de voyager, de
communiquer avec d’autres peuples qui croyaient
qu’on parlait une vraie langue jusqu’au jour ou en Haïti
quelqu’un m’a fait remarquer que nous faisions comme
dans le vaudou où l’on parle une langue que l’on ne
comprend pas.
Un phénomène du même ordre s’est produit récemment dans un spectacle appelé la Danse siguri. Après
tant d’années de travail sur les musiques traditionnelles
nous avions décidé de faire un spectacle qui fût un
véritable rituel. Mais nous n’arrêtions pas d’échouer
car évidemment nous n’avions pas le sens du rituel. Un
jour nous vidâmes la salle. Lorsqu’elle fut totalement
vide, nous nous donnâmes un secret. Puis nous recommençâmes à travailler avec quelque chose auquel nous
croyions vraiment. Je demandais seulement aux acteurs
de considérer qu’une partie de l’espace était sacrée et
l’autre pas. Un acteur s’est alors mis à chanter tout en
marchant et à délimiter un carré. Son chant s’est terminé à l’endroit où il l’avait commencé et qui n’avait
pourtant pas été matérialisé. On a répété toute la journée dans cet espace invisible, il existait clairement pour
tout le monde. Cet espace était la relation des quatre
personnages. Le lendemain nous l’avons retrouvé. Finalement nous l’avons matérialisé par du sel.
Au cours du même spectacle nous avons dégagé un
temps qui était notre temps. J’estimais que le spectacle,
fait de beaucoup de choses, était trop dense. A titre
d’exercice je demandais aux acteurs de jouer une partie
du spectacle puis de faire quatre minutes de silence en
bougeant dans cet espace, enfin, au bout de quatre
256
minutes, de se remettre à chanter. Par curiosité j’ai
enclenché un chronomètre. Lorsque les acteurs ont
recommencé à chanter il s’était écoulé exactement trois
minutes et cinquante-neuf secondes. On a joué ce spectacle une centaine de fois, personne ne nous a jamais
dit qu’il y avait quatre minutes de silence ni une longueur.
STEFKA KALEVA
LES MÉDIAS EN QUESTION
L’équivalent d’“ethnoscénologie” pourrait être litsedeistvié en Bulgarie, bien que le mot plus proche de
“performance” ne recouvre pas entièrement les nuances
du terme français. Nous possédons un institut de folklore qui se trouve dans la nouvelle université bulgare.
Cet institut se penche déjà sur la problématique des
archétypes de la culture bulgare, telle que la culture de
la Thrace, la culture slave et la culture des ProtoBulgares. Des questions restent à poser. il semble que
la plupart des problèmes surgissent au niveau de la
reproduction des formes. Je voudrais commenter quelques
exemples à partir de mon expérience professionnelle,
qui sont en rapport avec l’objet de l’ethnoscénologie.
Avec la télévision, il s’agit d’une culture de médias dans
laquelle la réalisation et l’acceptation sont toujours plus
compliquées à cause du besoin d’un médiateur. La première question que cet intermédiaire et arbitre devrait
se poser est donc : Est-ce qu’au cours du transfert et de
la traduction d’un code culturel dans un autre, la valeur
de l’objet reste sauvegardée ou bien perd-elle son sens ?
Le fait nouveau et différent qui apparaît au cours de
l’acte de communication par la télévision est la distance
raccourcie. Par suite de la ressemblance, le degré de
complicité et la fiabilité du contact établi entre l’écran
259
et le spectateur sont inclus dans les caractéristiques du
téléspectacle. Les critères traditionnels de l’esthétique
sont invalidés une fois appliqués au produit de la télévision. Et nous sommes ainsi obligés de prendre en
considération la différence dans la structure des images
et dans les volumes spacieux. indépendamment de son
niveau d’acceptation, le spectateur auquel s’adresse la
télé-œuvre se trouve devant deux mondes, deux espaces
de la vie et de l’art.
Le premier exemple est tiré du film Et les deux filles
sont parties fêter Lazare. il s’agit d’une des pratiques
d’initiation de la jeune fille à son état de femme. Le
film est structuré dans deux espaces. D’un côté il y a
les épisodes où le rite est présenté. De l’autre ce sont
les épisodes où les jeunes filles partagent verbalement
leur attitude envers ce rite et leur foi dans sa signification. Nous nous sommes demandé comment différencier visuellement les deux réalités pour qu’elles puissent
transparaître dans leur authenticité. En fin de compte,
nous avons tourné en plans généraux les épisodes qui
reflètent les moments rituels et nous les avons disposés
dans le contexte de l’ambiance du village, alors que le
gros plan sur un visage aurait anéanti le sentiment du
mythologique contenu dans l’acte cérémoniel. Dans
ces épisodes, les gros plans n’étaient réservés qu’à certains détails. Au contraire, lorsque les jeunes filles parlaient, la caméra entrait en elles de façon qu’elles
communiquent directement avec le spectateur.
Voici un autre exemple avec le film le Feu. Ce film
parle du feu de la créativité artistique qui s’est emparé
des participants au festival de Koprivchtitsa. Dans un
des épisodes, nous avons filmé une vieille femme qui
était une danseuse exceptionnelle. Elle portait son costume national de couleur foncée comme il est d’usage
260
dans le peuple, et comme il sied aux gens de son âge.
Elle dansait sur une estrade au milieu de la foule. Nous
avons essayé d’inclure la danseuse dans l’espace, mais
les têtes surgissant de toutes parts, les visages en sueur,
nuisaient à la sensation que nous voulions suggérer :
celui d’être en présence de la danse d’une prêtresse
ancienne. Nous avons alors concentré l’espace pour ne
garder que la figure sur fond de ciel et de soleil. Cette
image d’une silhouette découpée a conféré à l’épisode
l’effet exceptionnel d’une fresque. L’espace ne s’ouvre
qu’à la fin de la danse, au moment des applaudissements.
