La préoccupation transculturelle de la SFP

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La préoccupation transculturelle de la SFP
Antoine Molleron*
Création d’un secteur et travaux d’un atelier au Congrès SFP**
La Société Française de Psychologie a toujours abordé les problématiques mettant en jeu
les différences interculturelles de deux manières : ces travaux ont en effet traversé jusqu’à
présent ses différents Départements. Mais, en 2003, le Bureau national a voté l’instauration
d’un nouveau secteur au sein du DAIP (Département Applications et Interventions en
Psychologie) qui concernerait spécifiquement ces problématiques transculturelles (tant en
France qu’à l’étranger) Il s’agit du Secteur que nous avons appelé « Psychologie sans
Frontières », devenant peu à peu opérationnel. En témoigne ainsi notre intervention lors du
dernier Congrès de la SFP à Nancy où deux praticiens du terrain ont échangé au cours d’un
atelier avec deux enseignants-chercheurs. Vous trouverez ci-dessous les résumés des
intervenants à savoir de Martine Boyer-Schneider, psychologue SFP, membre du DAIP,
Présidente de l’Association Accompagnement Médico-Psycho-Social Alsace (AMPSA), de
Pierre Vrignaud, membre du DAIP de la SFP, Dominique Serrano-Fitamant, psychologueexpert pour l’ONU, Yolande Govindama, SFP, Maître de conférence à l’Université de Paris 5,
chercheuse pour l’INSERM et psychanalyste.
En ce qui concerne notre réflexion et nos élaborations, nous souhaitons recueillir des
données et les analyser comme nous avons déjà pu le faire pour les enfants afghans avec
Martine Boyer-Schneider à la suite de ses nombreuses missions dans ce pays. Cette
réflexion peut évidemment se mener entre nous à la SFP, mais peut aussi se faire avec
tout(e) psychologue intéressée (e) par ces problématiques particulières. Nous pensons en
effet que la mise en réseau des compétences et des personnes ressources ne pourra que
féconder davantage notre recherche dans ce domaine. Enfin, il nous paraît fondamental de
confronter nos points de vue au sein d’une ambiance ne laissant précisément aucune
prééminence à quelque orientation théorique (voire idéologique) que ce soit, d’où également
notre souci permanent d’ouvrir notre Secteur aussi bien à des praticiens, qu’à des
chercheurs ou enseignants qui nous donnent en plus des outils théoriques et des concepts
pour aller plus loin dans nos actions.
Pour une psychologie « trans »
Il est maintenant de plus en plus banal de travailler en France avec des individus étrangers,
déplacés, immigrés voire bannis de leur propre pays et de leur propre culture d’origine. Si
nos méthodologies sont suffisamment précises et adaptées, si nos mentalités profondes
demeurent celles de l’ouverture à l’ « Autre pouvant être radicalement différent», de la
curiosité pour le comprendre et si nous n’excluons pas l’indispensable travail personnel de
constantes remises en question de nos catégories de pensée, de nos cadres conceptuels ou
de nos attitudes et contre-attitudes, a priori conscients et inconscients, notamment via
l’analyse de notre contre-transfert, alors il y a des chances de ne pas trop nous tromper dans
nos recherches, nos évaluations, diagnostics voire nos traitements psychothérapiques.
Quand des psychologues partent à « l’étranger », toujours avec de louables intentions, qu’ils
soient « en mission humanitaire » ou non, les mêmes conditions sont finalement requises.
Elles le sont d’autant plus que s’y adjoignent de nouvelles conditions de travail parfois
radicalement différentes des nôtres voire déstabilisantes : Climats différents, confort et
alimentation différents, us et coutumes, culture, langue et relations humaines différentes, etc.
Alors, comment s’y retrouver ? Comment ne pas sombrer insensiblement dans la fascination
si tentante de l’exotisme ambiant, de l’étranger étrange, fascination qui brouille les repères
émotionnels et idéiques tout à la fois ? Comment faire avec le transfert des individus ou des
groupes avec lesquels nous sommes amenés à travailler ? Comment faire du transculturel,
c'est-à-dire trouver des « éléments-passerelles », comme dirait Yolande Govindama entre
leur culture et la nôtre ? Jusqu’où leurs transes si savamment orchestrées et si déterminées
doivent-elles nous entraîner de manière quasi fusionnelle, faute d’un contre-transfert analysé
correctement ? En somme, comment travailler avec cet Autre si différent, jusqu’où l’accueillir,
et rester soi-même ? Nous pourrions résumer ces questions par une autre : Comment
finalement travailler avec, penser l’Autre en soi, chez soi ou chez lui ? Il nous faut
évidemment de la tolérance, de l’adaptabilité et de la souplesse idéique, des capacités
certaines de remises en cause personnelles, mais aussi de la rigueur méthodologique et
conceptuelle. Il est clair que nos amis chercheurs et/ou enseignants doivent nous éclairer
dans cette élaboration complexe de méthodes et de théories dont les praticiens que nous
sommes peuvent à foison leur fournir exemples et questionnements à partir des terrains
cliniques et pratiques qui nous sont plus familiers et que nous connaissons de par nos
expériences du quotidien. Nos deux Départements de notre Société se doivent donc eux
aussi de faire du « trans ». C’est ce que nous avons tenu à marquer dans cet atelier au
cours duquel praticiens et chercheurs s’exerceront avec vous à communiquer dans une
transe souhaitons-le aussi instructive que collégiale, conviviale et annonciatrice de
prochaines collaborations.
