De Charlie Hebdo à #Charlie

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Phénomène d’actualité que nous commémorons, le mouvement
populaire « Je suis Charlie » est aussi le reflet de profondes
transformations sociétales. C’est ce qu’explique cet ouvrage,
précis, complet et accessible, qui prend un peu de distance avec
les événements récents pour les décrypter : quels sont les enjeux
du débat ? Quel retour historique peut-on faire sur la tradition
française de la caricature ? Quelles perspectives peut-on dégager
pour l’avenir ? L’expertise d’une chercheuse britannique en presse
satirique et l’approche d’un enseignant politologue franco-suisse
se complètent pour offrir au lecteur un regard croisé, dévoiler les
dessous du drame et éclairer les défis futurs. Le journal, devenu
symbole malgré lui, fait ici l’objet d’une analyse originale qui le
remet au cœur des débats de société.
Jane Weston Vauclair est Docteur en Histoire culturelle, diplômée de l’Université de Bristol.
Sa thèse traite de « L’humour bête et méchant dans Hara Kiri et Charlie Hebdo ». Elle est déjà
l’auteure de plusieurs articles scientifiques. Ses travaux sur Charlie Hebdo font désormais
référence dans le monde anglophone.
16 E
Illustration de couverture : Dessin publié sur le site
Internet du journal Fluide Glacial en réaction
aux attentats de janvier 2015 © Romain Dutreix
G56366_DeCharlieHebdoACharlie_couv.indd 1
Code éditeur : G56366
Code ISBN : 978-2-212-56366-5
David Vauclair est diplômé de McGill et Sciences-Po, professeur et spécialiste de géopolitique
et d’histoire contemporaine. Il est déjà l’auteur d’un livre sur Les religions d’Abraham, paru aux
éditions Eyrolles en 2010.
DE CHARLIE HEBDO À #CHARLIE
Du journal à l’événement
Jane Weston Vauclair
David Vauclair
Qui est Charlie ?
Jane Weston Vauclair
David Vauclair
DE CHARLIE HEBDO
enjeux • Histoire • perspectiveS
À #CHARLIE
HISTOIRE
Une tradition
française
DRAME
L’attaque
terroriste
DÉBAT
Un sujet
de société
DÉFIS
Des perspectives
pour l’avenir
28/10/15 15:40
Qui est Charlie ?
Du journal à l’événement
Phénomène d’actualité que nous commémorons, le mouvement
populaire « Je suis Charlie » est aussi le reflet de profondes
transformations sociétales. C’est ce qu’explique cet ouvrage,
précis, complet et accessible, qui prend un peu de distance avec
les événements récents pour les décrypter : quels sont les enjeux
du débat ? Quel retour historique peut-on faire sur la tradition
française de la caricature ? Quelles perspectives peut-on dégager
pour l’avenir ? L’expertise d’une chercheuse britannique en presse
satirique et l’approche d’un enseignant politologue franco-suisse
se complètent pour offrir au lecteur un regard croisé, dévoiler les
dessous du drame et éclairer les défis futurs. Le journal, devenu
symbole malgré lui, fait ici l’objet d’une analyse originale qui le
remet au cœur des débats de société.
Jane Weston Vauclair est Docteur en Histoire culturelle, diplômée de l’Université de Bristol.
Sa thèse traite de « L’humour bête et méchant dans Hara Kiri et Charlie Hebdo ». Elle est déjà
l’auteure de plusieurs articles scientifiques. Ses travaux sur Charlie Hebdo font désormais
référence dans le monde anglophone.
David Vauclair est diplômé de McGill et Sciences-Po, professeur et spécialiste de géopolitique
et d’histoire contemporaine. Il est déjà l’auteur d’un livre sur Les religions d’Abraham, paru aux
éditions Eyrolles en 2010.
Code éditeur : G56366
DE CHARLIE HEBDO
À #CHARLIE
Enjeux, histoire, perspectives
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans
autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie,
20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Groupe Eyrolles, 2016
ISBN : 978-2-212-56366-5
Jane Weston Vauclair et David Vauclair
DE CHARLIE HEBDO
À #CHARLIE
Enjeux, histoire, perspectives
Des mêmes auteurs
Jane Weston Vauclair
« Charlie Hebdo and Joyful résistance », in J. Parkin et
J. Phillips (eds.), Laughter & Power, Peter Lang Press, coll.
« European Connections », 2006, p. 209-240.
« A-t-on le droit de rire de tout ? La défense de la laïcité par
Charlie Hebdo dans le contexte de l’affaire des caricatures
danoises », Ridiculosa, vol. 15, Caricature et religion(s), Presses
de l’Université de Bretagne occidentale, Brest, 2008.
« Bête et méchant : Politics, editorial cartoons and bande
dessinée in the French satirical magazine Charlie Hebdo »,
European Comic Art, Liverpool University Press, vol. 2, n° 1,
printemps 2009, p. 109-151.
Génération Bête et Méchant and the Ambiguous Pleasures of
Provocative Humour, thèse de doctorat, Université de Bristol,
Royaume-Uni, 2010.
« Local Laughter, Global Polemics : Understanding Charlie
Hebdo », European Comic Art, Liverpool University Press,
vol. 8, n° 1, printemps 2015, p. 6-14.
David Vauclair
Fondamentaux chinois, 100 fiches pour mieux comprendre la
Chine. État des lieux de Mao à L’OMC, Paris, Ellipses, 2008.
A Convex Manifesto. Embracing Life : The Paintings of Rashid
Al Khalifa, Paris, Le livre d’art, 2009.
Les religions d’Abraham : judaïsme, christianisme, islam, préface
d’Odon Vallet, Paris, Eyrolles, 2011.
Chapitre 1
Liberté d’expression et laïcité
© Groupe Eyrolles
Après le choc et la colère, une nécessité d’explication est
devenue de plus en plus évidente. Comme nous l’avons
vu, après le 14 janvier, la trêve due au deuil s’est brisée tant
nationalement qu’internationalement et une multitude
de polémiques préexistantes ont investi les ambiguïtés
et paradoxes offerts par la tragédie touchant le journal
satirique. Pendant quelques mois, nombre de questions se
font à l’aune « Charlie ». Partout il faut, selon le Premier
ministre, faire perdurer « l’esprit du 11 janvier ». Mais
derrière cet appel à l’union nationale, subsistent toutes les
fractures de la société française et toutes les questions irrésolues auxquelles les Français et le gouvernement tentent
de trouver des solutions.
