18/06/11 1 L`ÉTHIQUE ÉDUCATIVE, UNE PROBLÉMATISATION

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L’ÉTHIQUE ÉDUCATIVE, UNE PROBLÉMATISATION.
René Barbier (CIRPP), juin 2011
Introduction
« Le soleil se lève !... il faut tenter de vivre ! » (Paul Valéry)1. C’est ainsi que les hommes
prennent la route vers le large d’eux-mêmes. Mais l’éducateur y ajoute, immédiatement,
« tenter de vivre » certes, « mais au nom de quelles valeurs ? »
En juin 2011 commence l’ « affaire Luc Ferry » parce que ce philosophe, ancien ministre de
l’Éducation Nationale sous le gouvernement Raffarin a révélé sur la chaîne de télévision
Canal plus, une rumeur, un acte de pédophilie accompli par un ancien ministre.
Il est symptomatique qu’une importante revue de sciences humaines de bonne vulgarisation,
dans sa série « Les grands dossiers » de l’été 2011 (n°23)2, s’interroge sur la question
« Apprendre à vivre ». Certes, cette publication n’est pas marquée par son intérêt pour la
marginalité en philosophie ou en sciences sociales. Elle reste dans ce qui est considéré comme
légitime et prend garde de ne pas choquer son électorat composé, avant tout, de personnes
soucieuses d’y voir clair dans les innombrables éditions consacrées à ce champ de recherche.
Ainsi, dès l’éditorial rédigé par Jean-François Dortier, on précise immédiatement en quoi ledit
numéro va se démarquer des ouvrages exploitant le juteux marché du développement
personnel. Les philosophes contemporains cités restent les plus connus. Sur la question de la
joie, par exemple, rien n’est dit sur les approches de Robert Mishrahi ou de Nicolas Go. Sur la
pensée asiatique, le regard est très succinct, malgré l’apport de Cyrille Javary.
Toutefois, à lire les articles, et à condition de ne pas entrer dans un registre trop critique, une
ouverture se dessine à l’égard d’une certaine reconnaissance d’un art de vivre depuis les
philosophes grecs jusqu’aux penseurs contemporains. De mon point de vue, il s’agit de la
nécessité éditoriale, d’une poussée de la société civile. Depuis les années 1970, on assiste, en
1 Paul Valéry, le cimetière marin, dans « Charmes », voir en ligne
http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Valery.CimetiereMarin.html page vue le 13 mai 2011. Publié dans
P.Valéry, Oeuvres, t. I : Poésies, Gallimard, La Pléiade, 1957, 1872 p.
2 Les grands dossiers des Sciences humaines, ed. Sciences Humaines, n°23, Apprendre à vivre. Des philosophies
antiques au développement personnel, juin-juillet-août 2011, Auxerre, 79 pages
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coulisse, à une recherche de sens qui est passée par le Mouvement du potentiel humain, puis
celui du Nouvel Age et aujourd’hui l’émergence d’une demande à l’égard des philosophes de
l’expérience.3 Des philosophes et historiens de lantiquité comme le regretté Pierre Hadot
n’en reviennent pas d’ailleurs ! André Comte-Sponville peut quitter l’université pour vivre de
sa plume. Une revue « Philosophie magazine » se vend bien. La revue « Le monde des
religions » fait appel régulièrement à des philosophes de renom, même si les penseurs de
l’éducation n’ont guère la place qu’ils méritent dans ce jeu mass-médiatique.
La question axiologique, en effet, est au coeur de l’éducation depuis toujours. Toutefois, au
XXIe siècle, elle devient essentielle.
Vouloir parler d’éthique est une gageure. Aujourd’hui, en effet, on discourt beaucoup sur le
sujet, souvent en confondant morale et éthique. La société actuelle est une manne pour
exhumer quantité de thèmes qui font problème à cet égard. Certains auteurs, comme le
Québecois Michel Metayer, réfléchissent même à une argumentation appropriée à ce champ
symbolique4.
