LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE L'AN MIL TEXTES RÉUNIS PAR CHRISTIAN GUILLERÉ,]EAN-MICHEL POISSON, LAURENT RIPART ET CYRILLE DUCOURTHIAL Du ROYAUME AUX PRINCIPAUTÉS (SAVOIE-DAUPHINÉ, Xe_XIe SIÈCLES) LAURENT R!PART UNIVERSITÉ DE SAVOIE Après la mort des rois Boson et Rodolphe, le royaume d'Arles et de Vienne prit fin et alors surgirent les deux comtés d'Albon: en Maurienne, Humbert Blanches-Mains. de Maurienne et le premier comte fut Ginialogie d'Hautecombe (ca. 1342) Au milieu du XIV· siècle, les moines cisterciens de l'abbaye d'Hautecombe, où les comtes de Savoie avaient établi leur nécropole, s'attachèrent à mettre par écrit la généalogie de la dynastie princière', Ils commencèrent par évoquer les temps anciens, lorsque avaient régné les rois Boson (t 887) et Rodolphe [III] (t 1032), avant d'expliquer qu'après que le royaume de ces souverains eut disparu, avaient surgi isurrexeruns) les principautés de Savoie et du Dauphiné, autrement dit les comtés de «Maurienne» et d's Albon », pour reprendre les anciens titres que les ancêtres de ces maisons princières avaient portés au XII" siècle. Après ce prologue historique, les moines d'Hautecombe donnèrent la généalogie des princes savoyards, en commençant par le comte Humbert «Blanches-Mains »,le plus ancien des comtes de Savoie-Maurienne dont ils conservaient la mémoire. 1 «Cbronica latina alsecomb« .., dans Monumente Historie Patrie, III (Scriptom, 1), D. Promis éd., Turin, 1840, col. 671-678, col. 678. Sur ce texte, cf A. PERRET, «L'abbaye d'Hautecombe et les chroniques de Savoie .., dans Actes du 90' congrès national des socittts savantes (Nice. 1965), Paris, 1968, p.669-684. 247 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL Depuis la seconde moitié du XVIe siècle, les historiens de la maison de Savoie ont recouru aux sources écrites dans l'espoir d'améliorer et de corriger la tradition orale qui avait permis aux moines d'Hautecombe d' établir leur généalogie des comtes de Savoie. Ils parvinrent aisément à retrouver le premier comte Humbert, qui apparaissait, sans porter le cognomen de «Blanches-Mains», dans une vingtaine d'actes de la pratique donnés entre 1000 et 1042, entre le Rhône et la chaîne alpineê, Malgré de multiples tentatives, ils ne parvinrent toutefois pas à identifier les parents de ce comte Humbert et illeur fallut renoncer, comme l'avaient déjà fait les moines d'Hautecombe, à remonter la généalogie princière au-delà de la barrière de l'an Mil. Sans doute purent-ils trouver une consolation en constatant que dans le Dauphiné rival, les érudits ne parvenaient pas non plus à remonter leur généalogie au-delà d'un certain Guigues, qui était cité pour la première fois dans un acte de 996'. Il en allait de même en Genevois, puisque les comtes de Genève n'apparaissaient guère qu'en 1001-10024, mais aussi en Diois et en Valentinois, dont la dynastie comtale n'est attestée qu'à partir de 9855• Quant aux comtes lyonnais du Forez, leur généalogie ne pouvait pas non plus remonter au delà d'une charte donnée aux environs de 9906• Comme l'avaient écrit les moines d'Hautecombe, les 2 Liste et édition de ces actes dans L. RIPART,us fondements idtologiques du pouvoir des comtes de Ja maison de Savoie (de Ja fin du ~ au dtbut du XIII siècle), thèse d'histoire dactyl., Université de Nice-Sophia-Antipolis, 1999, r, II, p.496-695. 3 Camdair« de l'abbaye de Saint-André-le-Bas de Vienne {ordre de saint Benoit} suivi d'un appendice de chartes intdites sur le diocès« de Vienne (I~-XII sitcks), U. Chevalier éd., Vienne-Lyon, 1869 (Co/kction des careulaire: dauphinois, I), n° 37*, p.248-249. Sur les origines des Dauphins du Viennois, cf G. de MANTEYER,«Les origines du Dauphiné de Viennois. La première race des comtes d'Albon (843-1228) », Bulletin de la Sodtt/ d'ttudes des Haum-A/pes, 44 [= 5' série, 4], 1925, p.50-140 et C. MAURD, «À l'origine d'une principauté médiévale: le Dauphiné, Xc-XII' siècle. Le temps des châteaux et des selgneurs», dans Dauphint, France. De la prindpautl indlptndanu ~ Ja province (XI1XVIII sitcles), V. Chomel dir., Grenoble, 1999, p.7-33. . 4 Die Urkunden der Burgundischen Rudolfinger, T. Schieffer éd. (MGH, Regum BurgundÏl~ e stirpe rudolfina diplomata et acta), 1977, n091, p.242-244. Sur les origines des comtes de Genève, cf P. DUPARC,Le comt/ de Gentve (I~-XY siècle), Genève, 19782 (Mtmoim et documents publi/s par la Socittt d'histoire et d'arch/ologie de Gentve, 39), p.51-87. 5 Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, A Bernard et A. Bruel éd., Paris, 6 vol., 18761903 (Documents in/dits sur l'histoire de France), II, n° 1715, p.735-738. 6 Cartulaire de l'abbaye de Savigny suivi du petit cartulaire de I 'abbaye d'Ainay, A. Bernard éd., Paris, 2 vol., 1853, I, nO437, p. 237-238. Datée du règne de Conrad (t 993), la charre est adressée à l'abbé Hugues (984-1007), ce qui permet de la situer entre 984 et 993. Sur les origines des comtes du Lyonnais, cf E. FOURNIAL.«Recherches sur les comtes de Lyon aux IX"et X" siècles", Le MoyenAge, 58, 1952, p.221-252; H. GERNER,Lyon im 248 Du ROYAUME AUX PRINŒPAUTES dynasties princières de l'espace rhône-alpin semblaient bien, d'un même mouvement, avoir surgi du néant. Il serait évidemment vain de chercher une explication commode dans une quelconque carence documentaire. De part et d'autre de l'an Mil, le volume et la nature des sources rhône-alpines restèrent en effet globalement stables: les chartriers et cartulaires de Cluny, de Savigny et de Saint-André-le-Bas, qui constituent l'essentiel de notre documentatien, nous permettent ainsi de disposer, pour les quatre diocèses de Vienne, Lyon, Grenoble et Genève, d'une moyenne de 9,79 actes par an pour la période 929-993, pour 8,31 actes par an pour les années 994-1038. Loin de constituer un dark age, la deuxième moitié du X· siècle est donc légèrement mieux éclairée que la première moitié du XI· siècle, ce qui implique que notre incapacité à remonter au-delà de l'an Mil les généalogies des dynasties princières ne peut guère relever que d'une césure structurelle', C'est à l'interprétation de ce « surgissement des princes », qui constitue un bouleversement majeur des institutions d'encadrement politique locales, que cette contribution sera consacrée. Sans prétendre en élaborer une étude détaillée, elle s'attachera néanmoins à proposer quelques éléments d'interprétation du processus de genèse des principautés, en prenant plus particulièrement les exemples de la Savoie et du Dauphiné. À l'exemple des moines d'Hautecombe, nous partirons de la monarchie bourguignonne ou plus exactement de son effondrement sous le règne de Rodolphe III (993-1032). Dans un second temps, nous nous attacherons à montrer que le relais du pouvoir monarchique fut pris par les évêques, qui établirent de véritables dynasties épiscopales. Enfin, dans une dernière partie, nous verrons que ces principautés épiscopales donnèrent à leur tour naissance à de nouvelles dynasties comtales, au terrne d'un processus de séparation de type grégorien. Frûbmittelalter. Studien zur Geschichte der Stadt, des Erzbistums und der Grasehaft im 9. und IO.Jahrhundtrt, Cologne, 1968, p.lOt et 105-105 et P. GANIVET, Pouvoirs tt sociùl dans lespays lyonnais dt l'ëpoqta carolingienne aux lendemains dt l'an mil, thèse dactyl, Université Clermont-Ferrand I, 2000. 7 Cf. G. TABACCO,« Forme medievali di dominazione nelle Alpi occidentall», Bollettino storico-bibliografico subalpino, 60, 1962, p.327-354. 249 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LAN L'ESPACE RHÔNE-ALPIN AUTOUR DE L'AN MIL: MIL UN CENTRE MONARCHIQUE DOMANIAL À L'HEURE DE « LA MORT DU FISCs» La centralité de la monarchie bourguignonne dans l'espace rhône-alpin Une première constatation s'impose: durant le haut Moyen Âge, l'espace rhône-alpin - pour désigner par un terme commode les terres d'entre Rhône et Alpes dans lesquelles allaient s'organiser les principautés savoyardes et dauphinoises - constituait un centre domanial dominé par la monarchie bourguignonne', Occupant déjà une position centrale dans le royaume burgonde, puis dans le regnum Burgunditf qui lui avait succédé, ces terres avaient pour l'essentiel relevé du ducatus Viennensis, qui avait constitué le cœur du royaume des souverains bosonides. Lorsque le roi Conrad (937-993) était entré en possession de l'héritage des Bosonldes, sans doute vers 94210, ces vieilles terres de tradition régalienne s'étaient trouvées intégrées dans le royaume rodolphien. Au côté de l'ancien duca8 cf c. LAURANSON-RoSAZ.I:Auv~rgn~ et ses marg~s (Vtlay, Gévaudan) du VIII' au XI' siècle, La fin du mande antique? Cahiers de la Haute-Laire, Le Puy-en-Velay, 1987, p.312-328 9 Sur le royaume de Bourgogne. di Borgogna», dans Il secolodifo"o: if. G. SERGI,«Istituzioni politiche e società nel regno mito ~t realta deI secolo X. Spolète. 1991 tSentmane di studio del centra italiano di studi su/l'alto medioeuo, 38 [1990]). p. 205-240; ID.• I confini dtl potere, marche e signorie fra due regni medieuali, Turin. 1995; G. CASTELNUOVO, «Les élites des royaumes de Bourgogne (milieu IX'-milieu X' siècle) ». dans La royautt et les tlites dans l'Europe carolingienne (du début du IX' aux environs de 920). R. Le Jan dir .• Lille. 