Publié sur Le Cercle Les Echos (http://lecercle.lesechos.fr) Changer les normes financières pour un capitalisme responsable par Christian Hoarau – Cinq après la crise financière de 2007-2008, les gouvernements de la plupart des pays européens sont toujours confrontés à une crise économique sans précédent depuis 1929 et doivent agir dans l’urgence et sous la contrainte. Les normes comptables et financières sont un levier important pour changer de modèle et adopter celui d'un capitalisme du long terme. Le court terme est partout. Or, dans ce contexte, le rapport « Pour une économie positive » remis récemment au Président de la République est axé sur le long terme et les 45 propositions qu’il formule se préoccupent des générations futures et militent pour la reconnaissance de l’économie dite positive ou altruiste. Parmi ces propositions, figurent des mesures visant à réformer la gouvernance des entreprises, le droit, les normes comptables et financières afin que les préoccupations environnementales et sociétales et les parties prenantes soient mieux prises en compte. Tout cela peut paraître surréaliste compte tenu de la situation économique de la France. Mais uniquement dans le domaine des normes comptables, l’enjeu est bien réel, actuel et aux conséquences économiques, sociales et politiques. Les normes internationales appliquées par les sociétés cotées européennes sont établies par un organisme privé, l’IASB basée à Londres mais contrôlée par une fondation établie dans le Delaware aux États-Unis, connu par les fiscalistes comme un paradis fiscal. L’IASB, composée uniquement d’experts, bénéficie d’une légitimité technique mais est dépourvu de légitimité démocratique et de contre-pouvoirs. Une représentation financiarisée de l’entreprise réduite à la communauté des actionnaires Ses normes (IFRS) sont orientées en priorité vers les investisseurs boursiers, sont soustendues par l’hypothèse d’efficience des marchés (l’HEM) et véhiculent une représentation financiarisée de l’entreprise réduite à la communauté des actionnaires. Une notion qui en découle, et que ces normes ont diffusée avec la globalisation, est la « Fair value » ou « juste valeur » qui est le plus souvent assimilée au prix de marché, autrement dit déterminée par des préoccupations de très court terme. Cette notion est donc utilisée pour établir les comptes de nos entreprises et nos banques. Une norme spécifique sur la juste valeur vient d’être adoptée par l’UE sans véritable débat conceptuel alors que certains États membres, comme la France, ont été et demeurent réservés sur cette notion sauf lorsqu’elle s’applique uniquement aux activités de trading. En postulant que les prix de marché sont égaux aux valeurs fondamentales ou aux justes prix des actifs, l’HEM est contredite par les faits, en particulier les crises et bulles financières, les biais comportementaux à l’origine d’une déconnexion entre valeur fondamentale et prix. Les crises financières montrent que l’efficience des marchés n’existe pas en tout lieu et à toute heure. Elle est également mise en défaut lorsque les acteurs de marché s’asservissent à des indices ou à des programmes automatiques d’arbitrage, fondent leurs anticipations rationnelles sur des attitudes mimétiques ou autoréférentielles, et sont en nombre insuffisant, ce qui conduit à des prix déterminés par des contraintes de liquidité. Mieux représenter l'Europe au sein de l'IASB obnubilé par la convergence avec les États-Unis Dominées par les préoccupations des marchés financiers les normes internationales ne prennent quasiment pas en compte les préoccupations environnementales et sociales. Jusqu’à récemment l’IASB était obnubilé par la nécessaire convergence avec les États-Unis. Le paradoxe est que ceux-ci ont reporté sine die l’adoption des IFRS sur leur territoire, mais que dans l’élaboration de celles-ci des Américains sont membres de toutes les instances de l’IASB, alors que l’UE n’y est pas représentée à parité. En tant que « premier client » de l’IASB elle devrait l’être même davantage. La situation actuelle est propice aux interrogations sur la légitimité et la gouvernance de l’IASB et offre l’opportunité à l’UE d’aller plus loin dans le sens d’une souveraineté affirmée en matière de normalisation comptable et financière. La constitution d’un véritable organisme de normalisation comptable européen est susceptible de faire évoluer les IFRS vers une plus grande prise en compte des préoccupations environnementales et sociales et des spécificités des économies européennes. A ces conditions, les IFRS pourraient rester le référentiel utilisé dans l’UE. Mais l’Europe a-t-elle aujourd’hui la volonté de faire, dans un contexte nouveau, ce qu’elle n’a pas pu ou su faire dans les années 1990 ? Les responsables politiques ne peuvent continuer de se plaindre de la dictature des marchés financiers s’ils n’agissent pas concrètement pour reprendre la main sur la finance.