entre appauvrissement culturel et exclusion sociale

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par
Dominique Baillet,
sociologue,
université Paris-V
1)- Marc Augé, Non-lieux,
Seuil, Paris, 1992.
2)- François Dubet,
La galère, Fayard, Paris, 1987.
Emprunts aux langues d’origine des immigrés, utilisation du verlan,
distorsions diverses... Le langage utilisé par les jeunes des quartiers dits
“sensibles” est souvent présenté comme une manifestation de leur inventivité culturelle. L’auteur y voit plutôt un processus d’auto-exclusion
chez des jeunes sans qualifications, une stratégie identitaire pour des
adolescents stigmatisés, maîtrisant mal la langue scolaire et qui n’ont
plus que la bande, le groupe de pairs, pour s’affirmer collectivement.
Le terme de banlieue évoque des quartiers “difficiles”, des zones
“sensibles”, des “jeunes en difficultés”, des problèmes de violence et
de délinquance, l’existence de “ghettos” ou encore la progression de
l’islamisme. La banlieue est perçue et représentée par les médias,
mais aussi par la majorité de la population française, comme une zone
de non-droit, un espace d’exclusion sociale, un “non-lieu”, selon l’expression de Marc Augé(1). Mais de quelle banlieue, de quels jeunes
s’agit-il ? Il est question ici des banlieues populaires industrielles,
où la population ouvrière et d’origine ouvrière est relativement
importante et où se concentrent les problèmes économiques et
sociaux de notre temps : chômage de longue durée, précarité, crise
du lien social, processus d’exclusion et de marginalisation. Ces
espaces concentrent des adolescents, fils d’ouvriers spécialisés,
d’employés de services ou de chômeurs, bref, des jeunes qui forment
les couches inférieures des classes populaires. Mais qu’ils soient français d’origine française, français d’origine étrangère ou étrangers,
ils vivent dans les mêmes conditions économiques et sociales de précarité, et ont en commun une culture jeune suburbaine, proche de
celle de la “galère”, qui est, selon François Dubet, le résultat de la
décomposition des banlieues rouges, “ce qui reste de la vie juvénile
lorsque le monde populaire n’est plus organisé autour de l’expérience ouvrière”(2). Même si leurs langues d’origine peuvent être
diverses, de nombreuses enquêtes montrent que l’ensemble de ces
jeunes utilisent un même langage. Peut-on affirmer pour autant qu’il
existe une langue des banlieues ?
Ce langage des jeunes des catégories populaires urbaines a-t-il une
spécificité socioculturelle particulière ? Est-il historique et culturel,
emprunte-t-il des expressions populaires ou argotiques traditionnelles,
MÉLANGES CULTURELS
ENTRE APPAUVRISSEMENT
CULTUREL ET EXCLUSION SOCIALE
N° 1231 - Mai-juin 2001 - 29
LA “LANGUE DES BANLIEUES”,
N° 1231 - Mai-juin 2001 - 30
ou bien est-il intrinsèquement lié, voire produit par les dysfonctionnements et la crise économique et sociale de la France contemporaine ? Autrement dit, est-il l’expression d’une nouvelle culture
populaire et d’une identité spécifique, ou le produit des processus
de marginalisation, de précarisation et d’exclusion sociales actuels ?
Pour finir, correspond-il à une forme d’hostilité au modèle d’intégration français, fondé sur l’unité culturelle et linguistique, s’apparente-t-il à une stratégie d’opposition à la langue dominante employée
par les dominants, ou bien est-ce un moyen de refonder une nouvelle
communauté culturelle juvénile ?
MÉLANGES CULTURELS
RÔLES ET ATTITUDES SONT RITUALISÉS
Les jeunes résidant dans les quartiers populaires des banlieues
ouvrières françaises forment un groupe social stigmatisé, affligé du
stigmate “jeunes de banlieue”. La question est de savoir alors comment ils vont réagir à cette situation. Pour interpréter leurs réactions, il faut prendre en compte le problème des “contacts mixtes”,
où “normaux” et “stigmatisés”(3) se trouvent physiquement en présence les uns des autres. Les “normaux” sont en l’occurrence les enseignants, les travailleurs sociaux et les habitants, qui forment la communauté de voisinage et appartiennent aux fractions supérieures des
catégories populaires (ouvriers qualifiés, employés) et aux catégories moyennes (professions intermédiaires).