Ce sont ces hypologies qui montrent l’importance de
l’intermédiaire. Dans le premier cas, on entre dans le
monde artistique du personnage, tandis que, dans le
deuxième cas, une personne concrète devient l’incarnation du monde artistique.
Ces exemples montrent que l’expression artistique
jaillit au plus profond de l’âme et montre une nécessité
cachée : nécessité propre à la vue, à l’ouïe, à la voix, à la
pensée, à l’émotion et même au rythme physiologique
de la respiration et du mouvement. L’effet est d’autant
plus grand que la capacité individuelle de s’assimiler à
ce genre d’acte expressif est plus puissante.
Une fois dans ce chemin, l’ethnoscénologue pourrait
se révéler un instrument indispensable, car toute l’idée
prend forme dans une structure sémiotique déterminée
sans pouvoir exister hors d’elle.
L’ACTE DE FONDATiON
DU CENTRE iNTERNATiONAL
D’ETHNOSCÉNOLOGiE
CLAUDE PLANSON1
Je vous remercie pour le titre de président d’honneur. Plutôt
qu’une nomination personnelle j’y vois un hommage à
l’équipe qui, pendant une quinzaine d’années, s’est employée
à découvrir et à faire connaître les manifestations des
diverses aires culturelles dont nous ne connaissions que
d’affreuses défigurations dues aux pseudo-flokloristes et
imprésarios en mal de “nouveautés”.
Mon rôle ne sera donc pas de diriger les travaux que vous
allez entreprendre. Qu’il me soit permis toutefois de vous
présenter quelques observations dictées par une longue expérience et par une réflexion approfondie :
a. Défiez-vous de tous ceux qui croient qu’on peut laïciser
des manifestations qui relèvent du sacré. Ces mêmes personnes crieront : “Ce n’est pas du théâtre !” dès l’instant où
ces spectacles traditionnels ne s’inscrivent pas dans les
normes du théâtre occidental des temps modernes dont vous
savez, comme moi, que morcelé et émietté en “genres” il est
fort éloigné de ce que fut le grand théâtre de l’Occident dont
nous voyons encore de superbes traces sur tout le pourtour de
la Méditerranée.
b. Défiez-vous de la pseudo-intelligentsia du Tiers Monde
qui, la plupart du temps, n’a que mépris pour sa propre culture et
n’a qu’un rêve : imiter l’Occident, même dans ses pires erreurs !
1. Président d’honneur du Centre international d’ethnoscénologie.
Ex-directeur du Théâtre des Nations.
265
Je voudrais, à ce propos, vous citer deux exemples : celui
du Dahomey et celui de Cuba. Dans le premier cas, après
avoir refusé fermement tout ce qu’on nous proposait, il nous
fallut, passant par-dessus la tête des officiels, prendre contact
avec le prince Aho, petit-fils du roi Béhanzin et haute autorité
religieuse de la côte ouest, et obtenir de lui qu’il vienne en
personne à Paris accompagné de ses dix-huit femmes et de
ses féticheurs. Ce fut un immense triomphe, triomphe dont
ne tinrent aucun compte les autorités locales lorsqu’elles
voulurent organiser une seconde tournée en Europe. A la
place des princesses et de leurs danses sacrées, on assista aux
trémoussements de demoiselles déguisées par des costumiers. On voit ce que je veux dire. A Cuba, les choses furent
un peu différentes. Nous souhaitions présenter une vraie santeria, culte africain d’origine yoruba qui est, à la vérité, la
religion populaire du pays. Hélas ! cette cérémonie fut revue
et corrigée par un jeune metteur en scène mexicain non
dénué de talent mais bien incapable de comprendre ce qui se
passait, d’où un spectacle hybride dont la chaleur s’était évaporée.
c. Défiez-vous, enfin, de ce qui vous sera présenté comme
une culture de métissage et qui, trop souvent, ne sera que
l’expression de l’impérialisme culturel de telle ou telle nation
visant non pas à l’amalgame mais à imposer une coloration
relevant de ce que l’on pourrait appeler le politically correct.
A la vérité, notre Occident, depuis moins de deux siècles,
n’aura connu que deux expressions du véritable métissage
culturel : le jazz dans le sud des Etats-Unis et le flamenco
dans le sud de l’Espagne.
Pour le premier, il s’agit de l’amalgame des rythmes africains et des fanfares anglo-saxonnes en utilisant des instruments modernes ; pour le second (le flamenco), un dosage
subtil du kathak indien, des mélopées arabes et du chant
synagogal se superposant sur un fond de danses ibères traditionnelles.
Permettez-moi tout de même d’ajouter un mot : vos travaux ne saurait se concevoir sans un centre opérationnel où
serait rassemblée et sélectionnée la somme de vos efforts.