1998 (Centre d'Histoire de J'Europe du Nord-Oum, 17), p. 383-408 et ID., «La Burgondie carolingienne et rodolphienne. Prémices et développement d'un royaume». dans Du Burgondes au royaum~ de Bourgogn~ (Y-Xl' siècle). Espace politiqu« et civilisation, P. Paravy dir., Grenoble, 2002. p. 183-210. 10 Alors qu'en fonction d'un passage obscur de Liutprand de Crémone, l'historiographie avait considéré que l'ancien royaume bosonide avait été cédé par Hugues d'Arles à Rodolphe II vers 933 (cf par exemple R. POUPARDIN,Le Royaume de Provenu tous les Carolingiens (855-933 t), Paris, 1901 [reprint: Genève-Marseille, 1974]. p. 229-233). cette datation a été remise en cause par E. FOURNIAL,«La souveraineté du Lyonnais au X' siècle", Le Moyen Age. 62, 1956, p. 413-452. qui a démontré que les formules de datation du cartulaire de Savigny indiquaient que l'autorité rodolphienne n'avait pas été reconnue en Lyonnais avant 942, puis par C. BRÜHL,Naissance d~ deux peuples. Français etAllemands (IX!-XI' siècle), Paris, 1994 [trad. abrégée de l'éd. allemande, Köln, 1990], p.206-207, qui a proposé une nouvelle interprétation du passage de Liutprand de Crémone. Plus récemment. François DEMOTZ. La Bourgogne transjurane (855-1056). L'tvolution des rapports de pouvoirs dans k mande post-carolingien. thèse dactyl, Université Lyon III, 2002. p. 220-224. a adopté une position de conciliation. en proposant l'hypothèse d'une «acquisition par étapes», selon laquelle les Rodolphiens se seraient une première fois emparés du royaume bosonide en 933, avant d'en être chassés et d'y revenir en 942. 250 Du ROYAUME AUX PRlNŒPAUTÉS tus de Transjurane, qui constituait le noyau du royaume fondé en 888 par Rodolphe I"", l'espace rhône-alpin devint ainsi l'un des deux centres domaniaux de la monarchie bourguignonne. Légende frontière du royaume bosonide 1'+'+++3 centre domanial ~ zone d'influence royale N ~ Figure 1 : Le royaume rodolphien autour de l'an Mil Il Cf dans ce volume Transjurane. la contribution de François DEMOTZ sur le ducatus de 251 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE Lm MIL Tout au long de la seconde moitié du X· siècle, les souverains rodolphiens y furent très présents. Conrad et Rodolphe III vinrent régulièrement séjourner dans le palatium royal de Vienne, d'où ils pouvaient administrer le très dense réseau de fiscs royaux dont ils disposaient dans le pagus du Viennois. Ils avaient aussi hérité de la monarchie bosonide d'importantes possessions dans les vallées préalpines du diocèse de Grenoble, où le roi Rodolphe III pouvait par exemple disposer de trois cottes et d'un château récemment édifié dans la combe de Savoie, ainsi que d'un château et de terres dans trois des vil14 de la cluse de Chambéry'", Au nord-est, ces possessions d'origine bosonide rejoignaient les domaines fiscaux que la monarchie bourguignonne possédait autour du lac d'Annecy et du lac du Bourget, sur les bords duquel Conrad puis Rodolphe III venaient souvent résider, puisqu'ils donnèrent entre 985 et 1020 pas moins de quatre diplômes depuis leur uilla series regalis d'Aix!'. A l'intérieur de ce centre domanial, le souverain régnait en maître. Après y avoir supprimé toutes les charges comtales, les Rodolphiens avaient en effet confié les pouvoirs publics aux seuls évêques et aux abbés: privée d'honneurs laïques, l'aristocratie n'avait pas eu les moyens de développer un pouvoir autonome, ce qui explique qu'il soit impossible de suivre la moindre famille aristocratique sur plus de deux générations. Aux abords de Vienne, le cartulaire de Salnt-André-le-Bas ne laisse ainsi apparaître qu'une aristocratie de niveau très modeste qui s'organisait autour de cette abbaye royale ou de la cathédrale Saint-Maurice!". Dans les vallées préalpines, autrement moins bien connues, la situation n' était visiblement guère différente, puisque l'essentiel du pouvoir et de la richesse semble avoir été partagé entre le roi et les évêques de Grenoble et de Maurienne, autour desquels n'apparaissent que des groupes aristocratiques évanescents, sans relief ni continuité. Sauf à forcer la documentation, on peinerait donc à trouver, dans l'espace rhône-alpin de l'an Mil, les prémices d'une révolution aristocratique susceptible d'avoir entraîné l'effondrement du pouvoir royal. Le facteur principal de la mutation y fut en effet extérieur: plus que d'une crise aristocratique, la royauté rodolphienne mourut de la montée en 12 Pour la combe de Savoie, if. Dit Urkunden der Burgundischen Rudolfinger ... , cit., n° 99, p. 254-256: pourla cluse de Chambéry, ibid, n0109, p.268-269. 13 Die Urkunden dtr Burgundischtn Rudolfingtr ... , cit., n° 51, p.180-181: n099, p.254256: n0107, p.265-266: n0114, p.279-280. 14 Sur les terres du comté de Vienne, if. L. GRIMALDI,U Viennois du mande carolingien au début des temps féodaux (fin du l~-X/' si~cIt), thèse dactyl., Université Clermont I,2002 et H. FALQ.UE-VERT, us paysans tt la terre en Dauphiné uers l'an mil, Grenoble, 2004. 252 Du ROYAUME AUX PRINCIPAUTÉS puissance de l'empire ottonien dont l'étreinte monarchie bourguignonne. s'avéra mortelle pour la Une monarchie phagocytée par l'empire ottonien L'histoire des royaumes post-carolingiens de Bourgogne fut en grande partie déterminée par les relations de dépendance complexes qui liaient ses dynasties royales aux souverains germanlques'ê. Ne disposant à leurs origines que de simples Unterkönigstümer, peu ou prou placés sous la dépendance de l'empire d'Arnulp6, les souverains bosonides et rodolphiens avaient certes pu profiter de la crise de la royauté germanique pour acquérir, au début du siècle, une nouvelle indépendance qui leur avait permis de prendre rang parmi les grands souverains de leur temps. En revanche, la progressive montée en puissance de la monarchie ottonienne réduisit leur autonomie, entraînant la disparition des royautés bosonide puis rodolphienne. Dans cette longue histoire, la date de 926 constitue une étape importante, puisque pour la première fois, le roi Rodolphe II fut alors contraint à faire allégeance à Henri I" lors du plaid de Worms!7. La monarchie rodolphienne était désormais entrée dans la dépendance ottonienne: en juillet 937, alors que le roi d'Italie, Hugues d'Arles, envahissait le royaume rodolphien, Otton I" intervint militairement en Bourgogne et s'empara du jeune Conrad dont U fit achever l'éducation en Germanie. Une fois revenu dans son royaume, le roi Conrad put profiter du soutien ottonien, qui lui permit par exemple de s'emparer du royaume bosonide, mais illui fallut aussi en payer le prix, en reconnaissant au roi germanique une supériorité qui allait de plus en plus prendre l'aspect d'une véritable souveraineté. xe 15 J.-Y. MARIOITE, «Le royaume de Bourgogne et les souverains allemands du haut Moyen Âge (888-1032) », Mémoires de la Sociltl pour J'histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtols et romands, 23, 1962, p. 163-183. 16 H. KELLER, «Zum Sturz Karls III. Über die Rolle Liutwards von Vercelli und Lulrberts von Mainz, Arnulfs von Kärnten und der Ostfränkischen Großen bei der Absetzung des Kaisers», Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 22, 1966, p. 333-384; R.-H. BAUTIER,«Aux origines du royaume de Provence. De la sédition avortée de Boson à la royauté légitime de Louis», Provence Historique, 23,1973, pAl-68 et G. SERGI,«Genesi di un regno effimero: la Borgogna di Rodolfo I», Bollettino storicobibliografico subalpino, 87, 1989, p. 5-44. 17 Sur le plaid de Worms, if. R. POUPARDIN,Le royaume de Bourgogne (888-1038), Paris, 1907 [reprint: Genève, 1974], p. 58; H. BÜTTNER, Heinrichs I.Südwest und WestPolitik, Constance-Stuttgart, 1964 (Vorträge und Forschungen, 2), p. 49-54 et G. ALTHOFF, Amieitle und pacta. Bündnis, Einung, Politik und Gebetsgedenken im beginnenden 10. Jahrhundert, Hanovre, 1992 (MGH, Schriftm, 37), p.70-75. 253 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LAN MIL Durant la seconde moitié du Xo siècle, les souverains ottoniens renforcèrent en effet leur autorité sur la monarchie bourguignonne. Otton lor s'attacha tout d'abord à intégrer les Rodolphiens dans son réseau de parenté: en 951, Otton I" épousa Adélaïde, fille de Rodolphe II, avant de donner en mariage sa nièce Mathilde au roi Conrad. D'autres alliances avaient complété ce réseau: Louis, frère du roi Rodolphe II, aurait épousé la belle-sœur d'Otton lorl8, tandis que le roi Conrad avait donné sa fille Gisèle à Henrile Querelleur, frère cadet de l'empereur Otton II. Ayant ainsi intégré les Rodolphiens dans son «genus saxon'?», la dynastie ottonienne avait acquis une véritable légitimité en Bourgogne, comme en témoigne le développement spectaculaire du culte de saint Sigismond dans l'entourage Impérial", mais aussi le soin apporté au développement de la fama sanctitatis de l'impératrice Adélaïde, qui incarnait plus que tout autre la jonction des deux dynasties royales", Dans ce processus, il convient de souligner l'importance de l'active « politique des rellques'?» qui permit aux Ottoniens de prendre le contrôle des cultes de saint Maurice et des martyrs de la légion thébaine, autrement 18 Cj E. HLAWITSCHKA,«Die verwandtschaftlichen Verbindungen zwischen dem hochburgundischen und dem niederburgundischen Königshaus. Zugleich ein Beitrag zur Geschichte Burgunds in der 1. Hälfte des 10. jahrhunderts», dans Grundwissenschaftm und Geschichte. Ftstschrift for Peter Acht, W. Schlögl, P. Herde dir. (Münchener historische Studien, Abteilung Geschichtliche Hilfswissenschaften, 15), Kallmünz, 1976, p.28-57 [rééd.: E. HLAWITSCHKA,Stirps regia. Forschungen zu Königtum und Führungsschichten im früheren Mittelalter, Francfort, 1988, p. 269-298, p.292-298]. 