REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE 141
VITESSE DE L'ÉROSION FLUVIALE*
PAR
A. PONCET
Chargé de l'enseignement d'Economie Montagnarde
à l'Ecole Nationale des Eaux et Forêts
et de la Τ section de Recherches et Expériences forestières
Dans un article publié par les Annales de Géomorphologie (édi-
tées par H. MORTENSEN, Göttingen, vol. 3, n° 1, 1959, p. 1 à 28),
J. CORBEL, Maître de Recherches à l'Institut d'e Géographie de
Lyon,
étudie la vitesse de l'Erosion par le ruissellement, dans le
monde, à l'échelle des bassins des fleuves ou rivières.
Les iorrents ne sont-il pas les agents les plus actifs et les plus
évidents de l'érosion par le ruissellement qu'intègre le fleuve pour
l'ensemble de son bassin versant?
Beaucoup de forestiers de montagne s'emploient depuis plus d'un
siècle avec foi et ferveur ou simplement avec une bonne volonté et
une patience, parfois teintées d'un peu de scepticisme, aux travaux
de Titan ou de Pénélope qu'impliquent la correction torrentielle et
la restauration en montagne des terrains dégradés par l'érosion.
L'œuvre entreprise, qui fut parfois critiquée par des hommes de
science, plus impressionnés par le caractère inéluctable de l'érosion
à l'échelle des temps géologiques, que par le dynamisme de la vie
végétale et la valeur des techniques forestières, est bien digne de
V « Homo Sapiens », que préoccupe toutefois la connaissance exacte
et la mesure des phénomènes ou processus morpho génétique s qu'il
cherche à contrôler.
Certains lecteurs de la Revue Forestière seront donc désireux de
connaître les résultats de l'étude de M. J. CORBEL. J'en ai tenté, à.
leur intention, un résumé analytique, entreprise qui m'oblige à
offrir à l'Auteur, avec mes remerciements pour les données que
lui emprunte la Revue, mes excuses pour les libertés que j'ai pu
prendre avec la précision de son texte.
* L' « érosion fluviale » est censée intégrer tous les processus d'érosion
dont ies produits sont pris en charge, jusqu'aux fleuves, par le ruissellement
des eaux courantes.
142 REVUE FORESTIERE FRANÇAISE
On déduit ordinairement des mesures de turbidité des rivières
une valeur moyenne de l'érosion ou dégradation ou « ablation »,
supposée uniforme, à l'ha ou au km2 de bassin versant. Mais il
n'existe aucune synthèse donnant la part de 'l'ablation par disso-
lution et de l'érosion mécanique.
L'auteur propose de mesurer et chiffrer l'érosion en volume en
l'estimant non d'après la densité des dépôts (1,25) ou des forma-
tions détritiques, mais d'après celle de la roche en place soumise
à l'ablation. En accord avec d'autres géomorphologues (A. CAIL-
LEUX), l'unité de vitesse d'érosion ou d'ablation choisie est le mil-
limètre d'abaissement moyen du relief par millénaire, qui équivaut
au m3 par km2 et par an.
Le calcul de la vitesse d'érosion est simple par la formule
E.T 4 E.T
ou m3/km2/an,
25 100
avec E: précipitations écoulées en dm par an, qui se déduit du
module spécifique en
1/sec/km2
par l'équivalence 3 litres ~
tranche d'eau écoulée d'un décimètre (exactement 9,45 cm),
et Τ
:
turbidité en mg/litre. ,
Faute de jaugeages, il est facile d'obtenir des valeurs approchées
de l'écoulement E = Ρ—D avec Ρ = précipitations annuelles et
D *= déficit d'écoulement car pour de vastes bassins, ainsi que
Tont montré PARDE et THORNTWAITE, D varie peu dans une zone
climatique donnée, et ses valeurs moyennes sont connues sous· les
différents climats: moins d'un dm dans les régions froides, 4 dm
dans les régions tempérées, 20 dm et plus dans les zones tropicales
sèches, de 10 à 15 dm dans les zones tropicales humides.
Les transports en dissolution généralement négligés par les électro-
hydrauliciens
t
peuvent être appréciés par ' des mesures rapides de
resistività ou mesurés exactement par des analyses ou par dessicca-
tion à 110°. On les exprime en C03 CA ou Si 02. Pour des rivières
importantes, la concentration en matières dissoutes varie peu. Elle
diminue lors des crues. Il y a donc relative constance des transports,
donc de l'ablation par dissolution.
Dans les transports mécaniques, on a trop souvent considéré seu-
lement les transports en suspension, sans tenir suffisamment compte
des transports de fond par charriage, infimes certes pour les riviè-
res de plaines, mais énormes pour celles de montagne ainsi qu'en
témoignent les mesures récentes d'Electricité de France: jusqu'à
400 m3/km2/an et plus dans les Alpes, contre une moyenne de
5 m3 en plaine, la dimension moyenne des éléments charriés étant
elle-même aussi fonction directe de la pente.
VITESSE t>E L'ÉROSION FLUVIALE 143
Pour dresser un tableau à Véchelle mondiale des vitesses globar
les d'érosion évaluées en fonction des· transports des rivières par
dissolution, suspension et charriage, l'auteur présente les résultats
obtenus pour le5 bassins de divers cours d'eau appartenant aux gran-
des zones· climatiques du globe, en séparant nettement le domaine
des plaines de celui des montagnes (voir in fine).
