Article pour l’obtention du Master 2 d’Anthropologie sociale et historique Recherche effectuée avec le soutien du ministère de la culture et de la communication Taconeos et bata de cola à Toulouse La danse flamenca et ses enjeux identitaires Sarah De Oliveira Sous la direction de Claudine Vassas EHESS Année 2006-2007 1 Les cigales nettes Comme des Carmen Jouent des castagnettes Sur leur abdomen Et le vent se pâme En longs soubresauts Comme une Gitane Dans un flamenco Et le vent se pâme (Claude Nougaro) 2 La danse flamenca à Toulouse : comment aborder ce phénomène ? A travers la question de la mémoire de l’immigration espagnole ? Celle d’un « patrimoine immatériel culturel » propre à un groupe ? Celle des relations interculturelles ? Celle de l’acte de danser ? Ou bien encore celle des représentations attachées à cette forme chorégraphique ? Cet article a pour objet la compréhension des enjeux de cette danse dans la construction identitaire des immigrés espagnols et plus particulièrement de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Une construction identitaire qui n’est jamais finie, qui va et vient entre crise et épanouissement car, en ce qui concerne l’identité, l’unité et la continuité ne sont jamais acquises. Dès lors, l’identité se doit d’être étudiée en tant que « foyer virtuel » (Lévi-Strauss, 1977, p.228) qui n’existe pas mais auquel on croit et qu’on a besoin d’utiliser pour vivre et agir avec les autres. Ce rapport entre celui qui est identifié et celui qui identifie, où l’identifiant peut aussi être soi-même, donne lieu à des identités multiples. C’est de la configuration dynamique de toutes ces différentes identifications que naît l’identité personnelle. Or, en tant qu’art, et d’autant plus en tant qu’art de spectacle, la danse flamenca à Toulouse montre sans cesse son caractère d’objet « destiné à » et ce dans un cadre interculturel entre Espagnols issus de l’immigration et Français. J’essaierai alors de montrer en quoi, danser le flamenco à Toulouse est une occasion pour ces Espagnols de s’identifier à leur culture d’ « origine » et d’être identifiés comme détenteurs de cette culture. Les guillemets qui encadrent le mot « origine » sont là pour rappeler la virtualité de ce terme car, comme l’a montré J. L. Amselle (2001b, p.26), les cultures du monde sont depuis toujours l’objet d’un continuel brassage, de sorte que celles d’aujourd’hui ne portent que sur des produits résultant des collages antérieurs et non sur des segments originaires de cultures : « Un patchwork de patchwork en quelque sorte… ». Je n’aborderai donc pas la danse flamenca en tant que pratique artistique corporelle, mais comme fait social, comme siège et vecteur de représentations symboliques. Il ne s’agit pas pour autant de nier le simple goût de la technique ou de la création ; il s’agit simplement d’une approche parmi tant d’autres envisageables – et souhaitables – pour comprendre ce phénomène. Qui plus est, d’autres chercheurs, tels que G. Didi-Huberman (2006) ou T. Martinez de la Peña (1969), ont déjà abordé la danse flamenca dans cette perspective qu’on pourrait qualifier d’esthétique. Mais ces travaux sont des exceptions dans la mesure où la grande majorité des recherches sur le flamenco concerne la musique. C’est donc dans le domaine musical que les enjeux identitaires ont été étudiés. Ils l’ont largement été en Andalousie par des anthropologues comme Thède (1999) ou Fayssinet (1994, p.12) pour qui « le flamenco fonctionnerait comme un signifiant à plusieurs signifiés, dont les deux fondamentaux seraient l’un andalou, l’autre gitan ». Avec la constitution de gouvernements 3 autonomes en 1978, de nombreux anthropologues espagnols se sont également intéressés au flamenco comme vecteur d’une identité andalouse régionale. Hors des frontières andalouses, la problématique de l’identité a fait l’objet de travaux sur les relations entre Gitans et flamenco dans le Midi français. En revanche, dans le sud-ouest, la participation de cette danse aux stratégies identitaires des Espagnols n’a pas encore été étudiée. Or, dans un premier temps, on verra qu’à Toulouse la danse flamenca actuelle, en tant que fruit de différentes immigrations espagnoles, offre aux dernières générations une occasion de s’approprier un fragment de leur « culture d’origine » - fragment particulièrement emblématique de l’Espagne. Je montrerai ensuite en quoi la différenciation culturelle mise en place par cette pratique participe à la construction identitaire des jeunes espagnols, et des moins jeunes ; mais également quelles en sont ses limites. C’est en prenant moi-même des cours de flamenco depuis deux ans, que j’ai pu constater certaines spécificités justifiant l’étude de l’enjeu identitaire présent dans cette pratique. J’ai alors approfondi mon travail de terrain, pendant sept mois, entre 2006 et 2007, en assistant aux cours d’autres écoles et en m’entretenant avec un certain nombre de danseurs et de musiciens. La première particularité constatée réside dans l’organisation des cours au sein d’ « académies » flamencas. Qu’entend-on par « académie » ? Il s’agit d’écoles de danse flamenca avec un fonctionnement strictement structuré : deux à trois cours quotidiennement assurés dans lesquels sont répartis selon le niveau (débutant, moyen, avancé) une centaine d’élèves en moyenne. Or, si Toulouse n’est peut-être pas la ville française qui compte le plus grand nombre de cours de danse flamenca, elle est celle qui compte le plus grand nombre d’académies : sept d’après mon recensement. A Paris par exemple, les cours de flamenco sont nombreux mais ils prennent place dans des centres de danse, à côté des cours de salsa, de hiphop, de modern’ jazz… A Nîmes, où les cours de flamenco sont également nombreux, ils se font soit dans des centres comme à Paris, soit au sein d’associations. Mais, si à Toulouse, les académies ont une résonance particulière, d’autres cours de flamenco ont également lieu au sein de structures telles que l’université du Mirail, le centre de danse James Carlès ou encore des associations espagnoles telles que Casa de España ou ¡Animo!, chacun ayant une vingtaine d’élèves. Ces différentes formes donnent lieu à deux courants distincts : d’un côté celui, dominant, des académies, et de l’autre celui, plus marginal, des « détracteurs » du modèle académique. Comme le montre la carte de Toulouse ci-après, ces deux courants conduisent à la multiplication des lieux de danse flamenca (indiqués par des points rouges sur le plan) offrant à tous les quartiers de la ville sa « place flamenca ». 4 5 La seconde spécificité de ces cours toulousains réside dans la proportion d’élèves et de professeurs d’origine espagnole, essentiellement des femmes. Or, cette proportion est bien plus élevée que dans n’importe quelle autre ville française. A Paris ou à Marseille, les danseurs sont d’origines plus variées, on trouve notamment un assez grand nombre d’asiatiques. Rien de surprenant à cela : la composition ethnique des cours de flamenco est à l’image de la ville. Ainsi, huit des neuf professeurs interrogés ont des origines espagnoles et, parmi les élèves, quatre sont Espagnols et trois sont Français. Or, d’après les propos de chacun, cet échantillon semble représentatif de la part respective des Français et des Espagnols parmi les élèves, chacun représentant environ la moitié des effectifs. Dans un souci de lisibilité, je parlerai tout au long de cet article de Français et d’Espagnols, « Espagnols » désignant alors généralement des personnes issues de l’immigration espagnole. La danse flamenca : un héritage de l’immigration Commençons par voir comment la danse flamenca s’est implantée à Toulouse. Pour ce faire, un détour par l’histoire migratoire des Espagnols vers Toulouse est indispensable. L’évènement migratoire qui a le plus marqué la ville durant le XXe siècle est celui de la grande vague des Républicains espagnols de 1939, également appelée « la Retirada ». De nombreux chercheurs, notamment des historiens, se sont intéressés à cette immigration ; je m’appuierai particulièrement sur deux de leurs travaux : celui de G. Armand-Dreyfus (1999) et celui de L. Domergue (1999). Mais, si cette vague est bien la plus importante – environ 200000 réfugiés1 – on oublie souvent que les premiers Républicains fuyant la guerre civile sont arrivés en 1936 avec la prise du Pays-Basque par les généraux insurgés, suivis en 1937 par les Espagnols des Asturies, et en 1938 par ceux du Haut-Aragon. A la suite de cette immigration politique, l’immigration espagnole ira croissant, en particulier à partir de 1955 avec l’arrivée de migrants dits « économiques », et ce jusqu’au milieu des années soixante. Mais, les relations et les échanges entre Toulouse et l’Espagne sont bien plus anciens. Déjà au Ve siècle, le royaume Wisigoth, dont la première capitale était Toulouse, s’étendait du centre de la France au sud de l’Espagne ; par la suite ce royaume donnera lieu à des conflits entre Toulouse et l’Espagne. Il ne faut pas non plus oublier les multiples échanges commerciaux en place dès le deuxième siècle. Puis, c’est en réalité au début du XIXe siècle qu’arrivent les premiers migrants politiques : les « afrancesados », partisans de Bonaparte 1 Chiffre de l’ambassade d’Espagne à Paris. 6 (1813), les libéraux (1814 et 1823), les carlistes (1833, 1849, 1876), les progressistes (1866), les républicains (1874) et les anarchistes (fin XIX°, début XX° siècle). C’est en partie cette ancienneté des flux migratoires espagnols vers Toulouse qui explique le choix de cette ville par les nouveaux arrivants des deux grandes vagues migratoires du XXe siècle. C’est dire si ces deux cultures – françaises et espagnoles – se sont bâties dans un mouvement d’échanges, parfois amicaux, parfois conflictuels. Ainsi, on peut supposer que l’implantation des Républicains de la Retirada dans les différents domaines de la vie locale ait été favorisée par les liens étroits unissant, depuis des siècles, la ville à l’Espagne. Les réfugiés de la Retirada ont en effet fortement marqué la ville par leurs multiples activités politiques, associatives et culturelles. Non sans paradoxe, ces différents rassemblements ont joué un rôle important de sauvegarde identitaire tout en permettant aux Espagnols de trouver une inscription plus facile dans la société française. C’est notamment le cas des différents mouvements politiques tels que la CNT (Confédération Nationale du Travail) ou le MLE (Mouvement Libertaire Espagnol). Si ces réfugiés constituaient un courant homogène quant à leur antifranquisme commun, des divisions existaient entre socialistes, nationalistes basques, nationalistes catalans, communistes, et anarchosyndicalistes. De ces divisions naîtront de multiples organisations politiques au sein desquelles les Catalans sont les plus nombreux, comme en témoigne le Centre d’études économiques et sociales Toulouse-Barcelone, créé après la seconde guerre mondiale ou encore les trois Casals català qui coexistaient à ce moment-là à Toulouse. Dans ces luttes politiques, l’art et la culture prennent rapidement la première place : une « culture de l’exil » (L. Domergue et A. Alted, 1999, p. 56) se met alors en place. Petite précision terminologique : à l’exception de cette « culture de l’exil », je parlerai toujours de ces activités comme artistiques et culturelles afin d’éviter les confusions entre les deux sens du terme « culture ». Pour en revenir à mon propos, il faut noter que déjà dans les camps d’internement administratif, où ont été placés les Républicains avant d’obtenir le statut de réfugiés politiques en 1945, les activités culturelles et artistiques concernaient de nombreux internés. C’est ici l’occasion de préciser que, contrairement à ce que voudrait faire croire le travail officiel de mémoire actuel, cette immigration ne s’est pas toujours faite avec le soutien des populations locales, elle a aussi donné lieu à un certain racisme et à certaines discriminations. Toujours est-il que cet enracinement dans une culture hispanique libérale a certainement constitué, au-delà des clivages idéologiques, un ciment essentiel de la cohésion identitaire de l’exil espagnol. 