Les expériences afghanes et tadjiks de 2001 à 2003 avec AMPSA
- Missions d’évaluation en santé mentale en août 2001 à Dushanbé et dans la
vallée du Pansjhir
Ce travail s’inscrit dans la continuité d’une délégation de Femmes en marche pour
l’Afghanistan afin de défendre les droits des femmes alors bafoués par le régime taliban. La
rencontre avec les psychologues d’Asie centrale, au Tadjikistan nous a permis de confronter
nos méthodes de prise en charge, de mesurer l’importance des différences culturelles et
d’en discuter avec eux.
Au cours de séances de dessins collectifs sans consignes bien définies nous avons constaté
que par exemple il n’y avait pas de reprise des dessins au cours d’un entretien individuel
avec chaque enfant.
Ils nous ont proposé aussi de voir deux cas pour lesquels ils sollicitaient nos conseils : une
vraie névrose de guerre et une forme d’hystérie. Nous avons fait un travail de coconstruction avec nos standards occidentaux et les leurs afin d’aboutir à une prise en charge
plus étayée qui a porté ses fruits dans les cas de la névrose de guerre où un cadre
thérapeutique a été établi.
Une présentation générale a été faite à Dushanbé de ce travail réalisé face à une trentaine
de psychologues et psychiatres conviés à cette journée.
Dans le Pansjhir nous avons pu faire dessiner cent huit enfants de 6 à 18 ans, avec une
méthode déjà utilisée de par le monde, dans les pays en guerre, par Serge Baqué
psychologue au Rwanda après le génocide, Catherine Bonnet, pédopsychiatre en Croatie,
Louis Crocq psychiatre. L’exploitation de ces dessins et la comparaison a posteriori avec
les différents terrains dans le monde nous a permis de dégager des constantes significatives
comme l’utilisation des couleurs chaudes et sombres pour montrer la violence, mutilation des
corps qui sont barrés, dans tous les cas mais aussi des différences significatives sur le plan
qualitatif, femmes sans bras, hommes peu représentés en Afghanistan, arbres arrachés du
sol flottant au-dessus de la terre, personnages sans bouche au Rwanda, dessins d’armes de
guerre etc.
- En 2002-2003
Travail de formation et d’information des personnels de santé mentale, au Mental Health
Hospital de Kaboul, principalement avec une quinzaine de praticiens, discussion sur la
méthode des dessins pour les enfants, les groupes de parole pour les adultes et
présentation de deux tests : les progressives matrices de Raven et le Thématic Aperception
test –TAT de Murray, sur des cas difficiles pour eux en l’absence quasi totale de
chimiothérapie. Ce travail s’est poursuivi en 2003 durant 50 heures environ avec Antoine
Molleron dans le même établissement et à l’Université de Kaboul/Hôpital Ali Abat ré ouverte
récemment. Il a été possible de constater que les pré-requis et présupposés en matière de
tests, de dessins, n’étaient pas vraiment connus de nos homologues, ni leur longue histoire.
Par exemple, un dessin pouvant s’interpréter tout aussi bien en termes d’évolution et de
développement (test du bonhomme), qu’en termes plus projectifs et de problématique
psycho-affective, ne faisait apparemment pas partie de leur background. L’utilisation de tests
plus spécifiques, pourtant très appropriés à une population où des traumatismes passés ou
actuels parcourent tellement la population (D10, pays de la peur et de la joie), d’application
simple, ne semble pas forcément avoir rencontré le succès qu’il était possible d’attendre ou
d’imaginer. Enfin et surtout, des conceptions erronées quant à notre culture, quant à Freud
aussi évidemment, et quant à des pratiques d’entretien pourtant courantes chez nous, nous
paraissant évidentes pour préserver la neutralité dans notre écoute, paraissaient encore
inhiber le développement de notre discipline dans des conditions respectueuses de nos
préalables déontologiques.