Si à l’international, les critiques contre la France redeviennent communes, la crainte des médias et des éditorialistes, surtout les plus radicaux, est qu’on les fasse taire
ou, du moins, qu’on réduise leur liberté d’expression.
Régis Debray met en garde contre l’« apparition d’un
maccarthysme démocratique » : « Presse, radios, télés ont
fait flotter un moment dans le pays, relayés par le gouvernement qui les relayait (la boucle classique), une suspicion
généralisée, certains lançant une chasse aux traîtres équivoques ou déclarés13. » Par exemple, la militante antiraciste et communautariste Rokhaya Diallo, très critique
envers Charlie Hebdo, en fait les frais sur RTL. Au cours
de son émission « On refait le monde », l’éditorialiste
Ivan Rioufol dénonce le communautarisme, selon lui
responsable des attentats, et demande à Rokhaya Diallo,
34
De Charlie Hebdo à #Charlie
habituellement critique de l’hebdomadaire, de se désolidariser de l’attentat en tant que musulmane (sic). L’ensemble
du plateau (Marc-Olivier Fogiel, Laurence Parisot, Xavier
Couture) réagit contre Ivan Rioufol, mais les risques de
stigmatisation d’une partie de la société se sentant peu ou
pas « Charlie » augmentent durant cette période, comme
en témoigne cet exemple.
Dans le cas de Charlie Hebdo, la question s’est posée immédiatement, à la fois pour le « numéro des survivants », mais
aussi pour les suivants. Et si la caricature de Mahomet du
14 janvier remet en cause les traditions aniconiques du
monde musulman, les caricatures sur l’islam se sont faites
rares depuis. Le n° 1179 met six semaines à paraître. Bien
qu’elle annonce sa parution pour le mercredi 28 janvier,
l’équipe durablement traumatisée se remet lentement de
ses blessures et de ses morts et ne reprend son rythme
hebdomadaire qu’à partir du 25 février. La couverture
du journal, à nouveau dessinée par Luz, proclame « C’est
reparti ! » et l’on y voit un corniaud tenant entre ses
crocs le n° 1179 coursé par une meute, la multitude
des ennemis habituels de Charlie Hebdo. Marine Le Pen,
Nicolas Sarkozy et le Pape François y apparaissent avec
des corps de chiens. Un djihadiste armé du groupe État
islamique y figure également, une kalachnikov dans la
gueule, mais on trouve aussi une représentation symbolique des pouvoirs de l’argent et des médias de masse. Le
© Groupe Eyrolles
De constantes interrogations se font sur les limites à la
liberté d’expression et sur la liberté de religion en France.
Quid du délit de blasphème ? Où se trouvent les limites
de la liberté tant pour la presse que pour les individus.
Comment à la fois respecter les droits des croyants et
assimiler les religions dans une société laïque ? Quelle
responsabilité doit-on faire peser sur chacun ?
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
35
journal, tiré exceptionnellement à 2,5 millions d’exemplaires, tente de contextualiser son humour, d’illustrer sa
ligne éditoriale, de répondre en amont aux critiques sur
son irresponsabilité.
En effet la question de la responsabilité de Charlie Hebdo
plane constamment sur les réactions et réflexions qui
ont suivi l’attentat. Nombre de personnes, en particulier
dans la communauté internationale, se sont demandé si le
journal satirique avait ou non l’habitude de publier des
caricatures se moquant des religions et en particulier de
l’islam. Nous verrons dans la partie consacrée à l’histoire
de la caricature et du journal que Charlie s’intègre dans
une très ancienne tradition anticléricale, à laquelle s’ajoute
une lutte constante contre l’extrême droite, le racisme et
l’antisémitisme, ainsi que la société de consommation
et le libéralisme économique. Cette tradition libertaire,
laïcarde et caustique ancre donc fortement le journal à
gauche, même si tous les journalistes, chroniqueurs et
dessinateurs ne se reconnaissent pas forcément dans une
même ligne.
© Groupe Eyrolles
Liberté d’expression
Le style d’humour de Charlie Hebdo, avec ses moqueries
« bêtes et méchantes », flirte néanmoins avec les limites du
bon goût, mais surtout de ce que l’on peut publier librement en France. La liberté d’expression est un principe
absolu en Europe et en France. Plusieurs textes fondamentaux lui sont consacrés au niveau national et continental. Ainsi, « la libre communication des pensées et des
opinions est un des droits les plus précieux de l’homme :
tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement,
sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas
36
De Charlie Hebdo à #Charlie
déterminés par la loi », énonce l’article 11 de la Déclaration
des droits de l’Homme de 1789. Mais, comme le rappelle la
Convention européenne des droits de l’Homme :
Cela signifie que dans l’Union européenne, la liberté
d’expression n’est pas totale, elle est encadrée par la loi.
En France, les principales limites relèvent de deux catégories : la diffamation et l’injure, d’une part ; les propos
appelant à la haine (qui rassemblent notamment l’apologie de crimes contre l’humanité, les propos antisémites,
racistes ou homophobes), d’autre part. Pour la presse et
les médias, la loi du 29 juillet 1881 fait référence. Son
article 1 est très clair : on peut imprimer et éditer ce
qu’on veut. Mais là encore, après le principe viennent
les exceptions. La première est l’injure (« Machin est un
abruti fini »), puis la diffamation ou la calomnie, c’est-àdire le fait de porter atteinte à l’honneur d’une personne
(diffamation, par exemple « Machine a de l’acné, a une
odeur repoussante et pète sans cesse »), ou d’imputer à
quelqu’un des actions qu’il n’a pas commises, le tout
dans le but de lui faire du tort (calomnie, par exemple
« Bidule a détourné de l’argent et couche avec des
mineurs »).
© Groupe Eyrolles
« L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité
nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de
la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des
droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations
confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du
pouvoir judiciaire. »
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
37
Que dit la loi ?
