la renaissance armenienne

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Tsovinar AKOPIAN-TCHALOYAN
Docteur en philosophie,
Chargée de cours au Conservatoire
D’État Komitas d’Erevan
LA RENAISSANCE ARMENIENNE
L’on sait que c’est vers le milieu du XVIe siècle que Giorgio Vasari a trouvé le mot exact
pour designer l’époque à la fin de laquelle il avait vécu. Ce mot est Renaissance. C’était l’époque
où, d’après l’expression d’Ulrich von Gutten, « Les intelligences s’éveillaient, la vie devenait un
plaisir, le droit de la raison était restauré ».
La Renaissance, c’était l’épanouissement de la culture progressiste, et de par son essence la
plus profonde, elle était dirigée contre le féodalisme et l’univers de ses idées, Toutefois, tout
épanouissement d’une culture progressiste, ni toute culture dirigée contre le monde féodal ne
peuvent être nommés Renaissance.
La base sociale et économique de la Renaissance est ce qu’on appelle l’accumulation
primaire du capital. En fait, la Renaissance reflète, sous une forme et avec un contenu d’une
grande originalité, la lutte des classes de la période de cette accumulation primaire. La forme
historique concrète, sous laquelle cette lutte s’est manifestée, est le mouvement social connu dans
l’histoire sous le nom de Réformation. Présentant un caractère populaire ou petit-bourgeois, la
Réformation est l’une des composantes de la Renaissance. Il est légitime de montrer qu’avec toute
sa variété de formes concrètes, la Renaissance est attestée dans différents pays et que son essence
historico-culturelle est en quelque sorte une règle historique que l’on constate tant dans certains
pays occidentaux qu’en Orient, notamment en Arménie.
Nombre de chercheurs ont essayé d’éclairer tel ou tel aspect de la Renaissance en Arménie,
en tant que phénomène historico-culturel intègre. Toutefois, il y a eu également des tentatives de
mettre en doute le droit de parler de Renaissance en Arménie. Néanmoins, ce phénomène est d’une
telle importance historique qu’il est impossible de l’ignorer. La Renaissance en Arménie est déjà
considérée comme une partie du phénomène général de la Renaissance. La contribution de
l’académicien Tchaloyan, philosophe arménien, à ce domaine est éminemment importante, car il a
été le premier à publier en 1963 à Moscou, puis en 1964 à Erevan un ouvrage, très audacieux pour
l’époque, intitulé La Renaissance arménienne. Une particularité importante de l’ouvrage de
Tchaloyan est d’avoir distingué dans la culture de l’époque de la Renaissance en Arménie les
œuvres des artistes sortis des couches populaires de celles créées par les représentants de la classe
féodale. C’est ce qui lui a permis de révéler dans la culture de la Renaissance arménienne les
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éléments démocratiques ou aristocratiques, progressistes ou conservateurs, bien connus dans la
culture de la Renaissance européenne.
D’une manière générale, l’Arménie a toujours été une source d’enrichissement pour ses
voisins plus puissants. Le Plateau Arménien était un champ très important d’opérations
stratégiques et, en même temps, l’un des carrefours des principales routes de transit entre l’Orient
et l’Occident. Le résultat en était le pillage des localités et la destruction des valeurs culturelles.
Cependant, la paix s’établissait parfois entre les puissances rivales voisines de l’Arménie. Alors, le
pays se dépêchait de panser ses plaies en développant son économie et sa culture. En temps de
paix, la situation était naturellement favorable aux contacts extérieurs, c’est-à-dire politiques et
économiques, et intérieurs, ayant trait à la sphère culturelle. Dès lors, l’on comprend les raisons de
l’essor économique et culturel sans précédent de l’Arménie à partir de la fin du IXe siècle jusqu’au
milieu du XIe, qui s’est incarné dans la Royauté d’Ani. Mais à la deuxième moitie du XIe siècle, la
situation extérieure du pays a changé avec la chute de la Royauté d’Ani. Cela a été, d’une part, le
résultat de l’invasion de l’Arménie par les Turcs Seldjoukides et, d’autre part, ce qui s’est avéré
bien plus grave, le résultat du changement de politique de l’Empire Byzantin à l’égard de
l’Arménie. Byzance travaillait à liquider les royautés arméniennes pour inclure leurs domaines
dans le territoire de l’Empire. Ces agissements ont eu des conséquences fatales non seulement pour
l’Arménie, mais aussi pour l’Empire lui-même. La liquidation de l’État arménien a signifié la
destruction de la barrière qui faisait dans une certaine mesure obstacle aux tribus turques. Byzance
a ouvert elle-même ses frontières orientales, ce qui a donné par la suite aux hordes turques la
possibilité d’occuper l’Arménie et l’Asie Mineure.
