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MÉLANGES CULTURELS
LALANGUE DES BANLIEUES”,
ENTRE APPAUVRISSEMENT
CULTUREL ET EXCLUSION SOCIALE
par
Dominique Baillet,
sociologue,
université Paris-V
Emprunts aux langues d’origine des immigrés, utilisation du verlan,
distorsions diverses... Le langage utilisé par les jeunes des quartiers dits
“sensibles” est souvent présenté comme une manifestation de leur inven-
tivité culturelle. L’auteur y voit plutôt un processus d’auto-exclusion
chez des jeunes sans qualifications, une stratégie identitaire pour des
adolescents stigmatisés, maîtrisant mal la langue scolaire et qui n’ont
plus que la bande, le groupe de pairs, pour s’affirmer collectivement.
Le terme de banlieue évoque des quartiers “difficiles”, des zones
“sensibles”, des “jeunes en difficultés”, des problèmes de violence et
de délinquance, l’existence de “ghettos” ou encore la progression de
l’islamisme. La banlieue est perçue et représentée par les médias,
mais aussi par la majorité de la population française, comme une zone
de non-droit, un espace d’exclusion sociale, un “non-lieu”, selon l’ex-
pression de Marc Augé(1). Mais de quelle banlieue, de quels jeunes
s’agit-il ? Il est question ici des banlieues populaires industrielles,
où la population ouvrière et d’origine ouvrière est relativement
importante et où se concentrent les problèmes économiques et
sociaux de notre temps : chômage de longue durée, précarité, crise
du lien social, processus d’exclusion et de marginalisation. Ces
espaces concentrent des adolescents, fils d’ouvriers spécialisés,
d’employés de services ou de chômeurs, bref, des jeunes qui forment
les couches inférieures des classes populaires. Mais qu’ils soient fran-
çais d’origine française, français d’origine étrangère ou étrangers,
ils vivent dans les mêmes conditions économiques et sociales de pré-
carité, et ont en commun une culture jeune suburbaine, proche de
celle de la “galère”, qui est, selon François Dubet, le résultat de la
décomposition des banlieues rouges, “ce qui reste de la vie juvénile
lorsque le monde populaire n’est plus organisé autour de l’expé-
rience ouvrière”(2). Même si leurs langues d’origine peuvent être
diverses, de nombreuses enquêtes montrent que l’ensemble de ces
jeunes utilisent un même langage. Peut-on affirmer pour autant qu’il
existe une langue des banlieues ?
Ce langage des jeunes des catégories populaires urbaines a-t-il une
spécificité socioculturelle particulière ? Est-il historique et culturel,
emprunte-t-il des expressions populaires ou argotiques traditionnelles,
1)- Marc Augé, Non-lieux,
Seuil, Paris, 1992.
2)- François Dubet,
La galère, Fayard, Paris, 1987.
ou bien est-il intrinsèquement lié, voire produit par les dysfonction-
nements et la crise économique et sociale de la France contempo-
raine ? Autrement dit, est-il l’expression d’une nouvelle culture
populaire et d’une identité spécifique, ou le produit des processus
de marginalisation, de précarisation et d’exclusion sociales actuels ?
Pour finir, correspond-il à une forme d’hostilité au modèle d’inté-
gration français, fondé sur l’unité culturelle et linguistique, s’appa-
rente-t-il à une stratégie d’opposition à la langue dominante employée
par les dominants, ou bien est-ce un moyen de refonder une nouvelle
communauté culturelle juvénile ?
RÔLES ET ATTITUDES SONT RITUALISÉS
Les jeunes résidant dans les quartiers populaires des banlieues
ouvrières françaises forment un groupe social stigmatisé, affligé du
stigmate “jeunes de banlieue”. La question est de savoir alors com-
ment ils vont réagir à cette situation. Pour interpréter leurs réac-
tions, il faut prendre en compte le problème des “contacts mixtes”,
où “normaux” et “stigmatisés”(3) se trouvent physiquement en pré-
sence les uns des autres. Les “normaux” sont en l’occurrence les ensei-
gnants, les travailleurs sociaux et les habitants, qui forment la com-
munauté de voisinage et appartiennent aux fractions supérieures des
catégories populaires (ouvriers qualifiés, employés) et aux catégo-
ries moyennes (professions intermédiaires).
Fréquentant pour la plupart l’école républicaine, ces élèves
connaissent un semi-échec scolaire, parviennent difficilement à
obtenir un baccalauréat technique ou professionnel, voire font l’ex-
périence de l’échec scolaire dès le collège (redoublement, orienta-
tion scolaire vers l’enseignement technique précoce et subie, etc.).