7 Ces cultures de l’exil étaient surtout entretenues dans de nombreuses associations, souvent à caractère festif, créées dès 1939. Ces dernières connaîtront une éclipse pendant la guerre, puis ressurgiront en 1944 témoignant de l’importance revêtue par la culture. Dès les années cinquante, des concours et des expositions de peintures, de dessins, de photographies, d’artisanat et de sculptures ont été organisés officiellement. Etaient également mis en place des ballets, des danses populaires, des zarzuelas2 et notamment des spectacles théâtraux. C’est sans compter l’importance, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de la presse avec la publication de périodiques tels que « España libre » ou « Hoy ». L’activité de tous ces groupes faisant état d’une appartenance politique forte va commencer à perdre son caractère éminemment politique au début des années 1960, avec les changements des conditions de vie : vague migratoire d’immigrés dits « économiques », moins engagés politiquement, vieillissement des exilés de 1939, intégration croissante et amélioration de la situation professionnelle. Apparaissent alors des associations sans but politique précis telle que l’association des Amis du Théâtre Espagnol, créée en 1959, qui fera venir des troupes de théâtre indépendant attaquées en Espagne. La création de ces nouvelles associations est alors favorisée par l’Etat-providence qui, en se dégageant, encourage du même coup la floraison de structures, telles que les associations, qui ont pour mission de gérer le social à sa place et qui prennent souvent appui sur des cadres communautaires (Amselle, 2001a, p.54). Mais le combat politique des Espagnols ne se termine vraiment qu’à la mort de Franco en 1975 et le triomphe de la démocratie en 1977. Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, même si quelques organisations telles que la CNT, ou une Casal català, existent encore, les partis politiques ne jouent plus le même rôle. En revanche, certains éléments du secteur associatif créé par les Républicains espagnols sont toujours là. C’est par exemple le cas de la Casa de España qui réunit une dizaine d’associations (Iberia cultura, Casa de Aragón, Antiguos guerrilleros, Ballet andaluz, Andalucía en Toulouse, Casa de Galicia…) où les survivants de la Retirada et leurs descendants côtoient des immigrés espagnols arrivés dans les années 1950 ou 1960. A titre d’exemple, le directeur actuel de la Casa de España est arrivé à Toulouse en 1962 et non pendant la Retirada. Voyons à présent quelle place occupait la danse flamenca dans cette culture de l’exil. Pour ce faire, je retracerai le parcours du flamenco de son lieu de naissance jusqu’à Toulouse. La musique et le chant flamencos naissent et se développent au sein de la société andalouse de 2 Une zarzuela est une forme théâtrale espagnole populaire qui associe musique, chant et dialogues. 8 la fin du XVIIIe siècle dans le grand triangle du Guadalquivir formé par Cordoue, Séville et Cadix. Ce chant et cette musique s’inspirent à la fois du folklore local et national et du drame social des Gitans. Originellement hybride, on trouve dans le flamenco des éléments de musique orientale, grecque, byzantine, syrienne, judaïque, arabe… (M. Bois, 1999, p.28). Au départ, les représentations sont semi-publiques, puis elles ont lieu dans les marchés et les tavernes de Gitans et d’Andalous marginaux. Le spectacle surgit vers 1838 avec les bailes de candil3 et les exhibitions payantes dans les salons. C’est à ce moment là – dans la première moitié du XIXe siècle – que la danse apparaît. C’est alors que commence l’ « âge d’or » du flamenco ; avec la création des cafés-cantantes, et de leurs tablaos4, propulsés par la mode européenne des cafés et du Romantisme. De 1847 à 1920, ces cafés-cantantes vont donner lieu à la professionnalisation du flamenco. Celui-ci va alors s‘étendre à la Castille, aux Asturies, à la Catalogne, et Madrid constituera un pôle important. A partir de 1922, le flamenco s’élargit au théâtre et perd de son caractère marginal : la opera flamenca est inventée et les ballets flamencos se multiplient. Apparaissent alors les premières compagnies de danse organisant des tournées mondiales. Ainsi, des spectacles de ce type viennent se produire à Paris, à l’exemple de la Argentina, autant bailarina que bailaora5. C’est par ce biais là que la danse flamenca fait ses premiers pas en France et certaines danseuses toulousaines célèbres sont directement issues de ce milieu parisien. C’est notamment le cas de La Joselito, réfugiée politique, qui viendra à Toulouse en 1974 sous l’impulsion de son guitariste Pedro Soler6. Il faut souligner à ce propos que le milieu de la danse flamenca et celui de la musique sont étroitement liés et de nombreuses danseuses trouvent leur place dans le milieu flamenco par l’intermédiaire de leur guitariste. Par exemple, si Anne-Lise, le seul professeur français de Toulouse, a pu se faire connaître et trouver une certaine légitimité, c’est en grande partie parce qu’elle vit avec Paco Ruiz, un guitariste espagnol renommé. Pour en revenir à la Joselito, elle enseignera la danse pendant deux ans au Théâtre du Ballet puis dix ans à la Casa de España. Mais elle n’est pas la première professionnelle à donner des cours à Toulouse. Déjà, à la fin des années 1940, Amparito, également réfugiée politique, enseignait dans des dancings à quelques Espagnols, comme en 3 Il s’agit d’anciennes fêtes paysannes andalouses qui, au XVIIIe siècle, deviendront les fandangos, eux-mêmes intégrés au flamenco. 4 Petit estrade de bois 5 Le vocabulaire espagnol distingue la danseuse « classique » dite « bailarina » de la danseuse de flamenco appelée « bailaora ». Cette distinction est également faite chez les chanteurs : les cantaores sont les chanteurs de flamenco, alors que les autres sont appelés cantantes. 6 Les Soler et les Pradal, étroitement liés, sont deux familles qui ont joué et jouent encore un rôle-clé dans la reconnaissance du flamenco à Toulouse. Toutes deux sont arrivées en France avec les réfugiés politiques. 9 témoigne Michèle Broda7, chorégraphe et danseuse contemporaine ayant fait ses premiers pas chez elle à l’âge de huit ans : « blonde aux yeux bleus, on me remarquait dans ces cours au milieu de ces espagnoles avec les cheveux bien bruns». A cette époque, ces cours s’inscrivaient dans la « culture de l’exil » et, par conséquent, avaient une portée intrinsèquement politique. Ainsi, comme elle le précise : « On apprenait un peu les palmas8 mais enfin on chantait plus «Aïe Carmela» ». De même, Amparito participait aux manifestations culturelles organisées par les associations de réfugiés. Au-delà des danseuses professionnelles, les archives révèlent bien la présence de cette danse dans les bals ou les spectacles organisés par ces associations. Mais, elle n’avait pas une place privilégiée, elle se pratiquait au même titre que d’autres danses régionales telles que les jotas, les valenciennes ou les farrucas. A partir de 1986, avec la création par Isabel Soler de la première école officielle de flamenco appelée « Atelier Flamenco Andalou », une nouvelle pratique institutionnalisée se met en place. C’est en écho à cet atelier que naîtront, dès le début des années 1990, les grandes académies actuelles. Or, deux des professeurs actuels, appartenant à la deuxième génération de réfugiés politiques, Juan Jimena et Corinne, ont été formés par La Joselito. Deux autres, de la troisième génération de cette même immigration, Fani Fuster et Soledad Cuesta, ont fait leurs premiers pas dans le flamenco auprès d’Isabel Soler. Ce sont ces anciens élèves, qui ont ensuite enseigné le flamenco aux plus jeunes professeurs actuels : Corinne était le professeur de Carine et d’Anne-Lise, et Juan celui d’Isabelle. Il y a donc bien eu transmission de ce patrimoine d’une génération à l’autre, et ce sont aujourd’hui les deux dernières qui se partagent l’enseignement de cette danse : trois professeurs, âgés de 26 à 38 ans, appartiennent à la troisième génération, et cinq, ayant entre 45 et 59 ans, sont de la deuxième. C’est l’occasion de préciser que si mon travail porte sur ces deux générations, l’ensemble des professeurs enseigne également à des enfants entre 8 et 16 ans. De plus, les cours pour adultes donnent lieu à une certaine mixité d’âges : si la majorité est bien constituée de jeunes filles entre 20 et 35 ans, on trouve dans tous les cours quelques élèves ayant entre 40 et 60 ans. Ainsi, parmi ceux interrogés, cinq ont la trentaine et deux, Gérôme et Concha, ont la soixantaine. Ouvert à tous, « de 7 à 77ans », la danse flamenca doit son succès, entre autres, à sa capacité à rassembler les générations. 7 Afin de mieux connaître le parcours de cette danseuse, lire l’article de Claudine Vassas, « La danse traversière », paru dans Terrain n°35. 8 Frapper le rythme (le compás) avec les mains pour accompagner la musique. 10 Si aujourd’hui les académies de flamenco sont si nombreuses à Toulouse c’est donc grâce aux exilés qui ont défendu leurs valeurs républicaines, leur langue et leur culture. De même, comme le dit Paco Ruiz, guitariste flamenco et ami d’Anne-Lise, au sujet de ses parents issus de l’immigration économique, c’est en rejoignant d’autres Espagnols dans les associations que le flamenco a été entretenu : « Mes parents quand ils sont arrivés, ils ont rencontrés des Espagnols, parce qu’il y en avait beaucoup, et donc ils sont de suite allés dans des trucs comme Casa de España, des associations espagnoles et donc ils ont alimenté le flamenco comme ça ». Il est intéressant de noter, qu’à l’exemple de Paco, les trois musiciens/chanteurs interrogés pour cette étude sont tous issus de l’immigration économique : Mariano est de la première génération, Paco et Gabriel sont de la deuxième. Quant aux professeurs de danse, six sont issus de la Retirada, et deux de l’immigration économique. Enfin, trois des quatre élèves d’origine espagnole interrogés appartiennent à la troisième génération des réfugiés politiques, et une, Concha, est de la deuxième génération de cette même immigration. Au regard de cette catégorisation des nouveaux danseurs de flamenco, il semblerait que les immigrés dits « économiques » aient puisé dans l’héritage républicain tout en l’alimentant. On verra plus loin que les Français, qui constituent aujourd’hui la moitié des élèves, participent à l’essor de cet héritage particulier. La danse flamenca constitue donc une empreinte de l’histoire des Espagnols dans la ville – empreinte investie dans l’échange social, c’est-à-dire construite dans l’interface de la pratique et des représentations. On va voir à présent en quoi ce patrimoine constitue un matériau « vivant » dans lequel l’identité des Espagnols se construit. L’incorporation d’un emblème stéréotypant Si aujourd’hui le flamenco sert de référence identitaire aux jeunes issus de l’immigration espagnole c’est parce qu’il y a du jeu dans le