Les articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 expliquent que « seront punis comme
complices d’une action qualifiée de crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris
ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics », en font l’apologie, et listent
les propos qui peuvent faire l’objet d’une condamnation :
« – les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et les agressions sexuelles, définies par le livre II du Code pénal ;
– les vols, les extorsions et les destructions, dégradations et détériorations volontaires
dangereuses pour les personnes, définis par le livre III du Code pénal ;
– l’un des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ;
– l’apologie […] des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes et
délits de collaboration avec l’ennemi.
– [Jusqu’à janvier 2015] : Le fait d’inciter à des actes de terrorisme prévus par le
titre II du livre IV du Code pénal, ou qui en auront fait l’apologie [désormais objet
d’une loi spécifique].
– La provocation à la discrimination, la haine ou la violence envers des personnes
« en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une
ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée [ou encore] leur orientation
sexuelle ou leur handicap. »
La question de l’apologie du terrorisme est évidemment très sensible et aujourd’hui
fortement discutée. L’avocat Christophe Bigot résume la question ainsi : « À partir de
quand commence l’apologie du terrorisme ? On est parfois sur des frontières entre
liberté d’expression et apologie du terrorisme pas faciles à fixer, et on a régulièrement
des débats sur ce sujet de la définition de l’apologie14. »
La simplicité des faits est souvent loin d’être évidente, la définition étant assez large :
selon l’article 421-2-5 du Code pénal, est condamnable « le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes ».
Ainsi le fait d’approuver publiquement un attentat ou de saluer la mémoire d’un terroriste entre dans le cadre de la loi, ce que certains dénoncent comme un abus et une
choquante restriction à la liberté d’expression.
© Groupe Eyrolles
Comme le résument les journalistes du Monde Damien
Leloup et Samuel Laurent :
« La liberté d’expression ne permet pas d’appeler publiquement
à la mort d’autrui, ni de faire l’apologie de crimes de guerre,
crimes contre l’humanité, ni d’appeler à la haine contre un groupe
ethnique ou national donné. On ne peut pas non plus user de
la liberté d’expression pour appeler à la haine ou à la violence
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De Charlie Hebdo à #Charlie
envers un sexe, une orientation sexuelle ou un handicap. Le droit
d’expression est sous un régime “répressif” : on peut réprimer les
abus constatés, pas interdire par principe une expression avant
qu’elle ait eu lieu. Mais si une personne, une association ou
l’État estime qu’une personne a outrepassé sa liberté d’expression et tombe dans un des cas prévus dans la loi, elle peut poursuivre en justice. En clair, c’est aux juges qu’il revient d’apprécier
ce qui relève de la liberté d’expression et de ce qu’elle ne peut
justifier. Il n’y a donc pas de positionnement systématique, mais
un avis de la justice au cas par cas. »
C’est la raison pour laquelle les humoristes ont une plus
grande latitude à jouer avec les limites de la loi. Le tribunal
de grande instance de Paris rappelle en 1992 que la liberté
d’expression « autorise un auteur à forcer les traits et à
altérer la personnalité de celui qu’elle représente », et qu’il
existe un « droit à l’irrespect et à l’insolence ». La jurisprudence consacre ce droit à l’excès, à l’outrance et à la
parodie lorsqu’il s’agit de fins humoristiques.
« Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression
et de communication des pensées et des opinions […] ; attendu
qu’ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette
caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les
circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo,
apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser
directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les
limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été
dépassées […] ».
© Groupe Eyrolles
En 2007, Charlie Hebdo devait répondre devant la justice
des caricatures de Mahomet qu’il avait publiées en 2006
dans ses éditions. Nous en parlerons plus en détail plus loin.
À l’issue d’un procès très médiatisé, le tribunal avait jugé
que l’hebdomadaire avait le droit de publier ces dessins :
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
39
On peut donc user du registre de la satire et de la caricature, dans certaines limites. Dont l’une est de ne pas s’en
prendre spécifiquement à un groupe donné de manière
gratuite et répétitive.
En résumé, la loi n’interdit pas de se moquer d’une religion – la France est laïque, la notion de blasphème n’existe
pas en droit (à l’exception de l’Alsace-Moselle) – mais
elle interdit en revanche d’appeler à la haine contre les
croyants d’une religion, ou de faire l’apologie de crimes
contre l’humanité – c’est notamment pour cette raison que
Dieudonné a régulièrement été condamné (16 condamnations contre six relaxes), et Charlie Hebdo quoique plus
régulièrement attaqué que l’humoriste controversé, beaucoup moins.
© Groupe Eyrolles
Deux poids, deux mesures ? Qu’en est-il de Dieudonné ?
Dieudonné est un humoriste, acteur, polémiste et militant politique français. Il se fait
connaître dans les années 1990 dans un duo avec le comédien Elie Semoun. Il se produit avec grand succès ensuite en solo, étant considéré alors comme l’un des plus
grands comiques de sa génération. À la fin des années 1990, il s’engage en politique
et intègre son militantisme dans ses spectacles. Initialement marqué très à gauche, il
s’oppose notamment au Front national et à l’extrême droite jusque au début des années
2000 où son image et ses sympathies basculent. Des propos de plus en plus polémiques
et la radicalisation de son discours font de lui un des humoristes français les plus sulfureux de son époque. Aujourd’hui, Dieudonné est considéré par l’essentiel des médias,
des milieux du spectacle et de la classe politique comme un militant communautariste
et antisémite. Il se présente comme un militant antisioniste et antisystème et reste
soutenu par un public important. The Independent, en 2014, décrit avec consternation
son succès et fait une différence entre son public parisien, « dominé par des bobos
d’extrême gauche, acquis aux thèses conspirationnistes » et son public de province,
sous-politisé, et qui tend surtout à voir dans sa démarche « une grande blague antisystème ». En conséquence, nombreux sont ceux qui dénoncent un système « deux poids,
deux mesures » devant ses multiples procès et les interdictions de ses spectacles.