19 Sur le «genus saxon», liant la royauté ottonienne aux autres dynasties postcarolingiennes, if. Michel Bur, «Adalbéron, archevêque de Reims, reconsidéré», dans Le roi de France et son royaume autour de J'an MiJ. Actes du colloque" Hugues Capet 987-1987. 22-25 juin 1987), M. Parisse, X. Barral I Alter dir., Paris, 1992, p. 55-63, p.57 et R. LE JAN, «Entre Carolingiens et Ottoniens, les voyages de la reine Gerberge ., dans Les assisesdu pouvoir: temps médiévaux, territoires africains. Textes pour Jean Devisse, O. Redon, B. Rosenberger dir., Saint-Denis, 1994, p.163-174 [rééd.: R. LE JAN, Femmes, pouvoir et socilt! dans k haut Moyen Agt, Paris, 2001 (Les médiévistesfrançais, 1), p.30-38]. 20 Cj P. CORBET,«L'autel portatif de la comtesse Gertrude de Brunswick (vers 1040). La France de J'an mil» (Paris-Senlis, Tradition royale de Bourgogne et conscience aristocratique dans l'Empire des Saliens .., Cahiers de civilisation médi!valt, 2, 1991, p. 97-120, p. 107-110. 21 Sur le culte de sainte Adélaïde, if. P. CORBET,Les saints ottoniens. Sainteté dynastique, saintetë royale et sainteté ftminine autour de l'an mil, Sigmaringen, 1986 (Beihefte der Francia, 15), p.194-200 et Adélaïd« de Bourgogne (999-1999). Genèse et représentations d'une sainteté impériale. Actes du colloque d;,tuxe"e, 10-11 décembre 1999, P. Corbet, M. Gouller, D. logna-Prat dir., Dijon, 2002. 22 Cj E. Boz6KY, "La politique des reliques des premiers comtes de Flandre (fin du IX'-fin du XI' siècle)», dans Les reliques. Objets, cultes, symboks. Actes du colloque international de l'Universite du Littoral-Côte d'Opale (Boulogne-sur-Mer, 4-6 septembre 1997), E. Boz6Kv,A.-M Helvétius dir., Turnhout, 1999 (Hagi%gia, 1), p.271-292. 254 Du ROYAUME AUX PRINGPAUTEs dit des saints patrons du royaume de Bourgogne. En 937, à la veille de son intervention militaire dans le royaume rodolphien, le roi de Germanie avait fondé à Magdebourg un monastère dédié à saint Maurice, où il avait fait placer les reliques des martyrs de la légion thébaine que Rodolphe II lui avait offertes en signe d'allégeance. Durant son règne, il s'attacha à acquérir de nouvelles reliques des légionnaires thébains pour les placer à Magdebourg, qui devint le centre incontesté du culte mauricien, enracinant ainsi le foyer de la souveraineté bourguignonne dans la Saxe ottonienne". Après l'avènement de Rodolphe III en 993, la tutelle germanique connut une nouvelle phase de durcissement, puisque les souverains ottoniens prirent l'habitude d'intervenir directement dans le royaume de Bourgogne. En 997, le roi Rodolphe III fut contraint par l'empereur Otton III de restituer un fisc à l' évêque de Lausanne, qui constituait pourtant le prélat traditionnellement le plus proche de la monarchie rodolphlenne", Le pouvoir ottonien multiplia les ingérences dans le royaume de Bourgogne: en 999, l'impératrice Adélaïde entra en souveraine dans le ducatus de Transjurane, où elle arbitra les différends qui opposaient le roi Rodolphe III à son aristocratie, autrement dit au comte Otte-Guillaume de Bourgogneê, Comme le constatait l'annaliste de Saint-Gall, le roi de Bourgogne n'était désormais plus qu'un simple regulur6, qui devait gouverner« selon les justes admonitions du seigneur empereur auguste Otton », pour reprendre les termes d'un diplôme royal de 99727• Prenantactedece transfert de souveraineté, les évêques bourguignons firent l' économie de l'autorité royale en se plaçant directement sous la souveraineté impériale. Pour la première fois en 994, ils tinrent un concile sans que le roi soit présent. Les affaires sérieuses se discutaient désormais ailleurs: en 1007, les archevêques et évêques de Lyon, Tarentaise, Genève 23 cf L. RIPART,« Saint Maurice et la tradition régalienne bourguignonne (4431032) JO, dans Des Burgondrs au royaumr dr Bourgogn« (V-Xl' siècle). Espace politique tt civilisation, P. Paravy dir., Grenoble, 2002, p.211-249. 24 Gratia Dei Rodu/fus bumilis rex. Ïustis domni imperatoris augusti vidr/ictt Ottonis ammonitionibus animum commissimus, ut expulsis seelerum tenebris ad veram lucem, qUt Christus est, peroenire possimus Quodcirea nos opporlrt ecclesiasticam prooidere indlgenciam atqu« tanti imperatoris ammonitionem perpender« [.•.] restituamus [. •.] fiscus Lausannensis [...] pertinens ad rumdem episcopatum (Dit Urkunden da Burgundischen Rudo/fingtr •.. cit., n° 80, p.227-228). 25 G. CASTELNUOVO,« Un regno, un viaggio, una principessa: l'imperatrice Adelaide eil regno di Borgogna (931-999)JO, dans Le storie et la memorla. In onore di Arnold Esch, R. Della Donne, A. Zorzi dir., Florence, 2001(e-book: http://www.rm.unina.it/ebookl festesch.hrml), p.215-234. 26 Éd. MGH, Scriptores, I, p.72-85 (a. 994, p. 81). 27 Cf supra, n. 24. 255 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL et Lausanne souscrivirent, auprès d'Henri II, les actes du concile de Francfort. La royauté bourguignonne avait perdu sa raison d'être: vers 1017, Thietmar de Mersebourg déplorait qu'il «n'existe pas d'autre roi qui exerce ainsi le pouvoir royal: il n'en porte que le titre et la couronne" ». Encore ne devait-il pas conserver longtemps l'usage de cette dernière: en 1018, l'empereur Henri II contraignit Rodolphe III à lui remettre sa couronne et son sceptre. Le délitement des institutions royales Pour la société rhône-alpine, qui s'était jusque là organisée autour des Institutions monarchiques, cette déliquescence par le haut de la royauté rodolphienne fut lourde de conséquences. Si le roi Rodolphe III parvint à garder jusqu'à la fin de sa vie quelque autorité en Transjurane, il n'en alla en effet pas de même dans le domaine viennois de l'ancien royaume bosonide, où le pouvoir royal s'effondra en l'espace d'une seule génération. Alors que 70 % des actes de Conrad avaient été donnés dans 1'ancien ducatus du Viennois ou depuis la uilla royale d'Aix, ce taux tomba à 17 % pour les 20 premières années du règne de Rodolphe III et à seulement 6 % pour les 15 dernières années de sa royauté. Surtout, ces derniers diplômes ne constituaient plus guère, après l'an Mil, qu'une longue série d'actes d'aliénation par lesquels le souverain concédait l'essentiel du domaine royal par vill«, vallées, voire comitatus entiers. Quel que soit le sens que l'on peut donner à ces concessions, leur ampleur ne fait en tout cas aucun doute, puisque au terme des années 1010, la monarchie semble bien n'avoir plus rien conservé des domaines qu'elle possédait dans l'ancien ducatus viennois. Après 102029, il n'existe en tout cas plus la moindre attestation d'une possession royale dans les terres de l'ancien royaume bosonide, où l'intervention royale semble s' être limitée à la concession de rares diplômes de confirmation, le plus souvent rédigés par l'impétrant, que la chancellerie royale expédiait depuis la Bourgogne transjurane. L'aristocratie viennoise vivait désormais sans roi et y prenait goût: lorsqu'à la mort en 1032 de Rodolphe III, l'empereur Conrad II revendiqua son héritage, annonçant son intention de restaurer la puissance monarchique dans le royaume de Bourgogne, elle encouragea la candidature du comte Eudes II de Blois, qui n'avait pas la dimension 28 Dit Chronik eUsBischofi Thietmar von MtrS~burg und ibr« Kameier Ob~rarbâtung, Robert Holtzmann éd., Berlin, 1935 (MGH. Scriptom rerum Germanicarum in usum scho/arum. 9). VII-30 p.434): cf. sur ce passage L. R!PART. «Besançon. 1016. Genèse de la damnatio memorie du roi Rodolphe III de Bourgogne •• dans La mémoire du temps au Moym Agt. A. Paravicini Bagliani dir., Florence, 2005 (Micrologus' library. 12), p. 17-36. 29 Dit Urkundm eUrBurgundischm Rudo/fing" .•.• cit..• n° 114. p.179-281. 256 Du ROYAUME AUX PRINGPAUTÉS nécessaire pour constituer un souverain trop autoritaire. Après que l'armée impériale eut réduit à néant, en 1033-1034, les espérances du comte de Blois, l'aristocratie viennoise ne reconnut la souveraineté impériale qu'à contre-cœur: en 1038, alors que les troupes impériales avaient été mises en échec lors du siège de Milan,l'archevêché de Vienne fit confectionner une prophétie sibylline qui prédisait opportunément la déroute en Lombardie de l'antéchrist, un rex salicus per C. nomine, dans lequel il n'était guère difficile de reconnaître Conrad Ipo. Le pouvoir impérial n'avait de toutes manières plus les moyens de restaurer la monarchie bourguignonne dont il avait été le principal fossoyeur. Conrad avait certes pu hériter en Transjurane d'une importante partie du domaine royal que Rodolphe III y avait pu conserver jusqu'à la fin de ses jours. En revanche, il semble bien qu'il n'ait rien pu relever de l'ancien domaine des rois bosonides, dans lequel ni Conrad, ni son fils Henri III, ne firent jamais la moindre apparirlonê'. Dans l'espace rhônealpin, les institutions monarchiques avaient irrémédiablement failli en quelques années, laissant aux évêques le soin d'assumer seuls la gestion de l'ordre public. DES ÉvtCHts ROYAUXAUX PRINCIPAUTts ÉPISCOPALES La puissance des évêchés royaux Tout au long du haut Moyen Âge,les évêques avaient joué un rôle particulièrement important dans l'encadrement politique de la société rhône-alpine. D'Eucher à Agobard, d'Avit à Barnard et Otran, les archevêques de Lyon ou de Vienne avaient toujours occupé une place essentielle, qui leur avait permis d' être les premiers interlocuteurs des souverains, voire les principaux inspirateurs de leur politique32• Pour être moins prestigieux 30 Cf. G. de MANTEYER, .Les origines de la Maison de Savoie en Bourgogne (9101060). La Paix en Viennois (Anse [17 juin?] 1025) et les additions la bible de Vienne», Bulktin dt la Sodltl dt statistique, des sciencesnaturelles tt dts arts industriels du dlparttment dt l'Isère, 33 [= 4< série, 7], 1904, p.87-189 [reprint: Genève, 1978], p. 173-185. 