Les mécanismes de l’œil : explorer, présenter, rendre compte, transmettre. Léonard Mabille Au départ, c’est la recherche d’une sensation visuelle. Une obsession pour les formes, les textures et les couleurs qui représentent un défi dans leur lecture et leur perception. Voir quelque chose qui fait mal aux yeux. Voir quelque chose qui bouge alors que rien ne bouge. Voir des couleurs alors qu’il n’y en a pas. Ressentir que notre œil est en plein exercice de discernement, sans parvenir à une fin “objective”. Ressentir, et savoir que notre œil et tout ce qui se passe dans la transmission de l’image vers le cerveau, est limité. Un intérêt pour les mécanismes de l’œil et les phénomènes optiques m’amène à problématiser la frontière du “vu” et du “ressenti” optiquement parlant. Mon exploration du fonctionnement de l’œil, se fait en deux direction. Les visuel que je présente découlent d’une stimulation instinctive de ce que je vois. Il y a une envie de produire des formes qui testent la limite de la vision, ou du moins la fait réagir de manière inhabituelle; le plaisir de la pure sensation visuelle et une analyse personnelle de la vision. Vient ensuite une envie de comprendre. Pourquoi y a-t-il un comportement différents au moment où je regarde cela? Que se passe-t-il dans notre œil? Quelles sont ces réactions? Dans cette recherche, les traités scientifiques sur l’optique évoluent au fil de l’histoire, mettant en cause les traités précédents quant à l’objectivité et la véracité du résultats des expériences. Comment représenter l’impact d’une goutte de lait sur une surface solide ? Quelles sont les formes qui émergent de cette expérience ? C’est à partir de ces questions que Arthur Worthington a essayé de répondre, en établissant un dispositif précis qui lui a permis de “voir ” les états évolutifs de l’impact de la goutte. Il éclaira son support d’un puissant flash à intervalles réguliers. L’image laissée par le flash sur sa rétine lui donne un temps supplémentaire pour pouvoir retranscrire plus précisément la goutte de lait. Une sorte de dispositif qui réduit la place de l’interprétation et augmente les capacités mémoire d’une image tirée du réel. Seulement, l’arrivée de la photographie donna une toute autre image de l’expérience et Worthington remit en cause ses productions quant à la crédibilité des résultats préalables. “Je dois avouer que lorsque je regarde mes dessins originaux, certains comportent de multiples figures irrégulières ou non symétriques, pourtant, au moment où j’élabore mon histoire, on ne peut pas faire autrement que de les écarter, ne serait-ce que parce qu’une même irrégularité ne se produit jamais deux fois. […] Choisir une série de dessins requiert un certain jugement. La seule façon d’y parvenir est de faire un nombre considérable de dessins pour chaque étapes, puis d’en sélectionner une séquence. […] À partir du moment où on fait intervenir son jugement, une marge d’erreur est possible. C’est pourquoi je vous serai gré de garder à l’esprit que cette chronique d’évènements, qui n’excède pas un dixième de seconde, n’est pas un enregistrement mécanique mais la présentation d’un historien faillible et humain ”.* Un travail que j’ai effectué sur le phénomène des moirés renverse en quelque sorte les constatations de Worthington. Malgré l’écart de deux siècles qui nous séparent, le protocole de réalisation est comparable. Prendre en photo une trame fine et contrastée, éclairée par un flash avec une distance appareil-support précise, de sorte que le phénomène de moiré émerge au sein même de l’enregistrement numérique de l’image sur le capteur. La photographie se transforme alors en support subjectif, montrant ses limites via l’apparition de ces formes dites “absentes ” dans la transcription d’un résultat. Cette fois, ce sont les irrégularités des images produites par l’appareil photo (enregistrement mécanique et pourtant faillible) ne se produisent jamais deux fois de la même manière. La relation entre de ces deux exemples interroge la représentation visuelle des protocoles scientifiques et de leurs conclusions. Les images scientifiques sont réalisées à partir de choix précis. Monique Sicard, en parlant de l’imagerie numérique, affirme que la science ne cherche pas à faire une monstration du réel, mais bien à mettre en lumière une partie qui n’est visible qu’à partir d’un dispositif technique. Ceux qui n’affirment pas de façon évidente qu’il s’agit d’images fabriquées par des déductions et des choix précis, sans ressemblance avec le réel, ne se font pas une bonne idée du terme image.** Interroger l’écart entre une donnée brute et sa visualisation, et ce, sur la base d’analyses scientifiques des phénomènes optiques. Jouer sur le beau paradoxe que les représentations d’expériences visuelles doivent être présentées par du visuel, sont des axes de recherches et de productions qui soulèvent plusieurs questions. Comment voit-on ? Comment donne-t-on à voir des images dans le but de transmettre un savoir scientifique ? Aujourd’hui, quelles sont les représentations de ces savoirs ? * DASTON Lorraine & GALISON Peter, Objectivité, Paris, Les Presses du réel, 2012, p.21. **SICARD Monique, La Fabrique du regard, Paris, Odile Jacob, 1998, p.219. Léonard Mabille bibliographie ALBERS Josef, L’interaction des couleurs, Paris, Hazan, 2008. BERGSON Henri, Le rêve, Paris, Payot & Rivages, 2012. BERTIN Jacques, Sémiologie graphique, Paris, EHÉSS, 1988. CRARY Jonathan, ( 1990 ), L’art de l’observateur, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994. DASTON Lorraine & GALISON Peter, Objectivité, Paris, Les presses du réel, 2012. DYNAMO, Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. 1913-2013. Paris, RMN-Grand Palais, 2013. 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