Fréquentant pour la plupart l’école républicaine, ces élèves
connaissent un semi-échec scolaire, parviennent difficilement à
obtenir un baccalauréat technique ou professionnel, voire font l’expérience de l’échec scolaire dès le collège (redoublement, orientation scolaire vers l’enseignement technique précoce et subie, etc.).
En raison de leurs problèmes familiaux (divorce des parents, familles
monoparentales), de leur vision incertaine et difficile de l’avenir, de
leur rejet des normes scolaires dominantes et du modèle du travail
ouvrier, et enfin de leurs ressources souvent liées à des conduites
déviantes (vol à la tire, trafic de cannabis), ils peuvent en arriver à
considérer la vente de drogue comme un modèle de réussite alternatif à celui incarné par l’école. Ces jeunes développent une culture
du territoire : ils font du dehors, qui est la rue, un dedans qui devient
alors leur propre territioire. Là, ils partagent un même passé et
connaissent une socialisation intragénérationnelle qui passe plutôt
par le groupe de pairs que par l’école ou le travail, et s’engagent dans
des pratiques sociales souvent illicites. Cette culture du territoire se
manifeste aussi par l’appropriation de micro-espaces résidentiels
(halls, entrées d’immeubles), dans lequel ils élaborent des rôles et
3)- Erving Goffmann,
Stigmates, Minuit, Paris,
1975.
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5)- Adil Jazouli,
Une saison en banlieue,
Plon, Paris, 1995.
6)- Dominique Baillet,
“Le militantisme des jeunes
d’origine maghrébine
en région parisienne depuis
1973 : le passage du
politique à l’économique”,
Dominique Schnapper (dir.),
EHESS, Paris, 1998.
7)- Azouz Begag, “Trafic
de mots en banlieue :
du nique ta mère au plait-il ?”,
Migrants-Formations,
mars 1997, pp. 32-33.
LANGUE DES BANLIEUES,
LANGAGES DE FRONTIÈRES
Ce langage n’est pas spécifique à cette population ni à sa situation
sociale et géographique. Il renvoie à d’autres populations, d’autres
situations temporelles, sociales et géographiques, nationales. Il a en
effet emprunté à la fois à l’argot populaire des années soixante, à la
langue des Gitans, comme l’attestent les mots se terminant par “ave”
(“chouraver”, pour “voler”), à l’anglais (“destroille”, francisation du
verbe anglais “to destroy”), et à des parlers comme le verlan : “vénèr”,
pour énervé. Cela dit, ce langage a ses caractéristiques propres liées
MÉLANGES CULTURELS
4)- Michel Kokoref,
“La dimension spatiale
des modes de vie des jeunes”,
Sociétés contemporaines,
1995.
des attitudes ritualisés : ils évoluent selon des règles informelles de
sociabilité, des modes d’échange et des façons de “faire territoire”(4).
Ils se caractérisent enfin par un “langage des banlieues”, présenté
par les médias et les chercheurs d’aujourd’hui comme un nouveau phénomène socio-urbain. Mais ce langage n’est pas uniforme. Des enquêtes
sociologiques effectuées en banlieue lyonnaise(5) et en banlieue parisienne, comme celle que nous avons réalisée en 1994-1995 sur les
jeunes militants d’origine maghrébine(6), ont montré que certaines
expressions étaient circonscrites à une région ou à une banlieue spécifique. Notre enquête, par exemple, a signalé que le terme “beur”,
ou celui, en verlan, de “rebeu”, était devenu un mot courant qui a
connu un certain succès en banlieue parisienne à partir des années
quatre-vingt, alors que d’autres sociologues ont montré qu’aux alentours de Lyon, il était rejeté et considéré comme un “parisianisme
caricatural”. Azouz Begag a donc raison de souligner qu’il n’existe
pas, en fait, un langage des banlieues, mais “un esprit périphérique”
qui se définit en référence réactive à “la société centrale”(7).