système extrêmement complexe qu’est la culture, et ce jeu est l’interstice dans lequel se glisse la liberté des individus et des groupes pour « manipuler » la culture selon le contexte socio-historique (Cuche, 2004, p64). Et ce de telle manière que si l’identité est faite de mémoires, elle est surtout faite d’oublis (Laplantine et Nouss, 1997) ; le flamenco, en tant que fragment de « culture espagnole », est à la fois mémoire des « origines » et oubli de multiples autres traits de cette culture. Selon le contexte et la conjoncture historique, les Espagnols ont su reconstruire la multiplicité des éléments de leur identité en mettant en avant un élément plutôt qu’un autre. Cette sélection de traits culturels s’établit en fonction de l’opérationnalité des éléments de la culture espagnole 11 dans la société d’accueil française à tel moment donné de l’histoire. La « culture espagnole » se reconstruit ainsi à travers quelques symboles sélectionnés ; elle est constamment réinventée pour mieux servir les attentes de la société française. Si l’on comprend aisément pourquoi les organisations politiques étaient le point central d’identification des immigrés espagnols jusqu’aux années 1960, on va voir à présent pourquoi le flamenco, parmi d’autres activités artistico-culturelles, joue aujourd’hui ce rôle. Si le flamenco sert actuellement de « référent subjectif » (Ana Vasquez, citée par C. Pizeta, 2005, p.49) aux Espagnols c’est en grande partie parce qu’il s’est constitué en stéréotype, voire en emblème particulièrement fort et valorisant de l’Espagne. Relevant de l’imaginaire de l’altérité, la danse flamenca, en tant qu’emblème stéréotypé, permet une reconnaissance immédiate et positive de la culture espagnole – culture que la danseuse représente alors. Mais, comment cette danse a-t-elle acquis ce statut ? C’est d’abord avec la littérature des Romantiques, véhiculant le goût de cette époque pour les « espagnolades », que naîtra une certaine fascination pour une Espagne pittoresque et authentique symbolisée par l’Andalousie. Or, l’influence de cette littérature dans l’imaginaire sur l’Espagne est aujourd’hui encore directement ou indirectement présente. Ainsi, lorsque je demande à Michèle Broda si elle va parfois en Espagne, elle me répond qu’elle n’y va que très rarement mais qu’en contrepartie elle lit beaucoup d’auteurs qui l’évoquent, notamment Malraux. Avant Malraux, ce sont principalement Chateaubriand (1807, Itinéraire de Paris à Jérusalem), Custine (1838, L’Espagne sous Ferdinand VII), Mérimée (1831, Carmen) et T. Gautier (1839, Voyage en Espagne) qui ont dessiné cette image d’une Espagne « typique ». Dans Carmen, par exemple, Mérimée parle de l’Andalousie en ces termes : « le pays de Jésus, à deux pas du paradis » (P.16). Si le terme « flamenco » n’est pas utilisé dans ces œuvres – et ce sans surprise puisque ce terme n’apparaît qu’au milieu du XIXe siècle – certaines descriptions rappellent cette danse. C’est par exemple le cas lorsque Don José parle de Carmen : « Elle fit claquer ses castagnettes, ce qu’elle faisait toujours quand elle voulait chasser quelque idée importune » (Mérimée, 1831, p.103). Puis, il dira plus loin : « les Andalouses me faisaient peur ; je n’étais pas encore fait à leurs manières : toujours à railler, jamais un mot de raison » (p.70). On voit se dessiner là le stéréotype de la danseuse de flamenco, empreinte de passion et toujours exaltée. Les multiples adaptations de Carmen de Mérimée pourraient à elles seules faire l’objet d’un article entier tant elles sont nombreuses et riches en symboles. Je soulignerai simplement ici que le nom même de l’œuvre et de son héroïne vient du latin « carminis » signifiant d’abord « chant » ou « formule magique », puis formule « envoûtante », « charmeuse », bref, 12 « un charme ». Carmen n’est pas charmante, elle est charmeuse, elle effraie autant qu’elle attire, comme en a été témoin Don José. Bachelard (1949) a montré que cette ambiguïté est également présente dans l’imaginaire du feu, qui fait peur autant qu’il envoûte, à la fois chaleur et lumière, destructeur et tourmenté. Or, en français le terme « flamenco » renvoie phonétiquement au mot « flamme », lui-même personnifié dans l’image de la danseuse flamenca. L’association de cette danseuse au feu symbolisant la passion ardente, la force et la fragilité fait pleinement partie du stéréotype. Ce thème est donc largement utilisé pour la représenter. Ainsi, dans l’adaptation de Carmen par F. Rosi (2000), les ouvrières de la manufacture de tabac chantent avec une épaisse fumée noire s’élevant derrière elles. De la même manière, dans les années 1920, la SEITA popularise l’image de la danseuse flamenca avec le désormais célèbre paquet de Gitanes où la robe virevoltante de la danseuse épouse les mouvements de la fumée de la cigarette. Cette littérature, à laquelle s’ajoutent les œuvres musicales telles que Don Juan de Mozart (1787), Carmen de Bizet (1873), España de Chabrier (1896) ou Iberia de Debussy (1905), reprise ensuite par le cinéma, a joué un rôle majeur dans la création d’une image andalouse qui va masquer l’importance des autres régions d’Espagne. L’aura pittoresque de l’Andalousie deviendra l’image du pays tout entier. A tel point qu’à la fin du XIXe siècle, l’équation Espagne=Andalousie=Flamenco=Gitans est ancrée dans l’imaginaire des Français. Sont alors mis en place les mythes modernes du flamenco : Carmen, le torero, le Gitan, l’œil de braise… : « Œil de Bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote une bonne observation » (Mérimée, p.61). A ces stéréotypes s’en ajoutent d’autres : bandits andalous, danse flamenca et castagnettes, « orientalisme » andalou, oisiveté andalouse, violence et chevaux, contrebandiers, tabac... Ce stéréotype de la danseuse andalouse est ensuite repris comme emblème, notamment dans les campagnes touristiques à partir des années 1980, avec la transition espagnole (19761983), sous l’impulsion d’une nouvelle vague d’engouement pour l’Andalousie. Ainsi, en 1989 on pouvait lire dans la revue « Autrement » : « L’Andalousie est l’une des dernières cultures populaires d’Europe ». De même, l’adaptation de Carmen par Carlos Saura aura un immense succès lors de sa présentation au festival de Cannes en 1983. Cette effervescence des années 1980 autour de l’Espagne s’accompagne de nombreux concerts et spectacles organisés en France par des ensembles flamencos formés en Espagne pour voyager à l’étranger. Le flamenco est alors pleinement pris en compte en France et dans d’autres pays européens. Ce phénomène de reconnaissance du flamenco et de l’Espagne a été renforcé depuis 1992 par les 13 Jeux Olympiques de Barcelone, l’Exposition Universelle de Séville et le choix de Madrid comme capitale européenne. Enfin, le phénomène Gipsy King et Manitas de Plata, dans le sud de la France, viendra renforcer cette reconnaissance du flamenco et l’image de personnages « populaires ». Chez les danseuses interrogées, ces clichés ont également un écho important dans leur imaginaire et dans leur pratique, il arrive même qu’ils soient à l’origine de l’intérêt pour cette danse. Ainsi, alors qu’elle n’y avait encore jamais songé, Anne, élève espagnole de la troisième génération, a été fascinée par l’adaptation de Carmen de Saura. C’est à partir de là qu’elle décidera d’apprendre à danser le flamenco. Il arrive également que la réalité vienne conforter le stéréotype et c’est là aussi qu’il puise sa force. Par exemple, avant de faire du flamenco, Fani et Agathe (élève française) ont fait de l’équitation pendant plusieurs années et, Agathe dira à ce propos : « Il y a peut-être quelque chose à tirer de ce côté-là. Il y a peut-être un rapport entre le cheval et le flamenco ». Or, le cheval est fortement associé dans notre imaginaire à l’Andalousie et au flamenco, association largement renforcée par la Camargue souvent représentée comme « la petite Andalousie » française. De la même manière, par rapport à la tauromachie, Anne-Lise, originaire de Nîmes, commentera : « c’est très lié la tauromachie et le flamenco. Tu ressens les mêmes trucs, les sentiments de la vie, de la mort. Vraiment moi depuis toute petite j’adore aller voir les toreros ». De son côté, Corinne, professeur espagnol de la deuxième génération, est mariée à un torero. Il faut également souligner que La Joselito tient son surnom d’un torero du même nom, José Gomez Ortega. Et, en 2004, le célèbre danseur de flamenco sévillan, Israel Galván, a réalisé son dernier spectacle, intitulé Arena9, autour du thème de la tauromachie. Sans nier l’importance des sensations, des intentions et des techniques qu’ont effectivement en commun la tauromachie et le flamenco – l’équitation un peu moins –, l’association de ces deux éléments relève également de sa valeur symbolique comme représentante d’une image commune de l’Andalousie à laquelle est communément assimilée toute l’Espagne. Comme l’a montré Baczko (cité par Taylor, 1999) ces emblèmes avancent souvent à plusieurs, construisant entre eux un genre de constellation qui va renforcer le sens initial, ou le compléter : le flamenco ne va pas sans la tauromachie, et la tradition gitane ; le tout formant l’emblème de l’Andalousie. Ces clichés folkloriques forgés autour du flamenco, des danses à castagnettes et des courses de taureaux, abusivement généralisés à toutes les régions du pays, ont contribué à 9 Pour plus de précisions au sujet de ce spectacle composé de six chorégraphies, voir Le danseur des solitudes de G. Didi-Huberman (2006), Les Editions de Minuit. 14 donner à l’extérieur l’image d’une unité culturelle pourtant fictive. En effet, cette représentation des Espagnols par les Français est parfois celle des Espagnols du Nord sur les Andalous. Ainsi, José, immigré d’une soixante d’années, originaire de Madrid, était enchanté lorsqu’il a rencontré sa femme pour la première fois car lui était un passionné de flamenco et elle était née à Cordoue. Il a pourtant été surpris de découvrir que finalement il aimait le flamenco beaucoup plus qu’elle. Or, à Toulouse, la part d’immigrés espagnols issus du nord du pays est bien plus importante que celle d’Andalous ; on l’a vu plus haut, ce sont les Catalans et les Basques qui sont les plus nombreux. Cela entre peut-être pour une part dans le phénomène d’appropriation du stéréotype par les Espagnols de Toulouse. Si ce stéréotype est apparu sous l’impulsion des Romantiques, il se nourrit aujourd’hui de la mode d’un nouvel exotisme à la recherche d’un ensemble de sensations, d’images picturales et mentales inspirées par l’évocation de pays lointains, différents. En tant que vecteur d’images simplifiées, cet exotisme permet au stéréotype de se reproduire. Parler de cette mode est donc indispensable pour comprendre le poids du stéréotype. Or, comme l’a constaté Anne : « ça marche bien le flamenco, enfin je veux dire c’est en vogue, il y a de plus en plus de monde ». De la même manière, tous les professeurs ont remarqué un nombre croissant d’élèves au fil des années. Devenue à la mode depuis une quinzaine d’années, l’offre de cours de flamenco s’est donc multipliée avec la demande. Ainsi, depuis 2005, trois nouvelles académies ont été créées. L’exotisme n’est pas réservé aux pays lointains, il sait aussi créer de la distance avec le proche, comme c’est le cas avec l’Espagne, pays voisin dans lequel la plupart des Toulousains sont déjà allés au moins une fois. Cependant, plus rares sont ceux qui sont allés en Andalousie, or, c’est elle qui porte la part exotique de l’Espagne et la renvoie au pays