L’ILE VERTE
Un entretien
LES CAHIERS DE L’ILE VERTE
2007
Commanderie Saint-Jean en 1633
L’ILE VERTE
Sommes-nous réellement, d’un point de vue spirituel, en ce
commencement du 21e siècle, dans une situation analogue à celle de l’Occident
chrétien, dans le courant du 14e siècle ?
Il est exact qu’à l’échelle de la planète, les signes d’une telle
situation instable et angoissante se multiplient, qu’il s’agisse de la
disparition des espèces animales, des cultures humaines (les langues
parlées dans le monde), qu’il s’agisse des risques écologiques et des
pandémies, qu’il s’agisse, enfin, de l’affaiblissement général ou des
déviations de la spiritualité, spécialement dans notre Occident
postmoderne. Même des esprits pourtant avertis confondent
connaissance de soi et développement personnel. Comment peut-
on évoquer la Tradition et les voies initiatiques dans de telles
conditions ? La mystique semble encore vivante, grâce aux Ordres
chrétiens qui restent fidèles à cette voie spirituelle (cf. Les Carmes).
La Tradition, elle, peut demeurée immuable, et retirée à l’écart,
comme l’explique René Guénon, dans Orient et Occident (1948), il
n’en reste pas moins que l’accès à l’initiation chrétienne est
désormais interdit.
Il semble bien, par conséquent, que nous nous trouvons
actuellement, et nous trouverons certainement de manière de plus
en plus évidente dans les décennies à venir, dans une situation
analogue à celle de l’Occident chrétien au 14e siècle, qui a connu des
désordres identiques.
Et qu’il y ait des hommes et des femmes pour aspirer
aujourd’hui, comme à l’époque de l’Ile Verte de Strasbourg, à une
vie pieuse et retirée, sans pour autant se rattacher à des ordres
monastiques, ou à des communautés religieuses, et à l’écart du
monde qui est le nôtre, ne doit pas surprendre.
Quel courant de spiritualité serait susceptible d’animer une telle « Ile
verte » : une tradition occidentale, comme celle qui inspira l’initiative de Rulman
Merswin, une tradition orientale qui serait alors le soufisme, ou encore une
tradition d’Orient et d’Occident ?
Les éléments de réponse se trouvent dans la question.
Le soufisme, naturellement, représente une réponse que l’on
pourrait dire immédiate, dès lors qu’il existe des organisations
initiatiques régulières dans l’Islam, alors qu’elles ont disparu en
Chrétienté. Mais une chose est de constater que les Amis de Dieu
(et l’Ile Verte) existent aussi bien en Orient qu’en Occident, une
autre chose serait de concevoir en Occident une Ile Verte, comme
celle de Rulman Merswin, fonctionnant à la manière d’un
« couvent » (ribat) musulman.
Mais s’il est question d’une tradition occidentale, elle ne
pourra que se rattacher à l’une des voies initiatiques que l’Occident
a connues autrefois : « métaphysique », « chevaleresque » ou encore
« théosophique » et comme, « pour un Occidental, il ne peut y avoir
d’initiation à sa propre tradition spirituelle, depuis longtemps
inaccessible, sans passer par une initiation à la spiritualité
orientale », il apparaît nécessaire que cette tradition soit une
tradition d’Orient et d’Occident, et elle ne peut le devenir qu’en
empruntant à une voie initiatique orientale son initiation : celle
d’une chevalerie spirituelle qui est effectivement d’Orient et
d’Occident ou encore celle des Fedeli d’Amore. Dans le cas de l’Ile
Verte, c’est la voie des Amis de Dieu (Awliyâ’ Allâh) qui se présente
immédiatement à l’esprit.
Quelle voie initiatique faudrait-il donc adopter pour une Ile
Verte contemporaine ? Voie métaphysique, dans la tradition de
Maître Eckhart, voie chevaleresque des Amis de Dieu, voie
théosophique (mais pas le théosophisme), inspirée de Jacob
Boehme et de ses successeurs ? De la réponse à cette question
dépend évidemment l’orientation spirituelle qui serait donnée à l’Ile
Verte.
Quoi qu’il en soit, il convient de retrouver tout d’abord les
conditions initiatiques qui permettraient de renouveler l’expérience
de l’Ile Verte de Rulman Merswin. (Si l’on s’en tient à cette
hypothèse, il devient indispensable de persévérer dans l’étude de la
vie et de l’œuvre de Rulman Merswin, et de se déplacer sur les lieux
de l’Ile Verte). Et la première de ces conditions serait de disposer
d’un maître spirituel
Avons-nous, justement, pour nous guider dans cette voie, la sollicitude
d’un Ami de Dieu qui serait analogue à l’Ami de Dieu de l’Oberland, dont
Rulman Merswin et ses compagnons reçurent le conseil et le soutien spirituel ?