Beaucoup d’ouvrages ont été écrits sur la question de l’éthique. Mon propos n’est pas d’en
faire la recension exhaustive. On en trouvera une très heureuse synthèse dans le livre collectif
« Question d’éthique contemporaine », sous la direction de Ludivine Thiaw-Po-Une, en
20065.
Contrairement à la publicité actuelle, il ne suffit pas d' « ouvrir un Coca Cola pour trouver du
bonheur ». Je cherche plutôt dans cette réflexion à argumenter selon une logique interne à
l’éthique, l’éducation et le vivre ensemble et en fonction d’une approche transversale
caractérisée par une écoute sensible6.
L'économie de marché joue beaucoup sur les sentiments de paix et de sérénité, de bonheur et
de confort pour asseoir son hégémonie dans le monde.
La révolution éthique d'aujourd'hui consiste à remettre en question cette pensée unique et
quelque peu frauduleuse. En particulier les conditions de travail aujourd’hui sont loin de
3 René Barbier, La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977, 222 pages ; La
dernière partie de l’ouvrage analysait justement ce mouvement du potentiel humain déjà riche à l’époque.
4 Michel Métayer, Petit guide d’argumentation éthique, Québec, PUF, 2011
5 Ludivine Thiaw-Po-Une, s/dir, Questions d’éthique contemporaine, préface d’Axel Kahn, Stock, les Essais,
2006, 1217 pages
6 René Barbier, l’Approche Transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos,1997, 357
pages
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correspondre à une éthique réellement humaine7.
Parler d'éthique éducative est sans doute de tout premier ordre. Un philosophe protestant
contemporain Olivier Abel pense que l’éthique « oscille entre le registre du « je » qui tente de
penser ce qu’il éprouve et de sentir ce qu’il fait, et celui du « nous », de l’engagement
commun par lequel se font et se défont les communautés humaines ».8 Cette proposition me
semble juste.
Ce travail vise à montrer cette cohérence interne à partir d'une conception philosophique
fondée sur une vision non-dualiste de la réalité9.
Pour cela nous devons revenir sur la conception de l'éthique, celle de l'éducation et en fin de
compte celle du vivre ensemble.
1. De la morale et de l'éthique
Parler de l'éthique n'est pas si facile. Nous confondons trop souvent l'éthique et la morale. Or
une distinction est à faire et l'histoire de la notion de morale le confirme.
La morale a suivi des acceptions différentes au cours des siècles.
Il me paraît évident que nous devons parler d'éthique réellement à partir du XXIe siècle et de
morale auparavant. Sur ce point, je reste dans les traces philosophiques de Ludwig
Wittgenstein. Dans sa « Conférence sur l’éthique », il pensait que l’éthique est l’investigation
générale de ce qui est bien, mais plus encore, affirmait-il, « je pourrais avoir dit qu’elle est
l’investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j’aurais pu dire
encore que l’éthique est l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être
vécue, ou de la façon correcte de vivre. »10 L’éthique naît du désir de s’exprimer sur la
quintessence de la vie, sur sa signification ultime sur ce qui a une valeur absolue. Elle ne
saurait être une science. La science comme la morale relève d’une dynamique des faits et non
des valeurs. La morale est toujours liée à un but recherché et comporte une fonctionnalité
7 Vincent de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris, Seuil, 2011, 335 pages
8 Olivier Abel, voir son site WEB riche en textes en ligne http://olivierabel.fr/olivier-abel.html
9 La non-dualité, voir site web http://nondualite.free.fr/ page vue le 17-04-2011 et Véronique Loiseleur,
Anthologie de la non-dualité, Paris, la table ronde, 1981
10 Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, éditions Gallimard (1971), reprise dans Folioplus philosophie,
dossier par Julien Jimenez (2008), p.9
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intrinsèque. Elle est toujours relative à une société donnée, une époque, un système de rapport
de force et de sens entre groupes sociaux. Elle juge à partir d’un « devoir ». L’éthique est
radicalement différente. Le « bien », le « mal », le « beau », le laid » , ne sont pas des faits
mais expriment à travers des signes des « chiffres » dirait Karl Jaspers une dimension
transcendantale de l’existence humaine que l’on peut reconnaître dans une perspective de
« spiritualité laïque » à la manière d’André Comte-Sponville11. Sur ce plan, l’éthique ne peut
être que complètement singulière et expérientielle, même si elle comporte l’expression de
valeurs humaines universelles en dernière instance. Elle fait partie, paradoxalement, de ce
dont on ne peut parler car nous n’aurons jamais les mots pour le dire. Nous ne pouvons jamais
dire vraiment pourquoi la vie fait sens. Mais si nous la vivons ainsi, la vie est sens, un point
c’est tout, tout le reste est broderie symbolique.