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MÉLANGES CULTURELS
à l’origine culturelle de ces jeunes, maghrébine ou africaine, qui les
conduit à s’exprimer à la maison avec leurs parents en arabe, en kabyle,
en wolof, c’est-à-dire dans une langue maternelle différente du français, et donc à transformer la langue de l’école. En puisant leur langage parlé dans deux registres linguistiques différents souvent mal maîtrisés, ils créent un espace linguistique
Le plaisir de maltraiter
dans lequel se nourrit cette “langue des
le français appris à l'école correspond
banlieues” ou, pour reprendre les termes
à une revendication d'auto-exclusion,
d’Azouz Begag, ce “langage de frontière”
(8)
entre le français et l’arabe dialectal .
à travers une langue hermétique
Ce langage est souvent assimilée à
aux étrangers du groupe.
des mots, des expressions, des intonations, des insultes, des “vannes” ou encore du verlan, mais pas à une
langue en tant que telle. Or, une langue, c’est aussi une syntaxe, une
grammaire et un usage qui correspondent à une culture et à des
valeurs. En fait, dans les formes verbales utilisées par ces jeunes, se
lit tout un rapport à la langue, une façon de vivre, une manière de
voir, de comprendre le monde, qui peut apparaitre antagoniste avec
les valeurs véhiculées par l’école.
La thèse du “handicap socioculturel”, qui consiste à expliquer
l’échec scolaire des enfants des familles populaires par le déficit cultu- 8)- Ibid, p. 33-34.
rel et linguistique(9), est remise au goûr du jour par les enseignants 9)- Maryse Tripier, Fuir
ou construire l’école
qui ne reconnaissent pas ce langage, que l’on peut considérer comme populaire ?, Méridien, Paris,
dominé et populaire, comme une langue légitime. Ces enseignants mani- 1986, p. 72.
festent une certaine condescendance à son égard en la qualifiant de
pauvre, d’inadaptée à l’école, de pénalisante, de responsable de leur
échec scolaire. Car les formes de cette langue ne sont pas reconnues
par l’institution scolaire. En fait, elles renvoient non seulement à une
familiarité plus grande avec l’oralité, mais aussi à une résistance aux
pratiques d’écriture, car elles se sont développées au sein d’un groupe
de jeunes provenant des milieux populaires, dont la culture est centrée sur l’oral et sur le concret. Elles diffèrent ainsi des pratiques langagières des jeunes des classes moyennes et supérieures, issues quant à
elles des modes de socialisation familiaux. Ainsi, ces “jeunes de banlieue” sont, plus que les autres jeunes citadins, dans une relation conflictuelle avec les exigences et les pratiques du système scolaire.
DES INSULTES LUDIQUES
Élaborant des stratégies d’affirmation d’une identité culturelle
conflictuelle par le biais du langage, ils se définissent par le langage du groupe auquel ils appartiennent et s’opposent aux pratiques
culturelles des jeunes issus des classes moyennes et supérieures.
11)- Erving Goffman,
Les rites d’interaction,
Minuit, 1974, p. 15.
12)- Claudine Dannequin,
“Outrances verbales ou mal
de vivre chez les jeunes des
cités, Migrants-Formations,
mars 1997.
13)- Max Weber, Essais
sur la théorie de la science,
Paris, Plon, 1992.
14)- Vilfredo Pareto,
Traité de sociologie générale,
Droz, 1969.
AFFIRMATION COMMUNAUTAIRE
ET CONTRE-CULTURE
Les jeunes mobilisent également des stratégies consistant à affirmer une identité communautaire. En effet, le langage fonctionne pour
eux comme un refuge, un lieu de repli sur l’entre-soi. Il permet l’affirmation d’une communauté, les “stigmatisés”, qui s’oppose à celle
des “initiés” ou des “normaux” : les autres, les adultes, les journalistes, les éducateurs, les policiers, les hommes politiques, les pro-
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MÉLANGES CULTURELS
10)- Élisabeth Bautier,
“Usages identitaires
du langage et apprentissage”,
Migrants-Formations,
mars 1997, p. 5-17.
