comme vie
«L’embryon est extraordinaire
et émouvant à observer»
S’il reste beaucoup à découvrir, les récents progrès de la science sont
parvenus à lever beaucoup de mystères liés au développement humain.
À LIRE
Dans le secret
desêtres vivants,
Nicole Le Douarin,
Robert Laffont, 2012.
LUISA RICCIARINI/LEEMAGE
UN EMBRYON HUMAIN
à la cinquième semaine
de fécondation.
Pour les vertébrés, tout repose donc
sur la formation de trois «feuillets».
Comment sedéroule ce développement?
N.L.D. Lorsque les cellules commencent à s’orga-
niser en trois groupes, certaines se placent à la péri-
phérie de l’embryon. C’est l’«ectoderme», qui sera à
l’origine de la peau et de ses annexes: cheveux, poils,
ongles… ainsi que du système nerveux. D’autres cel-
lules –c’est «l’endoderme»– vont venir tapisser la
cavité interne de l’embryon. Elles constitueront la
paroi du tube digestif et les glandes qui lui sont asso-
ciées, comme le foie et le pancréas, et aussi les pou-
mons. À ce stade, l’embryon se trouve donc structuré
par l’extérieur et l’intérieur, comme s’il avait deux
faces. Une partie des cellules de l’ectoderme s’insinue
ensuite entre les deux couches de cet embryon pour
former le «mésoderme», le troisième feuillet, à par-
tir duquel se développeront des organes tels que les
reins, le cœur, l’appareil reproducteur, mais aussi le
système vasculaire, les muscles, les os.
Comment vous y êtes-vous prise pour étudier
lamigration des cellules à partir de ces feuillets?
N.L.D. En fait, les organes sont le résultat d’un
mélange de cellules qui peuvent provenir des trois
feuillets initiaux: il ya communication et interaction
entre les cellules. Pour l’étudier, j’ai imaginé l’artifice
de l’animal chimère (caille-poulet, ndlr). C’est ce qui
m’a valu une reconnaissance internationale. Au
moment où se forme, au niveau dorsal, l’ébauche de
la moelle épinière et du cerveau, apparaît également
ce que l’on appelle la «crête neurale». Celle-ci va
produire des cellules qui envahiront tout l’embryon
pour former le système nerveux périphérique. L’une
de mes expériences a consisté à substituer, chez un
embryon de poulet, un fragment de sa crête neurale
par l’équivalent provenant d’un embryon de caille. J’ai
constaté que l’on obtenait, au niveau du dos, des plumes
du poulet, mais de la couleur de la caille. Ainsi la crête
neurale produit-elle non seulement le système nerveux
périphérique, mais aussi des cellules pigmentaires,
responsables de la coloration de la peau, des cheveux,
des plumes… Celles-ci migrent, depuis la crête neurale,
pour aller coloniser les plumes qui se forment, elles,
à partir de l’ectoderme. Les cellules de la caille n’ayant
pas la même apparence au microscope que celles du
poulet, j’ai pu suivre la migration de ces cellules au
cours du développement de l’embryon.
Mais quelle serait donc la spécificité
dudéveloppement humain?
N.L.D. Il n’y en a pas. Dans les grandes lignes, en
effet, c’est le même pour tous les vertébrés… sauf que
le résultat n’est pas tout à fait similaire! Un embryon
de poulet, que l’on a la possibilité de regarder se déve-
lopper en cassant le haut de la coquille, se développe
à peu près comme celui d’un homme. Mais ce qui
nécessite neuf mois pour l’être humain prend 21jours
chez le poulet. L’embryogenèse est donc assez uni-
forme. Tous les vertébrés ont un système nerveux,
qui dérive de l’ectoderme. Mais chez nous, la partie
de l’ectoderme destinée à fournir le cerveau se déve-
loppe et se complexifie beaucoup plus que chez les
autres. C’est cela qui a fait le succès de notre espèce
au cours de l’évolution. Et c’est impressionnant. Car
rappelons-nous que le cerveau est dérivé d’une couche
de cellules, l’ectoderme primitif, qui sert par ailleurs
à fabriquer la peau du ventre ou de la main. Nous ne
savons pas ce qui explique la place colossale du cerveau
chez l’être humain. Quand on aura compris de quelle
façon il se construit, on aura fait un grand pas dans
la compréhension de son fonctionnement, et donc
de la façon dont il engendre la pensée… Pour l’instant,
c’est un trou noir. L’explication de cette singularité
humaine est à chercher dans nos gènes.
C’est donc sur le registre génétique que se poursuit
aujourd’hui la recherche embryologique?
N.L.D. Oui. Un nouveau champ de recherche s’est
ouvert pour tous les biologistes lors de la découverte
de l’ADN, au milieu du XXesiècle. Pour les embryo-
logistes, il ne suffit plus de décrire le comportement
des cellules, il faut découvrir quels mécanismes
l’engendrent. Des combinaisons de gènes inter-
viennent d’une façon spécifique à chaque étape de
l’élaboration de l’embryon.