Après analyse et réflexions, il semble bien que ces obstacles soient dus avant toute chose à
deux phénomènes : les guerres successives et notamment le véritable endoctrinement d’une
partie des élites par les Soviétiques et par ailleurs, des coutumes locales, la culture,
radicalement différente de la nôtre, qui
viennent barrer certains comportements
professionnels. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une sorte de mauvaise volonté de nos amis
afghans mais bien plutôt de profondes différences et d’une histoire récente. Ceci n’a fait que
rendre encore plus difficile à appréhender comme utiles ou bénéfiques pour eux ces
diverses méthodes. Les aider à les utiliser pourrait donc être un des défis à relever dans la
mesure aussi où ils s’en sentent le courage et en ressentent la nécessité ou l’utilité dans
leurs pratiques. Par ailleurs, cela les aiderait aussi à se prémunir du côté séduisant mais ô
combien réducteur de certaines pratiques, dont l’application directe du DSM, si cher à nos
amis d’Outre-Atlantique tellement présents là-bas, pratiques qui scotomisent quelque peu le
psychisme des individus (cf. la différence de traitement de la névrose de guerre et du
traumatisme dans le temps au regard du simple « post-traumatic disorder »). Il y va donc
aussi d’une certaine conception de l’Etre humain et du Sujet par ses semblables au-delà
des différences culturelles.
Au congrès de Nancy nous avons évoqué les difficultés inhérentes à un terrain très éloigné
du nôtre, dans un contexte culturel encore violent, marqué par la guerre et en terre d’Islam.
Conscients des biais culturels qui s’imposaient, utilisation de l’espace sur une feuille, vu à
l’envers par ceux qui écrivent de droite à gauche, des tabous en vigueur sur les
représentations du corps, de la façon de se vêtir, des relations interpersonnelles entre les
sexes, de l’urgence à laquelle il ne fallait pas céder, vu le nombre de cas en souffrance, des
traductions de plus ou moins bonne qualité, de la vision sociétale des soignants et de la
nôtre. L’intérêt est d’avoir pu en parler entre nous.
Martine Boyer-Schneider, Présidente d’AMPSA
Antoine Molleron, membre d’AMPSA
Résumé des apports de Pierre Vrignaud : A l’aide d’un transparent fort didactique,
notre chercheur émérite en matière de tests (rappelons qu’il est l’auteur de la version
française des recommandations de la Commission internationale des tests), a rappelé les
principaux biais existant en matière de tests (de construit, d’items, de méthode, liés au
matériel, liés à l’administration). Il nous a rappelé les pré-requis d’une bonne pratique en
matière de tests pour des cultures différentes c'est-à-dire la question des modèles de
référence, le respect de la culture en situation d’évaluation, les différentes approches
interculturelles à connaître. Les problèmes de définitions précises (interne ou externe,
linguistique, etc.) et le concept fondamental d’équité devant présider à cette pratique du
testing a donc aussi guidé cette réflexion, illustrant et explicitant par certains côtés les
difficultés rencontrées par exemple sur le terrain afghan et exposées par Martine BoyerSchneider.
Résumé de l’intervention de Dominique Serrano-Fitamant : Cette expert, ayant de
nombreuses fois travaillé pour l’ONU, nous apporté des témoignages forts, émouvants,
impressionnants et qui ont forcé l’admiration de tous quant à son courage. Elle a en effet été
elle-même actrice et/ou témoin dans des pays en guerre, notamment en Afrique. Notre
consœur travaillait entre autres comme formatrice d’intervenants et aussi pour évaluer les
missions effectuées. C’est dans ces contextes extrêmement dangereux qu’elle a donc été
amenée à vivre de très près des évènements tragiques et traumatisants. Ceci nous a permis
à la fois d’illustrer l’atelier par des exemples vécus et poignants d’authenticité (sortes de
« vignettes cliniques ») mais aussi de constater à quel point les différences de sens dans la
culture pouvaient expliquer des actes parfois aussi violents (sans excuser évidemment pour
autant cette violence.)
