Par Chloé Banerjee-Din, 24 Heures Mis en ligne le 5 novembre 2015 “On ne peut pas se contenter de voir les musulmans comme des passagers” Depuis janvier, le Centre Suisse Islam et Société a ouvert ses portes à Fribourg. Rattaché à l’université et en partie financé par la Confédération, cet institut doit se concentrer sur la recherche et proposer des formations continues aux personnes travaillant en contact avec des musulmans. Fin juillet, l’UDC fribourgeoise a pourtant déposé une initiative cantonale visant à l’interdire et empêcher ainsi “une quelconque formation étatique des imams”. Président de l’Association des Musulmans de Fribourg jusqu’à récemment, imam et aumônier à la prison de Bellechasse (FR), Mohamed Ali Batbout a suivi de près la naissance de ce centre. 24 heures – Quel est selon vous l’intérêt concret d’un institut de recherche et de formation comme le Centre Suisse Islam et Société? Mohamed Ali Batbout – C’est extrêmement utile. Pas seulement pour les universitaires, mais pour les travailleurs sociaux, les gens qui travaillent dans les soins, dans le milieu carcéral, et même, dans les différents offices de l’Etat. Cela peut changer leur compréhension des stéréotypes qui collent à l’Islam. On veut que la cohabitation avec les musulmans soit utile. Pour ça, il faut des actions pragmatiques. On ne peut pas se contenter de les voir comme des “passagers”, dire qu’ils doivent s’adapter à la société à 200% et mettre de côté leur identité religieuse. L’UDC a déposé une initiative cantonale visant à interdire ce centre à Fribourg. Comment le comprenez-vous? C’est assez compréhensible. Le contexte instable au Moyen-Orient et les vagues de migration ne passent pas inaperçus. Mais avec cette initiative, l’UDC met son énergie au mauvais endroit, avec le risque de mettre en péril tout le travail qui a été fait jusqu’ici pour préserver le vivre ensemble. Je ne vois pas en quoi la présence musulmane en Suisse peut déranger et pourquoi la compréhension réciproque ne devrait pas être encouragée. Faut-il vraiment dédier un centre d’étude et de formation spécifiquement à l’Islam et aux musulmans? Il faut d’abord rappeler que ce n’est pas une revendication de la communauté musulmane. Mais les sujets qui concernent l’Islam et la présence musulmane sont devenus si dérangeants que c’est désormais un besoin. Bien sûr, le terrorisme est une réalité, mais on ne peut pas se contenter de réagir. Si on veut une action préventive, il faut approcher la culture musulmane autrement: l’étudier, et surtout impliquer les musulmans, pas seulement les cibler quand il y a un problème. Avec l’implication de l’Etat, n’y a-t-il pas le risque de privilégier une vision de l’Islam qui correspond à la société suisse et pas aux musulmans dans toute leur diversité? Je ne crois pas qu’il soit question de donner une seule version helvético-compatible de l’Islam. D’ailleurs, en Suisse, la communauté musulmane n’est pas la seule à être diverse. Le principe de consensus qui domine les institutions suisses est un exemple très parlant de différences qui se conjuguent et dont on arrive à sortir quelque chose d’utile pour le citoyen. Est-ce que l’intégration peut vraiment passer par la religion? On ne peut pas simplement tourner la tête en disant que cela appartient à la sphère personnelle. Mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Si on pense aux réfugiés syriens, ils vivent une fracture qui relève de l’humain, et pas de la religion. Ils arrivent avant tout d’un contexte différent, dont il faut tenir compte pour favoriser une meilleure intégration. Est-ce qu’une association comme celle des musulmans de Fribourg a un rôle à jouer face aux personnes qui se radicalisent? A-t-elle prise sur eux? On ne peut pas dire que nous avons une emprise sur ces gens. Nous ne le voulons pas d’ailleurs. La question est: est-ce que nous avons un mandat pour cela? Non. Notre rôle est avant tout d’expliquer notre façon de concilier pratique religieuse et société civile. A partir du moment où les autorités nous verront comme des partenaires, nous contribuerons activement à élaborer des stratégies contre le terrorisme. En attendant cette prise de conscience, nous continuerons à agir sur le terrain avec nos moyens, qui sont limités. Et pourtant, si un jour il se passe quelque chose, on nous dira que nous n’étions pas assez actifs. Faut-il plus de soutien de l’Etat envers les acteurs de la communauté musulmane? Personnellement, cela fait neuf ans que j’interviens bénévolement en tant qu’aumônier à la prison de Bellechasse, mais ce n’est que depuis deux ans qu’on a proposé de me défrayer pour mes déplacements. Le service d’aumônerie est né quand des personnes de la communauté musulmane ont offert eux-mêmes leurs services au cas où il y aurait une demande. Aujourd’hui, il est devenu indispensable. La prise de conscience est timide. Les détenus ont-ils besoin d’être guidés dans leur foi? C’est d’abord un droit. Pouvoir vivre sa foi en prison peut être une soupape contre la dépression, le suicide ou l’autodestruction. Avant tout, la foi est censée apporter un équilibre. C’est seulement quand on se dirige vers les extrêmes que cela peut devenir dangereux. Dans le contexte actuel, l’aumônerie est un droit mais aussi une nécessité, et notamment pour les personnes musulmanes. C’est une action préventive. On sait que des gens se sont radicalisés en prison en France. Le risque zéro n’existe pas. Ici, le risque serait de rester spectateur et venir se plaindre ensuite. Nombre de signe (espaces compris) : 5’418 Par Chloé Banerjee-Din © Sauf accord de l’auteur et de la direction du CFJM, ces travaux réalisés dans le cadre de la formation ne sont pas destinés à la publication ni à la diffusion. Dans la salle de prière du centre de l’Association des Musulmans de Fribourg, dont Mohamed Ali Batbout a été longtemps président.