Mais la justice ne lui donne pas systématiquement tort. En 2005, par exemple,
Dieudonné fait scandale en apparaissant dans une émission de France 3 grimé en
un juif ultraorthodoxe qui lance des diatribes aux relents antisémites. Poursuivi par
plusieurs associations, il est relaxé en appel, le tribunal estimant qu’il reste dans le
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De Charlie Hebdo à #Charlie
registre de l’humour. Si Dieudonné a été condamné à plusieurs reprises pour « diffamation, injure et provocation à la haine raciale » (2007, 2012), ou pour « contestation
de crimes contre l’humanité, diffamation raciale, provocation à la haine raciale et
injure publique » (2014), il a aussi été relaxé en 2004, par exemple, d’une accusation
d’apologie de terrorisme, en 2007 pour un sketch intitulé « Isra-Heil ». En 2012, la justice a refusé d’interdire un de ses films, malgré une plainte de la Ligue internationale
contre le racisme et l’antisémitisme (Licra).
Le Canard enchaîné souligne par ailleurs qu’il « n’y a pas “deux poids, deux mesures”
entre un Charlie Hebdo qui serait autorisé à caricaturer et Dieudonné qui serait interdit
de rire des Juifs ». Selon l’hebdomadaire satirique le plus lu de France, il y a « une
sacrée nuance » dans le fait que Charlie Hebdo, au contraire de Dieudonné, n’a jamais
été condamné pour « une quelconque sortie raciste ou l’apologie d’un crime », et l’on
ne saurait « faire l’amalgame entre liberté d’expression et expression antisémite ».
Charlie Hebdo : tester les limites de la liberté…
Charlie Hebdo, tout comme son ancêtre Hara Kiri, est
un habitué des prétoires. Son style caustique et souvent
agressif l’a mené à être assigné au tribunal 48 fois depuis sa
reprise en 1992, soit en moyenne une fois tous les six mois.
La plupart des procès viennent d’abord de l’extrême droite
(12), puis d’associations catholiques (8) et enfin de responsables de groupes de presse et de journalistes (8) remontés
contre le ton très entier et sans concession du journal satirique. Les associations musulmanes se sont plaintes six fois
jusqu’à présent.
L’avocat ordinaire (et extraordinaire) du journal est Richard Malka. À 24 ans, en 1992,
alors qu’il n’était qu’un jeune collaborateur du cabinet de Georges Kiejman et inscrit au
barreau que depuis six mois, « Cavanna, Cabu et Philippe Val ont déboulé à la recherche
de conseils juridiques en expliquant qu’ils voulaient relancer Charlie Hebdo et le courant
est passé15 ». Depuis, il les a défendus en tout lieu. « Les emmerdes ont tout de suite
commencé », se rappelle-t-il dans un entretien donné au Monde. « Je n’étais rien quand
je les ai connus et j’ai grandi avec eux. » Il se lancera d’ailleurs dans la bande dessinée
en tant que scénariste, le plus souvent illustré par des artistes de Charlie Hebdo.
© Groupe Eyrolles
Richard Malka, le défenseur de Charlie
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
41
Richard Malka est devenu depuis l’un des avocats les plus influents du droit de la presse
en France. On le retrouve donc dans nombre de procès emblématiques : l’affaire des
caricatures de Mahomet, bien sûr, mais également celle de la crèche Baby-Loup où il
obtient du conseil des prud’hommes la validation du licenciement d’une salariée voilée.
Cette affaire a eu un retentissement considérable comme un symbole et une victoire de
la laïcité pour certains, un symbole d’intolérance et de recul des libertés pour d’autres.
Il est aussi l’avocat des puissants : Manuel Valls dans son procès contre Dieudonné,
Dominique Strauss-Kahn pour assurer la défense de sa vie privée, Carla Bruni-Sarkozy,
le magnat du diamant Beny Steinmetz, LVMH ou encore Clearstream contre le journaliste Denis Robert. Cette dernière affaire lui a valu plusieurs critiques de la gauche
française et de solides inimitiés.
© Groupe Eyrolles
Dans son travail pour la liberté de la presse, Malka est plutôt pessimiste, car il estime
que ses victoires dans le prétoire n’ont pas changé la société, ou sinon pas dans le sens
qu’aurait souhaité l’équipe de Charlie Hebdo : « En réalité, on a senti que ça évoluait.
Pour devenir pire. À l’époque, on a eu le soutien de Nicolas Sarkozy, de François Hollande,
de François Bayrou, même si Chirac considérait que nous étions des pyromanes. Lorsque
les locaux ont été brûlés, en 2011, ou en 2012, lorsqu’on a refait des caricatures pour
défendre au nom de la liberté le film L’Innocence des musulmans, qui était pourtant nul,
on a compté les soutiens. On s’est fait traiter d’irresponsables. Mais ce n’est pas notre
rôle, d’être responsables. […] Nous, on est à l’avant-garde de la liberté d’expression16. »
Le journal réussit dans les trois quarts des cas à obtenir gain
de cause et a été condamné neuf fois, essentiellement pour
injure. Le chanteur Renaud, chroniqueur à Charlie Hebdo
aux débuts des années 1990, avait ainsi qualifié une journaliste du Monde de « crétine idiote de nulle » et avait pour
cela été condamné. De même en 1995, le journal avait
subi les foudres de la justice pour avoir qualifié la candidate frontiste à la députation Marie-Caroline Le Pen de
« chienne de Buchenwald ». Le journal a été en revanche
relaxé pour avoir qualifié de « chien » et de « gourde »
Bruno et Catherine Mégret. La dernière condamnation est
tombée en 2006 pour avoir représenté en nazi le ministre
de la Fonction publique, Renault Dutreuil.
