GRAINE DE VIE

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GRAINE DE VIE
Catégorie Adultes
Je m’ennuie… Cela fait si longtemps que je suis là, si longtemps, et pourtant je me
souviens de tout. Beaucoup de monde, quelques poèmes, des visages éplorés, des larmes…
Deux mains délicates m’ont sortie de l’étui où j’étais rangée pour me déposer, délicatement,
sur ce lit de cendres. La nuit s’est faite dès que le couvercle de carton s’est refermé. Quand le
froid et l’humidité ont pris possession de moi, j’ai compris qu’ils m’avaient mise en terre.
C’est peut-être un jeu, je n’y comprends rien, mais alors que c’est long… Un jeu de cachecache ? Non, je ne pense pas, ils n’avaient pas l’air d’avoir envie de jouer. Ils ne veulent plus
me voir du tout ? Ils me trouvent laide ? Mais alors, pourquoi m’avoir choisie parmi toutes
celles qui leur étaient proposées ?
J’étouffe un peu… Cela ne vient pas de ma jolie boîte car je m’y sens plutôt à l’aise ; non,
c’est comme si j’étais un peu à l’étroit en moi-même… Décidément, cette humidité n’a pas
l’air de me convenir ! Mais on dirait que je gonfle ! Je n’ai jamais ressenti pareille chose, moi
qui menais une vie vraiment tranquille depuis des années ; je m’ennuyais un peu certes, mais
j’étais tranquille … Oh là là, c’est vrai, j’ai sérieusement grossi ! Tellement même que j’en ai
déchiré ma cape de peau brune.
Mais que m’arrive-t-il ? C’est bizarre, je me sens toute chaude. Je suis peut-être malade ?
Oh ! Une boursoufflure blanchâtre maintenant ! Elle grandit drôlement vite, je la vois déjà qui
s’enfonce en dessous de moi. Ça chatouille un peu, mais ce n’est pas désagréable du tout ; en
plus, cela m’apporte un peu de fraîcheur.
Au plus profond de moi, je sens bien que beaucoup de choses évoluent, je ne me suis
jamais sentie aussi vivante. Tandis que la première boursoufflure poursuit bravement son
chemin, une autre se forme, mais elle se dresse au-dessus de moi et elle monte, elle monte…
un vrai périscope de sous-marin ! Quelle drôle d’aventure !
*
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Le chemin n’a pas été facile, mais cela en valait la peine. Il m’a fallu un peu de temps pour
m’habituer à la lumière et à la chaleur, mais quel spectacle ! Le terrain descend en pente
douce vers un petit bras de mer. Quelques voiliers tanguent doucement au soleil. Une légère
brise caresse mes premières feuilles. Autour de moi, de nombreux arbres, des grands, des
petits, des verts, des rouges, des jaunes. Certains se dressent vers le ciel, presque arrogants,
d’autres voient leurs branches se courber vers le sol, on dirait qu’ils pleurent ; un autre, un peu
plus loin, est couvert de fleurs roses. On dirait qu’il rit, comme il est joli !
Hier, un petit garçon que je vois assez souvent a dit en passant près de moi : « Regarde,
maman, il y a un bébé arbre qui sort de terre ! »
Je suis donc devenu un arbre ! Pour l’instant, je sais bien que je suis encore minuscule,
disons que je suis une promesse d’arbre.