266
Centre où, dans le même esprit, seraient présentées de manière
aussi parfaite que possible ces manifestations d’ethnies dont,
à la vérité, nous savons peu de chose. Bien entendu, le
théâtre de l’Alliance française est certes un charmant théâtre,
mais enfin il est tout à fait insuffisant pour accueillir de
grands groupes et pour organiser des expositions et des
conférences indispensables à la compréhension de vos travaux. ici, nous nous tournons vers le ministre de la Culture et
son représentant le directeur des théâtres. Ne nous dites pas
que l’Etat et la ville ne sont pas capables de recommencer ce
qui fut fait avec succès pendant des années, au temps où
Paris se voulait “le rendez-vous des théâtres du monde”. Ne
nous parlez pas du manque d’argent, je vous prie. N’oubliez
pas que, sur le plan culturel, nous sommes les héritiers de la
Grèce antique qui dépensa plus pour son théâtre que pour sa
flotte de galères, ce qui ne l’empêcha pas de triompher à
Salamine. Pour le reste vous pouvez faire confiance à l’équipe
qui, dans une large mesure, nous réunit aujourd’hui. Pour ma
part, je considère Chérif Khaznadar comme mon fils spirituel, de même que je considère Françoise Gründ comme ma
meilleure continuation, sans parler de mon vieil ami Jean
Duvignaud qui, bien sûr, est digne de la plus haute confiance.
Mesdames et messieurs, tout dépend de vous. Nous avons
fait notre tâche, à vous de jouer maintenant !
LOURDES ARiZPE1
Lorsqu’une idée nouvelle prend corps et s’apprête à devenir
réalité, c’est toute la communauté internationale qui s’enrichit. Aussi suis-je particulièrement heureuse de vous
accueillir aujourd’hui à la Maison de l’Unesco pour l’ouverture du colloque annonçant la naissance du Centre international d’ethnoscénologie.
Bienvenue à vous, chercheurs, universitaires, hommes et
femmes qui représentez les arts du spectacle venus d’horizons divers, réunis ici à l’initiative de la Maison des cultures
du monde. Je ne doute pas que vous saurez mettre en commun vos savoirs et vos expériences afin d’assurer que ce
centre international repose sur des bases solides, réalistes et
généreuses, portes et fenêtres ouvertes au vent des expressions culturelles du monde entier.
Permettez-moi à cet égard de rendre un hommage particulier
aux initiateurs de ce colloque, à MM. Jean Duvignaud, JeanMarie Pradier, Chérif Khaznadar et Mme Françoise Gründ qui
nous démontrent, encore une fois, que l’ouverture aux autres
dans un souci de pluralisme est plus saine, créative et dynamique que le repli frileux sur soi dans un esprit de nationalisme
étriqué. Autant que la Maison des cultures du monde, le Centre
international d’ethnoscénologie qu’ils vous proposent peut
représenter une oasis salutaire pour l’appréciation des différences, pour les échanges d’idées et de pratiques artistiques dans
un souci de compréhension et de respect mutuels.
1. Sous-directrice générale pour la culture à l’Unesco.
268
Cette démarche, en harmonie avec les idéaux de l’Unesco,
n’est pas l’unique raison de l’intérêt et du soutien que nous
apportons à une discipline nouvelle, l’ethnoscénologie, pour
la défense et l’illustration de la diversité des comportements
et pratiques symboliques des sociétés. En effet, la création de
ce futur centre nous paraît également aussi opportune que
nécessaire.
Nous nous trouvons aujourd’hui déjà dans la situation où
le développement des médias s’accompagne d’une expansion
des techniques et d’images nouvelles sur les réseaux mondiaux de télécommunication et internet. Ce nouveau langage
de représentation peut à la fois offrir des perspectives extraordinaires pour les créations esthétiques et symboliques, tout
comme un vide culturel s’il n’est dirigé que vers une
consommation passive. Voilà le défi que vous, les artistes,
devez relever à la fin de ce siècle et à l’aube d’un nouveau
millénaire.
De ce fait, il est impératif, comme le propose le Centre
d’ethnoscénologie, d’explorer systématiquement et de diffuser toutes ces formes de spectacles représentatifs des pratiques sacrées et profanes de l’homme, du nô japonais, du
koteba malien en passant par le gambuh de Bali. Certaines
de ces pratiques, certains de ces rituels sont en voie de disparition mais doivent renaître, sous des formes différentes, dans
le nouveau langage de représentations.
L’ehtnoscénologie constitue ainsi un véritable carrefour de
disciplines, et ce centre international pourra devenir un espace
privilégié de rencontres et d’échanges entre chercheurs et
spécialistes de terrain. L’Unesco est naturellement sensible à
cette approche interdisciplinaire et pluriculturelle qui dépasse
le cadre strict de l’ethnologie et englobe l’anthropologie du
théâtre, la musicologie et la sociologie.
Enfin, il nous paraît que les objectifs du Centre international d’ethnoscénologie sont entièrement liés à ceux du programme de l’Unesco pour la promotion du patrimoine
immatériel – traditions orales, coutumes, langues, musiques,
danses, les minorités et les populations autochtones, source
essentielle d’une identité profondément ancrée dans l’histoire.
269
A l’aube du troisième millénaire, il est indispensable
d’assurer, pour les générations futures, à la fois la diffusion et
la connaissance de toutes ces formes d’expressions culturelles à travers des études et des manifestations qui soulignent
et mettent en valeur la spécificité de chacune d’entre elles.
il est donc réconfortant et rassurant de constater que c’est
précisément la tâche que s’est assignée le centre que vous
entendez mettre sur pied.
Je souhaite donc plein succès à vos travaux présents, et un
avenir florissant au Centre international d’ethnoscénologie.
iRÈNE SOKOLOGORSKy1
La cérémonie qui marque la naissance d’une discipline nouvelle n’est pas un instant futile. Ce moment, plus ou moins
solennel, plus ou moins public, révèle l’accomplissement
d’un patient et long processus. La présentation de propositions nouvelles et leur approbation par la communauté
signifie qu’un travail de réflexion critique, de recherche, de
tâtonnements, de reconnaissance et d’analyse des erreurs et
des insuffisances a été accompli jusqu’à provoquer la modification du point d’équilibre antérieur.