Les plaintes déposées par les différentes associations
communautaires ont en revanche très rarement débouché
42
De Charlie Hebdo à #Charlie
Dans les faits, la majorité des procès (35) ont eu lieu dans
les années 1992 à 2000, 1998 étant une année particulièrement intense en plaidoiries puisque ce sont dix plaintes
contre le journal qui seront jugées cette année-là. Le
nombre des affaires judiciaires a diminué depuis, mais
elles seront plus médiatisées. Les plus connues sont celles
de 2007 et 2012 suite à la publication de caricatures de
Mahomet en 2006 et le numéro spécial Charia Hebdo
cinq ans plus tard. En dehors d’une nouvelle assignation
par l’Agrif pour « provocation à la discrimination religieuse » en réaction à un numéro « spécial pape » de 2008,
remportée par Charlie Hebdo l’année suivante, les recours
des associations catholiques se sont considérablement
raréfiés. Cas opposé pour les associations musulmanes de
manière nationale ou locale. La Ligue de défense judiciaire des musulmans, par exemple, a assigné Charlie Hebdo
devant le tribunal correctionnel de Strasbourg en 2013
– l’Alsace et la Moselle sont les seules régions de France
© Groupe Eyrolles
sur une condamnation, les tribunaux ayant toujours
reconnu un droit à la caricature. L’hebdomadaire et son
dessinateur Siné ont été condamnés une fois seulement à
trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs d’amende
en 1998 pour une tribune et un dessin « visant précisément les harkis et la communauté qu’ils forment », alors
que des enfants de harkis avaient entamé une grève de
la faim. L’Alliance générale contre le racisme et pour le
respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), association catholique proche du Front national, a échoué
le plus souvent, même après avoir intenté cinq procès à
l’hebdomadaire entre les années 1994 et 1998, notamment pour avoir traité le pape Jean-Paul II de « pape de
merde » et avoir invité ses lecteurs à « chier dans tous les
bénitiers de l’Église ».
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
43
où le délit de blasphème existe encore, même s’il n’est
plus appliqué depuis 1918. Mais à quelque niveau que
ce soit, aucune de ces actions en justice n’a abouti à une
condamnation du journal satirique. L’hostilité à Charlie
Hebdo, en revanche, s’est en partie déplacée du terrain
judiciaire à celui du vandalisme et du terrorisme.
Une valeur phare du journal : l’anticléricalisme
© Groupe Eyrolles
Aucun événement ne peut s’abstraire de son contexte
historique et les attentats contre Charlie Hebdo correspondent bien plus à l’acmé des attaques contre le journal
provocateur qu’à un acte unique tragique incompréhensible. L’hebdomadaire fait régulièrement l’objet de
menaces, de lettres d’insulte et comme nous l’avons vu,
de procès. La ligne du journal ouvertement athée et anticléricale critique avec régularité, mais non exclusivement,
les religions, en particulier les franges les plus radicales
et intégristes de celles-ci. La rédaction de Charlie Hebdo
revendique avec force le droit au blasphème. Une de ses
anciennes chroniqueuses, l’essayiste Caroline Fourest, en
fera même un « éloge », titre de son livre publié après
les événements de janvier : « Menacés par les fanatiques,
censurés par les lâches, les esprits libres de tous les continents n’en finissent plus de se battre, sur tous les fronts,
pour maintenir un monde éclairé. La lumière qui les
guide s’appelle le droit au blasphème17. »
Même si l’on peut, à l’instar de l’avocat suisse Marc
Bonnant, estimer que « le blasphème ne peut être que
le fait du croyant. L’athée, l’agnostique, le sectateur d’un
autre credo ne blasphème pas, il exerce son esprit critique
et analytique. La foi de l’autre n’est qu’une opinion, une
représentation du monde qu’il peut juger et récuser
44
De Charlie Hebdo à #Charlie
librement. Là sont la liberté d’opinion et son corrélat, la
liberté d’expression auxquelles nous tenons essentiellement18 », on comprendra que Charlie Hebdo était dans une
provocation que d’aucuns jugeront parfois gratuite. Cette
récurrence parfois lourde dans la dénonciation des religions était d’ailleurs une forme de fierté pour ceux qui
participaient au journal. Mais depuis 1992, sous l’impulsion de son directeur de rédaction d’alors, Philippe Val, le
titre essaie également d’incarner une gauche antiraciste,
mais intransigeante face à la radicalisation d’une partie des
musulmans. Ce positionnement n’est pas forcément bien
compris, certains ne voyant pas en l’islam en France la
représentation de la deuxième religion la plus importante
de notre planète, mais la religion d’une minorité souffrant
de la xénophobie et faisant partie des classes sociales les
plus basses de la société française.
Cette âpre revendication d’une liberté de conscience
individuelle, cet attachement farouche à la nécessaire
séparation de la société civile de l’influence religieuse,
cette aversion irréductible aux volontés des Églises (avec
© Groupe Eyrolles
Depuis Hara Kiri, l’équipe du journal suit une ligne dure
et revendicatrice sur les religions. François Cavanna et le
Professeur Choron, les fondateurs d’Hara Kiri, voient dans
les religions des sectes qui ont réussi, dont « le fondateur
est toujours une combinaison d’illuminé et de charlatan,
dans des proportions variables [avec] le charme persuasif
qu’ont tous les escrocs et les apprentis dictateurs19. »
Charb, dans son dernier essai, Lettre ouverte aux escrocs de
l’islamophobie qui font le jeu des racistes, reprend le discours
anticlérical de ses prédécesseurs et dénonce les facilités
totalitaires que peuvent avoir les religions et estime en
conséquence que tout courant de pensée doit être soumis
à la critique et peut être brocardé en parfaite impunité.