31 Parmi les rares études sur le pouvoir impérial dans le royaume de Bourgogne, cf. L. à Le royaumt dt Bourgogne saus les tmptrturs franconiens (1038-1135). Essai sur la domination impériale dans l'est tt k sud-es: dt la France aux Xl tt XII siècles, Paris, 1906 et H. BEUMANN, Der Deusehe König als « Romanerum rex », Wiesbaden, 1981 (Sitzungsberichte der wissenschaftlichen Gesellschaft an der Johann Wolfgang Goethe Universität, 18/2), p. 14- JACOB, 32. 32 Sur les archevêques de Lyon, cf. J.-F. REYNAUD, Lugdunum cbristianum, Lyon du IV au VIII siècle. Topographie, nécropoles et Idificts religieux, Paris, 1998 (Documents d'archlologie française, 69) et M. RUBELLIN, Égliseet sociltl chrëtienne d~gobard à Vald;s, 2 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL et surtout moins bien connus, les évêques de Grenoble et Genève, mais aussi dans une moindre mesure ceux de Maurienne et Belley, exercèrent eux aussi une forte suprématie locale qui leur permit d'accumuler prestige, pouvoirs et richesses". Pour autant, s'il est nécessaire de souligner que l'importance des évêchés rhône-alpins s'enracinait dans une très longue tradition, il est aussi indispensable de constater que le règne des derniers rodolphiens constitua une nouvelle et importante étape de leur irrésistible montée en puissance. Comme nous l'avons déjà vu, les pouvoirs épiscopaux furent en effet les principaux bénéficiaires de l'arrivée des Rodolphiens dans les terres bosonides, puisque les nouveaux souverains s'étaient employés à supprimer toutes les charges comtales du domaine royal. Désormais affranchis de toute concurrence laïque, les évêques disposaient de la plénitude de l'exercice des pouvoirs publics, ce qui avait considérablement conforté les fondements de leur suprématie locale. Leurs liens avec les souverains en furent encore renforcés: hommes de confiance du roi, ils étaient d'autant plus étroitement associés à l'exercice du pouvoir royal qu'ils géraient leurs episcopatus sous le contrôle du souverain. Élus avec le consensus du roi, les plus importants d'entre eux étaient choisis au sein de la parenté royale: dans la seconde moitié du X' siècle, les sièges de Lyon et de Vienne furent ainsi usuellement occupés par les frères ou les fils illégitimes des souverains rodolphiens. Lyon, 2003 (Collection d'histoire et d'arcbëologie médiévales, 10); sur les archevêques de Vienne, cf M. JANNET-VALLAT,R. LAUXEROIS,J.-F. REYNAUD, vtmnt (Isère), aux premiers temps chrétiens, Lyon, 1986 (Guidts archéologiques dt la France, 11) et J. EMERY, «I:archidiocèse de Vienne en Dauphiné", dans Le diocèse dt Genèoe. L'archidioûst dt Vienne en Dauphiné, Berne, 1980 (Htfvttia sacra, I13), p.333-356. 33 Pour Genève, Cf C. BONNET, Les fouil/ts dt l'ancien grOUpt épiscopal dt Gtntvt (1976-1993), Genève, 1993 (CaMm d'archMogit grneuois«, 1) et L. BINZ, «Le diocèse de Genève des origines à la Réforme (IV' s. - 1536). Introduction" et «Les évêques du diocèse de Genève (vers 400-1543) ", dans Le diocèsedt Gtntvt. Larcbidiocès« dt Vimnt en Dauphiné, Berne 1980 (Hûvttia sacra, I13), p.19-114: pour Grenoble, cf N. DIDIER, Étude sur le patrimoine dt /'tglist cathédrale dt Grenoble du )(> au milleu du XI/' siècle, 1936; F. BAUCHERON,F. GABAYET,A. de MONTJOYE, Autour du grOUpt épiscopaldt Grenoble. Deux millénaires d'histoire, Lyon, 1998 (Documtnts d'archiologit en Rhône-Alpes, 16) et R. COLARDELLE,L'iglist Saint-Laurent dt la nécropole gallo-romaint au monument historique, Grenoble (Isère), thèse dactyl., Université Aix-Marseille III, 1999: pour la Maurienne, cf I. PARRON-KoNTIS,La cathédrak dt Saint-Pierre en Tarentaise tt ft grOUpt ipiscopal dt Maurienne, Lyon, 2002 tDocument» d:Archiologit en Rhônt-Alpts tt en Auvtrgnt, 22) et G. MICHAUX, Le chapitre cathédral dt Saint-jean-de-Maurienne du XI' au XIV siècle, Saint-Jean-de-Maurienne, 2003 (Travaux dt la Sodùi d'histoire et Grenoble, d'archtologit dt Maurienne, 37). 258 Du ROYAUME AUX PRINGPAUTÉS Lorsque le roi Rodolphe III dut faire face à la crise des institutions monarchiques, il s'attacha tout naturellement à prendre appui sur ces prélats qui lui étaient très proches, en leur transférant, autant que faire se pouvait, le domaine royal qu'il n' était plus en mesure de gérer. Entre 1011 et 1023, le roi concéda ainsi à l'archevêque de Vienne pas moins de sept donations royales, toutes de portée considérable, qui permirent à l'archevêque d'acquérir entre autres le comitatus, le château royal de Pipet qui dominait sa cité, ainsi que de nombreuses possessions fiscales dans le comté de Vlenne'". L'évêque de Grenoble ne fut pas en reste, puisqu'il reçut, en 1009, la moitié du château royal de Moras ainsi que les fiscs royaux dans toute la région attenanre". Ces transferts massifs des pouvoirs publics aux évêques ne sont pas évidemment sans rappeler la mise en place du Reichskirchensystem otconlerr". Dans le contexte de l'effondrement de la royauté rodolphienne, les concessions des pouvoirs publics aux évêques bourguignons prenaient toutefois un sens spécifique, qui n'avait que peu de choses à voir avec la construction de la Reichskirche ottonienne. En concédant à ses évêques les pouvoirs régaliens qu'il ne parvenait plus à exercer, le dernier des Rodolphiens ne s'attachait en effet pas à édifier une nouvelle monarchie chrétienne, mais choisissait sans doute plutôt de laisser aux évêques l'essentiel de sa succession. Privé de fils légitime, sachant donc sa dynastie condamnée, Rodolphe III abandonnait d'autant plus volontiers son héritage à ses évêques qu'ils avaient été, pour la plupart, choisis au sein de sa parenté la plus proche. 34 Dit Urkunden da Burgundischen Rudo/fingtr ... , cit., n·100, p.256-257; n·104, p. 261-263; n·105, p. 263-264; n·106, p. 264-265; n·111, p. 271-272; n·1l4, p.279281 et n·115, p.281-283. Sur ces donations pour l'église de Vienne, if. l'étude d'V. CHEVALIER,Étude historique sur /a constitution dt J'!glist métropolitaine tt primatiale dt Vitnnt en Dauphin! (origints-1500), Vienne, 2 vol., 1922-1923, II, p.177-187. 35 Dit Urkunden der Burgundischen Rudo/fingtr ... , cit., n° 93, p.246-248. 36 A. PERRET, «Les concessions des droits comtaux et régaliens aux églises dans les domaines de la maison de Savoie», Bulletin historique tt pbilologique (jusqu'm 1610) du Comité dts travaux historiques tt scientifiques, année 1964, actes du 89' congrès national des sociétés savantes tenu à Lyon, Paris, 1967, p.45-73; G. CASTELNUOVO,L'aristocrazia dt/ Vaud fino alla conquista sabauda (inizio Xl-metà XIII secolo), Turin, 1990 (Biblioteca storica subalpina, 207), p.28-31 [traduction partielle en français: Seigneurs tt lignagts du pays dt Vaud. Du royaumt dt Bourgognt à l'arrivée dts Sauoie. Lausanne, 1994 (Cahiers lausannois d'histoire médiévale, 11), p.25-26J; G. COUTAZ, ..La donation des droits comtaux à l'évêque de Sion en 999: un texte dévalué de l'histoire du Valais», Vallesi«; 54, 1999, p. 31-68 et J.-D. MOREROD, Genès« d'un« principaut!!piscopalt. La politique des Ivlquts dt Lausannt (IX'-XIV siècle), Lausanne, 2000 (Bibliothèque historique vaudoise, 116), p.81-85. 259 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE ÙN MIL La formation des principautés épiscopales Dans un nouveau contexte, marqué comme dans tout l'Occident par l'émergence de l'aristocratie locale, qui s'affirmait sur le terrain par l' édification d'un nouveau réseau de mottes castrales et de prieurés", l'épiscopat rhône-alpin s'attacha à maintenir l'essentiel de l'héritage que lui avait légué la monarchie. L'archevêque de Vienne joua un rôle particulièrement important dans ce processus, puisqu'il parvint à réunir l'ensemble de l'aristocratie régionale, aussi bien laïque qu'ecclésiastique, dans les conciles de paix qu'il tenait à Vienne et à Romans", Il put ainsi maintenir les fondements d'un certain ordre public, intervenant par exemple dans le diocèse de Maurienne pour faire fermer l'atelier monétaire qui avait illégalement été ouvert à Aiguebelle", À un niveau plus local, les autres évêques jouaient un rôle semblable, à l'exemple de l'évêque de Grenoble qui encadrait la militia de sa cité40• Dans les années 1020-1030, les évêques étaient ainsi parvenus à assumer pleinement la succession des rois défaillants, ce qu'un préambule viennois exposait sans détour, en expliquant que « Dieu n'a jamais renoncé à guider l'homme [... ld'abord par les patriarches et les prophètes, ensuite par les rois et, à la fin des temps, par les prêtres" ». 