La réception que l’Unesco réserve à cet événement
m’impressionne. Votre assemblée internationale, l’attention
prêtée aux interventions dès l’ouverture de ces deux journées, la personnalité de ceux et de celles qui constituent votre
comité de parrainage, tout cela indique la profondeur d’une
attente et la nécessité d’y répondre.
Dans le cas de l’ethnoscénologie, j’ai le sentiment qu’il
s’agit d’une véritable rupture avec des attitudes passées qui
nous ont conduits à simplifier l’expérience humaine en réduisant arbitrairement l’intelligence que nous avons de l’articulation de l’extériorité et de l’intériorité. La prise en compte
de la diversité culturelle, son étude sans préjugés épistémologiques et méthodologiques ne sont pas des démarches faciles
à entreprendre, malgré les déclarations de principe qui servent souvent à masquer l’indifférence sinon l’arrogance. La
1. Présidente de l’université Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis.
domination ethnique n’est pas seulement une affaire de pouvoir économique, technologique ou militaire. La diffusion
des formes spectaculaires des cultures dominantes a conduit
à les considérer comme des universaux. En même temps, des
pratiques complexes d’une grande valeur pour les communautés humaines ont été ignorées et sous-estimées.
Présidente d’une université vouée dès sa fondation à
l’interdisciplinarité et à l’ouverture aux autres cultures, votre
initiative ne me surprend pas. L’association de groupes de
recherche et d’institutions culturelles me paraît significative.
Pour conserver vivante l’invention humaine, il convient que
son approche combine la rigueur de la démarche scientifique
et l’esprit de l’artiste.
JACQUES BAiLLON1
La Direction du théâtre et des spectacles au ministère (de la
Culture), c’est-à-dire mon département, est particulièrement
sensible à l’initiative de la Maison des cultures du monde, à
celle du professeur Duvignaud et de Jean-Marie Pradier et à
celle de Claude Planson dont je rappelle qu’il fut le fondateur
du Théâtre des Nations.
Je suis particulièrement sensible à cette initiative dans la
mesure où ce sera un effort contre l’ethnocentrisme. En
matière de théâtre c’est fondamental parce que nous autres
Européens ici à Paris, nous autres Français, nous avons tendance à considérer que le seul modèle existant et observable
est celui que nous avons hérité du XViie siècle. L’on oublie
que le modèle du XViie siècle en matière de théâtre est aussi
le fils du monde entier. On l’oublie aisément car il semble
être un objet cohérent, autonome. Mais il y a quelque chose
qui est absent, et de la part d’un représentant de l’Etat vous
seriez peut-être étonné, d’autant plus que notre Etat est républicain et laïque, vous seriez peut-être étonnés de l’absence
que je veux indiquer qui est celle des dieux. On a l’impression que le théâtre est né comme ça, d’une espèce de volonté
fonctionnelle, chez nous, volonté fonctionnelle qui, certes,
tend vers la perfection, mais il lui manquerait quelque chose
qui serait : pourquoi les gens qui font du spectacle – le mot
“faire” étant quelque peu vulgaire en l’occurrence, mais c’est
1. Directeur du théâtre et des spectacles, ministère de la Culture.
271
273
celui qui est utilisé – semblent habités. Et le monde, ce qu’il
est convenu d’appeler d’une façon un peu agaçante le Tiers
Monde, toutes les cultures sont là pour nous rappeler que justement le monde de la scène, le monde de la représentation
est un monde habité. Alors il est plutôt habité, certes, en raison des rituels de deuil, des rituels de commémoration, il est
plutôt habité par une absence. Ce n’est pas une contradiction,
même si cela semble être un paradoxe. Mais c’est cela qui
fonde la plupart du temps la notion de représentation, la
notion de jeu. Oui, les dieux sont repartis ; oui, la personne
dont nous parlons n’est plus vivante parmi nous, mais grâce
au théâtre (et pas seulement la forme psychologique et
rationnelle du théâtre européen et entre autres français), le
monde existe aussi de la communication d’avec les dieux qui
nous ont quittés, mais qui sont encore parmi nous grâce à la
représentation et à cette première forme de représentation qui
est la possession. Nous oublions qu’une partie énorme de
notre travail repose sur un continent qui a été complètement
occulté, qui est celui de la possession. On a l’impression que
nous sommes là uniquement dans un travail discursif, alors
que nous sommes dans un travail habité. Je voudrais prendre
un exemple que vous trouverez bien sûr ethnocentriste puisqu’il
s’agit d’un grand penseur européen. Nietzsche nous a rappelé
dans la Naissance de la tragédie qu’il y avait, pour simplifier
parce que c’était dans sa violence également un homme de
nuances, il y avait un monde apollinien et il y avait un monde
dionysiaque. Tout cela s’est un peu effacé pour nous, cela
reste des mots, et pourtant je souhaite que l’ethnoscénologie
étudie l’héritage de cette pensée, car il faut savoir que si un
comédien tout d’un coup se met à nous donner l’impression
qu’il est réellement le personnage ou se met à nous donner
l’impression qu’il se passe quelque chose, qu’il est dans une
situation, il faut bien savoir que c’est l’héritage – certes lointain – de ce monde dionysiaque, du cœur dithyrambique, du
monde de la possession. il faut savoir aussi que tout le travail
de codification, le travail de domination, de maîtrise qui est
fait dans des codes, dans des langages si différents suivant les
cultures, c’est un travail apollinien. Et très souvent, dans un
274
travail de théâtre occidental, tout cela est un peu mêlé,
mélangé, et l’on n’arrive plus tellement à en discerner les
fils. Je m’en tiendrai à cette première remarque en formant
des vœux de réussite à cette initiative que le ministère de la
culture compte soutenir plus largement dans l’avenir. Mais je
voudrais que nous retrouvions quelque chose qui, encore une
fois, peut paraître étonnant dans la bouche d’un représentant
de l’Etat, je voudrais que nous retrouvions le chemin des
dieux, et je vous remercie de cette démarche.