Figurez-vous qu’il n’y a pas
beaucoup plus de différences
entre la carte génétique d’un
chat et celle d’un homme
qu’entre celle de deux êtres
humains. Mais la façon dont
ces gènes sont activés diffère.
Ils produisent des protéines,
constituants de notre
matière vivante, similaires.
Pourtant dans un cas, celles-
ci formeront du muscle de chat, et dans un autre du
muscle d’homme. Il nous faut donc comprendre
comment on passe du logiciel au produit fini, c’est-
à-dire comment le génome intervient pour trans-
former l’œuf de départ en petite souris.
Jusqu’à présent, nous avions regardé se dérouler
une pièce de théâtre. Mais celle-ci n’existerait pas sans
la pensée de son auteur, à laquelle nous voulons remon-
ter. Cela suppose d’être capable de manipuler les gènes
au niveau embryonnaire, et d’observer ce qui arrive
lorsqu’on modifie le génome d’un animal. Mais, bien
entendu, ce n’est pas possible sur l’embryon humain.
On procède donc par comparaison. Restent de nom-
breuses interrogations, et notamment celle portant
sur le caractère exceptionnel du cerveau humain dans
le monde vivant. La recherche est devant nous.’
INTERVIEW JOSÉPHINE BATAILLE
«Il ne suffit plus
dedécrire
lecomportement
des cellules, il faut
découvrir quels
mécanismes
l’engendrent.»
Qu’est-ce que l’homme? À sa façon,
l’embryologiste tente de répondre à
cette question, en montrant de quelle
manière il se développe. Jusqu’à l’être
humain achevé, auquel son extraordi-
naire cerveau confère un statut d’excep-
tion dans le règne animal, c’est l’histoire
d’une «transformation ordinaire», que
nous conte Nicole Le Douarin, biologiste
passionnée et internationalement
reconnue. Professeure honoraire au
Collège de France, secrétaire perpé-
tuelle honoraire de l’Académie des
sciences et membre de l’Académie pon-
tificale des sciences, elle a consacré sa
vie à l’étude de l’embryon et a été cou-
verte de distinctions (dont la médaille
d’or du CNRS). Rencontre avec celle qui
est remontée aux origines pour percer
le secret du développement.
LA VIE. Pour l’embryologiste
que vous êtes, quelle est l’origine
de l’être humain?
NICOLE LE DOUARIN. L’événement fondamental,
c’est la fusion de deux gamètes en un œuf. C’est à ce
moment que l’être acquiert son patrimoine héréditaire.
Chaque gamète apporte le sien propre sous la forme
d’un nombre de chromosomes spécifique à chaque
espèce (46 pour l’homme). Au départ, donc, il n’y a
qu’une seule cellule, l’œuf. De là, il faut passer à un
être humain qui comporte des milliards de cellules.
Cela suppose la création d’une quantité incroyable de
matière vivante, d’une part, et, d’autre part, un phé-
nomène d’organisation très poussé. L’être vivant n’est
pas simplement un amas de matière: il est composé
de tissus formant des organes qui fonctionnent de
manière spécifique, mais aussi coordonnée. Le système
hormonal, le système nerveux et le système sanguin
rendent possible une communication à longue dis-
tance, tandis qu’une communication de voisinage
permet aux cellules d’un même tissu de fonctionner
harmonieusement. Ainsi, l’embryon est extraordinaire
et émouvant à observer, car c’est un être en devenir.
Comment se déroule cette transformation?
N.L.D. C’est tout l’objet de l’embryologie, un
domaine où beaucoup reste encore à découvrir. Au
XVIIesiècle, on a commencé à observer la biodiver-
sité et à s’interroger sur la manière dont se déve-
loppent les espèces animales variées. L’embryologie
prend véritablement son essor à partir du XIXesiècle.
On s’aperçoit alors que les processus de développe-
ment présentent des similitudes frappantes, quelle
que soit la diversité des espèces. Cela commence
toujours avec la division de la cellule-œuf en cellules
qui, à ce stade, sont toutes semblables. Celles-ci vont
s’organiser en groupes, en trois «feuillets». Mais
elles vont avoir un destin différent en fonction de la
place d’origine dans l’embryon. Elles se diversifient
et migrent afin de contribuer à la formation d’organes
distincts. Pour comprendre ce mécanisme, il fallait
trouver des moyens d’intervenir sur le développe-
ment et d’étudier les conséquences de ces interven-
tions. La science est passée d’une phase d’observation
à une phase véritablement expérimentale.
LA VIE LA VIE
7-14 AOÛT 2014 64 7-14 AOÛT 2014 65 N
LA QUÊTE DES ORIGINESLA QUÊTE DES ORIGINES