37 Sur l'essor des mottes castrales, paniculièrement sensible autour de 1050. cf M. COLARDELLE.C. MAURD, «Les mottes du premier Moyen Âge en Dauphiné et en Savoie ... Archlologi~ mldilvale. 9, 1979, p. 65-95; ID., «Les mottes castrales et l'évolution des pouvoirs dans les Alpes du nord. Aux origines de la seigneurie .., dans Acus du colloque de Karrebttksmintk, 1982, Cen, 1983 (Château-Gaillard, 11), p.63-96: C. MAZARD, «Château à motte et évolution du peuplement, de ragt'r au mandement. Quelques exemples dauphinois» dans Actes du colloque de Najac, 1988, Cam, 1990 (ChâteauGaillard, 14), p.277-291 et FALQUE-VERT,Les paysans t't la terre.... dt .• p.250-267. Pour les prieurés. cf L. RIPART. «Moines ou seigneurs: qui est le fondateur? Les fondations de prieurés dans les Alpes nord-occidentales (première moitié du XI' siècle) ... Prieurés t't sodltl du Moyen Age, D. Pichot et F. Mazel dir ••Annales de Bretagne et dt'spays de J'Ouest, 113/3, 2006. p. 189-203. 38 Cf MANTEYER«Les origines de la Maison de Savoie ..... , cit., ainsi que les chartes de 1036 et 1037, respectivement citées supra, n. 42 et 41. 39 Cf la notice éditée dans Spidlrgium sive collectio veterum aliquot scriptorum qui in Galli« bibliotht'cus tklituerant, L. D'Achery éd., Paris. 1723. III, col. 393. avec les analyses de D. PROMIS,Mont'tt'dt'i reali di Savoia, Turin, 1841, l, p.56-57: G. de MANTEYER,Les origines de la maison de Savoit' ~t du Daupbinë dt' Viennois. Leurs monnaies ftodalrs (9931025). Gap, 1929, p. 20-26 et A. VILLARD,La monnaie viennoise, Gap, 1942, p.39-40. 40 Cartulaim dt' J' /glise cath/draie de Grenoble dits cartulaires de saint Hugu~s, J. Marion éd., Paris, 1869 (Collection de documents in/dits sur l'histoire tk France), cano A, n° 33, p.75-77. 41 Cartulairt' dt' Saint-Barnard dt' Romans. Nouvt'/Je /dition complète d'apr~s Ir manuscrit original, class/ par ordre chronologiqUt'. Première parti« (817-1093), U. Chevalier éd., Romans, 1898, n079, p.89-94. 260 Du ROYAUME AUX PRiNGPAUTÉS La fermeture du livre des rois et l'avènement de l'âge des prêtres n'étaient pas sans répercussion sur l'exercice du pouvoir épiscopal, qui se trouvait brutalement émancipé de la rutelle royale. Alors que les évêques rhône-alpins avaient jusque là été choisis parmi les proches du roi, leurs successeurs furent en revanche issus de l'aristocratie locale: à Vienne, la succession de l'archevêque Burchard, membre de la famille royale, fut ainsi prise en 1030 par l'abbé Léger de Saint-Barnard de Romans, qui provenait d'un milieu autrement moins prestigieux. Désormais émancipés de la tutelle royale, ces nouveaux évêques associèrent étroitement leur parenté à la gestion de leur episcopatus, l'archevêque Léger faisant par exemple souscrire ses actes épiscopaux par les membres de sa parenté". Dans le cas des évêchés les plus périphériques, ils parvinrent même à laisser leur succession à leurs propres parents, donnant ainsi naissance à de véritables dynasties épiscopales. Très caractéristique est l'évolution de l'évêché de Grenoble, qui fut l'un des premiers à prendre ses distances avec la tutelle royale. Mort entre 975 et 994, l' évêque Isarn fut le dernier évêque de Grenoble dont nous savons qu'il avait été élu avec le consensus du roî". Son successeur, Humbert, fut en revanche le premier évêque de Grenoble dont nous connaissons la parenté, puisqu'à la différence de ses prédécesseurs, il n'hésita pas à associer ses proches parents à ses actes de gestion. La place croissante des parentés épiscopales dans la documentation, qui constitue l'un des signes les plus caractéristiques de la période, nous permet de savoir qu'Humbert était issu d'une parentèle aristocratique locale, pour l'essentiel possessionnée dans le sud du diocèse de Vienne: désigné par les historiens sous le nom de « Guigonides II, ce groupe de parenté allait bientôt donner naissance au futur lignage princier des Dauphins. Dans ce processus de transformation de la parentèle en dynastie princière, le contrôle du siège épiscopal de Grenoble joua à l' évidence un rôle décisif. Par l'intermédiaire d'Humbert, les Guigonides purent en effet renforcer leur puissance foncière, l' évêque de Grenoble obtenant par exemple, en 1009, que le roi Rodolphe III concédât à sa parentèle la moitié du château royal de Moras, situé dans le sud du Viennois, à proximité immédiate des alleux de la famllle'", Ils purent surtout participer à la gestion de 42 Cj l'acte de 1036 de concession du monastère de Saint-Ferréol à l'abbaye de Saint-Victor de Marseille, G. de Manteyer éd., «Les origines de la maison de Savoie en Bourgogne (910-1060). Manassès, comte de Chaunois, et Garnier, comte de Trolesin», Bulletin de la Sociit/ d'/tutles historiques, scientifiques et littéraires du Hautes-Alpes, 4 [= S· série, 4], 1925, p. 38-49, p.44-77. 43 Cartulaires de J'tg/ue cathëdral« de Grenoble, chartœ supplementartœ, n°4, p.263-264. 44 Die Urkunden der Burgundischen Rudo/finger. n° 93, p.246-248. 261 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL l'episcopatus, qui devint en quelque sorte une affaire de famille, comme le montre l'acte de 1012 par lequel Humbert concédait la vieille nécropole épiscopale de Saint-Laurent de Grenoble au monastère de Saint-Chaffre, avec l'accord «de ma mère Frédebourg, de mon neveu Mallein et de mes autres neveux Humbert et Guigues" ». La place de choix qui était réservée à Mallein était à l' évidence significative: lorsque Humbert mourut peu après 1016, ce même Mallein fut élu sur le siège épiscopal de Grenoble, permettant à sa parentèle de conserver le contrôle de Yepiscopatus. Guigues ï= t ap.996 Humbert Ev. de Grenoble 'I Frédebourg t ap.lOI2 Guigues II t avt 1009 Sunifred I ----------4-----------'1 Humbert Ev. de Valence Guigues III Comte t Guillaume t c. 1012 Mallein Ev. de Grenoble Lignage des comtes d'Albon, futurs Dauphins du Viennois Figure 2: Généalogie des premiers Guigonides Dans l'ancien royaume de Bourgogne, comme d'ailleurs dans de nombreuses régions d'Occident", l'aristocratie locale profitait ainsi de la 45 Cansentiente [...] matre quoqu~ mea FT((ûburg~ asque Malimo n~pott meo simulque aliis nepotibus mûs Umberto Iltqu~ Wigon~ (Cllrtulair~ d( /'abbay( dt Saint-Cbaffr« du Monastier (ordre d~ sllint Benoit), suivi de Ja chronique de Saint-Pierre du Puy et d'un appendiœ d~ chartes, U. Chevalier éd., Montbéliard-Paris, 1891 (CoJiection dt cartulaires dauphinois, 8), n° 355, p.1l8-120). 46 Sur l'appropriation aristocratique des episcopatus de l'an Mil, if. parmi les travaux récents: F. MENANT, Campagnes lomberdes du Moyen Âgt. L' économie et la sociétl rurales dans la région d~ Bergame, d~ Cremone et de Brescia du ~ au XII/' siècle, Rome, 1993 (BEFAR, 281), p.580-589; M. PARISSE, «Les évêques et la noblesse: continuité et retournement (XI'-XII' siècles), dans Cbiesa ~ monda fluda/~ nei secoli X-XIl Atti dt/la dodicesima Settimana internazionale di studio Mmdola, 24-28 agosto 1992 (Misct/lanell del Centra di studi medioeuali, 14), Milan, 1995, p.61-81 et M. GASMAND,«Les princes d'Église au temps de la mutation féodale: l'épiscopat de la province de Bourges au XI' siècle», dans Les sociétés méridionales à J'âgt féodal (Espagne, Italie et sud d( la France, X'XIII' siècle). Hommage à Pierre Bonnastie. H. Debax dir., Toulouse, 1999, p.385-392. 262 Du ROYAUME AUX PRINGPAUTÉS crise de l'autorité royale pour prendre le contrôle des sièges cathédraux. À Digne, non loin de Grenoble, l'évêque Hugues associait en 1038 à un acte épiscopal son propre père, «par le pouvoir duquel m'a été remis mon episcopatus»47, tandis que dans le Midi les sièges épiscopaux tombaient sous la coupe des lignages vicomtaux". Dans la région rhône-alpine, cette mainmise de l'aristocratie locale avait toutefois des conséquences d'autant plus importantes qu'en l'absence de comtes ou de vicomtes, les sièges épiscopaux offraient à leurs titulaires un pouvoir de type princier. Le cas de la parentèle des Guigonides, à laquelle appartenaient les évêques Humbert et Mallein de Grenoble, en fournit un exemple emblématique, puisque après avoir assuré sa mainmise sur l'évêché grenoblois, ce groupe de parenté parvint à donner naissance à un lignage princier. En Savoie, l' évolution n'est guère différente, puisque ce fut aussi à l'ombre des cathédrales que le futur lignage princier prit son premier essor. Le cas d'Humbert ou le destin princier d'un cadet de cathédrale Les «Hurnbertiens» - pour reprendre le nom que les historiens ont donné aux ancêtres de la maison de Savoie - présentent de nombreuses ressemblances avec les Guigonides grenoblois. Comme ces derniers, les Humbertiens de l'an Mil disposaient d'une solide assise foncière, dont l'essentiel était concentré dans le petit pagus de Sermorens, qui s'étendait entre les pagi de Vienne et de Grenoble, et où se trouvaient les châteaux de Bocsozel et des Echelles qui semblent avoir été les principales places fortes de la parentèle. Au nord-est de ce domaine central, les Humbertiens disposaient aussi d'autres possessions, sans doute plus isolées, dans le sud du diocèse de Belley, sur le versant occidental du lac du Bourget et dans les alentours du lac d'Annecy'", 47 Ego Hugo uocitatus in sanaa sede Dignensi officio presulatus gracia Dei sublimatus, et pattr meus Guigo, in cuius pomtatt constitutus meus esse oidetur episcopatus tCartulaire de l'abbaye de Saint-Victor de Marseille, B. Guérard éd., Paris, 2 vol., 1857 (Collection des cartulaires de France, 9), II, n°738, p.84-85). 