tout entier. Si la danse flamenca a été inconsciemment sélectionnée par les dernières générations issues de l’immigration c’est parce qu’elle participe à une hispanité qui est aujourd’hui socialement valorisée par la mise en jeu du stéréotype dans l’imaginaire. Quoi de plus commun que d’associer l’Espagne à un certain art de la fête dans lequel le flamenco tient une large part, comme le montre la publicité pour le festival Rio Loco consacré cette année à l’Espagne. De la même manière, à Affiche u festival Rìo Loco 2007 15 l’université du Mirail, qui compte une part importante d’étudiants espagnols, le nom du foyer du département d’espagnol est « La Peña »10. C’est dire combien le flamenco est utilisé comme symbole de cette culture particulière. Prenons l’exemple paradigmatique du nom des académies et commençons par voir l’exception que représente Fani Fuster. Ce contre-exemple ne défait pas l’hypothèse, au contraire il montre sa réalité qui ne peut être que nuancée et non totalisante. Lorsque Fani a fondé son école, il y a tout juste un an, elle s’est refusée à jouer le jeu des autres académies, à savoir afficher un nom espagnol. C’est pourquoi elle gardera son vrai nom. Mais elle a été obligée, à l’occasion d’un spectacle en Allemagne, de changer son nom à la demande des organisateurs qui y voyaient une connotation allemande et l’ont alors remplacé par « Fani Lopez ». Toutes les autres académies toulousaines se sont pliées à ce jeu du social sans se sentir contraintes, cela leur semblait aller de soi. Or, ce nom n’est pas seulement celui des académies, il est aussi et avant tout le surnom des danseuses qui les ont créées. Mais, ce surnom ne précède jamais l’ouverture de l’académie, il est créé spécialement pour l’occasion. Ainsi, Corinne est devenue La Morita, Anne-Lise La Nimeña, Marie La Tomillo, Stéphanie Soledad Cuesta... Comme le souligne Mariano, chanteur d’une soixantaine d’années, ce changement de nom est une nécessité qui vient de l’extérieur : « le problème c’est que quand tu fais du flamenco et que tu es dans un endroit où tu représentes l’Espagne, t’as pas le choix. Par exemple, le présentateur du spectacle, même si c’est un nom français il va le prononcer à l’espagnole ». Mais, le choix de ce nom s’inscrit également dans la réappropriation de la « tradition » espagnole dans laquelle les danseuses ont toujours un prénom qui leur a été attribué par un tiers : La Joselito, Amparito, La Argentina, la Niña de los Peines… Notons que la grande majorité de ces noms sont précédés de l’article défini « la » qui vient singulariser chaque danseuse. Au-delà de cet affichage public, le flamenco permet aux danseuses de vivre physiquement le stéréotype en revêtant le costume typique de la danseuse : les talons et la jupe, voire la robe – la fameuse bata de cola – pour les plus emprunts d’exotisme. Ainsi, une différence significative est à signaler entre les débutants et les avancés : les premiers sont plus nombreux à venir aux cours en robe « typique » que les seconds chez lesquels cela est plutôt exceptionnel, le spectacle de fin d’année étant leur seule occasion officielle de porter le 10 La peña désigne de manière large un groupe de personnes ou d’amis qui participent ensemble à des fêtes populaires. Puis, ce terme a été repris pour désigner les lieux où se faisaient les soirées flamencas, symboles par excellence de la fête populaire espagnole et da convivialité. A ce titre, l’unique association toulousaine consacrée au flamenco s’appelle : « Peña Alma Flamenca » 16 costume. Si le flamenco est une danse réellement difficile par sa richesse et sa complexité, avoir l’illusion de la danser est beaucoup plus facile ; pour cela il suffit de répondre aux critères établis par le stéréotype. Comme le dit Agathe : « quand je m’amuse à danser en soirée avec les copains [des Français], là je sais que je fais trois trucs et là ça marche ! (Rires) ». Une robe, un chignon, un bras élégamment jeté en l’air, accompagné d’un moulinet de la main, trois coups de talons et le tour est joué ! La plupart des professeurs regrettent d’ailleurs le poids de l’image qu’elles peuvent constater chez leurs élèves qui, majoritairement, demeurent dans la représentation au dépend de l’intention, alors que ce qui fait un bon danseur de flamenco c’est avant tout le duende11. En inscrivant la danse flamenca dans le cadre plus large des danses dites « ethniques », l’exotisme est une des raisons essentielles de l’attrait des Françaises pour cette danse. Ainsi, Anne-Marie, débutante française, qui a pratiqué beaucoup d’autres danses avant le flamenco, dira par exemple : « j’ai vraiment accroché à toute la dimension, ben tout ce que j’ai découvert autour, toute la culture, parce que toutes les danses que je faisais, à part la danse africaine qui est une danse ethnique aussi, où t’as une culture qui l’accompagne assez forte mais, tu vois, bon le modern’ jazz c’était un peu plus neutre on va dire ». De plus, si les académies de flamenco se sont multipliées à Toulouse durant ces quinze dernières années c’est également parce qu’elles s’inscrivent dans les danses latino-américaines amenées d’Amérique du Sud par les nouveaux migrants du continent. On connaît par exemple les cours, de plus en plus répandus depuis les années 1990 de capoeira, de salsa ou de tango argentin. Ce mouvement va de pair avec la multiplication des salles de spectacle tournées vers les « musiques du monde » telle le « Diwan du monde » à l’espace Croix Baragnon. Dans le descriptif de cette salle, on peut lire par exemple : « un mélange de couleurs avec je ne sais quoi d’épices ». Ainsi, il est significatif que bien souvent lorsque l’on dit aux gens que l’on fait du flamenco ils fassent l’amalgame avec le tango. Cela renvoie à ce que je disais plus haut : créer de la distance avec le proche afin de marquer la différence. Le stéréotype entre bien dans cette « nécessité » qu’a chaque société de classer, d’ordonner ses membres humains, mais aussi ses objets, pour pouvoir les identifier. En s’appropriant ce stéréotype dans un jeu de miroir, les danseuses répondent ainsi à cette exigence intériorisée. Dans ce cas, la danse flamenca devient un symbole efficace – parce que 11 Difficilement traduisible en français, ce terme désigne une fusion avec soi-même, un investissement intense de toute sa personne dans la danse, tout en s’oubliant. Pour La Joselito, par exemple, « le duende, cela veut dire que vous avez de l’électricité dans les os ». 17 largement reconnu comme emblème de l’Espagne – dans la construction identitaire des danseuses espagnoles : il leur permet à la fois de donner à voir et de recevoir en retour la marque d’une appartenance culturelle différente. L’identité renvoyant à une norme d’appartenance fondée sur des oppositions symboliques (Cuche, 2004), le flamenco sert en quelque sorte de frontière culturelle à partir de laquelle les dernières générations d’immigrés espagnols peuvent se définir. Comme le dit N. Thède (1999, p.356), la différenciation culturelle est « un processus symbolique car il s’agit d’imputer des significations différenciatrices à certaines pratiques seulement, parmi la panoplie de celles qui constituent la culture du groupe ». Sur les pas de l’ « authenticité » Un des points forts dans lequel réside l’efficacité de ce stéréotype est son caractère « traditionnel » ou plus exactement « authentique ». Qu’entend-on ici par « authentique » ? Il s’agit d’une image qui fige le passé de la danse flamenca pour l’ancrer dans une tradition espagnole ancienne : c’est la reproduction à l’infini d’un modèle idéal et idéel de la danse flamenca telle qu’elle était pratiquée par les premiers « flamencos »12. En reprenant la perspective de Lenclud (1987), je dirais que la notion de tradition flamenca – et plus largement andalouse – ne fait pas référence à une continuité du passé vers le présent mais bien au contraire, à une construction du passé par le présent, non pas qu’elle n’ait pas existé mais dont ses interprétations et significations dépendent du présent. En définissant leur identité dans un dialogue avec les choses que leurs « autres donneurs de sens » (George Herbert Mead, cité par Dubar, 2000, p.127) veulent voir en elles, les danseuses toulousaines ne sont plus seulement porteuses de l’Espagne mais aussi, et avant tout, porteuses d’une Espagne folklorisée. La marque de l’authentique sert alors de garantie à l’hispanité des danseuses considérées alors comme continuatrices du passé. En la reproduisant, la tradition leur offre le moyen d’affirmer leur différence, et par là même d’asseoir leur légitimité. L’Autre fournit le miroir dans lequel l’image de notre propre culture se forme et plus exactement une image qui fige le passé pour mettre du traditionnel dans le présent, bref pour lui donner une valeur symbolique renvoyant à une image archétypique de la culture de nos parents ou grands-parents. Comme le dit Amselle (2001b, p.14), « la médiation est le chemin le plus court vers l’authenticité » : en se retrouvant face aux Français, les Espagnols se sont alors tournés vers la création d’ « ethnoscapes » (Appadurai, cité par 12 C’est ainsi que se nomment les aficionados entre eux : des flamencos. 18 Luvisutto, 2003, p.103) à caractère traditionnel, comme si pour mieux se différencier il fallait se tourner vers un passé servant de garantie culturelle, au risque parfois de « retraditionaliser » des choses qui ont évolué dans le temps. A ce titre, le local des académies est toujours assez chargé en symboles « typiques » du flamenco : des batas de cola traditionnelles sont accrochées au mur, parfois à côté d’éventails, d’autres fois à côté de photographies de grandes figures anciennes de la danse flamenca. La photographie ci-dessous est un exemple parmi bien d’autres de cette affichage d’éléments traditionnels. Affiche du spectacle Caprichos réalisé par La compagnie Flamenca La Morita (2007) Ce retour vers un modèle traditionnel idéalisé est d’autant plus important qu’il a été théorisé, dans les années 1960, par la flamencologie construite conjointement par des chercheurs Espagnols et Français. Cette science du flamenco s’inscrit dans la lignée du cercle folkloriste sévillan formé à la fin du XIXe siècle par M. Alvarez y Alvarez., très « traditionaliste » au sens le plus strict du terme. La flamencologie relève de différentes disciplines : la musicologie, la sociologie, l’histoire, la linguistique et l’ethnologie avec certains français tels que B. Leblon nommé membre de la Fondation Andalouse de Flamenco en 1987. Cette théorisation de la tradition flamenca s’est effectuée dans la même optique que l’anthropologie africaniste des traités de cosmogonie initiée par Marcel Griaule : entretiens effectués uniquement avec des hommes, vieux, détenteurs autorisés de la connaissance, comme en témoignent les carnets de bord de C. Pasqualino (1998) et de Thède (1999). 