La première étape chronologique de l’histoire de la Renaissance arménienne coïncide avec la
première période de la Royauté d’Ani, c’est-à-dire les Xe-XIe siècles. C’est à cette époque que
remonte l’une des composantes de la Renaissance arménienne : le puissant mouvement des
Thondraciens, c’est-à-dire la Réformation arménienne.
Les convictions des Thondraciens exprimaient tout ce dont le peuple rêvait à cette époque.
C’était le rejet de l’ancien principe des rapports humains et la proclamation du nouveau principe
qui devait le remplacer.
Les principes de l’évolution de la société humaine montrent que c’est précisément
l’accumulation primaire du capital qui est à l’origine de la recrudescence des contradictions
sociales. C’est aussi le point de vue à partir duquel nous allons examiner la Réformation
arménienne.
Toutefois, l’accumulation primaire du capital et la recrudescence de la lutte des classes ont
donné naissance non seulement à la Réformation, mais aussi à une culture adéquate, se basant sur
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de nouveaux principes de la conception du monde. C’était l’époque d’une renaissance dans la
science, la philosophie, l’art et la littérature.
En Occident, chaque étape de la formation féodale donnait naissance à une culture qui lui
correspondait. La domination de l’économie naturelle s’accompagnait de l’idéologie dogmatique
de l’Église, les relations commerciales et les villes des XIIe-XIIIe siècles s’accompagnaient de la
culture bourgeoise, alors que l’accumulation primaire du capital s’accompagnait de la culture de la
Renaissance.
Par comparaison à la Renaissance occidentale, celle de l’Orient présente deux particularités.
D’abord, la Renaissance en Orient et, surtout, en Arménie est commencée bien avant la
Renaissance occidentale. Ensuite, la Renaissance en Orient, en Arménie entre autres, n’a pas
atteint le niveau de la Renaissance occidentale de l’époque suivante. Par ailleurs, la base sociale et
économique de la Renaissance en Arménie, bien que s’étant manifestée plus tôt, n’a jamais atteint
le niveau social et économique des villes italiennes, en particulier l’épanouissement économique
de Florence.
La seconde étape chronologique de la Renaissance coïncide avec les XIIe-XIIIe siècles. Au
XIIe siècle, l’Arménie Cilicienne a été reconnue comme État arménien souverain. Toutefois, en
1375, c’est-à-dire après une existence de trois siècles, elle a été détruite par les Mamelouks
d’Égypte. Certaines manifestations, certaines formes isolées de cette étape de la Renaissance ont
continué à exister jusqu’à la fin du XIVe siècle, même après la chute de cet État arménien.
Il nous faut examiner deux tendances de la culture arménienne. C’est d’abord la culture des
couches des travailleurs, qui reflétait dans une grande mesure les principes de la conception du
monde de la Renaissance, et ensuite, la culture de la partie instruite de la société féodale
arménienne, c’est-à-dire la culture séculière progressiste qui recelait les idées et les notions, même
des systèmes entiers de la conception du monde de la Renaissance.
Il est évident que ces deux tendances de la culture de la Renaissance, même si elles étaient
opposées par leurs racines sociales, ne pouvaient être privées de traits communs dans leur lutte
contre le vieux monde et l’Église. D’autre part, la lutte entre ces deux tendances de la culture
générale de la Renaissance n’était pas exclue. La même chose s’est passée en Occident.
Souvenons-nous de l’attitude des humanistes « renaissancistes » à l’égard de la révolte antirenaissance de Florence (ciompi) ou celle des représentants de la
Réformation bourgeoise
modérée envers la révolte des paysans en Allemagne.