À quoi vais-je ressembler ? Je suis encore bien trop petit pour le savoir. Est-ce qu’on peut
choisir ? Je me voudrais beau, pas trop grand, mais assez quand même pour offrir mon
d’ombre à celles et ceux qui voudraient s’asseoir à mon pied ; j’aurais une écorce douce et
lisse pour qu’ils aient envie de s’adosser à moi. Et puis, j’aimerais porter des fleurs comme
l’arbre là-bas. Il me fait penser à ces jolies femmes que je vois parfois et dont le parfum est si
doux…
*
Il y a toujours beaucoup de promeneurs ici ; certains curieux ne font que passer, d’autres
s’arrêtent et prennent le temps de rêver face à la mer. Le soleil vient de moins en moins me
caresser depuis quelques semaines et je suis inquiet car mes feuilles qui étaient si vertes
deviennent un peu rousses. Il y en a même une qui est tombée hier sans que cela me fasse
mal. Presque tous les arbres qui sont autour de moi changent aussi de couleur. Ils perdent
leurs feuilles petit à petit. Mon voisin m’a dit de ne pas m’inquiéter, cela s’appelle l’automne.
Toutes mes feuilles sont maintenant à terre et je m’endors un peu, c’est aussi bien car
autour de moi tout semble plus triste.
*
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Cet hiver, j’ai cru mourir de froid, mais, non, je suis toujours là et de petites feuilles vertes
et brillantes couvrent à nouveau mes branches.
Les voici maintenant suffisamment solides pour porter le rouge-gorge qui vient
régulièrement fureter à mon pied.
Depuis quelques semaines, je suis très content, car un grand-père et sa petite fille ont
installé un banc contre mon jeune tronc. Ils s’y sont assis et ont parlé longtemps. La petite,
blottie contre lui, a laissé couler quelques larmes qu’elle a discrètement essuyées. Puis elle
m’a regardé longuement et a souri. Son grand-père souriait aussi en regardant la mer.
*
Depuis, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu tomber mes feuilles, je n’ai plus
peur car je sais que c’est la promesse d’un renouveau.
Au fil des saisons, la petite fille a grandi mais elle vient toujours aussi souvent me voir.
D’ailleurs, la voici qui arrive ; elle donne la main à un jeune homme qui la dévore des yeux.
« Assieds-toi, François. »
Avant de s’asseoir à son tour, la jeune femme caresse doucement mon écorce. C’est un
rituel entre nous et cette caresse me fait vibrer de toutes mes fibres, de la pointe de mes
feuilles à mon cœur le plus secret.
« Son écorce est presque aussi douce et chaude que sa peau … Et tu as vu, aujourd’hui, ses
fleurs embaument. Quand je suis ici, contre cet arbre, mon arbre, je me sens en sécurité, j’ai le
sentiment de la retrouver. Regarde, tu vois cette photo de Maman ? Elle a été prise tout près
d’ici, un jour où le vent soufflait fort ; ses longs cheveux frisés dansent autour de sa tête, on
dirait un feuillage fou.
Le jeune homme se pencha sur l’épaule de la jeune fille pour l’embrasser dans le cou :
− Tu es aussi belle qu’elle.
− Tu as vu comme mon arbre lui ressemble ? Son feuillage, dense et léger, le coiffe
joliment et puis, juste dessous, il y a cette trace dans l’écorce qui dessine un sourire. Comme
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elle, il est droit et fier, sans être hautain, il est doux et il sent bon. Quand je suis assise sur ce
banc, il me caresse tendrement de ses feuilles. À chaque fois, je revois Maman qui me berçait
sur ses genoux et je reprends confiance, la vie renaît. »
Mon dieu, ai-je été si aveugle et si sot jusque-là ? C’est à cette dernière parole de la jeune
fille que j’ai compris le lien intime qui nous unit depuis tout ce temps. Oh, quelle est belle, ma
vie maintenant !
Les deux amoureux sont restés là quelques minutes à écouter mes murmures. J’ai laissé le
vent jouer dans mes branches pour qu’elles les frôlent délicatement, goûtant moi aussi ces
instants de tendresse retrouvée. Avant qu’ils ne s’en aillent, j’ai laissé tomber une de mes
feuilles dans la paume ouverte de la jeune fille. Ma fille.
Œuvre certifiée, personnelle, originale et inédite.
N.D.A. : Ce type d'urne funéraire biodégradable permettant de planter un arbre après le décès existe
réellement.
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