En raison de leurs problèmes familiaux (divorce des parents, familles
monoparentales), de leur vision incertaine et difficile de l’avenir, de
leur rejet des normes scolaires dominantes et du modèle du travail
ouvrier, et enfin de leurs ressources souvent liées à des conduites
déviantes (vol à la tire, trafic de cannabis), ils peuvent en arriver à
considérer la vente de drogue comme un modèle de réussite alter-
natif à celui incarné par l’école. Ces jeunes développent une culture
du territoire : ils font du dehors, qui est la rue, un dedans qui devient
alors leur propre territioire. Là, ils partagent un même passé et
connaissent une socialisation intragénérationnelle qui passe plutôt
par le groupe de pairs que par l’école ou le travail, et s’engagent dans
des pratiques sociales souvent illicites. Cette culture du territoire se
manifeste aussi par l’appropriation de micro-espaces résidentiels
(halls, entrées d’immeubles), dans lequel ils élaborent des rôles et
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3)- Erving Goffmann,
Stigmates, Minuit, Paris,
1975.
des attitudes ritualisés : ils évoluent selon des règles informelles de
sociabilité, des modes d’échange et des façons de “faire territoire”(4).
Ils se caractérisent enfin par un “langage des banlieues”, présenté
par les médias et les chercheurs d’aujourd’hui comme un nouveau phé-
nomène socio-urbain. Mais ce langage n’est pas uniforme. Des enquêtes
sociologiques effectuées en banlieue lyonnaise(5) et en banlieue pari-
sienne, comme celle que nous avons réalisée en 1994-1995 sur les
jeunes militants d’origine maghrébine(6), ont montré que certaines
expressions étaient circonscrites à une région ou à une banlieue spé-
cifique. Notre enquête, par exemple, a signalé que le terme “beur”,
ou celui, en verlan, de “rebeu”, était devenu un mot courant qui a
connu un certain succès en banlieue parisienne à partir des années
quatre-vingt, alors que d’autres sociologues ont montré qu’aux alen-
tours de Lyon, il était rejeté et considéré comme un “parisianisme
caricatural”. Azouz Begag a donc raison de souligner qu’il n’existe
pas, en fait, un langage des banlieues, mais “un esprit périphérique”
qui se définit en référence réactive à “la société centrale”(7).
LANGUE DES BANLIEUES,
LANGAGES DE FRONTIÈRES
Ce langage n’est pas spécifique à cette population ni à sa situation
sociale et géographique. Il renvoie à d’autres populations, d’autres
situations temporelles, sociales et géographiques, nationales. Il a en
effet emprunté à la fois à l’argot populaire des années soixante, à la
langue des Gitans, comme l’attestent les mots se terminant par “ave”
(“chouraver”, pour “voler”), à l’anglais (“destroille”, francisation du
verbe anglais “to destroy”), et à des parlers comme le verlan : “vénèr”,
pour énervé. Cela dit, ce langage a ses caractéristiques propres liées
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4)- Michel Kokoref,
“La dimension spatiale
des modes de vie des jeunes”,
Sociétés contemporaines,
1995.
5)- Adil Jazouli,
Une saison en banlieue,
Plon, Paris, 1995.
6)- Dominique Baillet,
“Le militantisme des jeunes
d’origine maghrébine
en région parisienne depuis
1973 : le passage du
politique à l’économique”,
Dominique Schnapper (dir.),
EHESS, Paris, 1998.
7)- Azouz Begag, “Trafic
de mots en banlieue :
du nique ta mère au plait-il ?”,
Migrants-Formations,
mars 1997, pp. 32-33.
à l’origine culturelle de ces jeunes, maghrébine ou africaine, qui les
conduit à s’exprimer à la maison avec leurs parents en arabe, en kabyle,
en wolof, c’est-à-dire dans une langue maternelle différente du fran-
çais, et donc à transformer la langue de l’école. En puisant leur lan-
gage parlé dans deux registres linguistiques différents souvent mal maî-
trisés, ils créent un espace linguistique
dans lequel se nourrit cette “langue des
banlieues” ou, pour reprendre les termes
d’Azouz Begag, ce “langage de frontière”
entre le français et l’arabe dialectal(8).
Ce langage est souvent assimilée à
des mots, des expressions, des intona-
tions, des insultes, des “vannes” ou encore du verlan, mais pas à une
langue en tant que telle. Or, une langue, c’est aussi une syntaxe, une
grammaire et un usage qui correspondent à une culture et à des
valeurs. En fait, dans les formes verbales utilisées par ces jeunes, se
lit tout un rapport à la langue, une façon de vivre, une manière de
voir, de comprendre le monde, qui peut apparaitre antagoniste avec
les valeurs véhiculées par l’école.