19 Les flamencologues ont établi des modèles explicatifs des différents chants, notamment selon le modèle d’Antonio Mairena popularisé par le flamencologue Ricardo Molina : on parlera de « mairénisme ». Ces chercheurs posent dès lors les principes de la « pureza ». Les deux critères de cette « pureza » sont l’ancienneté et/ou le caractère gitan. Est alors mise en place une nouvelle classification des différents chants selon leur caractère soit jondo soit chico. Le cante jondo désigne le chant « pur », le chant profond des « origines » par opposition au cante chico considéré comme mineur, festif et plus léger. Cette distinction est également appliquée à la danse : on parle de baile chico et de baile jondo. En établissant la jondura comme critère d’authenticité, mais aussi de qualité, la flamencologie a mis en place une hiérarchisation des différents styles de flamencos. Ainsi, au-delà de cette stricte classification, c’est la valorisation du traditionnel, de l’ancien et de l’authentique qui est mise en place, jondo devenant synonyme de traditionnel et chico de moderne. En m’appuyant sur les travaux de J. Goody (La raison graphique, 1978) je dirais que l’écriture de la tradition flamenca, de la jondura, est un moyen de figer les termes de la tradition, permettant ainsi de contrôler l’exactitude de la reproduction au dépend d’une « reproduction créatrice » (Pouillon, cité par Lenclud, 1987). C’est donc logiquement à ce moment là, au début des années 1960, qu’on assiste en Espagne à un « retour aux sources » qui marque le début de l’ère contemporaine du flamenco. Or, aujourd’hui, la majorité des jeunes artistes flamencos, d’Espagne, de France ou d’ailleurs, connaissent cette histoire du flamenco et l’ont intégrée à leur façon de faire ou, tout au plus, à leur façon de dire et de montrer. La tradition est alors utilisée dans les académies toulousaines comme faire-valoir garantissant le succès. Par exemple, dans les publicités des académies, on trouve, de façon répétée, l’usage de mots tels que « authenticité », « tradition », « racines culturelles » ou différents termes en espagnol. Les danseurs toulousains du courant marginal leur font alors le même reproche que celui qui est fait en Andalousie aux danseurs des tablaos touristiques : afficher une traditionalité qui s’arrête là où la pratique commence. En effet, dans les cours, comme dans les spectacles, ce sont majoritairement les styles chico qui sont représentés. C’est d’ailleurs là la principale difficulté d’un terrain anthropologique dans le milieu flamenco car, sans connaissance musicale des différents styles, il est facile de se faire abuser par les propos des uns et des autres, et de passer alors à côté des faits. Ainsi, par exemple, pour un spectacle de danse réalisé par des artistes toulousains, le prospectus parle de : « parti pris d’authenticité : révéler au public la présence du baile jondo à Toulouse » alors qu’il s’agissait principalement de baile chico. De même, Gérôme, élève français d’une cinquantaine d’années, passionné de flamenco, me 20 parlera de sa déception lorsqu’il a fait écouter un disque de cante jondo à un professeur de danse de la région toulousaine qui n’a pas apprécié ce style, préférant le chico. L’importante présence du baile chico à Toulouse apparaît notamment avec la multiplication des cours de sévillanes, appartenant au style chico. Toutes les écoles affichent des cours de sévillanes et tous les élèves interrogés ont commencé le flamenco en apprenant cette danse. Certains professeurs, comme Stéphanie, cherchent à légitimer ce choix : « j’enseigne les sévillanes mais «por flamenco»13, tu vois, en intégrant des techniques du flamenco ». C’est la continuité avec le flamenco « originel » qui est mise en avant alors que le flamenco « dénaturé » est dévalorisé, s’écartant trop à la fois du modèle établi par la flamencologie et du stéréotype. Ainsi, pour un spectacle de danse réalisé par une académie de flamenco, la publicité rassure le spectateur : « ils se situent dans la lignée du flamenco populaire andalou ». C’est en cela que la formation des professeurs toulousains en Espagne (je reviendrai plus loin sur cette formation) est indispensable ; elle fournit une légitimité à l’académie en l’inscrivant dans une tradition espagnole « typique ». Ainsi, pour Agathe : « les gens qui sont professionnels de toutes façons ils font que ça tout le temps et puis ils vont en Espagne et tout ». De la même manière lorsque les élèves parlent de leur professeur avec fierté ils soulignent leur formation en Espagne14 comme gage de garantie d’un « vrai » flamenco. Ainsi Concha, élève issue de la deuxième génération d’immigrés politiques, parlera de son professeur Isabelle en ces termes : « ça se sent chez elle qu’elle est restée longtemps à Séville, c’est ça que j’aime chez elle c’est qu’elle est vraiment flamenca ». En allant sur les sites des différentes académies, la page d’accueil raconte généralement avec précision cette formation en Espagne afin de souligner la continuité avec le flamenco andalou traditionnel. Tous les signes possibles faisant écho, dans notre imaginaire, à notre représentation de ce flamenco « typique » sont affichés. Par exemple, le choix des costumes portés à l’occasion des spectacles répond généralement à un modèle-type : la robe à volants, parfois à pois, avec des couleurs chaudes…Il en de même en ce qui concerne les mises en scène : musiciens formant un demi-cercle à l’arrière des danseuses. Ensuite, une autre caractéristique de la danse flamenca pratiquée à Toulouse révèle le poids de cette image traditionnelle : la grande majorité des danseuses sont des femmes, les hommes sont quasiment absents. Pourtant, en Andalousie, depuis les années 1940 la proportion d’hommes et de femmes tend à être équivalente. On compte ainsi de nombreux 13 Une danse, ou une musique, dite « por flamenco » ou « aflamencada », est une danse qui est relue au travers des codes du flamenco, investie des mêmes intentions. 14 Ce « voyage » au pays des origines de la danse, en tant que légitimation, est une pratique commune à la grande majorité des danses « exotiques », telles que la salsa ou la capoeira. 21 hommes parmi les danseurs espagnols célèbres : Antonio Gadès, Rafael Galván, Joaquin Cortés… A l’argument qui serait de dire que la différence entre Toulouse et l’Andalousie relève d’une explication culturelle, c'est-à-dire qu’en France les hommes danseraient moins facilement que les femmes, je poserais les contre-exemple de la capoeira, de la salsa ou du tango – danses dans lesquelles les hommes sont largement présents. Or, à être « exportée », il semble bien que la danse flamenca soit dominée par l’image de la danseuse – danseuse qui sait « rester à sa place » au sein du couple traditionnel dans lequel le rôle de chacun est clairement établi : la femme à la danse et l’homme à la guitare et au chant. Pourtant, là encore, en Andalousie, des femmes prennent la place des hommes dans le chant, bien que la guitare reste réservée à ces derniers. A l’inverse, lorsque la danse flamenca n’affiche pas les costumes et les mises en scène traditionnels, elle perd de son efficacité symbolique, et donc de son succès. Comme je l’ai dit au début, les cours du courant non académique ont des effectifs beaucoup plus réduits que ceux des académies. On peut supposer que le rejet du « cliché folklorique » est pour quelque chose dans ce faible succès. Ce courant minoritaire s’oppose idéologiquement aux académies en rejetant la valeur de l’image et en refusant, par conséquent, d’imposer le port des chaussures, comme celui de la jupe, ainsi que le travail devant le miroir. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que le seul homme professeur appartienne à ce courant. Dans ce courant, la valeur de la tradition est aussi fortement présente, voire plus dans la mesure où elle ne passe pas par la forme mais par le fond, à l’exemple de l’affiche ci-contre pour un spectacle majoritairement jondo de Juan Jimena. Mais, il arrive que ces différentes catégories – courant minoritaire et courant majoritaire – s’entrecroisent et brouillent les limites entre chacune d’elles. Affiche du spectacle Encuentro Flamenco (2006) C’est par exemple le cas de Fani Fuster qui ne veut pas reproduire le modèle des académies qu’elle critique de la même manière que Juan ou qu’Isabelle mais qui, cependant, s’est trouvée dans l’obligation de fonctionner de façon académique afin de pouvoir rembourser les frais de son local qui n’était initialement pas prévu pour des cours mais uniquement pour ses 22 répétitions personnelles. Dans ce modèle intermédiaire, Fani utilise le miroir dans ses cours mais son école affiche très peu de clichés typiquement espagnols. Mais, bien souvent, la ligne de partage – entre jondo et chico – passe à l’intérieur des artistes flamencos eux-mêmes. Les « flamencos » sont partagés entre l’acceptation d’un style nouveau et leur attachement aux origines. Ainsi, dans son ouvrage intitulé Flamenco attitude, G. Sandoval (1998, p.40), « flamenco » toulousain, écrit : « un artiste doit, certes, conserver l’héritage du passé mais il doit aussi vivre dans le présent ». De la même manière, bien qu’il déplore le niveau des danseuses toulousaines qu’il juge très faible, José dira : «Mais qu’est-ce que vous voulez c’est déjà pas mal (rires) parce que bon à 1000 ou 1500 kilomètres on danse encore du flamenco ! ». On trouve dans son discours la raison essentielle qui pousse les Espagnols à accepter le style chico : plus léger et plus festif, il permet d’afficher et d’accéder au flamenco alors que le jondo, plus dur, est plus inaccessible, d’autant plus qu’il ne répond pas au stéréotype d’une Espagne toujours en fête. En effet, les exemples de Français, et parfois aussi d’Espagnols, ayant accédé à cette danse par ce biais, sont nombreux. C’est le cas d’Agathe, de Fani et d’Anne-Lise qui avaient entendu du jondo avant de commencer à danser le flamenco et n’avaient pas adhéré, bien au contraire. Ainsi pour Agathe : « il y a très longtemps, quand je faisais pas encore de danse flamenca, j’avais été voir un concert de flamenco à Arles, quand ma sœur y habitait, avec vraiment du flamenco jondo, tu vois, du chant pur et j’avais rien compris ! Et je comprenais pas ce chant qui était pas harmonieux, avec une espèce de dissonance, enfin on comprenait rien de la gamme et y avait rien de joli dans le chant, c’était vraiment du cri quoi et j’avais pas du tout accroché quoi. Et c’est après en le redécouvrant par la danse justement que petit à petit j’ai découvert l’univers ». L’exemple le plus paradigmatique du succès que connaît le style chico en France se situe sur un plan musical ; il s’agit du double phénomène mentionné plus haut : Manitas de Plata (1962) et les Gipsy King (1987) dont parle très bien Anne-Lise : « c’est qu’un style du flamenco [le chico]. Mais bon c’est ce qui a permis aux gens de découvrir ; moi j’avoue que quand j’étais jeune, les Gipsy King, j’adorais ça, c’est ça qui m’a emmenée au flamenco. Encore une fois, ça permet à des gens, dans le monde entier, d’en savoir un petit peu plus sur le flamenco ». Tous les danseurs toulousains sont d’accord avec José lorsqu’il dit : « les Gypsi King et compagnie, tout ça ça anime mais pour moi c’est de la merde, honnêtement ! » mais se retrouvent plus ou moins contraints de le tolérer car quelque part « on n’a pas le choix, c’est ça ou rien » (Corinne). 