Les idées de la Renaissance sur l’affranchissement de la raison, sur le droit de l’individu à
penser, ainsi que le désir de révéler l’essence humaine en l’homme exprimaient naturellement de
nouveaux rapports entre l’homme et la société. Dès lors, l’individu était opposé à la société. Dans
la littérature de la Renaissance arménienne, l’individu se soulève contre la société, il s’insurge et
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proteste, il lutte contre l’inégalité sociale, contre les seigneurs terrestres et célestes. Cette
protestation de l’individu contre la société s’accompagnait aussi d’une nouvelle compréhension de
l’amour, de la reconnaissance de l’égalité entre l’homme et la femme, c’est-à-dire le droit de
l’amour réciproque comme manifestation de l’individualité humaine.
L’interprétation scientifique de l’histoire de la philosophie arménienne demandes des études
scientifiques complètes, et, bien entendu, un nouveau paradigme. Malheureusement, il y a peu de
travaux de recherche concernant l’évolution de la pensée philosophique arménienne, mais les
recherches existantes nous permettent de nous représenter une vague puissante qui, en Europe, au
XVIe siècle, a reçu le nom de Renaissance.
Dans ces recherches, La Renaissance arménienne de Vaguen Tchaloyan occupe une place de
choix. Ce livre a suscité de nombreuses controverses, mais il a été un aiguillon pour le
développement ultérieur des idées philosophiques. Dans ses travaux, qui constituent la première
recherche importante consacrée à l’époque de la renaissance dans l’histoire des peuples non
européens, l’auteur examine cette question sous tous ses aspects : historiques, philosophiques,
littéraires et artistiques, en mettant en rapport cette idéologie avec les périodes correspondantes de
l’histoire socio-économique de l’Arménie.
Dans l’Arménie du Xe siècle, apogée des rapports féodaux, les couches dominantes prônaient
leurs valeurs spirituelles, leur idéologie de classe. La philosophie arménienne, avec ses traditions
culturelles multiséculaires, son héritage considérable, sa riche histoire, montre que la Renaissance
n’était pas imprévisible, mais au contraire, qu’elle est une loi de portée générale.
Le premier représentant de la philosophie du Xe siècle est Grigor Narékatsi (Grégoire de
Narek). Il est indifférent aux questions des interrelations entre Dieu et la nature ou entre la nature
et la pensée, questions déjà traditionnelles pour la science. Sa vision du monde est centrée sur les
rapports entre l’homme et Dieu. Chez lui, l’homme est plein de contradictions et de lutte, de
souffrances et d’espérance, avec ses particularités, la profondeur de son monde intérieur, et tout
cela semble confirmer la grande idée de la renaissance, à savoir la divinisation de cet homme qui a
un ciel et une terre, la capacité d’agir et de construire, la possibilité de perfectionner sa raison.
Narékatsi recherche les fondements de l’humanité qui est proche de Dieu, en sachant que Dieu,
pour Narékatsi, non seulement donne son image à l’homme, mais lui apprend à Lui ressembler :
« Toi (Dieu) tu nous as appris à Te ressembler » écrit Narékatsi. « Il est le ciel à la terre et la terre
aux cieux, descente vers le sol et ascension vers les hauteurs ».
Ceci est la marque du néoplatonisme, en tant que source de panthéisme. Le terme
« miasnakan » appartient à Proclus de Diadoque et il est développé par le pseudo-Denys
l’Aréopagite dont les œuvres existaient déjà en Arménie à cette époque, y compris en langue
arménienne.
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Au sujet de l’union de l’homme et de Dieu, Grégoire de Narek souligne qu’il y a du Dieu
dans l’homme, comme de l’homme en Dieu, et que l’idée que Dieu est en toute chose et, par
conséquent, toute chose est en Dieu. Telle est la sensibilité panthéiste de Narékatsi. Souhaitant
accéder à la béatitude dans une communication sans intermédiaire avec Dieu, Narékatsi avance des
idées lourdes de conséquences sur l’absurdité et l’inutilité de l’Église et de la féodalité
ecclésiastique dans son pays. Dans les vers de Grégoire de Narek, résonnent la nature source de
vie, toute la réalité sensorielle, ses émotions et la vie séculière. On peut dire que Narékatsi sort des
traditions médiévales et fonde la nouvelle littérature, l’histoire, entrant par là même dans la culture
arménienne au titre de la Renaissance.