Ainsi, de nombreux jeunes français d’origine européenne habitant
ces quartiers défavorisés parlent volontairement comme des jeunes
d’origine maghrébine. Ils ne souhaitent pas d’abord marquer leur
appartenance au même groupe, mais plutôt exprimer une opposition à d’autres groupes. Ils s’identifient aux mots, aux expressions,
aux “slogans” qu’ils prononcent. Ils s’opposent également à la
société dominante en faisant usage d’une langue outrageante,
véhémente, parfois teintée d’une certaine cruauté ou crudité. Dans
certains lieux, ils développent des pratiques langagières qui transgressent les règles : ils discutent entre eux à haute voix dans les
bibliothèques publiques, profèrent des injures dans les transports
en commun, etc.
Ils utilisent aussi des insultes, mais la plupart du temps d’une
manière ludique, et les usages considérés comme vulgaires ne sont
pas toujours jugés comme tels par ceux qui les produisent(10). En
d’autres termes, ils manient le langage sous la forme de joutes, la
parole remplaçant le glaive médiéval. En s’échangeant des “vannes”,
ils se lancent entre eux des défis, ils souhaitent mettre en valeur
leur habileté oratoire, et surtout ne pas “perdre la face”(11). Cette
interaction avait lieu à l’intérieur du groupe, mais depuis quelques
années, son cadre s’est déplacé : “La technique du défi, de la joute,
de la transgression s’exerce non seulement dans le groupe de
pairs, mais envers les adultes, et particulièrement les représentants
des institutions présents sur le terrain où ont lieu les interactions”(12). Les jeunes s’adressent ainsi aux enseignants, aux travailleurs sociaux ou aux policiers, avec autant de véhémence qu’à
leurs pairs. Ils ont donc perdu les repères qui permettent à un individu d’adapter son discours à la situation, à l’interlocuteur et à un
but précis. Autrement dit, leurs actes langagiers ne constituent pas
des actions rationnelles en vue d’une fin, pour reprendre la célèbre
typologie des actions de Max Weber(13), mais plutôt des “actions non
logiques”, par opposition aux actions logiques, si l’on se réfère à la
terminologie de Vilfredo Pareto(14).
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MÉLANGES CULTURELS
fesseurs. En d’autres termes, ils usent de cette stratégie linguistique
pour affirmer leur appartenance au “véritable groupe, celui auquel
on appartient naturellement”(15). Mais ils expriment également un
“nous”, le “nous” des classes populaires, qui s’opppose au “eux”, le
monde des autres, “un monde inconnu et souvent hostile” qui, pour
les plus pauvres, “constitue un groupe occulte, mais nombreux et
puissant, qui dispose d’un pouvoir presque discrétionnaire sur
l’ensemble de la vie”(16).
L’une de ces stratégies correspond à l’usage des outrances verbales,
d’abord destinées au groupe de pairs. Ce sont des mots d’ordinaire
peu usités qui sont utilisés cette fois de manière hyperbolique. Ils
affirment une violence extrême, une vulgarité radicale à connotation
sexiste, voire même un certain racisme : il s’agit par exemple du verbe
“exploser”, employé comme synonyme de frapper, de l’expression
“nique ta mère”, ou “je vais me la faire”, de “nique ta race”, ou “putain
de ta race”. Ces outrances constituent un langage qui s’est élaboré
au sein du groupe des pairs et non lors de la socialisation familiale,
et qui augmentent avec la difficulté croissante qu’éprouve la majorité de ces jeunes à se construire une identité personnelle et sociale,
à se projeter dans un avenir où les repères proposés par les adultes
sont incertains(17). Une autre forme de stratégie langagière employée
par ces jeunes est le “parler interethnique”(18). Ce parler est le résultat de références communes, de conditions de vie et de pratiques
d’adolescents semblables, et n’est pas compris par l’extérieur car ce
n’est ni du français, ni de l’arabe, ni une autre langue, mais une langue
hybride propre au quartier(19).