23 Les Gypsi King se situent en réalité à mi-chemin entre le flamenco chico et le flamenco nuevo qui consiste en un mélange de flamenco chico avec d’autres styles musicaux comme la pop anglaise par exemple. A ce propos, José critiquera un autre artiste : « Antonio Carnales lui il n’arrive pas à me convaincre, il mélange un peu, ce qui n’est pas mauvais, mais il mélange un peu le style andalou-maghrébin, ce qui n’est pas mauvais parce que c’est un retour aux sources mais enfin ce n’est pas ça que j’aime. Moi j’aime le flamenco… pas pur mais moins mélangé ». Ce flamenco nuevo est généralement associé par les « flamencos » à une dégénérescence du flamenco. Pour ma part, je dirais plutôt que la traditionalité même du flamenco réside dans son caractère mixte et ouvert – la grande quantité des styles qu’il compte en est une preuve15 – et non dans son caractère figé. A l’inverse c’est sa mise en jeu dans le présent qui l’enferme dans sa forme première. Je reprendrai donc la phrase de Félix Grande au sujet de Paco de Lucia, guitariste flamenco de renom : « Ha sabido ser fiel a la tradición, desobedeciéndola »16. En effet, la tradition flamenca réside avant tout dans sa capacité d’ouverture originelle puisque le métissage est sa source et non une conséquence de sa modernité qui, au contraire, tend à l’enfermer dans sa forme « originelle ». Alors que le principe même de la musique et de la danse est d’évoluer et de se métamorphoser, notamment par le contact avec d’autres styles, les « flamencos » toulousains se trouvent partagés entre cette réalité qu’ils acceptent comme quelque chose d’inévitable, voire comme une fatalité pour certains, et cette quête d’authenticité engendrée justement par l’ouverture du flamenco à d’autres cultures, à d’autres styles musicaux, bref par son universalisation. On retrouve cette tension dans le discours de Gabriel, guitariste de la deuxième génération : « on a une autre façon de faire le flamenco parce que forcément on est familiarisé avec les autres cultures qu’on a ici, que ce soit la soul, le reggae ou la musette, le jazz. Bon en Espagne aussi mais c’est vrai que les flamencos sont assez fermés, pas tous mais une bonne partie, mais c’est pour la bonne cause aussi, c’est ce qui a permis d’évoluer jusqu’ici en pas trop mauvais état quoi ». On peut noter aussi dans ses propos qu’il reconnaît jouer un flamenco nuevo, or c’est là une autre différence entre le domaine musical et celui de la danse. Les musiciens toulousains accordent en effet une place plus importante à un flamenco dit « pop », c’est-à-dire mélangé aux musiques nouvelles ou plus modernes. C’est par exemple le cas dans le dernier album de Bernardo Sandoval, guitariste et chanteur toulousain, qui introduit de la guitare électrique dans ses compositions. Cette tendance, ouvertement acceptée par les nouvelles générations de musiciens, peut s’expliquer à la fois 15 Une quinzaine de styles de base sont recensés, auxquels s’ajoutent autant de styles dérivés. 16 « Il a su rester fidèle à la tradition, en lui désobéissant » 24 par la commercialisation des Cd’s et par un poids de l’image beaucoup plus faible que dans la danse. Ainsi, dans le domaine qui nous intéresse ici – celui de la danse – les innovations sont quasiment inexistantes. Là encore, seul un professeur du courant minoritaire, Juan Jimena, fait exception avec la réalisation, en 2001, d’un spectacle intitulé « L’avenir au-dessus de nos peurs » mélangeant flamenco et hip-hop. A l’inverse, en Andalousie, il existe un courant assez important de danseurs qui dépassent les cadres traditionnels de cette danse en y intégrant des éléments nouveaux. Par exemple, Sara Baras a mis en scène un spectacle dont le thème était la religion catholique et, à cette occasion, toutes les danseuses portaient un costume de religieuse. D’autres dansent en pantalon en jouant sur le côté androgyne du personnage et en intégrant des éléments de danse contemporaine. Or, si à Toulouse la danse est plus « conservatrice » que la musique, cela est largement dû à la valeur et au rôle du stéréotype de la danseuse. En contrepartie, c’est son enracinement dans le stéréotype qui lui vaut son succès, comparativement à la musique. D’autres facteurs expliquent ce succès tel que l’intérêt croissant pour le corps depuis les années 1980 ; mais, ce n’est pas mon propos. Et si, en Andalousie, ces innovations sont autorisées c’est certainement en partie grâce au nombre important de danseurs – nombre qui permet à la fois d’assurer un flamenco « typique » assez important pour répondre à la demande touristique et laisser de la place pour une danse novatrice. J’ai montré que danser le flamenco représente pour les Espagnoles un moyen de construire leur identité en s’appropriant l’image qui leur est renvoyée par les Autres. En effet, ce qui fait la gloire et la bonne réputation d’une académie de flamenco c’est l’affichage d’un maximum de symboles espagnols, plus elle est marquée par la culture espagnole « traditionnelle » et plus elle aura un capital symbolique élevé, au sens de réputation et donc de pouvoir. Dès lors, selon la théorie de l’espace social et de l’action bourdieusienne, ce label traditionnel « de marque » est stratégiquement utilisé et approprié par les « flamencos » eux-mêmes ; en comprenant la notion de stratégie comme tacite, inconsciente, incorporée, produit de l’habitus. En participant inconsciemment à ce jeu social, les individus, notamment les aficionados, sont amenés à vivre quotidiennement dans leur corps une culture généralement mise de côté jusque là. Je vais donc montrer à présent comment cette hispanité, souvent nouvelle, est ressentie et vécue par les danseuses espagnoles. 25 Danser la différence Il existe différentes façons de danser le flamenco à Toulouse, soit de manière « engagée », en intégrant le milieu flamenco, soit de manière plus distanciée ; avec entre les deux des tendances intermédiaires. Finalement, danser le flamenco est une manière d’incorporer un fragment de culture espagnole et, chacun peut la « manger à sa sauce » : « épicée » pour les aficionados, « aigre-douce » pour les autres. Or, il n’est pas insignifiant que les aficionados soient très majoritairement d’origine espagnole, même s’il faut aussi signaler que tous les Espagnols ne deviennent pas aficionados, certains suivant le parcours de la plupart des Français, comme c’est le cas de Sarah et d’Aurore, toutes deux élèves débutantes, issues de la troisième génération de réfugiés. Du côté des Français, seuls Gérôme, en tant qu’élève de niveau avancé, et Anne-Lise, en tant que professeur, font partie des aficionados. Or, s’il y a une propension plus forte chez les Espagnols que chez les Français à devenir aficionados, cela n’est pas le fruit d’une transmission familiale. En effet, si, comme on l’a vu au début, il y a bien transmission de cette danse de génération en génération, cette transmission ne passe pas par la famille. Ainsi, toutes les danseuses espagnoles interrogées sont issues d’une famille dont le flamenco était totalement absent. Il arrive même, comme cela a été le cas pour Isabelle, issue de la troisième génération, que les parents ne comprennent pas ce choix et le désapprouvent. A l’inverse, les trois enfants de José, passionné de flamenco, ne le pratiquent pas. On peut constater une tendance générale selon les générations : chez les deuxièmes, la culture espagnole était quelque peu entretenue à la maison, par l’intermédiaire de la langue ou des habitudes alimentaires, en revanche, chez les troisièmes, toutes issues d’un couple mixte, cette culture était quasiment inexistante. Il arrive même parfois que la transmission de la culture espagnole se fasse dans le sens contraire : l’intérêt des dernières générations pour cette culture éveillant alors celui des précédentes. Ainsi, le père d’Anne, lui-même enfant de l’immigration politique, n’est retourné en Espagne que pour la voir lorsqu’elle s’y était installée, pendant un an, pour apprendre la danse flamenca. C’est alors qu’il s’est découvert un goût particulier pour ce pays et a décidé d’y vivre définitivement. Ce même cas de figure se retrouve chez Carine, jeune professeur de 22 ans issue de l’immigration politique : c’est en allant lui rendre plusieurs fois visite en Espagne que sa mère prendra la décision d’aménager là-bas. 26 L’analyse des différents récits de vie a révélé que tous les aficionados sont entrés dans le flamenco à un moment particulier de leur vie. C’est généralement en fin d’adolescence ou en début de vie adulte, au moment de l’entrée dans la vie active, que cette passion apparaît ; plus exactement en période de crise identitaire et de remise en cause personnelle. Ainsi, Fani Fuster, qui était alors en cinquième année de droit et arrivait à la fin de son cursus universitaire, a tout remis en question car elle ne se sentait pas à sa place. C’est à ce moment là, après deux ans de cours de flamenco avec Isabel Soler, qu’elle décida d’arrêter ses études pour se consacrer à cette danse. Il en est de même pour Isabelle qui commençait ses études de sociologie tout en prenant des cours de flamenco en parallèle lorsqu’elle a tout laissé tomber afin de pouvoir vouer tout son temps à cette passion naissante. Carine, quant à elle, se souvient de son choix de cette manière : « moi à l’adolescence je me cherchais un peu et quand j’ai découvert le flamenco c’est comme si j’avais trouvé ce qui me manquait, c’est vraiment ce qui m’a permis d’aller mieux dans ma vie, ça a tout changé du jour au lendemain ». De leur côté, les non aficionados ont également commencé le flamenco au même stade de leur vie, mais cette danse n’a pas répondu à leur demande qui était certainement d’un autre ordre ; elles se sont alors généralement dirigées vers d’autres danses. Selon le point de vue subjectif des aficionadas, leur adhésion au flamenco apparaît donc comme une manière de remplir un vide, de répondre à une quête dont elles ignoraient alors le contenu. Or, l’identité doit être appréhendée comme un phénomène intersubjectif, produit dans la relation entre trois termes : sujet (l’aficionado), objet (la danse flamenca), et autrui (les Français). J’ai montré plus haut la relation que la danse flamenca, en tant qu’objet, établissait entre la danseuse et les Autres, je traiterai à présent de la relation plus intime entre l’objet et sa danseuse. On verra que la danse flamenca offre trois grands moyens aux danseuses de vivre une partie de la culture espagnole. Les pratiques les plus abordables pour l’observatrice non aficionada que je suis sont celles qui relèvent des activités officielles de l’académie ou de l’école et donc auxquelles tous les élèves qui le souhaitent peuvent participer, aficionado ou pas. Les élèves non passionnés, se limitent à cette pratique, que j’ai qualifiée de minimale. C’est le cas d’Anne-Marie, de Sarah, d’Aurore et d’Agathe qui se suffisent des rencontres formelles et publiques organisées au sein des académies, autrement dit les cours, les soirées tablaos/apéros et les spectacles de fin d’année. Ce sont là des occasions de mettre en actes des éléments « typiques » de la culture espagnole : la sangria, les tapas, la fête et le flamenco bien sûr. 27 Si ces pratiques publiques sont efficaces pour l’identification des aficionados à la culture espagnole, les pratiques plus intimes qui leur sont réservées ont une efficacité primordiale car elles renforcent le sentiment d’appartenance à cette culture en marquant la frontière symbolique avec les Français. Ces pratiques d’ordre privé consistent en la participation à des petites soirées improvisées entre amis « flamencos » ou à d’autres improvisations en coulisse après un spectacle. Ainsi, pour Anne : « nous on connaît deux trois personnes qui aiment le flamenco donc c’est vrai que nous on se fait des soirées entre nous mais enfin quoi voilà ça reste très fermé ». De même, pour Juan Jimena : « dans le flamenco, le meilleur spectacle c’est celui qui se fait après autour d’une petite coupe, parce que c’est le coté vivant et finalement simple, et sans jugement, et juste la personne qui a envie ». Ce mode d’apprentissage rappelle d’ailleurs celui des juergas17 gitanes qui servent de modèle de référence à l’apprentissage du « vrai » flamenco. Ainsi, lorsqu’elle est pratiquée de manière maximale, la danse flamenca est un moyen, pour les jeunes issus de l’immigration, de tisser des relations sociales avec une part de la population espagnole : celle des « flamencos », danseurs et musiciens. L’ensemble de ces pratiques, et notamment celles qui relèvent du privé, s’apparentent, pour les Espagnols, à des rites. Comme le disait Mauss au sujet de leur efficacité, ces rites constituent des moyens importants de réaffirmer des unités et des identités, ils régénèrent symboliquement l’efficacité du groupe. C’est en cela que les différents évènements énumérés, privés ou publics, sont des terrains d’investissement identitaire. Ce sont des moyens de vivre de manière pratique et corporelle les éléments de la différence. Enfin, l’ancrage des aficionados dans le milieu flamenco, et dans la population espagnole en général, ne s’arrête pas aux portes de la ville, au contraire, il s’élargit à toute la région. La notion de réseau devient donc indispensable, permettant l’articulation de pratiques et d’acteurs provenant des localités les plus variées. Ainsi, six des neuf professeurs interrogés, les plus jeunes d’entre eux, donnent des cours hebdomadaires à la fois à Toulouse et dans une autre ville de la région : Isabelle et Fani Fuster donnent des cours à Balma, Anne-Lise en donne à Muret, Carine à Blagnac, Juan Jimena à Colomiers et Corinne à Roques-sur-Garonne. Ayant assistée à deux cours à Balma, il semblerait que dans ces villes voisines la proportion des différents âges s’inverse par rapport à Toulouse, de telle sorte que sur une dizaine d’élèves je n’ai remarqué que deux jeunes ayant entre vingt et trente ans, les autres dépassant 17 Soirées flamencas intimes, durant toute le nuit et idéalisées comme le modèle par excellence de transmission de cette danse. 