La réalité et la nécessité de la Renaissance arménienne sont parfois mises en doute, pourtant
la Renaissance arménienne est un phénomène d’une telle importance historique que non seulement
on ne peut le sous-estimer, mais qu’on doit l’expliciter dans toute sa profondeur comme une
période d’évolution dans l’histoire de la culture arménienne.
Au Xe siècle, la Royauté d’Ani a fait renaître la culture antique ; on y observe un nouvel
intérêt pour les auteurs de la littérature hellénique et hellénistique, ainsi que pour les représentants
de la culture arménienne ancienne, leurs œuvres en philosophie, logique, mathématiques, sciences
naturelles, histoire et grammaire. On y étudie des auteurs comme David l’Invincible (Ve siècle),
Anania Chirakatsi (VIIe siècle) et on remet en circulation les traductions anciennes et nouvelles
des représentants de la culture antique : traductions arméniennes anciennes des œuvres d’Aristote,
de Platon, de Porphyre, d’Olympiodore, le traité Sur la nature de Zénon le Stoïque, dont l’original
grec ne s’est pas conservé ; seule sa traduction arménienne du Ve siècle nous est parvenue
(actuellement conservée au Maténadaran Machtots d’Erevan), la Rhétorique de Théon
d’Alexandrie, la Péripatétique d’Andronic de Rhodes, la Grammaire de Denys de Thrace et bien
d’autres. Il est à noter qu’à la première moitié du VIIe siècle, les Éléments de la Géométrie
d’Euclide ont été partiellement traduits en arménien et cette traduction est attribuée à Anania
Chirakatsi.
Les expressions « le manuscrit est tombé en captivité » ou « le manuscrit a été libéré de
captivité » sont fréquentes dans la littérature arménienne. Ces expressions, qu’on ne trouve nulle
part ailleurs dans l’histoire mondiale, témoignent du culte du livre chez le peuple arménien.
À l’époque de la Renaissance, des centres scientifiques de type antique ont été fondés dans
différentes régions d’Arménie. Citons les universités médiévales de Haghpat, de Sanahine, d’Ani,
de Narek, de Gladzor, de Tathev et d’autres où l’on étudiait la philosophie, la logique, la
littérature, les arts, les mathématiques, les sciences naturelles, la grammaire et la rhétorique, ainsi
que l’anatomie humaine à l’université de Tathev au XIVe siècle. Nous possédons une certaine
information sur l’enseignement des sciences et des arts à l’Université de Tathev. Voici un passage
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de ce texte : « Dans l’une des facultés, la musique était enseignée par le meilleur maître de cette
sphère. De nombreux élèves de tous les pays venaient étudier chez lui. Dans une autre faculté, on
enseignait la peinture et ses divers genres. Enfin, dans une troisième faculté, on enseignait les
œuvres chrétiennes et les sciences profanes extérieures ». Ces écoles médiévales disposaient de
grandes bibliothèques (maténadarans) où l’on conservait des milliers de livres manuscrits.
Citons un exemple : aux VIIe-VIIIe siècles, Stépanos Siunétsi, théologien, grammairien,
traducteur, poète et musicien, est devenu l’auteur de Bénédictions Majeures écrites dans le système
de l’Octoéchos, avec des sujets bibliques ; on lui attribue de nombreux hymnes composés d’après
un canon musical déterminé. Il s’est également distingué dans le domaine de la théorie et de
l’esthétique de la musique. Il était intéressé par le monde sentimental de l’individu, auquel il
attribuait plus de trente qualités : désirable, révolté, bouleversé, capricieux, musical, etc.
Stépanos Siunétsi a été considéré comme la source de l’idéologue de la Renaissance
arménienne.
La philosophie n’était point originale ni indépendante, mais fusionnée à la théologie et
exprimée à travers elle. Citons la transposition littéraire du contenu de la Bible et les différents
genres d’homélies et de sermons.
Dans le domaine de la poésie, la préférence était donnée aux psaumes et aux charakans,
hymnes spirituels monodiques, consacrés aux différents jours du calendrier ecclésiastique. L’art
incluait l’architecture des édifices du culte, ainsi que l’art de la miniature, consacré surtout à
l’illustration des manuscrits religieux.