CHERiF KHAZNADAR1
La reconnaissance des cultures autres que la sienne est une
démarche moins naturelle qu’on ne pourrait, entre gens de
bonne compagnie, le croire. Elle a ceci d’inhabituel qu’elle
va à contre-courant de la nature. La nature de l’individu l’a,
de tout temps, porté vers l’ethnocentrisme. Tout ramener à
soi, tout réévaluer selon ses propres critères, son mode de
vie, ses habitudes, son milieu, est l’acte naturel par excellence.
Pascal nous dit : “il y a un certain modèle d’agrément et
de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature,
faible ou forte, telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît.
Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières,
arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n’est point fait sur
ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.”
Remettre en question son langage, sa pensée, ses moules de
référence est un acte d’exception, de révolution. L’individu qui
s’y livre se met au ban de sa société, s’exclut, se marginalise. il
devient prophète ou démon ou parfois même artiste.
Concevoir aujourd’hui qu’il y a des cultures et non pas une
culture est une démarche qui, si elle devient plus souvent admise,
n’est pas encore générale. L’acceptation mutuelle de l’existence
d’un pluralisme culturel, du fait que notre univers est composé
de peuples et de nations qui possèdent chacun une expression
culturelle qui lui est propre et que ces cultures ont le droit de se
développer en toute indépendance selon leur propre gré, cette
1. Directeur de la Maison des cultures du monde.
276
acceptation mutuelle est le principe de base de toute action culturelle. il implique l’utilisation du terme culture au pluriel.
Déjà au XViiie siècle, Johann Gottfried Herder soutenait
qu’il fallait parler de cultures au pluriel car il existait, et je le
cite, non seulement les cultures spécifiques et évolutives des
différentes nations et périodes, mais aussi les cultures spécifiques et évolutives de chacun des groupes sociaux et économiques d’une même nation.
C’est ce principe de pluralité culturelle qui nous a amenés,
il y a treize ans, à choisir pour notre institution le titre de
Maison des cultures du monde rompant ainsi avec l’élitisme
des maisons de la culture.
La notion de pluralisme culturel implique l’abandon de
toutes celles prônant la supériorité d’une culture sur les
autres, elle implique aussi, bien entendu, de renoncer à celle
eurocentriste qui fait de la culture occidentale la norme et la
référence de base par rapport aux cultures des autres peuples
qui sont reléguées au rang de sous-développées, de barbares
ou, dans le meilleur des cas, de folkloriques.
Depuis cinq siècles, il est devenu “normal” entre guillemets de prendre comme base de référence les valeurs d’un
des cinq continents du monde, l’Europe.
Depuis cinq siècles, une terminologie culturelle est forgée
en Europe pour être ensuite imposée au reste du monde.
En arts plastiques, les écoles sont Renaissance (européenne),
baroque (européenne), surréaliste (européenne), cubiste
(européenne), abstraite (européenne), etc.
La musique est symphonique, baroque, d’opéra, de ballet,
etc. Je ne multiplierai pas les exemples avant d’arriver au
théâtre dont le concept même est un concept d’essence
gréco-romaine, donc européenne. Nous savons tous ici que
l’histoire du théâtre s’est singulièrement limitée, jusqu’à ces
dernières années, à l’évolution de cet art dans une partie du
monde, et uniquement à partir de cette base gréco-romaine.
Tout ce qui sortait de cette norme avait progressivement
droit au qualificatif de parathéâtral.
Des cultures entières se voyaient nier l’existence même
d’une forme théâtrale si celle-ci n’était pas occidentale et
277
ceci, paradoxalement, à juste titre. En effet, longtemps les
hommes de théâtre du monde non occidental ont œuvré et
lutté afin que leurs formes d’expression patrimoniales soient
reconnues dans l’acceptation occidentale du terme théâtre.
Aujourd’hui on pourrait considérer que cette lutte s’était
trompée d’objectif. Mieux que d’être reconnues comme un
sous-produit ou un produit apparenté au théâtre, n’aurait-il
pas mieux valu affirmer comme formes à part entière des
expressions aussi importantes et signifiantes dans leur culture
même que le nô qui n’est pas du théâtre mais du nô, que le
kathakali qui n’est pas du théâtre mais du kathakali, que le
khayal el Zol qui n’est pas du théâtre mais du khayal el Zol,
que le koteba qui n’est pas du théâtre mais du koteba, que le
jari qui n’est pas du théâtre mais du jari, etc.
L’initiative que nous sommes quelques-uns à avoir prise
aujourd’hui va dans le sens, non pas de rétrécir le champ des
études et de la création théâtrale mais, au contraire, de l’élargir en lui offrant un terrain nouveau d’étude, d’analyse, de
recherche et d’inspiration. Qu’y a-t-il de plus passionnant
que de découvrir des formes ? Que de les extraire de leur
particularisme local pour les intégrer au patrimoine commun
à tous les hommes, celui de l’humanité ? Cette initiative n’est
pas, comme on pourrait le soupçonner de prime abord, une
nouvelle démarche globalisante et récupératrice eurocentriste.
Si je dis qu’on pourrait le soupçonner, c’est uniquement en
raison du lieu de cette rencontre, Paris, et de la terminologie
employée, l’ethnoscénologie. J’écarterai très vite ces deux
aspects extérieurs et superficiellement déroutants, car cette
initiative est née en fait d’une vingtaine d’années de contacts,
de recherches, de demandes, de volontés exprimées par des
dizaines d’amis, de partenaires, de créateurs, à travers le
monde, dont certains sont ici, aujourd’hui, présents.