Un regard sur l’évolution de la pensée philosophique depuis l’antiquité nous montre à quel
point nous sommes au carrefour d’un manque de sens radical ou d’une révolution de l’esprit
par rapport au « vivre ensemble ».
Mais pouvoir entrer dans ce regard vers plus de lucidité impose un lent travail
d’approfondissement de l’imaginaire.
Il faut revenir sur la question de l’imaginaire et à sa réalité dans le monde contemporain.
1. L'éthique et les imaginaires
1.1. La pluralité des imaginaires
Qu'est-ce que l'imaginaire ?
J’ai déjà eu l’occasion de traiter très largement cette question dans des publications
antérieures, c’est la raison pour laquelle j’en donnerai ici une rapide synthèse.
L’imaginaire signifie le processus et le résultat d’une capacité de l’être humain de produire
des images par son imagination active.
Ces images sont à la fois nouvelles et reproductrices. Le sujet doit sans cesse élucider ce qui
est de l’ordre de l’ancien, de la reproduction et ce qui est de l’ordre du nouveau, de
11 André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité dans Dieu, Paris, Albin Michel,
2006, 220 pages
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l’improvisation.
Cette activité incessante du cerveau s’enracine dans les circuits neuronaux mais également sur
la mémoire sensorielle et symbolique, sur l’histoire sociale de l’individu, sur les données
plurielles de son contexte de vie actuelle, au sein de relations touffues entre d’autres sujets et
leur environnement.
La mise en jeu de pulsions personnelles de vie, de mort et de rivalité mimétique dessine un
ensemble phantasmatique qui traverse et structure ses relations aux autres, au monde et à lui-
même.
Mais comme dit René Char « l’imaginaire n’est pas pur, il ne fait qu’aller ». Il s’exprime pour
le meilleur et pour le pire. On peut supposer que sans cette capacité de l’être humain, aucune
société n’aurait pu s’établir et aucun être humain aurait réussi à survivre dans la nature.
L’imaginaire lié à la raison et à la pulsion de destructivité a donné naissance aux plus grandes
catastrophes humaines de l’histoire de l’humanité dans le courant du XIXe et du XXe siècles.
On peut évaluer à 100 millions de morts le cumul de cette hécatombe. C’est le prix de ce
qu’on nomme le progrès et de la modernité.
Pendant longtemps, l’imaginaire catastrophique est allé de pair avec l’assomption absolue de
l’obéissance aux figures d’autorité.
Ces figures ont pris des formes diverses en fonction de l’histoire. Pendant tout une période ce
furent les figures religieuses, à la fois magiques, puis relevant d’institutions établies
garantissant les biens de salut, qui s’imposèrent. Puis vinrent les figures de la sciences et de
l’humanisme jusqu’à leur déconstruction philosophique. Mais la figure du savant demeure
encore très présente dans la conscience obéissante des populations.
La célèbre expérience de Stanley Milgram, dans les années soixante, a révélé la quasi
impossibilité de l’individu à se dégager d’une soumission à l’autorité de la « blouse blanche ».
Cette soumission a pu aller jusqu’à la mise à mort pour plus de 70 % des sujets dans
l’expérience.
Au début du XXIe siècle, les figures d’autorité sont plus de l’ordre de la société du spectacle.
La star de cinéma ou de la télévision a remplacé le scientifique. Une émission, « Le jeu de la
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