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
45
ou sans clergé) est une illustration très fidèle des traditions séculaires françaises. L’anticléricalisme est né en
France et procède initialement d’une réponse au catholicisme. Selon l’historienne Françoise Marcard, à la fin
du xixe siècle, la critique anticléricale se fait essentiellement sur trois thèmes : l’Église est un monde séparé dont
les singularités sont risibles. Elle constitue une menace
contre l’État et contre l’individu auxquels elle veut dicter
sa conduite et borner ses libertés. Ceux qui la servent (les
clercs) font plus qu’à leur tour preuve d’hypocrisie, n’observant pas les préceptes qu’ils énoncent. Les journaux
satiriques du xixe et du début du xxe siècle, comme Les
Corbeaux, La Calotte ou L’Assiette au beurre, feront preuve
d’une violence insane contre le catholicisme. On a pu
voir, sur l’une des couvertures, un prêtre déféquant de
manière diarrhéique sur le monde, le tout étant légendé :
« l’action cléricale sur notre malheureuse planète ». En
cela, les dessins de Charlie Hebdo, n’ont que peu évolué,
ils se sont peut-être même adoucis, et la hargne des dessinateurs est restée constante et vengeresse. Richard Malka
le dit bien :
© Groupe Eyrolles
« Aux catholiques, on leur a tout fait. Le pape dans une
partouze, Jésus castré. Charb appelait à pisser dans les bénitiers
et à déféquer dans les églises. On a quand même perdu un
procès, quand on a guillotiné le pape […]. C’est de la provoc,
bien sûr, mais c’est notre rôle. Partout, la vigueur de la démocratie se mesure aux limites de la liberté d’expression. Ce sont
toujours les mêmes : la caricature, la parodie et, dans un autre
registre, la pornographie. Toutes les sociétés totalitaires ont un
point commun : pas d’humour, pas de sexe20. »
Il apparaît logique aux dessinateurs de Charlie Hebdo de
ne pas s’attaquer seulement au catholicisme, d’autant plus
que s’il est culturellement toujours majoritaire en France,
46
De Charlie Hebdo à #Charlie
il n’apparaît plus comme la religion la plus vivante et
mobilisatrice du pays. Plus encore, Charb dénonce dans
l’essai cité précédemment son désaccord profond avec le
terme « islamophobie » et son usage. Suivant une tradition
intellectuelle très française, il dénonce un communautarisme dangereux pour l’État et l’individu chez les promoteurs et utilisateurs de ce terme :
« Lutter contre le racisme, c’est lutter contre tous les racismes,
lutter contre l’islamophobie c’est lutter contre quoi ? Contre
la critique d’une religion ou contre la détestation de ses pratiquants parce qu’ils sont d’origine étrangère ? Pendant que nous
débattons pour savoir si dire que le Coran est un bouquin nul
constitue une forme de racisme ou non, les racistes se marrent.
Si demain les musulmans de France se convertissent […] ça
ne changera rien au discours des racistes. » Il ajoute qu’« avoir
peur de l’islam est sans doute crétin, absurde, et plein d’autres
choses encore, mais ce n’est pas un délit ».
Avoir peur d’une religion ou de toutes est un droit.
Rémond souligne d’ailleurs cette spécificité latine et
catholique qui rend l’anticléricalisme difficilement acceptable, voire compréhensible pour ceux qui ne partageraient
pas ce même fond culturel :
© Groupe Eyrolles
L’anticléricalisme s’embarrasse peu de théologie : combattre
la religion n’est pas à proprement parler combattre tous
ceux qui s’en réclament, c’est combattre ses dirigeants,
ceux qui profitent du système. Le combat est d’abord politique, et est plus économique et social, que scientifique et
philosophique. Cette volonté d’organiser la société séparément des religions correspond bien à la conception de
laïcité si chère à la France. L’historien et le politologue
René Rémond résume la chose ainsi : « L’anticléricalisme
est le moyen, la laïcité le but. »
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
47
« En dehors de la France, où il ne saurait y avoir de doute,
l’Italie assurément, l’Espagne et le Portugal, la Belgique, la
plupart des pays d’Amérique latine, espagnole et portugaise
[sont des pays où l’anticléricalisme a trouvé un milieu d’élection]. Cette énumération dessine un ensemble relativement
homogène dont on perçoit aisément les traits communs : ce sont,
pour la plupart, des pays de civilisation latine et méditerranéenne. Mais là n’est sans doute pas le caractère déterminant
qui motive leur présence dans cette liste. Le facteur décisif est
que tous ces pays sont de tradition catholique : le catholicisme
romain y a été majoritaire, quand il n’y détenait pas un monopole. Une question surgit aussitôt. N’y a-t-il donc d’anticléricalisme qu’anticatholique ? En d’autres termes, s’il est vrai
que l’anticléricalisme puise sa raison d’être dans le cléricalisme,
le seul cléricalisme serait-il catholique ? La réponse de l’expérience paraît bien être positive. Les pays de tradition réformée,
en particulier les pays anglo-saxons, ne paraissent pas connaître
le phénomène : le mot ne figure dans leur vocabulaire que
comme un emprunt étranger21. »
Comment tout a commencé ? De Van Gogh à Flemming Rose
© Groupe Eyrolles
Cette lutte constante qu’est l’anticléricalisme est au cœur
des convictions défendues par le journal satirique. Ainsi,
quand surgit l’affaire des caricatures danoises, la réponse
est unanime. Malka se souvient :
« Il y a eu des sujets sur lesquels tout le monde s’engueulait à Charlie Hebdo : sur les interventions au Kosovo et en
Irak, ou sur le conflit israélo-palestinien, il a pu y avoir autant
de lignes que de journalistes. Les affrontements ont parfois été
violents. Mais sur la nécessité de publier ces caricatures, il n’y
a même pas eu débat. Tout le monde était d’accord. C’était
naturel. Sinon, nous renoncions à traiter l’islam de la même
manière que les autres religions. Comment cela aurait-il pu être
possible22? »
48
De Charlie Hebdo à #Charlie
Charlie Hebdo s’est impliqué dans la controverse en 2006
en diffusant les douze dessins produits par des dessinateurs
scandinaves pour un journal danois de centre-droit : le
Jyllands Posten.
Les caricatures danoises
Le journal de centre-droit, dont le rédacteur en chef est Flemming Rose, désire souligner
l’autocensure grandissante et les tabous croissants dans le traitement par la presse de
l’islam, particulièrement quand s’agit de porter un regard critique ou humoristique sur
cette religion. Sur les 12 caricatures publiées le 30 septembre 2005, deux posent véritablement problème. Des deux citées comme les plus offensantes, l’une présente Mahomet
avec une bombe noire en guise de turban, l’autre le présente aux portes du Paradis
avertissant une file de « terroristes » qu’il est en rupture de stock de houris, les vierges
promises aux martyrs de l’islam. En 2010, l’auteur du dessin le plus controversé, Kurt
Westergaard, démentira avoir voulu « représenter » Mahomet sous ce turban en forme
de bombe : « Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait de Mahomet […]. J’ai voulu montrer qu’il
y avait des terroristes qui se servaient de l’islam et du Coran comme d’une façade. »
Fin octobre, 11 ambassadeurs de pays musulmans demandent à être reçus par le
Premier ministre danois, qui refuse. Le 1er décembre, huit des dessinateurs et cinq
représentants de la communauté musulmane se rencontrent confidentiellement, dans
un bon climat. Mais le lendemain, un groupe extrémiste du Pakistan met leur tête à prix.