Jean Duvignaud, Françoise Gründ, Jean-Marie Pradier et
moi-même avons en effet, chacun dans son domaine, mené
des réflexions parallèles souvent, communes parfois, avec de
multiples interlocuteurs, qui aboutissent aujourd’hui à cette
rencontre. Toute rencontre se situe quelque part sur cette planète, celle-ci a lieu, par le hasard des volontés, ici.
278
il y a plusieurs années, un grand poète qui m’honorait de son
amitié et avec lequel j’avais, pour l’Unesco d’ailleurs, travaillé
sur un ouvrage sur le pouvoir de la radio (à l’époque, la télévision n’était pas encore aussi répandue qu’elle l’est aujourd’hui)
me disait lors d’un déjeuner – ce poète était Jean Tardieu : “il
y a des cornichons sur la table parce qu’il faut bien appeler les
choses par leur nom.”
Eh bien, si nous utilisons le terme d’ethnoscénologie c’est
parce qu’il fallait bien donner un nom à cette démarche nouvelle
et qu’un nom n’est après tout qu’un nom. En français et en francophones, nous aurions dit “jeux scéniques” que le Larousse
définit comme des spectacles organisés hors du cadre traditionnel des salles de théâtre. Nous avons préféré y associer la notion
de peuple (ethnos) afin que cette science des arts de la scène
soit celle des peuples… puisqu’il faut bien appeler les
choses par leur nom… N’y cherchons pas d’autre raison et
concentrons-nous sur le concept, sur cette dynamique extraordinaire que ce colloque pourrait engendrer.
La présence de Claude Planson, qui a bien voulu accepter
la présidence d’honneur de cette aventure, est particulièrement symbolique si on se rappelle tout ce que cet homme a
provoqué en quelques années d’activité à la direction du
Théâtre des Nations. Claude Planson a réveillé chez des
générations de créateurs la volonté d’affirmer une identité, la
leur, mais celle aussi de leur peuple.
Cette aventure est aussi un hommage qu’un certain nombre
de ses disciples, ici présents, lui rendons “trente ans après”.
Cela rappelle un titre à l’Alexandre Dumas, alors qu’il faudrait
évoquer ici Jules Verne, Marco Polo ou ibn Battûta.
Se peut-il qu’aujourd’hui nous ébranlions des dogmes qui
ont généré la colonisation, le racisme, la purification ethnique ?
Se peut-il qu’aujourd’hui nous mettions en exergue nos différences afin que nos cultures se fécondent de leurs différences ?
Se peut-il qu’aujourd’hui nous puissions démentir ce
même Pascal que je citais au début lorsqu’il écrit, déjà, au
XViie siècle : “Nous avons fait l’uniformité de la diversité car
nous sommes tous uniformes en ce que nous sommes tous
devenus uniformes.”
Mesdames et messieurs, que l’ethnoscénologie soit.
l’art du théâtre ? Et faut-il la définir ou bien seulement dire
avec Jean Duvignaud : “il importe d’abord que ce soit
l’expression d’un sentiment vrai” ? Car, comme l’ont dit
MM. Khaznadar et Pradier en annonçant que l’on allait
explorer le concept d’ethnoscénologie, toute définition doit
être exploratoire. C’est pourquoi je tenais seulement à insister sur l’importance pour l’Unesco de la démarche adoptée
par le Centre international d’ethnoscénologie.
CONCLUSiON
LOURDES ARiZPE
Après ce que j’ai entendu, je souhaiterais vous dire combien
le sujet de cette discussion est important pour l’Unesco et
pour la dynamique que je veux donner au secteur de la culture.
Je ne suis ici que depuis quelques mois, et en tant qu’anthropologue et que Mexicaine je dois dire que je suis fascinée par
votre discussion.
Très brièvement, je voudrais dire d’abord que j’admire la
lucidité et l’intégrité qui font de vous, monsieur Planson, et
aussi de vous, monsieur Duvignaud, des maîtres. Et je considère que M. Planson pose le vrai dilemme : comment conserver sans pétrifier ? Comment métisser sans dominer ?
Comment changer sans trahir ? Comment créer sans fixer
dans le temps ce qui préexistait ?
Quand j’étais directrice du musée de la Culture populaire
au Mexique, une communauté d’indigènes vint demander
mon soutien : un groupe pour développer ses spectacles traditionnels, l’autre pour faire l’acquisition d’une caméra vidéo
et produire ses propres documents visuels. Voilà le dilemme.
Et je crois que M. Planson pose la question de base :
Qu’est-ce que l’authenticité dans les arts et dans le patrimoine ?
L’Unesco s’est déjà posé ces questions notamment l’année
dernière, lors d’un grand colloque à Nara, au Japon, qui portait sur le problème de l’authenticité dans le patrimoine matériel. Un temple japonais qui a été bâti il y a moins d’un
demi-siècle sur un plan millénaire fait-il authentiquement
partie du patrimoine culturel ancien ou non ? Peut-être est-ce
cela qui est au cœur du débat : quelle est l’authenticité dans
281
ANDRÉ-MARCEL D’ANS
Anthropologue, professeur à l’université Paris Vii-Jussieu.
MERCÉDÈS iTURBE
Directrice de l’institut de la culture de Morelos, Mexique.
ARMiNDO BiÃO
Professeur et vice-recteur de l’université de Bahia, Brésil,
spécialiste des pratiques spectaculaires au Brésil.