Évidemment, en parlant de la philosophie populaire, nous sous-entendons en premier lieu le
système de la Réformation arménienne, c’est-à-dire la conception du monde du mouvement des
Thondraciens. Toutefois, la philosophie des couches populaires de la société ne se limité pas à
cela. Elle s’exprime aussi dans la littérature, sous forme de nouveaux genres et formes de création
folklorique dont la culmination est incontestablement l’épopée David de Sassoun. Si en Occident,
l’épopée, en tant que genre de la littérature féodale, a fait son apparition bien avant la littérature de
la Renaissance, en Arménie, l’épopée nationale David de Sassoun a été créée à une époque où l’on
observait déjà les prémisses du passage du féodalisme à la société bourgeoise. Cette épopée fait
donc appel à la lutte contre le système des idées du féodalisme et, dès lors, appartient à la
Renaissance.
La lutte des classes s’est également reflétée dans les nouvelles et les fables médiévales
arméniennes. Citons les Recueils de Fables de Mkhitar Goch et de Vardan Aïguektsi (XIIe-XIIIe
siècles) dans lesquels les auteurs démasquent les vices, l’avarice, la violence et la malhonnêteté
des serviteurs du culte. Tout cela ressemble beaucoup aux nouvelles de Boccace (XVIe siècle).
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La poésie de Frik (XIIIe siècle), l’un des représentants les plus brillants de la Renaissance
arménienne, est un exemple qu’on ne peut manquer de citer. La protestation de Frik contre
l’injustice sociale, la destinée et contre Dieu, ainsi que sa lutte contre les persécuteurs de la nation
arménienne sont bien connues. Il se révolte violemment contre Dieu et lui fait des reproches : « Tu
te déchaînes contre le peuple d’Arménie ! ». Frik a consciemment utilisé l’arménien moyen, la
langue parlée à son époque. Cette circonstance présente une importance considérable pour
caractériser la littérature de la Renaissance. Ainsi, en Occident, les représentants de la Renaissance
renonçaient au latin comme langue littéraire et le remplaçaient par les langues nationales
compréhensibles au peuple. C’est ce qui se passait également en Arménie où, à côté de la langue
arménienne ancienne « grabar », qui était la langue de l’Église et de la sphère officielle, donc la
langue d’une petite partie de la population, il y avait la langue parlée, la langue vivante utilisée par
les masses populaires. Et si dans la Royauté d’Ani, la littérature progressiste était écrite dans la
langue de la majorité, cela avait une importance idéologique qui relève essentiellement de la
Renaissance arménienne.
Disons aussi que l’influence des Thondraciens sur l’art a été immense. C’est précisément par
cette influence que nous tenons à expliquer la clarté des idées, la simplicité et la netteté du rendu
dans l’art populaire. C’était la renaissance de l’art des premières communautés chrétiennes,
transposées sur d’autres bases, devenue extrêmement populaire parmi les Thondraciens. Cet art
avait pour appui la perception réaliste, le réalisme de la Renaissance qui a fait découvrir à l’homme
son monde intérieur, qui confirmait son droit à sentir tout ce qui était humain : l’amour, le désir
d’indépendance, la joie ou la douleur.
La preuve éclatante de ce droit est l’épanouissement de la poésie lyrique de la période de la
Renaissance arménienne, venue s’opposer à la poésie sacrée de l’époque. Cette poésie lyrique
exprimait tant un amour ardent pour le peuple que l’optimisme qui a toujours été propre au peuple
arménien et ne s’est jamais éteint. Il est évident que le thème de l’amour occupe une place
primordiale dans l’œuvre des goussans (ménestrels) dont les chansons sont toujours émotionnelles,
pleines de passion et de divers sentiments humains. Ils y louent la beauté des femmes, mais avec
beaucoup de réserve et de pudeur. À cette époque, un essor sans précédent caractérisent tous les
arts : musique, théâtre, peinture, architecture… Néanmoins, l’enluminure et l’architecture restent
les arts dominants. La peinture de chevalet et celle des icônes n’a pas reçu de développement
particulier en Arménie, à cause de la ferme position iconoclaste de l’Église Apostolique
Arménienne qui, au lieu d’encourager ces arts, y était hostile.
