Ainsi, de nombreux jeunes français d’origine européenne habitant
ces quartiers défavorisés parlent volontairement comme des jeunes
d’origine maghrébine. Ils ne souhaitent pas d’abord marquer leur
appartenance au même groupe, mais plutôt exprimer une opposi-
tion à d’autres groupes. Ils s’identifient aux mots, aux expressions,
aux “slogans” qu’ils prononcent. Ils s’opposent également à la
société dominante en faisant usage d’une langue outrageante,
véhémente, parfois teintée d’une certaine cruauté ou crudité. Dans
certains lieux, ils développent des pratiques langagières qui trans-
gressent les règles : ils discutent entre eux à haute voix dans les
bibliothèques publiques, profèrent des injures dans les transports
en commun, etc.
Ils utilisent aussi des insultes, mais la plupart du temps d’une
manière ludique, et les usages considérés comme vulgaires ne sont
pas toujours jugés comme tels par ceux qui les produisent(10). En
d’autres termes, ils manient le langage sous la forme de joutes, la
parole remplaçant le glaive médiéval. En s’échangeant des “vannes”,
ils se lancent entre eux des défis, ils souhaitent mettre en valeur
leur habileté oratoire, et surtout ne pas “perdre la face”(11). Cette
interaction avait lieu à l’intérieur du groupe, mais depuis quelques
années, son cadre s’est déplacé : “La technique du défi, de la joute,
de la transgression s’exerce non seulement dans le groupe de
pairs, mais envers les adultes, et particulièrement les représentants
des institutions présents sur le terrain où ont lieu les interac-
tions”(12). Les jeunes s’adressent ainsi aux enseignants, aux tra-
vailleurs sociaux ou aux policiers, avec autant de véhémence qu’à
leurs pairs. Ils ont donc perdu les repères qui permettent à un indi-
vidu d’adapter son discours à la situation, à l’interlocuteur et à un
but précis. Autrement dit, leurs actes langagiers ne constituent pas
des actions rationnelles en vue d’une fin, pour reprendre la célèbre
typologie des actions de Max Weber(13), mais plutôt des “actions non
logiques”, par opposition aux actions logiques, si l’on se réfère à la
terminologie de Vilfredo Pareto(14).
AFFIRMATION COMMUNAUTAIRE
ET CONTRE-CULTURE
Les jeunes mobilisent également des stratégies consistant à affir-
mer une identité communautaire. En effet, le langage fonctionne pour
eux comme un refuge, un lieu de repli sur l’entre-soi. Il permet l’af-
firmation d’une communauté, les “stigmatisés”, qui s’oppose à celle
des “initiés” ou des “normaux” : les autres, les adultes, les journa-
listes, les éducateurs, les policiers, les hommes politiques, les pro-
N° 1231 - Mai-juin 2001 -
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MÉLANGES CULTURELS
10)- Élisabeth Bautier,
“Usages identitaires
du langage et apprentissage”,
Migrants-Formations,
mars 1997, p. 5-17.
11)- Erving Goffman,
Les rites d’interaction,
Minuit, 1974, p. 15.
12)- Claudine Dannequin,
“Outrances verbales ou mal
de vivre chez les jeunes des
cités, Migrants-Formations,
mars 1997.
13)- Max Weber, Essais
sur la théorie de la science,
Paris, Plon, 1992.
14)- Vilfredo Pareto,
Traité de sociologie générale,
Droz, 1969.