Les régions de plaine sont définies par des cours d'eau de pente
inférieure ou égale à 1 p. 1000 avec vitesse moyenne d'écoulement
inférieure à 1 m/sec. En crue, pour que la vitesse soit doublée, il y
faut un débit décuplé.
Les régions de montagne sont définies par des cours d'eau de
pente moyenne supérieure à 5 ou 10 p. 1000 avec vitesse moyenne
d'écoulement supérieure à 2 m seconde. v
Ces limites gagneraient sans doute à plus de précision. Cette dis-
tinction fait néanmoins ressortir l'influence énormément prépondé-
rante du
relief.
Car si pour les bassins de plaine, la vitesse d'éro-
sion exprimée en mm par millénaire ou m3/km2/an varie entre
quelques unités (climat tropical désertique, climat méditerranéen,
climat périglaciaire à permafrost) et quelques dizaines d'unités
(30 mm pour climat humide neigeux ou tempéré océanique, ou
chaud et humide à saison sèche, 50 à 60 mm pour un climat conti-
nental Mississipi) ; par contre, dans les bassins de montagne, les
vitesses d'érosion se chiffrent par centaines d'unités avec un maxi-
mum principal (600 à 800) pour les climats périglaciaires et neigeux,
attestant de l'importance des actions de gélifraction, et un maximum
secondaire (450 mm) pour les hautes montagnes méditerranéennes
(Durance - Apennin) attestant l'influence de la désagrégation des
roches par actions thermiques, en régime pluviométrique irrégu-
lier, à été très sec.
La valeur médiane de l'érosion serait ainsi de 27 en plaine con-
tre 449 en montagne.
La part de la dissolution dans l'ablation totale est largement pré-
pondérante en plaine, maxima dans les climats froids (90 % soit
10 à 20 mm), faible en climat chaud et sec (10 % soit 1 mm), forte
à nouveau en climat equatorial humide (70 % soit 15 mm).
En montagne, le transport fluvial par dissolution représente des
tonnages absolus beaucoup plus considérables (200 mm en climat
périglaciaire 100 mm en montagnes océaniques 40 à 80 mm
en climat méditerranéen 30 mm en climat chaud et humide),
mais correspond à une part beaucoup plus faible de l'ablation to-
tale,
toujours inférieure à la moitié. L'ablation mécanique (trans-
ports en suspension - charriages) l'emporte donc en montagne.
Seuls la craie et le loess peuvent infirmer ces conclusions géné-
rales.
144 REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE
Enfin l'érosion glaciaire bat tous les records de vitesse. Au cours
d'une avance de 3 km, le glacier de Hidden en Alaska a érodé son
bassin à la vitesse de 30 000 m3/km2/an, alors que la vitesse maxi-
ma connue pour un bassin de haute montagne non glaciaire (Kosi
hymalayenne) n'atteint que 1 144 m3/km2/an.
Les torrents. glaciaires alpins traduisent, pour leurs- bassins, des
vitesses d'érosion de 1 600 à 1 800, chiffres confirmés, dans leur
ordre de grandeur, par Otto LANSER pour certains torrents glacial
res d'Autriche dans ses « Réflexions sur les débits solides en sus-
pension des cours d'eau glaciaires » (Bulletin n° 10 de l'AIHS
1958).
Les glaciers islandais, groenlandais ou alaskiens, plus puis-
sants érodent leur bassin à des vitesses de 2 000 à 3 000 et même
5 000 m3/km2/an. La part de la dissolution s'efface devant celle de
l'ablation mécanique traduite surtout ¡par des transports en suspen-
sion.
Dans une étude qualitative enfin des vitesses d'érosion, l'auteur
compare les roches calcaires aux roches siliceuses. Très· forte en
climat arctique humide (400 à 500 mm), forte en climat océanique
froid (120 à 240), l'érosion des calcaires est plus lente en climat
continental, méditerranéen ou tropical.
L'érosion des roches siliceuses est incomparablement plus lente
que celle des calcaires variant entre le millimètre par millénaire
pour les climats froids ou tropicaux secs, et 10 mm pour l'équa-
torial humide. L'analyse des autres corps dissous avec la silice et
la mesure du pH des eaux témoignent de l'importance des actions
mécaniques et biologiques pour l'érosion des roches siliceuses.
Observations et conclusions
Cette étude' des vitesses moyennes de l'érosion par le ruisselle-
ment en fonction de la charge des cours d'eau, embrassant le phéno-
mène à l'échelle du globe, permet d'apprécier aussi bien l'influence
respective des facteurs de
relief,
climatiques et lithologiques, que
l'importance relative de divers processus d'érosion fluviale ou gla-
ciaire. De solides données· et arguments sont ainsi fournis à la géo-
morphologie et même à la géologie*.
Certes, le forestier ne peut y trouver que des valeurs moyennes
dans le temps et dans l'espace, des vitesses d'érosion, alors qu'il
est appelé à s'intéresser surtout aux paroxysmes locaux ou tem-
poraires du phénomène. Mais il est bon de connaître les moyennes
pour apprécier à leur juste valeur les paroxysmes.
* On peut discuter sur la vitesse, apparememnt considérable de l'érosion
glaciaire, eri remarquant que la forte charge solide des torrents émissaires
des glaciers intègre non seulement des processus intraglaciaires, mais des pro-
cessus d'érosion périglaciaire et subaériennè très actifs.
1 _ Forêt domaniale de Boscodon, ravin de Bragousse.
(Cliché Reneuve.)
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