ONT PARTiCiPÉ A CE NUMÉRO
DE L’INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE
MEL GORDON
Professeur à l’université de Californie, Berkeley, Etats-Unis.
THOMAS RiCHARDS
Assistant de Jerzy Grotowski au Workcenter of Jerzy Grotowski, Pontedera, italie.
PiERGiORGiO GiACCHE
Anthropologue, enseigne l’anthropologie théâtrale à l’université de Pérouse (italie).
FARiD PAyA
Metteur en scène, directeur du Théâtre du Lierre, Paris.
STEFKA KALEVA
Ethnologue et musicologue, Bulgarie.
JEAN-MARiE PRADiER
Professeur à l’université de Paris Viii-Vincennes-SaintDenis, responsable du Laboratoire d’études des comportements spectaculaires humains organisés.
GiLBERT ROUGET
Directeur de recherches au CNRS, responsable du département d’ethnomusicologie du musée de l’Homme (e.r.), Paris.
FRANÇOiSE GRÜND
Directrice artistique de la Maison des cultures du monde.
ABOUBAKAR NJASSÉ N’JOyA
Metteur en scène, Cardiff, Royaume-Uni.
Président d’honneur du Centre international d’ethnoscénologie. Ex-directeur du Théâtre des Nations.
Professeur à l’université de yaoundé, Cameroun, spécialiste
des théâtres et rituels bamum.
LOURDES ARiZPE
JACQUES BiNET
iRÈNE SOKOLOGORSKy
Directeur de recherches (e.r.) en sciences humaines à l’ORSTOM, chargé de séminaire à l’université Paris iV-Sorbonne.
MiKE PEARSON
CLAUDE PLANSON
Sous-directrice générale pour la culture à l’Unesco.
Présidente de l’université Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis.
JACQUES BAiLLON
JEAN-PiERRE CORBEAU
PATRiCE PAViS
Professeur à l’université de Paris Viii-Vincennes-SaintDenis.
LUCiA CALAMARO
Professeur à l’université de Montevideo, Uruguay, membre fondatrice du Centro de investigación en prácticas espectaculares.
RAFAËL MANDRESSi
Professeur à l’université de Montevideo, Uruguay, membre fondateur du Centro de investigación en prácticas espectaculares.
Professeur d’université, iUT de Tours.
ROGER ASSAF
Metteur en scène, professeur à l’université de Beyrouth,
Liban.
JAMiL AHMED
Metteur en scène, professeur à l’université de Dhaka, Bangladesh.
MARiAN PASTOR ROCHES
Fondatrice, directrice et conservatrice du musée de la Culture
des Philippines, Manille.
JEAN DUViGNAUD
Professeur des universités (E.), président de la Maison des
cultures du monde.
283
FRANÇOiSE CHAMPAULT
Professeur chercheur, Japon.
284
Directeur du théâtre et des spectacles, ministère de la Culture.
CHÉRiF KHAZNADAR
Directeur de la Maison des cultures du monde.
Les auteurs des articles présentés dans cet ouvrage ont participé
à la séance inaugurale du colloque de fondation du Centre
international d’ethnoscénologie qui s’est déroulé le 3 mai 1995 à
l’Unesco, ainsi qu’aux travaux du colloque qui s’est tenu à la
Maison des cultures du monde les 3 et 4 mai 1995.
iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE
NOUVELLE SÉRiE – N° 1
LE MÉTiS CULTUREL
SOMMAiRE
iNTERFERENCES
L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations. Comme la Maison des cultures du monde dont
elle est le complément, elle cherche à faire connaître
les multiples figures de la création dans les régions différentes du monde contemporain.
La revue, en dehors des doctrines ou des partis pris,
associe la critique indépendante, les témoignages scientifiques ou littéraires, la révision des patrimoines, l’information sur la mutation des formes culturelles. Ne
s’agit-il pas de révéler l’inlassable fertilité des ressources
humaines ?
Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains, artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour
une concertation commune : autant de bilans.
Auparavant éditée par la seule Maison des cultures
du monde, la revue est désormais coéditée, pour une nouvelle série, avec Babel. Chaque numéro est donc disponible à un format et à un prix de livre de poche.
Jean Duvignaud : La contamination
Françoise Gründ : La limite
Catherine Clément : La culture des autres
Roger-Pol Droit : Viveka-nanda entre l’Inde et l’Occident
Vadime Elisseeff : Orient-Occident, une fois encore
Jean-Pierre Faye : Le sujet dans la nuit mouvante. Résonance
averroïste en Europe.
ACCULTURATiONS
André-Marcel d’Ans : Langue ou culture : l’impasse identitaire créole
Carmen Bernand : Métissages du Nouveau Monde
Sophie Caratini : Dialogues sahariens
CHOSES MÉTiSSES
Kim Jeong Ock : A la recherche du “troisième théâtre”
Metin And : La marotte turque et le théâtre de marionnettes
Françoise Duvignaud : Esquisse pour un homme noir
Jean-Pierre Corbeau : Goûts des sages, sages dégoûts, métissage des goûts
Claude Planson : Les trilles de l’oiseau et le chant du bouc
yoon Jung Sun : Poème
Babel n° 109
iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE
NOUVELLE SÉRiE – N° 2
iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE
NOUVELLE SÉRiE – N° 3
iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE
NOUVELLE SÉRiE – N° 4
LiEUX ET NON-LiEUX DE L’iMAGiNAiRE
LA DÉRiSiON, LE RiRE
LA MUSiQUE ET LE MONDE
SOMMAiRE
SOMMAiRE
SOMMAiRE
Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud
LE CORPS, UN LiEU
Jean-Marie Pradier : La scène des sens ou les voluptés du vivant
David Le Breton : Le corps en scène
Jean-Marc Lachaud : Sur quelques débordements du corps
dansant
Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud
Michel Ragon : Rire
Jean-Pierre Klein : Rire symptomatique, rire thérapeutique
Jacques Lederer : Rire quand on se brûle (colloque sentimental)
Jean-Pierre Corbeau : Au rhum, show ou cool : le baba, c’est le
message
TERRiTOiRES
Pierre-François Large et Didier Privat : Le Forum des Halles, le
non-lieu des non-lieux
François Laplantine : Le merveilleux, l’imaginaire en liberté
Lea Freitas Perez : Lieu de fêtes au Brésil
NON-LiEUX ?