Enfin, leur histoire partagée et leur identité territoriale commune
fait naître dans les groupes de jeunes un désir de distinction sociale
15- Erving Goffman,
Stigmates, op. cit., p. 134.
16)- Richard Hoggart,
La culture du pauvre,
Minuit, 1970, p. 117-118.
17)- Claudine Dannequin,
art. cit.
18)- Jacqueline Billiez,
“Le parler interethnique
de groupes d’adolescents
en milieu urbain”,
Des langues et des villes,
Didier érudition, 1991.
19)- Azouz Begag, op. cit.,
p. 34.
RUPTURE AVEC LA SOCIÉTÉ DOMINANTE
Les stratégies linguistiques et identitaires de ces jeunes peuvent
ainsi les conduire à créer une nouvelle communauté culturelle. Ils
risquent d’abord, en mettant en avant leur stigmate, de rompre le
lien avec la société dominante, de se discréditer face à une population majoritaire qui souvent déjà les rejette. Ils sont susceptibles,
par de telles pratiques, de renforcer les préjugés négatifs prononcés à leur égard, d’entrer en conflit réel ou symbolique avec les “normaux”, pour reprendre le vocabulaire d’Erving Goffmann. Leurs pratiques langagières accentuent la discrimination sociale ou ethnique
dont ils sont souvent victimes, elles accroissent la fragmentation
culturelle déjà développée en France, elles augmentent les tensions
avec les acteurs du système scolaire qui ont pour rôle de diffuser
une culture civique intégratrice, elles sont à l’origine de conflits
culturels, de valeurs et de normes, elles cristallisent des communautés juvéniles séparées.
Mais ces stratégies identitaires peuvent aussi être considérées
comme une réponse à la crise du mouvement ouvrier et de ses institutions – les syndicats et le parti communiste –, qui a longtemps intégré les jeunes ouvriers d’origine française et immigrée. Par leurs résistances à la culture dominante, ces jeunes des milieux populaires
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MÉLANGES CULTURELS
20)- Ibid, p. 35.
par des vêtements et par la langue : le plaisir de maltraiter le français appris à l’école correspond à une revendication d’auto-exclusion,
à travers une langue hermétique aux étrangers du groupe. Ils inversent le rapport de force sur le savoir en même temps qu’ils tentent
de “déplacer l’indigène, le Français de souche, dans le statut
d’étranger, dans le rôle de l’Autre”(20). Ayant le sentiment d’être
exclus, ils estiment que la manière dont ils parlent doit afficher clairement une contre-culture, une culture d’opposition à la culture dominante. En classe, ils s’opposent ainsi aux codes linguistiques institutionnels dominants pour ne pas être marginalisés par leur groupe
d’appartenance, pour au contraire être reconnus et obtenir même
une certaine notabilité. C’est la raison pour laquelle ils parlent vite,
en broyant les mots, de peur d’être compris par les enseignants et
du coup d’être rejetés de leur groupe. Ils élaborent ainsi une stratégie de non-distinction afin de ne pas trahir l’appartenance au groupe.
On retrouve ici les comportements traditionnels des ouvriers français, qui craignaient d’être accusés de traîtres par les membres de
leur classe si leurs pratiques culturelles n’étaient pas conformes à
celles de leurs pairs, si elles en venaient à ressembler plus ou moins
à celles de la petite bourgeoisie.
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MÉLANGES CULTURELS
tentent de construire une nouvelle culture, héritée de la culture
ouvrière et construite en opposition à elle. Cette nouvelle culture peut
s’apparenter à la celle des “blousons noirs” des années soixante, qui
était la manière dont les jeunes des milieux populaires résistaient à
l’entrée dans la classe ouvrière. Cette jeunesse était prise dans une
contradiction : elle s’identifiait, comme
Leurs origines sociales stigmatisées,
tous les jeunes, au mythe de la jeunesse
reconnaissables à de nombreux signes
et de sa liberté des années cinquante,
distinctifs – à commencer
et elle en était exclue par la condition
par la difficile maîtrise de la langue –
ouvrière et son appartenance à une communauté éloignée des classes moyennes.
les disqualifient d'avance
Ce phénomène constituait donc un
dans la course à l'emploi.
mode de gestion de cette contradiction.