Entre décembre et début janvier, plusieurs délégations d’imams danois instrumentalisent l’affaire et tentent de mobiliser les institutions et États musulmans. Ils montrent
les 12 dessins du Jyllands-Posten, mélangés à d’autres, d’une rare violence, comme l’a
révélé le 12 janvier 2006 le journal Ekstra Bladet. C’est après cette tournée au MoyenOrient que l’affaire prend une ampleur internationale, avec des manifestations dans
© Groupe Eyrolles
La publication de ce dossier spécial ne provoque pas de chahut immédiat. Deux
semaines après la parution, le 14 octobre 2005, quelque 3 000 musulmans fondamentalistes danois participent à une manifestation paisible à Copenhague, n’ayant
pas reçu la réponse qu’ils espéraient du quotidien et du gouvernement danois. Le lendemain, un jeune homme de 17 ans est interpellé pour avoir proféré des menaces de
mort contre deux dessinateurs. Quelques sociologues et analystes expliquent que ce
n’est pas un hasard si ces événements ont lieu au Danemark, les tensions communautaires s’étant faites de plus en plus criantes et violentes dans ce pays qui a eu du
mal à combiner le maintien d’un fort État Providence, des performances économiques
moyennes et un afflux d’immigrés. Le parti d’extrême droite danois est fortement monté
en puissance et avec 13 % des sièges à l’assemblée, a poussé au vote d’une série de
lois sur l’immigration, jugées comme les plus restrictives d’Europe. Bashy Quraishy,
président du Réseau européen contre le racisme, déclare même qu’« aucun pays de l’UE
n’est aussi islamophobe et xénophobe ».
Enjeux – Liberté d’expression et laïcité
49
certains pays, souvent violentes. Ces manifestations provoquent des dégâts énormes
et des douzaines de morts en Mauritanie, Syrie, Jordanie, dans les territoires palestiniens et en Indonésie. Le 30 janvier 2006, des hommes armés dévalisent les bureaux
de l’Union européenne à Gaza et exigent des excuses de l’UE pour avoir laissé publier
les caricatures.
Le même soir, le Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen déclare qu’il n’apprécie pas les caricatures mais qu’elles restent légales. Le lendemain, le Jyllands-Posten
publie des excuses pour toute offense causée, mais non pour la publication des images,
affirmant ainsi son droit à la liberté d’expression. Lors du procès de Charlie Hebdo en
France, Flemming Rose affirmera que cette décision résultait des actes d’intimidations
subis par les dessinateurs qui vivent aujourd’hui encore sous protection policière. Sept
associations musulmanes au Danemark intentent en mars 2006, un procès pour injures
contre le rédacteur en chef du quotidien. Le jeudi 26 octobre 2006, le juge du tribunal
d’Aarhus estime que ces dessins ne sont pas offensants ou n’ont pas pour but de l’être
à l’égard des musulmans et acquittent les responsables du Jyllands-Posten. en appel,
les plaignants perdront à nouveau.
© Groupe Eyrolles
Flemming Rose et Kurt Westergaard sont toujours sur les listes des personnes à
abattre sur les sites islamistes. Notons que Yaqoob Qureshi, un ministre musulman de
l’État indien de Uttar Pradesh, a offert une récompense de 6 millions de livres sterling
à qui tuerait un des caricaturistes et un imam pakistanais a, lui, offert 1 million de
dollars. Le 12 février 2008, la police danoise déjoue une tentative d’attentat contre
Kurt Westergaard dans lequel sont impliqués deux ressortissants tunisiens.
Cet événement, suivi d’un procès très médiatisé, marque
l’histoire du journal satirique. Il est intéressant de noter que
ce n’était pas la première fois que Charlie Hebdo publiait des
dessins représentant Mahomet. Et comme l’écrit Charb :
« Aucune association ni aucun journaliste ne s’est montré
horrifié devant ces dessins. Quelques individus exprimaient parfois leur désapprobation par un courrier, rien
de plus. Pas de manifestations, pas de menaces de mort,
pas d’attentats. Ce n’est qu’après la dénonciation et l’instrumentalisation des caricatures danoises par un groupe
d’extrémistes musulmans que caricaturer le prophète
des croyants est devenu un sujet capable de déclencher
des crises d’hystéries médiatiques et islamiques. D’abord
médiatiques, et ensuite islamiques23. »
Table des matières
Remerciements...................................................................................................................................
5
Avant-propos.......................................................................................................................................
7
Introduction - Être ou ne pas être #Charlie - Mais qui est Charlie ?.......... 11
D’où vient le « Charlie » de Charlie Hebdo ?*......................................................................... Je suis Charlie..................................................................................................................................... 12
12
Chronologie........................................................................................................................................... 17
Du 7 au 9 janvier 2015...............................................................................................................
17
Une brève histoire des attentats terroristes liés au monde arabo-persan
en France............................................................................................................................................... Les jours de deuil national............................................................................................................ Les 17...................................................................................................................................................... 17
19
20
Le 11 janvier 2015......................................................................................................................... 20
L’affaire Todd.......................................................................................................................................
23
Du 14 janvier à aujourd’hui… Et maintenant ?......................................................... 25
Où ont eu lieu les manifestations anti-Charlie ?..................................................................
27
Première partie - Enjeux..................................................................................................... 31
Chapitre 1. Liberté d’expression et laïcité...................................................................... 33
Liberté d’expression.................................................................................................................... 35
Que dit la loi ?.....................................................................................................................................
Deux poids, deux mesures ? Qu’en est-il de Dieudonné ?.................................................
37
39
Charlie Hebdo : tester les limites de la liberté…...................................................... 40
Richard Malka, le défenseur de Charlie.....................................................................................
40
© Groupe Eyrolles
Une valeur phare du journal : l’anticléricalisme...................................................... 43
Comment tout a commencé ? De Van Gogh à Flemming Rose..........................
Les caricatures danoises................................................................................................................. Theo Van Gogh.....................................................................................................................................