Taslima Nasrin : Voilà ta vie
Babel n° 119
Françoise Gründ : La musique et le monde
Laurent Aubert : Les ailleurs de la musique : paradoxes d’une
société multiculturelle
Habib Hassan Touma : De la présentation des musiques extraeuropéennes en Occident
Chérif Khaznadar et Michel de Lannoy : Les trois voies de la
Alain Pessin : Figures de la dérision dans le mythe du peuple
Claude Liscia : Un théâtre traversé de dérision ?
Flann O’Brien : Joyce pas mort
Jean Duvignaud : Y en a marre de la tragédie
Pierre-Aimé Touchard : Ce n’était que Molière
Françoise Gründ et Chérif Khaznadar : Simulacre : hilarité ou
consternation
Rudolf P. Zur Lippe : Amour
Jean Duvignaud : Le miroir, lieu et non-lieu du “moi”
Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud
Babel n° 132
musique
Michel de Lannoy : De l’universelle intimité des espaces musicaux
Pierre Bois : L’anthologie Al-Âla du Maroc : une opération de
sauvegarde discographique
Hsu Tsang-Houei : La musique des uns, le patrimoine de tous : de
la préservation des musiques aborigènes de Taiwan
Bernard Lortat-Jacob : L’art d’un petit pays
Tràn Văn Khê : La musique vietnamienne à la fin du XXe siècle
Jean During : Carnets de voyage au Moyen-Orient
Jean-Pierre Estival : Musiques traditionnelles, une approche du
paysage français
Françoise Gründ : Inédit, dix ans d’enregistrement
Tineke de Jonge : Les musiques traditionnelles et le disque
Marie-Claire Mussat : Les chemins subtils d’une régénération
Jean-Claude Eloy : L’autre versant des sons
Babel n° 162
161. FÉDOR DOSTOÏEVSKi
Notes d’hiver sur impressions d’été
Extrait du catalogue
162. iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE N° 4
La Musique et le monde
163. PAUL AUSTER
148. EMMANUEL ROÏDiS
La Papesse Jeanne
149. LÉONiE D’AUNET
Voyage d’une femme au Spitzberg
150. MARLEN HAUSHOFER
Nous avons tué Stella
151. JACQUES POULiN
Le Vieux Chagrin
152. JULES RENARD
Journal (1887-1910)
153. JEAN MARTET
Les Cousins de Vaison
154. ROGER BASTiDE
images du Nordeste mystique en noir et blanc
155. HERMANN HESSE
La Leçon interrompue
Mr. Vertigo
164. ABBÉ LHOMOND
De viris / Les Grands Hommes de Rome
165. GUy DE MAUPASSANT
Les Horlas
166.ÉLiSÉE RECLUS
Histoire d’un ruisseau
167. MiCHEL TREMBLAy
Le Cœur découvert
168. MiCHEL TREMBLAy
Le Cœur éclaté
169. BÉATRiX BECK
Grâce
170. RAUDA JAMiS
Frida Kahlo
156. DENiS DiDEROT
171. HOMÈRE
157. ALEXANDRE PAPADiAMANTiS
172. HOMÈRE
158. VASSiLi PESKOV
173. RAMÓN CHAO
159. JEAN-CLAUDE GRUMBERG
174. ROBERT DOiSNEAU
160. PiERRE MERTENS
175. ALEXANDRE DUMAS
Les Bijoux indiscrets
Les Petites Filles et la mort
Ermites dans la taïga
Les Courtes
Collision
L’iliade
L’Odyssée
Un train de glace et de feu
A l’imparfait de l’objectif
La Chasse au chastre
176. JACQUES GAiLLARD
Beau comme l’Antique
177. PASOLiNi
Théâtre
178. JEF GEERAERTS
Black Venus
179. MiCHEL TREMBLAy
La grosse femme d’à côté est enceinte
180. MiCHEL TREMBLAy
Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges
181. BRAM STOKER
La Dame au linceul
182. LOUiS ÉMiLE EDMOND DURANTy
Théâtre des marionnettes
183. EDMOND DE GONCOURT
La Faustin
184. CONRAD DETREZ
Les Plumes du coq
Ouvrage réalisé
par l’Atelier graphique Actes Sud.
Achevé d’imprimer
en décembre 1995
par l’imprimerie Darantiere
à Quetigny-Dijon
sur papier des
Papeteries de Jeand’heurs
pour le compte des éditions
ACTES SUD
Le Méjan
Place Nina-Berberova
13200 Arles
185. NiCOLAS VANiER
Transsibérie, le mythe sauvage
186. NiNA BERBEROVA
Où il n’est pas question d’amour
187. DANiEL DEFOE
Robinson Crusoé
188. ANTON TCHEKHOV
La Mouette
189. ANTON TCHEKHOV
L’Homme des bois
COÉDiTiON ACTES SUD – LABOR – LEMÉAC
N° d’éditeur : 2081
Dépôt légal
1re édition : janvier 1996
N° impr.
Téléchargement