28 la quarantaine. De plus, nombreuses sont les associations espagnoles de ces villes à demander aux artistes toulousains de venir faire un spectacle en leur sein, à tel point que beaucoup d’entre eux se plaignent de ne pas pouvoir répondre à toutes les demandes. Mais, le réseau du flamenco est bien plus large encore et ne se limite pas à la région. Les stages et les festivals donnent lieu à des déplacements dans tout le sud de la France. La plupart des élèves et des professeurs vont par exemple le plus souvent possible au festival flamenco qui a lieu tous les ans au mois de juillet à Mont de Marsan. C’est dire combien le développement du flamenco à Toulouse s’inscrit dans une mouvance plus large qui touche l’ensemble du sud de la France. A tel point que pour Fanise (1998, P.24) : « une nouvelle Andalousie musicale est en train de renaître de Nice à Marseille, de Lyon à Avignon, de Perpignan à Toulouse. Certains l’appellent le Sud, d’autres la Méditerranée, d’autres encore y retrouvent une grande Occitanie des troubadours18 ». Pour cet auteur, l’étendue du réseau est encore bien plus vaste que cela et elle se demande si « le Sud de la France ne fait pas culturellement partie d’un grand monde ibérique et trans-pyrénéen dont les arènes seraient les lieux symboliques ». De son côté, le flamencologue Deval (1989) a constaté l’existence actuelle d’une mode réciproque entre l’Andalousie et le Midi français. Est bien en jeu ici la « déterritorialisation » des cultures dont parle Amselle (2001, p.45). De mon côté, j’ai pu constater que les « flamencos » toulousains étaient généralement plus au courant des évènements flamencos qui ont lieu en Andalousie que ceux de Toulouse. Le point de départ de cette affinité avec le milieu andalou se fait au moment de la formation des danseuses en Andalousie. Ce voyage de formation, au minimum d’un an, est là encore spécifique aux aficionados qui prolongeront cette expérience espagnole en retournant régulièrement là-bas, pour participer à des stages, ou pour assister à des spectacles. Les Françaises, quant à elles, se contentent d’aller en Andalousie pour des stages de quelques jours, même si Anne-Lise demeure l’exception. Ainsi, Agathe n’a fait qu’un stage de trois jours à Séville, Anne-Marie n’en a pas fait et Gérôme quatre, chacun d’un week-end. Si l’intérêt premier de ce voyage est d’améliorer son niveau, cette longue formation répond également à un désir de rencontrer la culture andalouse et de la partager. Anne, restée un an à Jerez, dira à ce propos : « J’ai appris autre chose quoi. Je suis pas très cultivée en terme d’artistes mais par contre c’est vrai que je crois avoir une culture de là-bas un peu, un petit peu quoi, j’ai pas la prétention de dire… Mais un petit peu quoi, j’ai été plongé là dedans ». Ainsi, être une bonne danseuse de 18 Sur le lien entre le flamenco et l’Occitanie des Troubadours, lire l’ouvrage de René Nelli (1966), Le roman Flamenca, un art d’aimer occitanien du XVIIe siècle, Institut d’études occitanes. 29 flamenco c’est avant tout être une bonne « andalouse », être investie de cette culture. Pour Corinne, « tu prends quinze jours de cours là-bas et ça vaut un an de cours ici. Quand je danse là-bas, en Espagne, j’ai une espèce d’énergie que j’arrive pas à avoir quand je suis ici. J’ai besoin d’aller me ressourcer. Quand je reviens, j’ai la patate pendant trois semaines, j’ai des idées plein la tête, c’est un moteur quoi. Et c’est vrai qu’en Espagne on retrouve l’air ambiant, on respire quand même quelque chose de flamenco, du bon jambon, avec des tapas, un peu de vin, des choses typiques de là-bas quoi». De plus, ce voyage est, pour les troisièmes générations, l’occasion d’apprendre à parler l’espagnol – langue qu’elles utiliseront ensuite dans leur cours pour compter ou pour désigner les termes techniques. A l’appartenance culturelle renvoyée par les Autres, à travers la mise en jeu des stéréotypes, s’ajoute celle vécue et ressentie à l’intérieur même de la danseuse flamenca et, plus particulièrement, de l’aficionada, grâce aux voyages en Espagne, aux soirées entre « flamencos », à l’apprentissage et à l’usage de l’espagnol dans les cours, aux soirées/tablaos… La frontière culturelle et symbolique entre la culture française et celle empreinte d’Espagne en est alors renforcée et, avec elle, la construction de l’identité qui consiste à désigner l’autre par rapport à soi et à se définir par rapport à l’autre. L’opposition ne se fait pas entre soi, en tant qu’Espagnol, et les Autres, en tant que Français, mais entre soi, en tant que Français enrichi par un fragment de culture espagnole, et les Autres, en tant que Français sans cette richesse différenciatrice. Si cette distinction culturelle est bien un mode identitaire efficace, c’est parce qu’elle se situe dans un cadre socio-historique précis. Pour comprendre leur implication dans le processus identitaire des individus, les faits culturels doivent être replacés dans leur cadre de structuration ou de déstructuration sociale. Or, Amselle (2001a) a montré, qu’après la mise en place d’une politique d’assimilation des minorités ethniques, on assiste, en France, à partir du septennat de Georges Pompidou, à une logique implicitement ethnico-culturelle mise en place par les pouvoirs publics. La mode du culturalisme, ou plus exactement du multiculturalisme, des années quatre-vingt, avec l’idée d’une France bigarrée enrichie par ses différences, fait alors émerger différents courants régionalistes, ethniques ou culturels. Cette différence assignée allant de pair avec la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, le choix de d’appropriation par les individus de différents éléments de leur culture d’ « origine » n’est pas anodin. Ainsi, la danse flamenca participe à la construction identitaire des Espagnols en tant que référent culturel permettant la reconnaissance de soi comme culturellement autre, comme détenteur d’une culture particulière. Cette identification à la culture espagnole est d’autant 30 plus gratifiante qu’elle s’appuie sur une hispanité elle-même valorisée à la fois grâce au stéréotype présent dans l’imaginaire des Français et à sa référence implicite aux Républicains. Comme l’a montré C. Taylor (1999), ce besoin de reconnaissance prend appui sur le lien entre reconnaissance et identité, c’est-à-dire la perception que les gens ont d’eux-mêmes. Si les individus ont le sentiment d’avoir adhéré au flamenco et à ses valeurs par leur seul librearbitre, leur choix reste lié à la façon dont l’environnement a agit au cours de leur façonnement. Ce n’est, par conséquent, que dans un discours introspectif que les danseuses repèrent l’enjeu de l’hispanité dans leur adhésion au flamenco. Aucune d’entre elles n’a fait consciemment le choix de faire du flamenco dans le but de retrouver ses « racines ». Pour autant, dès les premiers pas dans ce milieu, leur attachement à la culture espagnole, perçu dès lors par les danseuses comme inné, leur est apparu comme une évidence. Ainsi, Fani Fuster dira au sujet de son apprentissage du flamenco qu’elle a eu d’emblée de grandes facilités, comme si « j’avais déjà ça dans mon corps ». Quand la culture devient sociale Je viens de montrer le rôle de l’idéologie française, actuellement multuculturaliste – où la culture est le moyen essentiel d’explication des phénomènes sociaux – dans l’identification des danseuses de flamenco à la culture espagnole. Or, il faut se détacher de cette idéologie pour se rendre compte que la danse flamenca n’est pas uniquement efficace en tant que danse « culturelle » mais également en tant que danse, en tant qu’art. Il faut donc sortir de la confusion longtemps répandue entre culture et identité. Par exemple, lorsqu’on lit l’article de B. Vienne (1999), intitulé « Identité », et parut dans le Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, il n’y est question que d’identité ethnique, comme si cela allait de soi, comme si l’identité n’était que dans la culture. Or, participer à une culture particulière n’implique pas automatiquement avoir telle identité particulière. C’est pourquoi je n’ai pas parlé ici d’identité culturelle : la culture n’est pas une identité en soi, elle en est une partie, tout comme l’identité « professionnelle », si l’on devait la désigner ; l’identité « culturelle » n’est qu’une partie qui ne fonctionne pas indépendamment des autres. D’autant plus que cette identité, dite ethnique ou culturelle, utilise, certes, la culture, mais rarement toute la culture, et une même culture peut être instrumentalisée de façon différente dans diverses stratégies identitaires. La danse flamenca n’est qu’un pan de la culture espagnole, comme l’est, pour d’autres, la nourriture, le cinéma… Chaque changement social amène l’identité à se reformuler de façon différente et les moyens de mettre en jeu ses origines 31 espagnoles dans sa propre personnalité varie selon les contextes socio-historiques et les individualités. D’autre part, si construire son identité passe par l’affirmation d’une appartenance culturelle en se différenciant de la culture dominante, cette différenciation entraîne en même temps une intégration croissante : si la proximité crée la différence (distance), la différence (distance) crée aussi la proximité. Ainsi, les danseuses de flamenco, bien que dansant un « folklore » espagnol, bien qu’ayant des origines espagnoles, se sentent françaises et non pas espagnoles. C’est notamment au cours de leur formation en Espagne que cette appartenance leur est renvoyée à la figure. En Espagne elles sont considérées comme Françaises et en France comme Espagnoles : l’altérité crée la différenciation dans laquelle on est identifié et on s’identifie – processus bien connu par tous les immigrés et descendants de l’immigration. Ainsi, alors que toutes les Espagnoles interrogées