Les “blousons noirs” étaient des ouvriers et des “sauvages” en opposition au conformisme des classes moyennes, des jeunes contre la
condition ouvrière qui tue la jeunesse(21). Aujourd’hui, ces jeunes sont
davantage confrontés au problème de l’exclusion que de l’aliénation
par le travail. Ils doivent gèrer plutôt une nouvelle tension de la postmodernité : inclusion vs exclusion.
Les stratégies linguistiques identitaires de ces jeunes peuvent également avoir un effet économique. Elles risquent tout d’abord d’ac- 21)- François Dubet,
“Ouvriers, ouvrières”,
centuer leurs difficultés d’insertion professionnelle. En effet, leurs Autrement, n° 126
origines sociales stigmatisées, reconnaissables à de nombreux signes
distinctifs – à commencer par la difficile maîtrise de la langue – les
disqualifient d’avance dans la course à l’emploi(22). Ainsi, ces pra- 22)- Azouz Begag, op. cit.,
p. 36
tiques linguistiques peuvent accroître leur situation de précarité économique et de désaffiliation sociale, et accentuer le processus d’exclusion qu’ils connaissent déjà. Elles risquent d’accroître l’écart qui
se creuse entre une majorité de jeunes qui poursuit des études au
niveau du baccalauréat, et la minorité dont ils font partie qui continue de quitter le système scolaire sans aucune formation professionnelle ni diplômes.
STRATÉGIES IDENTITAIRES
Les jeunes des banlieues, c’est-à-dire les jeunes des couches inférieures des classes populaires, affectés, souvent avec leurs familles,
par le chômage, la précarité, la désaffiliation et l’exclusion dans des
banlieues ouvrières désorganisées, caractérisées aujourd’hui par
l’expérience de la “galère”, développent depuis une dizaine d’années
une culture spécifique et utilisent un langage éloigné de la langue
dominante, c’est-à-dire scolaire. Ces phénomènes sont essentiellement identitaires, ils correspondent à une stratégie d’individus stig-
A PUBLIÉ
Dominique Baillet, “Les incivilités, en paroles et en actes”
Dossier Violences, mythes et réalités, n° 1227,
septembre-octobre 2000
Dossier Jeunesse et citoyenneté, n° 1196, mars 1996
Abdelhafid Hammouche, “Quartiers sans travail,
degré zéro de la sociabilité”
Dossier Cités, diversités, disparités, n° 1195, février 1996
François Chobeaux, “L’identité collective des jeunes en difficulté
d’insertion sociale”
Dossier Quêtes d’identités, n° 1180, octobre 1994
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MÉLANGES CULTURELS
23)- François Dubet, Didier
Lapeyronnie, Quartiers
d’exil, Paris, Puf, 1992.
matisés qui tentent de s’affirmer dans un espace social qu’ils souhaitent s’approprier, et cette attitude est en contradiction avec l’intégration à la société française, fondée sur l’unification linguistique
et culturelle.
Cependant, le conflit renforce le processus d’intégration(23) : ce
sont les luttes sociales qui ont intégré les ouvriers puis les immigrés
à la société globale. On peut faire alors l’hypothèse que ces conflits
linguistiques, et donc identitaires, permettront à court ou à moyen
terme d’intégrer ces jeunes de banlieue dans la société française.
D’autre part, le modèle d’intégration “à la française” et ses instruments institutionnels d’intégration (État providence, école républicaine, syndicats, armée, partis politiques, etc.) est en crise. Si ces
instances ne permettent pas l’intégration réelle de ces jeunes, c’està-dire leur participation à la vie collective, plus précisément à la vie
économique et sociale, ces derniers n’ont-ils pas comme seul recours
l’édification de communautés culturelles, non pour s’opposer frontalement à la société globale, mais pour s’y intégrer sur le modèle
non pas républicain, universaliste et individuel, mais sur le modèle
✪
américain, communautaire et collectif ?
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