48 E. MAGNOU-NoRTlER, La sociit! laïque et l'Église dans la province ecclésiastique de Narbonne (zon« cispyrëenne) de la fin du Vllf à la fin du XI' siècle, Toulouse, 1974 (Publications de l'Uniuersitë de Toulouse-le-Mirail, A 20), p. 344-348, ainsi que les cas des vicomtes de Marzeille dans F. MAZEL, La noblesse de I 'Égliseen Provence, fin ~ -début XIV siècle. L'exemple desfamilles d'Agoult-Simiane. de Baux et de Marseille. Paris, 2002 (CTHS. Histoire, 4) p.71-76 et de Trencavel dans H. DEBAX, Les féodalités languedociennes, ~_ XII' siècles. Serments. hommages et fiefi dans le Languedoc des Trencauel, Toulouse. 2003. p.285-292. 49 Sur les possessions patrimoniales des premiers Humbertiens, cf. RIPART, Les fondements idéologiques ...• cit.• I. p.188-217. 263 LE ROYAUME DE BOURGOGNE I Rod. III roi Ermengarde AUTOUR DE LAN MIL ) .--,Ir------T""I ----, I Humbert Oddon Ermengarde Burchard év. de Belley Ancilie comte I I Oldéric- Aymon Manfred marquis en Italie I Adèle Amédée comte Humbert Mort en bas âge I I Burchard év. d'Aoste arch. de Lyon Aymon év. de Bdley Aymon Oddon év. de Sion abbé de StMaurice comte etymarqUiS AdL'd< Branche des comtes de Maurienne, futurs comtes de Savoie Figure 3: Généalogie des premiers Humbertiens Comme les Guigonides, les ancêtres de la maison de Savoie étaient aussi parvenus à prendre le contrôle d'un siège épiscopal dans les années 990, lorsque I'Humbertien Oddon avait été élu sur le siège épiscopal de Belley. La maîtrise de cette cathédrale constituait à l' évidence un enjeu considérable pour les Humbertiens, qui apparaissent dans leurs premiers actes comme une parentèle épiscopale soudée autour de l'évêque Oddon'", La documentation ne permet toutefois pas d'analyser leur gestion de l'episcopatus de Belley, puisque le cartulaire de cette cathédrale a été perdu au XVIIIe siècle. Il est toutefois vraisemblable que les Humbertiens s'organisèrent autour de leur cathédrale selon des modalités semblables à celles que les Guigonides avaient mises en pratique à Grenoble; comme ces derniers, ils parvinrent en tout cas à patrimonialiser leur siège épiscopal puisque Oddon eut pour successeur son perit-neveu Aymon. 50 264 Cartulairesdt l'hglisuathtdralt de Grenoble... , cit., cart. A, n° 8, p. 16 et n° 9, p. 17. Du ROYAUME AUX PRINGPAUTÉS Si les parentèles qui allaient fonder les deux plus importantes principautés de nos régions présentent donc une très forte similitude, elles ne sauraient toutefois être placées sur le même niveau, puisque les Humbertiens semblent en effet avoir disposé d'un prestige nobiliaire bien supérieur à celui des Guigonides. Quali6és dans les années 990 d' illustre stemma", les Humbertiens disposaient en effet, dès la 6n du Xe et les toutes premières années du XIe siècle, de relations parmi la très grande aristocratie, dont on ne trouve pas l' équivalent chez les Guigonides. Ils comptaient au nombre des amici de l' évêque Lambert de Langres", servaient d'intermédiaires privilégiés pour résoudre les conflits dans lesquels étaient engagés les moines du monastère vaudois de Romainmôtler", et entretenaient des liens très étroits avec la famille royale de Bourgogne, par le biais de la reine Ermengarde, qui était peut-être la propre sœur de l'évêque Oddon de Belley et du comte Humbert'", Sans doute veuve du comte Roubaut de Provencev, cette Errnengarde s'était remariée en 1011 avec le roi Rodolphe III de Bourgogne, qui lui avait concédé un vaste douaire dont l'essentiel était situé à proximité immédiate des alleux humbertiens'", Ces terres d'origine royale furent bien vite assimilées au patrimoine des Humbertiens: du vivant de la reine, une charte de 1036 définissait par exemple les confronts de la vallée de Coise, qui avaient fait partie de l'accroissement de douaire qu'Ermengarde avait reçu en 1014-1016, comme la tetra regissiue Uberti comitis", De telles relations favorisèrent en tout cas la très rapide montée en puissance du comte Humbert, dont le 61s Burchard fut élu, entre 1018 et 1022, sur le siège épiscopal d'Aoste, avant d'acquérir la prévôté de la très importante abbaye de Saint-Maurice d'Agaune. 51 U. CHEVALIER,Documents inédits des I~. X' ~t XI' siècles r~/atifi à l'église d~ Lyon, Lyon, 1867, p. 15-16. 52 L. CIBRARIO, D. PROMIS, Documenti, sigilli, ~ monete, appartenenti a la storia della monarchia di Sauoia, Turin, 1833, Rapporto, p.97-99. 53 CIBRARIO, PROMIS,Documenti, sigilli ~ monete ..., cit., p.25-26. 54 F. LABRUZZI,LaMonarchia di Saoola, dalk origini all 'anna 1103. Studio storico-critico, Rome, 1900, p. 166 et sq., ainsi que G. TABACCO,«Forme medievali di dominazione nelle Alpi occldenrali», Bollestino Storico-Bibliografico Subalpin», 60, 1962, p.327-354. 55 Cf G. de MANTEYER,La Provence du premier au douzième siècle, étudts d'histoire tt dt géographi~ politique, Paris, Picard, 1908 (Mémoim tt documents publiés par la Société d~ l'Ëcol« du chartes, 8) [reprint: Marseille, 1975], p. 750; amtrat Die Urkunden dtr burgundischen Rudo/fing~r ... , cit., n° 136, p.313. 56 Die Urkunden da Burgundischen Rudo/fingtr ... , cit., n 98, p.254-256, complété en 1014-1016 par un accroissement de douaire: Die Urkunden dtr Burgundischen Rudo/fing~r ... , cit., n 108, p.267-268. 0 0 57 C. CIPOLLA, Monumenta nooaliciensia uetustoria, Rome, 1898 (Fonti ptT la storia d1talia. 31), J, n° 68, p.161-166. 265 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL Le rôle privilégié que les Humbertlens occupaient à la cour royale et les liens qui les rattachaient à la très haute aristocratie occidentale expliquent sans doute aussi le positionnement atypique qu'ils adoptèrent durant la guerre de succession qui suivit la mort de Rodolphe III. Alors que l'aristocratie locale se ralliait massivement à la candidature d'Eudes II de Blois, le comte Humbert et la reine Ermengarde s'engagèrent en effet en faveur de l'empereur Conrad II, auprès duquel ils se réfugièrent lorsque les troupes d'Eudes II occupèrent, en 1033, la vallée du Rhône. Ils participèrent très activement au succès de la campagne décisive de l'hiver 1034, puisque l'empereur avait alors confié au comte Humbert le commandement de l'armée italienne qui avait envahi le royaume de Bourgogne par la vallée d'Aoste. La victoire de Conrad II fut donc aussi celle des Humbertiens, qui profitèrent de la situation pour renforcer, encore un peu plus, leur hégémonie régionale. Selon Wipo, Conrad II aurait alors concédé à Humbert et Ermengarde une «somptueuse donation,.5s: sans doute s'agissait-il de la Maurienne où les Humbertiens pénétrèrent dans les années 103059, au grand dam de I'évêque qui se lamentait que son episcopatus venait de lui être détruir'", Quoi qu'il en soit, le comte Humbert réussit aussi à s'implanter peu après en Valais, puisque son fils Aymon devint évêque de Sion et abbé de Saint-Maurice d'Agaune, sans doute au début des années 1040. Il est en revanche impossible de savoir si la Tarentaise, où la présence humbertienne n'est pour la première fois attestée qu'en 105161, faisait déjà partie des diocèses soumis à la domination du comte Humbert. Lorsqu'il trouva la mort, sans doute le I" juillet 1042, le comte Humbert était en tout cas le plus puissant des princes de la région. Toutefois, si la domination humbertienne, qui couvrait déjà peut-être une demi-douzaine d' évêchés, possédait une. ampleur bien supérieure à cellesdes Guigonides, ses fondements n' étaient en revanche guère différents. De la même manière que les Guigonides avaient établi leur domination sur le contrôle de la cathédrale de Grenoble, le pouvoir des Humbertiens s'était construit, à Belley comme à Aoste, à Sion ou en Maurienne, sur le contrôle des episcopatus, ce qui n' était pas sans poser quelques problèmes 58 WIPonis, Gesta Chuonradi II imperatoris, Harry Bresslau éd., Die Werke IDPOs, Hanovre-Leipzig, 19153 (MGH, Scriptores rerum germanicorum in usum scholarum), p.50. 59 S. GUICHENON, Histoire gtnta/ogique tU la royale Maison de Savoie, justifite par titres, fondations de monastères, manuscripts, anciens documents, histoires et autres preuves authentiques, Turin, 4 vol., 17782, IV, Preuves, p.6. 60 CIBRARIO, PROMIS, Documenti, sigilli e monet«... , cit., p.9-10. 61 Menumenta Historie Patrie, Chartarum, Turin, 1833, l, n°335, col. 572-573. 