Texte résumé de Yolande Govindama : « La question des biais culturels dans une
recherche épidémiologique sur les troubles du sommeil de l’enfant et l’implication du corps
du clinicien et du patient dans la rencontre intersubjective ». Le trouble du sommeil du jeune
enfant, devenu un véritable problème de santé publique, mobilise praticiens et chercheurs
pour étudier son origine. Les recherches épidémiologiques ont tenté de démontrer que la
façon d’endormir l’enfant peut avoir une incidence sur le trouble. Or, dans les résultats d’une
enquête épidémiologique que nous avons menée à l’INSERM de Lyon sur une population
issue de culture autochtone et sur une population réunionnaise issue de cultures créoles, les
résultats sont controversés. Ce qui nous a conduits à interroger les biais dans les recherches
épidémiologiques dans des recherches transculturelles, notamment la méthode, le contenu
des questions avec ses représentations culturelles implicites du trouble qui varie d’une
culture à l’autre et pouvant interférer sur les résultats. Ces biais proviennent de la diversité
des représentations culturelles du sommeil et du trouble qui accompagne le geste
fonctionnel en lui attribuant un sens. En effet, dans les cultures dites traditionnelles, le
trouble du sommeil indique aux parents et à la famille, qu’une certaine séparation entre le
corps et l’esprit (la psyché) est en cours ce qui les motive d’emblée pour agir. Le trouble est
si redouté, qu’une attitude préventive s’inscrit dans les modes d’endormissement. Il s’agit
d’entretenir une sorte d’unité somato-psychique pour préserver la santé mentale. Cette
conception implique la prise en compte, sur le même plan, du langage du corps, et de celui
du verbe dans une cohérence dans la communication, le lien social. Nous mettrons en
évidence, à travers une étude de cas, l’implication du corps du clinicien et du patient à
l’épreuve de l’altérité dans la rencontre intersubjective.
Govindama Y. : Les pratiques d’apaisement et l’interprétation du temps d’endormissement du bébé à
l’île de la Réunion, in Les Rituels du coucher, Paris, ESF, 1993 p : 131_149
G.Y : Corps et médecine à la Réunion, Bulletin de Psychologie, 1994-1995,419(47)
G.Y. : Le corps dans le rituel, Ethnopsychanalyse du monde hindou réunionnais, Paris, ESF
2000(épuisé, en cours de réédition)
G.Y : Troubles du sommeil du jeune enfant en thérapies associées in Neuropsychiatrie de le l’enfance
et de l’adolescence, vol.50, n°2, P : 103-172.
Louis J. et G.Y : Troubles du sommeil et rituels d’endormissement chez le jeune enfant dans une
perspective transculturelle in Archives de Pédiatrie, 11(2004), p : 93-98
G.Y : Troubles du sommeil chez le jeune enfant et le mode de coucher : une étude transculturelle in
l’Evolution psychiatrique, 69(2004), p : 49-65.
G.Y. : Esclavagisme et acculturation : le déni comme mécanisme de défense in Stress et trauma
2003, (3) (4) p : 255-262.
G.Y. et Louis J. : Endormissement et fonction de l’objet transitionnel chez le jeune enfant entre 12-24
mois ; une étude transculturelle in Devenir, Genève, n°4, vol.17, 2005, p323-345.
En conclusion, il paraît important de souligner à propos de cet atelier les points suivants :
- La dynamique souhaitée de dialogue entre psychologues ayant certes des intérêts
communs mais des pratiques différentes, a parfaitement fonctionné : il a existé une sorte
de « fil rouge »continu durant ces échanges tant au niveau des intervenants, qu’au niveau de
la salle qui a pu faire écho aux différentes interventions.
- Malgré ces différences importantes de pratiques, au moins un point commun a pu se
dessiner sur le plan conceptuel, laissant envisager de fructueuses collaborations futures à
savoir la nécessité de connaître et de tenir compte profondément du sens de nos
interventions dans la culture envisagée. C’est ainsi que la connaissance de l’histoire, la
géographie, l’ethnologie et l’anthropologie en un mot, une connaissance intime des pays
envisagés et de leur culture paraissent bien des conditions sine qua none de nos
interventions : en effet, la compréhension donnée à telle réponse ou à tel comportement
s’est révélée systématiquement prise dans un réseau de sens à décoder et à référer à la
culture d’origine, faute de s’égarer dans des erreurs de codage de réponses,
d’interprétations voire d’effet thérapeutique au cours de contre-transferts mal analysés.
Autrement dit, le concept « sens dans la culture » pourrait apparaître, à la fin de cet atelier,
comme le « plus petit concept commun » pouvant aider à travailler ensemble - ou
séparément évidemment - des psychologues travaillant en France ou à l’étranger avec des
ressortissants d’autres cultures. Certains congressistes se sont retrouvés ultérieurement
dans d’autres ateliers à thèmes similaires, confirmant la nécessité de travailler ce « sens
dans la culture ». Des contacts ont ainsi pu se nouer en vue aussi de collaboration /travaux
futurs.
*Coordinateur du Secteur Psychologie sans Frontières de la SFP, membre d’AMPSA et du
SNP. Psychologue à l’Association Jean Cotxet. [email protected]
SFP : http://www.sfpsy.org courriel : [email protected]
**Nancy, septembre 2005
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