Il ne saurait y avoir d’Ile verte sans un guide spirituel qui soit
un Ami de Dieu et qui soit pour nous ce que l’Ami de Dieu de
l’Oberland fut pour Rulman Merswin. Or, nous savons que chacun
d’entre nous peut, comme Rulman Merswin, entrer dans la
connaissance de son propre Ami de Dieu (de son maître personnel).
C’est assurément ce qui autoriserait d’envisager une telle Ile verte,
dans des conditions initiatiques qui ne sont pas « habituelles », mais
qui n’en sont pas moins régulières. L’Ami de Dieu peut être amené
à se manifester à chacun d’entre nous – et s’il se manifeste, depuis
le Haut Pays, c’est pour nous guider et nous inspirer.
Sommes-nous « qualifiés », pouvons-nous revendiquer, par delà les
siècles, comme Rulman Merswin et ses compagnons, le titre d’Amis de Dieu,
sommes-nous en voie de devenir, comme eux-mêmes, des « captifs de Dieu » ?
La réponse à cette question est naturellement individuelle.
Nul ne peut répondre à la place d’un autre. La réponse est à trouver
en soi. Ou bien l’on a reçu l’appel de l’Ami de Dieu ou bien non. Si
oui, il y a de fortes présomptions pour être « qualifiés ». Ensuite, il y
aurait à suivre rigoureusement les avis et conseils de cet Ami de
Dieu personnel. Dans perspective d’une Ile Verte, et comme
Rulman Merswin en son temps, il faudrait partir chacun à la
recherche de son Ami de Dieu, dans l’Oberland, le Haut-Pays –
recevoir de lui l’initiation – et se conformer à sa méthode spirituelle
pour s’élever dans la voie initiatique des Amis de Dieu, et jusqu’à
atteindre l’état de « captif de Dieu »
Dans ces conditions, pouvons-nous encore persévérer dans cette réflexion
autour de Rulman Merswin et de l’Ile verte ?
Le fait même d’évoquer aujourd’hui Rulman Merswin, l’Ile
Verte et l’Ami de Dieu de l’Oberland est déjà une invitation à
s’engager dans cette direction. Car qui, aujourd’hui, évoque encore
les Amis de Dieu et l’Ile Verte, d’un point de vue initiatique (on
peut toujours en parler d’un point de vue universitaire ou
théologique – toujours la « mystique rhénane » !), mais qui
s’intéresse à l’Ami de Dieu de l’Oberland comme à un maître
spirituel ? Autrement dit : Qui désire, aujourd’hui, remonter vers le
ciel par la mortification, renoncer à toute volonté propre, en se
soumettant à « un Ami de Dieu expérimenté » à qui il obéirait « en
place de Dieu », selon les mots de Rulman Merswin, dans le Livre
des neufs rochers ?
C’est cela le secret de l’Ile Verte, l’initiation de l’Ami de Dieu
de l’Oberland.
Or, qui, parmi nous, a pour maître l’Ami de Dieu de l’Oberland ?
Voilà bien la question fondamentale. Nous avons tous pour
maître, pour guide spirituel, l’Ami de Dieu de l’Oberland, sinon
nous n’en serions pas à nous poser la question d’une nouvelle Ile
Verte. Simplement, s’il s’est manifesté à chacun de nous, sous la
forme suprasensible qui permet d’entrer dans sa connaissance, et de
recevoir de lui son initiation, nous n’avons pas tous acquis la faculté
de le percevoir dans sa réalité, et certains d’entre nous le cherchent
encore avec les yeux du corps physique. Ces derniers auraient par
conséquent à accomplir un voyage, le voyage initiatique par
excellence, leur voyage en Orient : en se rendant dans le Haut-Pays,
pour y rencontrer l’Ami de Dieu de l’Oberland, leur Ami de Dieu.
Au retour, seulement, les conditions seraient requises pour
envisager une Ile verte, comme à l’époque de Rulman Merswin.
Et, alors, nous pourrions cheminer dans la voie initiatique que
nous nous serions choisie : sous la conduite de ce même guide qui
fut celui de Rulman Merswin et de quelques autres depuis le
commencement du 20e siècle.
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