266 Du ROYAUME AUX PRINŒPAUTÉS à l'heure où s'élaboraient les principes sur lesquelles allait se construire la réforme grégorienne. DES PRINCIPAUTÉS ÉPISCOPALES AUX PRINCIPAUTÉS COMTALES Les titres comtaux Au début du XIe siècle, les parentèles aristocratiques qui étaient parvenues à contrôler les cathédrales commencèrent à utiliser de nouveaux titres comtaux. Là encore, les Humbertiens frayèrent le chemin: entre 1000 et 1003, Humbert, frère cadet de l'évêque Oddon de Belley, acquit le titre comtal qu'il allait porter jusqu'à sa mort et que ses descendants se transmirent par primogéniture mâle'", Chez les Guigonides, le processus fut similaire mais plus tardif, puisque la parentèle ne semble avoir pris ou reçu le titre de cornes qu'en 1034-103563• L'utilisation de ces nouvelles titulatures comtales constitue une césure d'autant plus importante qu'à l'intérieur de l'ancien domaine du royaume bosonide aucun aristocrate n'avait porté le titre de cornes depuis la disparition, vers 980, d'un autre Alors qu'il est cité sans titre comtal dans une charre de l'an Mil (Cartulaim de l'Église catbêdrale de Grenoble .•. , cit., cart. A, n° 8, p. 16), Humbert est qualifié de cames dans un acte de 1003 (ibid., cart. A, n° 9, p.17: cf. F. LABRuzZI, «La protocarta comitale sabauda», Arcbioio storico italiano, 45, 1910, p.6l-77). 63 Si un acte de 1016 pone la mention Signum Guigoni comitis.fratris episcopiHumberti iCarrulaires de /'ig/ise cathtdrak de Grenoble... , cit., cart. A, n° 33, p.75-77), il ne s'agit 62 là que d'une souscription tardive de Guigues III, frère de l'évêque Humbert de Valence, comme l'a clairement démontré MANTEYER, Les origines de la maison de Savoie ... , cit., p.145, n. 2. La chane de 1034, dans laquelle Guigues III est simplement qualifié d' illustrissimus vir (Cartulaim dt l'iglistcathtdralede Grenoble... , cit.; cart. A, n° 15, p. 25), donne en fait le terminus a quo du titre comtal des Guigonides, tandis que le termlnus ad quem est donné par un acte du 26 juin 1035, dans lequel Guigues III porte le titre de cornes (Cartu/aire de l'abbaye dt Saint-Chaffre du Monastier ... , cit., n ° 356, p.120), cette titulature lui étant dès lors systématiquement donnée dans tous ses actes et dans ceux de ses descendants par primogéniture mâle. Il faut renoncer à utiliser la charte du Cartulaire de J'abbaye dt Savigny ... , cit., I, n° 648, p.326-327, qui comporte la souscription de Guigo uicecomes, immédiatement après celle de l'évêque guigonide Mallein de Grenoble: bien que POUPARDlN, Ü royaume de Bourgogne ... , cit., p.257, n. 2, ait considéré que cette charre « permettrait de préciser les conditions dans lesquelles s'est produite l'usurpation du titre comtal par Guigues le Vieux», ce Guigues doit être identifié avec le vicomte de Lyon, Guigo uicecomes, qui apparaît dans un acte de 1039 (Rtcutil des chartes dt l'abbaye de Cluny ... , cit., IV, n° 2925, p.126-l27), comme l'a montré A, BERNARD,Essai historique sur les vicomtes de Lyon, de Vitnnt te dt Mâcon du XI' au XI/' siècle, Saint-Étienne, 1867, p.12. 267 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL comte Humbert, sans doute fils du comte Charles-Constantin, lui-même fils de l'empereur Louis l'Aveuglé'. Le sens de ces nouveaux titres comtaux est d'autant plus difficile à appréhender que les institutions comtales de type carolingien n'avaient plus vraiment d'existence dans le royaume de Bourgogne. Après une notice de 926, dans laquelle était cité un «Anselme comte du pagus des Equestres= », plus aucun des comtes du royaume de Bourgogne ne reçut une titulature du type cames istius pagi, la documentation ne donnant par ailleurs guère l'impression que les comites bourguignons de la deuxième moitié du X· siècle aient exercé des pouvoirs bien définis dans un comté bien déterminé. Le dossier est toutefois des plus complexes puisque les comités, qui apparaissent autour de l'an Mil dans le royaume rodolphien, formaient un ensemble des plus hétérogènes et mouvants, au sein duquel il est nécessaire de distinguer au moins trois groupes. Dans le premier, il faut situer la dizaine de comites qui apparaissent en Transjurane dans l'entourage de Rodolphe III. Ces comités, qui n'exerçaient que des fonctions viagères et dont les descendants ne portèrent que le titre de dominë", doivent très certainement être apparentés aux petits châtelains d'Ile-de-France, auxquels la chancellerie de Robert le Pieux donnait un titre comtal, pour mettre en exergue les liens de compagnonnage qui les unissaient au souverain'", Dans le second groupe, il faut mettre les très puissants comites qui, à l'exemple des comtes de Provence et de Bourgogne, exerçaient une primauté princière sur un espace de type ducal'". Enfin, il existait un dernier groupe, de nature intermédlalre, dans lequel il faut placer les comtes du Lyonnais, du Valentinois et de Genève, qui reçurent à la fin du X· siècle le titre comtal qu'ils transmirent à leurs descendants", C'est dans ce dernier groupe, qui se mettait en place dans Sur cette hypothèse, cf. RIPART,Lesfondmunts idtologiques ... , cit.; J, p.176-179. 65 Anselmus cornesdepago Equestrica (éd. Die Urkunden der BurgundischenRudo/finger .•• , cit., n022, p.123-125). 64 66 Un exemple emblématique avec les seigneurs de Grandson, très certainement descendants du comte Lambert, actif entre 993 et 1010 (CASTELNUOVO,L'aristocrazia deI Vaud •••, cit., p.65). 67 Cf J.-F. LEMARIGNIER.Le gouvernement royal aux premiers temps capttiens (9871108), Paris, 1965, p.128-130. 68 Sur les comtes de Provence, cf.l'étude de Florian MAZEL dans ce volume; sur les comtes de Bourgogne, cf. R. LOCATELLI,G. MOYSE,B. de VREGILLE,«La Franche Comté entre le Royaume et l'Empire .., Francia, 15, 1987. p.109-147. 69 Dans la première charte qui le mentionne, en 985, Lambert, ancêtre des comtes du Valentinois et Diois, ne portait pas le titre comtal (Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny ... , cit., II, nO1715, p.735-738), mais le reçut peu après, pour la première fois dans la confirmation que le roi Conrad donna de son acte (ibid .• n° 1716. p.739-740). 268 Du ROYAUME AUX PRINGPAUTÉS la périphérie immédiate des domaines royaux, qu'il faut situer les titres comtaux des Humbertiens et des Guigonides. De cette typologie, il est sans doute possible de retenir que, dans la Bourgogne de l'an Mil, le titre comtal renvoyait sans doute moins à une autorité bien définie qu'à l'affirmation d'une forte proximité avec le roi, qui légitimait son détenteur dans son immédiateté avec le souverain. À proximité de la cour royale, le titre comtal était largement distribué aux aristocrates locaux qui vivaient dans l'entourage du souverain, tandis qu'il n'était concédé en Provence et dans le comté de Bourgogne qu'aux seuls aristocrates de rang princier, qui avaient la dimension nécessaire pour conserver un accès direct au souverain. Entre les deux, les comtes humbertiens et guigonides, tout comme les comtes du Lyonnais, du Valentinois et de Genève, se trouvaient en sltuation intermédiaire, puisque leurs titres comtaux semblent avoir concrétisé une suprématie locale d'ampleur conséquente, dont les fondements se situaient à l'extérieur du domaine royal sans pour autant en être très éloignés. Quoi qu'il en soit, il convient en tout cas de ne pas plaquer ces titres comtaux sur la géographie des anciens pagi carolingiens, qui n'avaient plus alors beaucoup d'existence concrète comme en témoigne leur progressive disparition des formules de localisation, de la fin du xe au milieu du XIe siècle. Aucun des cadres territoriaux traditionnels, qu'ils soient laïques ou ecclésiastiques, ne correspondait d'ailleurs à la géographie de ces pouvoirs princiers en voie de formation, à l'exemple de celui des Guigonides qui s'organisait en un ensemble hétérogène, rassemblant des morceaux épars des anciens pag; de Grenoble, Sermorens, Vienne et Valence. Très intéressant de ce point de vue est un serment de paix viennois, sans doute prêté vers 1030, dans lequel le comte Humbert décrivait la limlte orientale de son autorité princière: joignant le Rhône à I'Isère, par les monts du Chat et de l'Épine, cette frontière naturelle ne correspondait à aucune des limites administratives locales", Elle montre ainsi clairement que l'espace politique rhône-alpin se trouvait affecté par un puissant bouleversement, qui permettait à une aristocratie nouvelle, parée de titres comtaux d'un type nouveau, de donner naissance à une géographie princière en rupture avec l'ancienne organisation royale de l'espace politique. En Lyonnais et à Genève. les titres comtaux sont. pour la première fois. respectivement attestés en 984-993 et 1001-1002 (cf. supra. n. 6 et 4). 70 MANTEYER. LfS origines dt Ja maison dt Sauoie ...• cit. et RIPART. Les fondement: idëologiques .... cit .• p. 530-542. 269 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÀN MIL Comtes bumbertiens ROIS RODOLPHIENS RODOLPHI!II I I Mathilde I ..••...•...... . I I RODOLPHI! III J Burchardl Aldiud CONRAD / : ••• ·Burchard II I 7S. Amldül" f ~ Ermengarde I Humbert]" ! I Burchard III Aymon Lég~nd~: : parenté légitime • • • • • • • • • • • •• • • •• : parenté illégitime : parenté probable gras : archevêques de Lyon italiques : comtes humbertiens PETITES CAPITALES : rois rodolphiens Figure 4: Des Rodolphlens aux Humbertiens: la transmission en Ugne avunculaire de l'archevêché de Lyon La réaction ecclésiastique Quel que fût le sens précis de ces pouvoirs comtaux, l'essentiel de la domination de ces nouvelles familles princières restait fondé sur le contrôle des cathédrales, ce qui lui conférait une réelle fragilité. Une telle situation ne pouvait en effet guère se prolonger, puisqu'elle n' était pas sans susciter de vives réticences parmi le clergé réformateur, qui trouvaient d'importants échos dans la région rhône-alpine, fortement imprégnée par l'influence clunisienne. Les stratégies aristocratiques de patrimonialisatian des sièges épiscopaux avaient atteint leurs limites, comme le révéla la violente crise de succession qui affecta l'archevêché de Lyon dans les années 1030. 