L’art de l’enluminure a fait son apparition en Arménie peu après la création de l’alphabet
arménien. Les premiers exemples conservés datent du VIe siècle. Cet art n’a jamais cessé de se
développer jusqu’à l’apparition des premiers livres imprimés en arménien en 1512 et 1513. Aux
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XIIe-XIIIe siècles en Arménie Majeure et aux XIIIe-XIVe siècles en Arménie Cilicienne, l’art de
l’enluminure arménienne a connu un tel épanouissement qu’il donne la possibilité de déterminer
diverses écoles et tendances.
Le revirement de la mentalité artistique, en tant que début de la Renaissance, a atteint son
apogée dans l’œuvre de Toros Rosline (XIIIe siècle). Il suffit de dire que Rosline et certains de ses
contemporains ont été les fondateurs de la tendance progressiste de l’art médiéval arménien. De
plus, leurs innovations ont pénétré dans l’art sacré et elles ont décoré les pages des manuscrits
religieux. Ainsi, on a vu apparaître sur leurs pages des danseuses tenant leur tambourin, des deminus (femme sur piédestal, actrices), des scènes de spectacle, des comédiens masqués, des
musiciens…
En parlant de l’architecture de l’époque de la Renaissance, il faut d’abord mentionner que les
Ve-VIIe siècles sont considérés comme la période classique de l’art d’Arménie et, surtout, de son
architecture. Aux Xe-XIIIe siècles, la Royauté d’Ani a ressuscité l’architecture de la période
classique. On a construit à Ani l’église Gaguikachen d’après le type de la Cathédrale de Zvartnots
(VIIe siècle) et l’église des Saints-Apôtres d’après le type de la première Cathédrale
d’Etchmiadzine (IVe siècle). Il convient aussi de citer l’église de la Sainte-Croix (Xe siècle) de l’île
d’Aghtamar du Lac de Van d’après l’église Sainte-Hripsimé d’Etchmiadzine (VIIe siècle). L’un
des représentants les plus éminents de la Renaissance arménienne, l’architecte Trdat a construit au
Xe siècle à Marmachen une grande église qui semble sortir de terre pour se mêler au paysage et,
s’élançant vers les nues, se dissoudre dans le bleu du ciel. Ce monument de l’époque de la
Renaissance inspire un sentiment de fierté pour l’œuvre des humains.
Pour en revenir à l’église de la Sainte-Croix (Xe siècle) de l’île d’Aghtamar du Lac de Van
(actuel territoire de la Turquie), c’est une œuvre splendide construite par l’architecte Manvel,
surnommé « architecte sage et puissant ». Chaque église « est la maison de Dieu ». Néanmoins,
cette église est un spécimen d’art profane. Elle est ceinturés de trois frises décoratives à
sujets divers : la culture de la vigne, les vendanges, des scènes de la vie du roi Gaguik, des
épisodes de spectacles, des scènes de chasse… La partie centrale d’une des frises représente le roi
Gaguik à côté du Christ. Cette composition est le fruit de la nouvelle mentalité, car elle accentue
sinon la majesté royale devant Dieu, du moins leur égalité.
Pour conclure, nous pouvons constater que pour comprendre l’essence de la culture de la
Renaissance, il faut toujours se baser sur l’histoire de la société, sur les conditions de la production
matérielle et les rapports sociaux entre les hommes.
Vazguen Tchaloyan, auteur de la conception philosophique de la Renaissance en Arménie,
considère que c’est l’unique méthode correcte de recherche scientifique. L’accumulation primaire
du capital en Arménie ne dépasse pas son stade initial. Dès lors, la Renaissance en Arménie
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n’accède qu’au niveau de la haute Renaissance. Par suite d’interventions extérieures, de l’invasion
des Turcs Seldjoukides et des Mongols, la Renaissance arménienne n’a pas atteint son sommet ni
sa culmination. Un fait est néanmoins historiquement indiscutable. Les réalisations de l’Orient ont
été transmises au monde occidental par l’intermédiaire des pays et des peuples d’Orient et
l’univers culturel byzantino-caucasien. C’est pourquoi, il n’est pas correct d’ignorer le rôle de
l’Orient lors de l’étude du passage du féodalisme à la société bourgeoise. C’est au contraire
l’Orient qui a préparé dans une certaine mesure le terrain pour ce passage.
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