font état de leur nécessité d’aller le plus souvent possible en Espagne, pour autant elles ne font pas le pas jusqu’à l’installation définitive. Ainsi, Fani Fuster, qui a passé huit ans en Andalousie, est finalement revenue en France parce que : « Moi à la base je suis pas trop une fille de la nuit et tout ça, c’est pour ça que je suis revenue, finalement je me sens plus française, c’est ma façon de vivre ». Paradoxalement, se rapprocher de la culture espagnole en dansant le flamenco permet en même temps aux danseuses de renforcer leur intégration sociale, de la même manière que l’adhésion à une association espagnole permettait aux premiers immigrés de trouver leur place dans la société française. Ici, c’est en tant que danseuses qu’elles signent l’appartenance à un groupe identitaire reconnu, bien que plus diffus que celui des « flamencos » : elles s’affirment comme membres du milieu artistico-culturel. Les caractéristiques de ce groupe social sont : une large part de jeunes entre vingt et trente-cinq ans n’excluant pas pour autant des plus âgés, une idéologie politique de gauche, des expressions artistiques comme valeur centrale… A titre d’exemple quant au positionnement politique des « flamencos », mon terrain se déroulant pendant l’année des élections présidentielles, les critiques et les inquiétudes quant à l’élection de Nicolas Sarkozy ont été nombreuses, autant à propos des réformes envisagées que de la création d’un ministère « de l’immigration et de l’identité nationale ». Or, parler de classe sociale serait peut-être abusif dans la mesure où ce milieu compte des membres de différentes classes, mais il s’agit bien d’un groupe particulier, identifiable par sa place particulièrement importante à Toulouse et dans lequel on retrouve de nombreux Espagnols de la troisième génération. L’implantation des Espagnols dans le milieu artistico-culturel est marquée 32 directement par l’organisation de nombreux festivals tels que le Festival Flamenco, Cinespaña, ou le Festival MIRA. L’appartenance de la majorité des personnes interrogées à ce groupe social et à cette idéologie se comprend mieux lorsque l’on sait, comme le rappelle G. Dreyfus-Armand (2005, p.39) que les générations nées en France ne se distinguent guère de la population française. De plus, la famille a joué un rôle important dans la valorisation des arts et de la culture, à l’exemple de José : « nous à la maison on a donné beaucoup d’importance à la culture, certainement parce que nous on n’a pas eu la possibilité de l’avoir ». Or, c’est bien là le point central de rassemblement de ce groupe. Ainsi, par exemple, Gabriel s’est souvent impliqué dans des revendications des intermittents du spectacle, lui-même en étant un. De leur côté, tous les Français interrogés s’identifient également à ce milieu. C’est d’ailleurs cette appartenance sociale qui a conduit Gérôme à faire du flamenco. Il s’est toujours fortement intéressé aux problèmes politiques de l’Espagne et à l’engagement des réfugiés républicains ; c’est par ce biais qu’il a rencontré le flamenco. Mais, danser le flamenco ne marque pas l’entrée dans cette catégorie, l’appartenance est généralement préalable. A ce titre, il faut noter que la moitié des professeurs et la moitié des élèves espagnols interrogés sont issus d’autres danses. Avant de faire du flamenco, Fani Fuster et Corinne ont d’abord eu une formation de danseuse classique pendant plusieurs années, Carine et Sarah faisaient de la danse africaine, Stéphanie du contemporain, Aurore du modern’ jazz et Agathe et Anne-Marie sont passées par l’ensemble de ces danses. Appartenir au groupe des artistes est un avantage dans la mesure où cela détermine les relations sociales de ses membres qui auront alors plus de chance de rencontrer le milieu flamenco que d’autres. Et ce d’autant plus que si le flamenco répond bien à une quête des « origines », il prend également appui sur l’idéologie du groupe dans laquelle il s’inscrit pleinement. Il s’agit là d’une idéologie qui n’est pas uniquement présente dans le discours conscient des danseuses, elle est également incorporée comme guide inconscient d’un certain nombre d’attitudes et d’actions, comme un habitus, tel que l’a conceptualisé Bourdieu (1980) – habitus qui tend à favoriser les expériences propres à le renforcer. Ainsi, la passion pour la lutte sociale et pour l’opposition frondeuse qui constitue l’idéologie du groupe est un fondamental de la philosophie flamenca, mais également celui des Républicains espagnols de la Retirada. Pour Concha, les seules musiques qui rejoignent cet état d’esprit sont le hip-hop et le rock. Pour Anne : « Tu vois par exemple moi je danse pas pareil qu’il y a cinq ans, j’ai pris des cours et tout, mais surtout il y a un truc qui mûrit à l’intérieur ; c’est un état d’esprit, une façon d’être en fait. Maintenant je m’affirme plus, j’affirme plus mes idées ». 33 Publicité pour l’école de Fani Fuster Qui plus est, cette « philosophie » flamenca et cette idéologie de gauche ont en commun un symbole amplement utilisé : la couleur rouge, parfois en association avec le noir. Du côté de la danse, on trouve ces couleurs dans les costumes portés à l’occasion des spectacles, mais également dans l’ensemble de ses représentations iconographiques : les publicités des académies (voir image ci-contre), leur site, leurs enseignes, les affiches de spectacle. Je me souviens par exemple avoir assisté au débat du choix des couleurs de la tenue en vue d’un spectacle organisé par une académie. Même si finalement le rouge et le noir n’ont pas été retenus car ils était considérés, à juste titre, comme trop habituels, ce sont ces couleurs qui sont venues en premier à l’esprit des danseuses qui, n’ayant pas trouvé de meilleure idée ce jour-là, les ont gardées à l’esprit, faute de trouver mieux. Du côté de l’idéologie politique du groupe, ces couleurs renvoient à deux mouvements importants chez les républicains espagnols : au rouge des communistes et au noir des anarchistes. Rappelons-nous par exemple du drapeau rouge et noir de la CNT. Bien qu’ambivalent, comme l’a montré Pastoureau (2005), entre la fête et la colère, le symbolisme du rouge porte pleinement celui de la danse flamenca et celui du groupe social auquel elle est rattachée : celui de la passion, de la rage et de la fête. Si j’ai eu l’occasion de montrer comment la culture de l’exil avait directement permis à la danse flamenca de se développer jusqu’à sa forme actuelle, elle y a également participé indirectement en contribuant au développement du milieu social que je viens de décrire. Largement métisse, ce milieu a joué et joue encore un rôle certain dans le développement de cette danse dans la ville. Dans la mesure où la danse flamenca a pu s’imposer grâce à l’action et à la participation conjointe des Français et des Espagnols, on peut parler d’un patrimoine métisse qui participe à une identité également métisse des danseuses et non à une identité exclusivement espagnole ou seulement française. « Métissage » doit être compris selon le sens que Laplantine et Nouss (1997) lui donnent, autrement dit comme un concept se situant à mi-chemin entre le syncrétisme totalisant plusieurs cultures en une seule homogène et la différenciation hétérogène des différentes cultures que compte l’identité, sans les articuler entre elles. Cette identité dite « métisse » laisse alors à chaque culture l’occasion d’exister dans un rapport à la fois de complicité et de confrontation. Mais rappelons que cette identité métisse n’est pas une, séparément des autres, elle s’inscrit dans une identité multiple 34 combinant identification culturelle, sociale, sexuelle…, chacune d’entre d’elles se remplaçant tour à tour, selon les contextes, pour dominer les autres. En guise de conclusion L’identité des danseuses de flamenco se construit donc dans un va et vient permanent : d’abord entre culture espagnole et culture française, ensuite entre appartenance culturelle et appartenance sociale, mais encore entre différenciation et similitudes, et également entre présent et passé. Or, il en est de même en ce qui concerne la danse flamenca. Ainsi, l’identité est à l’image de la danse flamenca : fluide et dynamique, changeant de peau selon les situations dans lesquelles elle est mise en jeu. Alors que dans la vie courante toulousaine, les jeunes issus de l’immigration espagnole se confondent avec la population locale et sont perçus par celle-ci comme identiques, lorsqu’ils dansent le flamenco, ils deviennent différents, détenteurs d’une culture autre, héritée de leurs parents ou grands-parents immigrés. Si les danseurs de flamenco sont enfermés dans cette conception de l’immigré comme « tout culturel » - conception propre aux sociétés multiculturelles - ils ont l’avantage de ne pas l’être de manière dévalorisante. Dévalorisante, elle l’est, certes, en partie, dans la mesure où elle est réductrice, mais elle a l’avantage de prendre appui sur un stéréotype « positif » enraciné dans l’imaginaire des Français. Elle a un second « avantage », pourrais-je dire, celui de renvoyer à une immigration particulière. En effet, si tout immigré donne lieu à un certain nombre de stéréotypes, le plus souvent négatifs, l’immigré espagnol tire bénéfice de l’immigration républicaine qui a su acquérir dans le temps un certain prestige et une certaine reconnaissance sociale au sein de la population locale, comme dans les institutions publiques. Preuve en est la multiplication, depuis une dizaine d’années, des lieux et des manifestations en mémoire de ces immigrés. Là où se joue la différence avec les autres immigrations c’est que lorsqu’on évoque celle des Espagnols, on ne parle pas d’immigrés mais de réfugiés politiques, qu’ils soient réellement originaires de cette vague migratoire ou pas. Qui plus est, ces individus sont perçus comme des réfugiés qui ont défendu les valeurs républicaines si chères dans l’imaginaire national français. Donc, en nous renvoyant dans notre imaginaire à cette « non immigration » particulière, les danseurs de flamenco sont à la fois identifiés comme différents et valorisés pour cette différence appréciée comme positive. C’est peut-être dans cette double référence au passé, autrement dit dans la détention d’un art « traditionnel » représentant tout un « art de vivre » espagnol « importé » par les réfugiés politiques, que réside la clé du développement 35 particulier de la danse flamenca à Toulouse, sortant des associations espagnoles pour se créer sa propre place, son propre réseau. A ce titre, il serait intéressant de poursuivre cette étude en sortant des limites de la ville, en prenant en compte le réseau déterritorialisé de cette danse et voir alors quelles identités sont mises en jeu. 36 Bibliographie - ABOU Sélim, 1981, L’identité culturelle, Editions Anthropos. - ARCHET Marlène, 1985, « Le théâtre à Toulouse dans le milieu de l’émigration espagnole (1945-1960) », Mémoire de Maîtrise d’Espagnol, Université Toulouse Le Mirail. - ALTED Alicia et DOMERGUE Lucienne, 1999, El exilio republicano español en Toulouse (1939-1999), Presses Universitaires du Mirail. - AMSELLE Jean-Loup et M’BOKOLO Elikia, 1999, Au cœur de l’ethnie, Editions La Découverte&Syros. - AMSELLE Jean-Loup, 2001 a, Vers un multiculturalisme français. L’empire de la coutume, Flammarion. - AMSELLE JL, 2001 b, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion - BACHELARD, 1949, Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard. - B. BACZKO, 1984, Les imaginaires sociaux. 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