2 Insectopedia se démarque dans le paysage de la littérature anthropologique ne serait-ce
que par l’objet de son étude mais surtout par l’originalité de la démarche qui fait éclater
les frontières de la discipline. Les neurosciences, la biologie, la philosophie, la
psychanalyse, l’histoire, la littérature, la politique, la religion, l’économie, la peinture, la
musique et bien entendu l’entomologie viennent alimenter les déambulations de l’auteur
dans le monde des insectes. Raffles enjambe les frontières et brouille les catégories avec
maestria, définissant un nouveau genre à la fois littéraire et ethnographique venant
provoquer le monde scientifique : "The vitality of life itself erupts against the artificial tidiness
of scientific categories." (p. 168). Si Insectopedia est une œuvre inclassable à bien des égards,
elle demeure cependant pleinement anthropologique dans la mesure où il s’agit bien de
l’exploration de l’altérité, d’un Autre tout à fait étrange mais dont la présence invisible,
agaçante, nuisible ou fascinante ne nous laisse jamais indifférents.
3 L’ouvrage est dense, extrêmement documenté et dénote d’une aversion pour la linéarité
qui fait écho à l’aversion manifeste de l’auteur pour le positivisme, qui transparaît tout au
long des chapitres. Raffles dirige des ateliers d’écriture exploratoire et la forme choisie
n’est certes pas anodine. Elle est l’expression de sa posture épistémologique et témoigne
d’une démarche artistique autant qu’anthropologique.
4 Les chapitres sont de longueurs inégales et débutent souvent de façon déroutante.
Difficile de deviner où Raffles veut nous entraîner. Il nous fait rencontrer toutes sortes de
personnages hauts en couleur qui n’ont parfois qu’un lointain rapport avec les insectes,
nous parle de sa vie privée, fait des détours, emprunte des chemins de traverse, ouvre des
portes qui donnent sur des portes, nous égare pour finalement, après moult
circumambulations, nous faire retomber sur nos pas afin de nous amener à sa conclusion.
La question est de savoir si l’on peut répliquer un tel modèle méthodologique qui croise
les genres de façon aussi intuitive. Une telle anthropologie n’échappe-t-elle pas au monde
académique ? L’avenir dira si Raffles est simplement un original ou bien s’il a ouvert une
nouvelle voie.
5 Dans une brève introduction d’à peine plus d’une page, Raffles campe les questions de sa
recherche. Les insectes sont là depuis "a long long time ago, before any people were here". Ils
nourrissent nos rêves et nos cauchemars, mais nous n’en savons que très peu sur eux. Qui
sont-ils ? Que font-ils ? Que faisons-nous d’eux ? Quels mondes fabriquent-ils ? Comment
vivons-nous et pourrions-nous vivre autrement avec eux ? Au-delà de toutes ces
questions plane son souci épistémologique, à savoir comment nous nous positionnons par
rapport à cet objet d’étude. Que Raffles ait choisi en exergue une citation de Bachelard, "
The minuscule, a narrow gate, opens up to an entire world", nous avertit d’emblée de ce souci.
6 Le livre se présente sous la forme d’un abécédaire qui n’en est pas vraiment un puisque
Raffles joue avec les titres pour leur donner seulement un semblant d’ordre alphabétique.
En déjouant l’alphabet, il fait du même coup exploser la linéarité et son abécédaire
devient ainsi fractal, clin d’œil aux visions de certains yeux qui ne sont pas les nôtres.
7 Tout commence donc par la lettre A, "Air". Que nous dit Raffles sur ce sujet ? Que des
milliards d’insectes voyagent dans les cieux jusqu’à des hauteurs de 15 000 pieds. Alors
que le ciel semble pur et limpide, il est en permanence traversé par des centaines
d’espèces différentes qui toutes se rendent quelque part, en solitaire ou collectivement
selon différents modes de déplacement. Le ciel devient miroir de l’océan et les insectes
forment un "aeroplankton". Raffles nous rappelle que la première chose à ne pas oublier de
cette première lettre A, c’est qu’il existe d’autres mondes autour de nous. Le ton est
Hugh Raffles, 2010, Insectopedia, Pantheon Books, New York, 465 pages.
Développement durable et territoires, Vol. 5, n°2 | 2014
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