47
48
51
Le cas français, laïcité nécessaire ou agressive ?..................................................... 54
Assimilation ou communautarisme ?.......................................................................................
* Les titres en grisé correspondent à des encadrés.
58
270
De Charlie Hebdo à #Charlie
Chapitre 2. Éthique de conviction et éthique de responsabilité......................
61
Le procès après la publication des caricatures danoises.................................... 63
Témoignages sur le procès.............................................................................................................
68
Charlie est-il raciste ? Antimusulman ?......................................................................... 68
« Être aimé par des cons, c’est dur, être haï par des amis, c’est pire »........................
Alors, islamophobe ?........................................................................................................................
71
72
Alors, éthique de responsabilité ou de conviction ?.............................................
74
76
La responsabilité à la française versus à l’anglo-saxonne................................................
Chapitre 3. Humour local, impact global ou la malédiction Internet........... 79
Charlie vu d’outre-Manche et d’outre-Atlantique.................................................... 84
Réception de Charlie Hebdo dans le Royaume-Uni..............................................................
Réception de Charlie Hebdo aux États-Unis...........................................................................
Obama est-il un taliban ?...............................................................................................................
85
87
88
Punching up ou punching down ?........................................................................................ 89
Quelles limites au dessin de presse ? .......................................................................................
Charlie Hebdo, emblématique des tensions au sein de la gauche française.............
91
92
Faisons le point................................................................................................................................... 95
Deuxième partie - Histoire............................................................................................... 97
Chapitre 4. Une histoire de la satire –
des origines à l’âge de la gravure................................................................ 99
La caricature........................................................................................................................................
101
L’âge de la gravure, la critique antimonarchiste et La Silhouette ............... 104
La Silhouette et La Caricature.......................................................................................................
107
L’âge de l’impression, la caricature anticléricale et L’Assiette au beurre.... 108
L’Assiette au beurre..........................................................................................................................
111
L’âge de la ronéo, Mai 68 ou la caricature anti-bourgeoise et L’Enragé...... 112
113
Chapitre 5. De Hara Kiri à Charlie Hebdo –
Zéro ou les débuts d’une aventure............................................................. 117
Les débuts de François Cavanna..................................................................................................
Les débuts de Georges Bernier.....................................................................................................
Mad Magazine......................................................................................................................................
117
118
119
© Groupe Eyrolles
Siné..........................................................................................................................................................
Table des matières
271
1960-1965 – Hara Kiri : création et essor .................................................................... 119
Les « pionniers » de Hara Kiri (I) : Fred et Reiser................................................................
120
1965-1968 – Succès, censures et polémiques............................................................. 124
Les « pionniers » de Hara Kiri (II) : Gébé et Wolinski........................................................
125
1968-1970 – Quand Hara Kiri devient Charlie Hebdo ............................................ 129
Les « pionniers » de Hara Kiri (III) : Fournier et Cabu......................................................
Charlie Mensuel..................................................................................................................................
Hara Kiri de 1986 à 2000................................................................................................................
131
134
135
Chapitre 6. Charlie en trois temps et un sanglot......................................................... 139
1970-1982 : le Charlie de Cavanna et Choron ............................................................. 143
Repères chronologiques (I)...........................................................................................................
Charlie sexiste ou féministe ?.......................................................................................................
144
146
1992-2009 : Le Charlie de Val ............................................................................................... 152
Repères chronologiques (II).........................................................................................................
Philippe Val..........................................................................................................................................
Les déçus de Charlie..........................................................................................................................
153
154
158
2009-2014 : Le Charlie de Charb et Riss ....................................................................... 161
Repères chronologiques (III).......................................................................................................
Charb.......................................................................................................................................................
Riss..........................................................................................................................................................
Oncle Bernard......................................................................................................................................
162
163
164
166
Le temps du sanglot ................................................................................................................... 166
Luz............................................................................................................................................................
167
Faisons le point................................................................................................................................... 169
Troisième partie - Perspectives.................................................................................... 171
Chapitre 7. L’ombre du terrorisme et la brûlure du blasphème........................ 173
Raëf Badaoui........................................................................................................................................
175
Un nouveau terrorisme ? ........................................................................................................ 176
Revendication et soutien aux terroristes................................................................................
179
© Groupe Eyrolles
Djihadisme......................................................................................................................................... 182
Le cadre et les limites du djihad..................................................................................................
Le salafisme.........................................................................................................................................
Sunnisme et chiisme........................................................................................................................
185
186
189
Et le djihadisme en France ?................................................................................................... 191
Lassana Bathily..................................................................................................................................
193
272
De Charlie Hebdo à #Charlie
« Loups solitaires », « sous-prolétaires abusés » –
Quelques mythes sur les terroristes................................................................................. 197
Saïd et Chérif Kouachi......................................................................................................................
Amedy Coulibaly.................................................................................................................................
202
203
Conséquences aux actions des djihadistes.................................................................. 203
Chapitre 8. Humour et religion, un mariage difficile ............................................ 211
L’humour est la politesse du désespoir....................................................................................
Quelques réactions violentes en France..................................................................................
211
212
Rire du sacré reste compliqué............................................................................................... 215
Critiquer la religion ou critiquer les religieux ? ...................................................... 216
Tariq Ramadan....................................................................................................................................
220
Rire en tant qu’athée, un défi ? .......................................................................................... 221
La question de l’aniconisme en islam.......................................................................................
223
Fondamentalisme et modernité.......................................................................................... 225
Les Versets sataniques....................................................................................................................
228
Chapitre 9. #Charlie......................................................................................................................... 231
Le dièse ou hashtag..........................................................................................................................
De nouveaux étonnants abonnés................................................................................................
231
233
Le poids du symbole.................................................................................................................... 233
Insécurité culturelle et France périphérique.........................................................................
Des intellectuels musulmans réformateurs............................................................................
235
237
Une déception obligatoire ..................................................................................................... 237
Les fusillades de Copenhague.......................................................................................................
239
Faisons le point................................................................................................................................... 243
Conclusion.............................................................................................................................................. 245
Notes.......................................................................................................................................................... 251
Bibliographie....................................................................................................................................... 257
Presse.................................................................................................................................................... 262
© Groupe Eyrolles
Livres..................................................................................................................................................... 258
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