La thèse du “handicap socioculturel”, qui consiste à expliquer
l’échec scolaire des enfants des familles populaires par le déficit cultu-
rel et linguistique(9), est remise au goûr du jour par les enseignants
qui ne reconnaissent pas ce langage, que l’on peut considérer comme
dominé et populaire, comme une langue légitime. Ces enseignants mani-
festent une certaine condescendance à son égard en la qualifiant de
pauvre, d’inadaptée à l’école, de pénalisante, de responsable de leur
échec scolaire. Car les formes de cette langue ne sont pas reconnues
par l’institution scolaire. En fait, elles renvoient non seulement à une
familiarité plus grande avec l’oralité, mais aussi à une résistance aux
pratiques d’écriture, car elles se sont développées au sein d’un groupe
de jeunes provenant des milieux populaires, dont la culture est cen-
trée sur l’oral et sur le concret. Elles diffèrent ainsi des pratiques langa-
gières des jeunes des classes moyennes et supérieures, issues quant à
elles des modes de socialisation familiaux. Ainsi, ces “jeunes de ban-
lieue” sont, plus que les autres jeunes citadins, dans une relation conflic-
tuelle avec les exigences et les pratiques du système scolaire.
DES INSULTES LUDIQUES
Élaborant des stratégies d’affirmation d’une identité culturelle
conflictuelle par le biais du langage, ils se définissent par le lan-
gage du groupe auquel ils appartiennent et s’opposent aux pratiques
culturelles des jeunes issus des classes moyennes et supérieures.
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Le plaisir de maltraiter
le français appris à l'école correspond
à une revendication d'auto-exclusion,
à travers une langue hermétique
aux étrangers du groupe.
8)- Ibid, p. 33-34.
9)- Maryse Tripier, Fuir
ou construire l’école
populaire ?, Méridien, Paris,
1986, p. 72.
Ainsi, de nombreux jeunes français d’origine européenne habitant
ces quartiers défavorisés parlent volontairement comme des jeunes
d’origine maghrébine. Ils ne souhaitent pas d’abord marquer leur
appartenance au même groupe, mais plutôt exprimer une opposi-
tion à d’autres groupes. Ils s’identifient aux mots, aux expressions,
aux “slogans” qu’ils prononcent. Ils s’opposent également à la
société dominante en faisant usage d’une langue outrageante,
véhémente, parfois teintée d’une certaine cruauté ou crudité. Dans
certains lieux, ils développent des pratiques langagières qui trans-
gressent les règles : ils discutent entre eux à haute voix dans les
bibliothèques publiques, profèrent des injures dans les transports
en commun, etc.
Ils utilisent aussi des insultes, mais la plupart du temps d’une
manière ludique, et les usages considérés comme vulgaires ne sont
pas toujours jugés comme tels par ceux qui les produisent(10). En
d’autres termes, ils manient le langage sous la forme de joutes, la
parole remplaçant le glaive médiéval. En s’échangeant des “vannes”,
ils se lancent entre eux des défis, ils souhaitent mettre en valeur
leur habileté oratoire, et surtout ne pas “perdre la face”(11). Cette
interaction avait lieu à l’intérieur du groupe, mais depuis quelques
années, son cadre s’est déplacé : “La technique du défi, de la joute,
de la transgression s’exerce non seulement dans le groupe de
pairs, mais envers les adultes, et particulièrement les représentants
des institutions présents sur le terrain où ont lieu les interac-
tions”(12). Les jeunes s’adressent ainsi aux enseignants, aux tra-
vailleurs sociaux ou aux policiers, avec autant de véhémence qu’à
leurs pairs. Ils ont donc perdu les repères qui permettent à un indi-
vidu d’adapter son discours à la situation, à l’interlocuteur et à un
but précis. Autrement dit, leurs actes langagiers ne constituent pas
des actions rationnelles en vue d’une fin, pour reprendre la célèbre
typologie des actions de Max Weber(13), mais plutôt des “actions non
logiques”, par opposition aux actions logiques, si l’on se réfère à la
terminologie de Vilfredo Pareto(14).
AFFIRMATION COMMUNAUTAIRE
ET CONTRE-CULTURE
Les jeunes mobilisent également des stratégies consistant à affir-
mer une identité communautaire. En effet, le langage fonctionne pour
eux comme un refuge, un lieu de repli sur l’entre-soi. Il permet l’af-
firmation d’une communauté, les “stigmatisés”, qui s’oppose à celle
des “initiés” ou des “normaux” : les autres, les adultes, les journa-
listes, les éducateurs, les policiers, les hommes politiques, les pro-
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10)- Élisabeth Bautier,
“Usages identitaires
du langage et apprentissage”,
Migrants-Formations,
mars 1997, p. 5-17.
11)- Erving Goffman,
Les rites d’interaction,
Minuit, 1974, p. 15.
12)- Claudine Dannequin,
“Outrances verbales ou mal
de vivre chez les jeunes des
cités, Migrants-Formations,
mars 1997.
13)- Max Weber, Essais
sur la théorie de la science,
Paris, Plon, 1992.
14)- Vilfredo Pareto,
Traité de sociologie générale,
Droz, 1969.
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