270 Du ROYAUME AUX PRINGPAUTÉS Parce qu'il constituait l'un des plus importants sièges épiscopaux du royaume rodolphien, l'archevêché de Lyon avait été usuellement confié, dans la seconde moitié du Xe siècle, à des membres de la famille royale. Dans les années 940, le roi Conrad y avait installé son frère cadet, Burchard, qui avait exercé la charge archiépiscopale pendant une quinzaine d'années. Vers 980, après que le siège eut été occupé par Amblard, le roi Conrad l'attribua à son fils illégitime, nommé lui aussi Burchard, qui acquit par ailleurs l'abbatiat de Saint-Maurice d'Agaune vers 1001. À la mort de ce deuxième Burchard, sans doute en 103171, le neveu de l'archevêque défunt, lui aussi appelé Burchard, qui avait jusque-là exercé les fonctions d' évêque d'Aoste et de prévôt de l'abbaye de Saint-Maurice d'Agaune, parvint à s'emparer du siège archiépiscopal de Lyon et de l'abbatiat de Saint-Maurice. Sous l'apparence d'une nouvelle succession en ligne avunculaire, l'élection de ce troisième Burchard constituait une rupture majeure, puisque le nouvel archevêque était le fils du comte Humbert. La mainmise des Humbertiens sur ce très important siège archiépiscopal suscita toutefois de très vives réactions. Elle entraîna tout d'abord l'opposition du comte lyonnais Géraud qui essaya d'installer son propre fils, Artaud, sur le siège archiépiscopal de Lyon. Plus novatrice, fut l'intervention du pape Jean XIX qui encouragea l'abbé Odilon de Cluny à se porter candidat au siège lyonnais. L'lntervention des ecclésiastiques amena finalement l'empereur à intervenir militairement pour déposer Burchard IHn. La crise lyonnaise portait en germe les principes de la réforme grégorienne, que le pape Léon IX eut l'occasion de proclamer dans notre région au cours de son voyage de 1049-1050. Sur le chemin du retour, il fit étape à Saint-Maurice d'Agaune, dont l'abbatiat était alors en possession de l'évêque humbertien Aymon de Sion, qui avait succédé à son frère Burchard, sans doute en 1046. À l'attention des chanoines de l'abbaye et surtout à celle d'Aymon, le pape exposa que «l'empereur Henri nous a demandé [... ] qu'aucun prélat ne soit imposé à ces chanoines sans leur commun conseil ou élection et qu'il ne soit rien prélevé sur les biens de cette église au-delà 71 Bien que date de la mort de l'archevêque Burchard II ne puisse être aisément déterminée,la date la plus vraisemblable est celle du 22 juin 1031 (cf G. de MANTEYER, «Les origines de la maison de Savoie en Bourgogne .., Mélanges d'archéologie et d'histoire, 19, 1899, [reprint: Genève. 1978]. p. 363-539. p.470-473 et H. BITSCH, Das Erzstift Lyon ztoiscben Frankreich und dem Reicb im hoben Mittelalter, Göttingen, 1971 (Göttingm Bansteirce zur geschichtswissmschaft), p.32). 72 Cf. POUPARDIN.Le royaume tU Bourgogne .... eit .• p.156-157; A. Klelnclausz dir .• Histoire de Lyon, t. I. Des origines à 1595, Lyon 1939 [reprint: Marseille. 1978], p.l09 et BITSCH, Das Erzstifi Lyon .•.• cit., p. 32-33. 271 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE L'AN MIL de ce qui doit être convenablement dispose' It. Le discours de Léon IX porta visiblement ses fruits: non seulement Aymon ne put transmettre son abbatiat à l'un de ses parents, mais après 1050, plus aucun abbé ou évêque ne fut choisi dans nos régions dans la parenté de son prédécesseur. Les temps avaient changé, ce qui n' était pas sans poser problème aux nouvelles familles comtales, qui allaient désormais devoir apprendre à se passer des sièges épiscopaux sur lesquels elles avaient pris leur envol. De l'episcopatus au comitatus Au cours des années 1040-1060, tandis que disparaissaient les derniers représentants des dynasties épiscopales, de nouveaux évêques, sans liens de parenté avec leurs prédécesseurs, prirent possession des sièges épiscopaux de l'espace rhône-alpin. Illeur fallut évidemment composer avec les familles princières qui entendaient bien conserver le contrôle des episcopatus, comme en témoigne la transformation de leurs titulatures, qui s'attachèrent à définir leur pouvoir comtal en référence aux cités épiscopales dont elles avaient pris le contrôle. En 1050, au moment où ils devaient renoncer au contrôle direct de l' évêché de Grenoble, les comtes guigonides obtinrent que la chancellerie de la cathédrale grenobloise leur donnât le titre de «prince de la province de Grenoble" ». I.:évolution fut la même à Belley, où un acte, sans doute donné en 1062 dans la cathédrale de Belley, donnait au comte humbertien le titre de «comte des Belleysans" », mais aussi à Genève, dont le comte reçut pour la première fois le titre de« comte de Genève» dans un acte d'environ 107076• Ces titulatures du type cornes istius ciuitatis reflétaient un programme institutionnel cohérent par lequel les anciennes familles épiscopales renonçaient à gérer directement les episcopatus, tout en obtenant la reconnaissance de leur supériorité princière. Afin de différencier la part de l' évêque et celle du prince, il fallut souvent procéder à un véritable partage de Yepiscopatus. Tel fut le cas de la vallée d'Aoste, dans laquelle le comte Humbert semble avoir obtenu, au 73 Imperator Heinriete postulavit a nobis [...} ut neque SUP" i/los canonicosprlflatus aliquis sine communi eorum consilio vel eleaione mittatur, neque ex communibus ecclesi, rebu: post congruam eorum dispositionem quidquam tractetur (éd. S. Guichenon, Bibliotbeca Sebusiana, Turin, 17802, n041, p.315-318). 74 Ego Guigo Gratianopo/itaM prouincie princeps (éd. N. Chorier, L'estat politique de la province de Dauphinl, Grenoble, 4 vol., 1671-1672, II, p.362-326). 75 Ego in Dei nomine Amedeus cames Belicensium (Petit Cartulaire de Saint-Sulpice en Bugey, suivi de documents in!dits pour servir à J'histoire du diocèse de Be/ley, M.-Cl. Guigue éd., Lyon, 1884. Appendice, nO2, p. 26: pour la date, if. RIPART, Lesfondements idlologiques •••, cit., p.567-568). 76 Comes Gebennensis U.-~t. Genequand éd., «Un acte de Géraud, premier comte de Genève _, Bib/iothtque de I 'Écok des chartts, 135, 1977, p. 127-132). 272 Du ROYAUME AUX PRINŒPAUTÉS titre de son comitatus, la gestion d'une partie des terres de Yepiscopatus", La situation de la Maurienne ne semble pas avoir été différente, puisque ce fut sans doute dans les années 1030 que l'évêque et le comte humbertien procédèrent à un partage cohérent des terres publiques, de part et d'autre de la vallée de l'ArÇ78.Un nouvel équilibre institutionnel se mettait ainsi en place, au terme duquelles anciennes familles de comtes-évêques acceptaient d'abandonner leurs cathédrales, mais obtenaient la reconnaissance de leur suprématie princière ainsi que la jouissance d'une partie du patrimoine des cathédrales, au nom de la récupération des droits du comitatus, jusque là confondus avec ceux de l'episcopatus. l'arrivée dans les années 1070 d'une nouvelle génération d' évêques, qui parvint dans le sillage du légat Hugues de Die à monter sur les sièges épiscopaux rhône-alpins, donna à ce lent et difficile processus de séparation entre episcopatus et comitatus un aspect plus radical et surtout plus conflictuel. Particulièrement bien connue est la politique d'Hugues de Châteauneuf, évêque grégorien de Grenoble entre 1079 et 1132, qui remit en cause l'équilibre qu'avaient instauré ses prédécesseurs, en contraignant les comtes guigonides à restituer des terres d'origine épiscopale dont le lignage princier revendiquait la possession", Tout aussi radicale fut la politique des évêques de Genève, qui finirent par contraindre le lignage comtal à renoncer en 1124 à toute juridiction sur la cité, leur autorité étant désormais circonscrite aux campagnes et bourgs du diocèse'", En Savoie, le recul de l'autorité princière fut plus limité, en particulier parce que les comtes humbertiens bénéficièrent du soutien inconditionnel des papes, qui étaient prêts à se montrer très compréhensifs pour peu que leur fût garantie l'ouverture des routes de cols alpins". Les comtes humbertiens n'en furent pas moins contraints à limiter leurs prétentions sur les cathédrales, en renonçant au cours du XIIe siècle aux droits princiers de dépouille qu'ils avaient jusque là exercés sur les sièges épiscopaux soumis à leur autorité82• A. BARBERO,«Conte et vescovo in valle d'Aosta (secoli XI-XIII) ~ Bollettino StoricoBibliografico Subalpino. 86, 1988, p.39-75 [rééd.: ID .• Valle d:Aosta medievale, Naples, 77 2000 (Bib/ioth;qul! dl! l'Archiuum Augustum, 27), p. 1-40]. Cf supra. n. 60. 79 DIDIER. Étude sur le patrimoine •••• cit. 80 Cf DUPARC, LI! comtë dl! Gmrol! ••.• cit., p.92-108. 81 G. ANDENNA, «Adelaide e la sua famiglia tra polltlca e riforma ecclesiastica», La 78 contessa Adelaida la società dei seco Xl Atti dei convegno di Susa (14-16 novembre 1991), Suse, 1992 (Segusium. Ricercbe e studi ualsusinl, 32). p.77-102. 82 BARBERO,"Conte et vescovo in valle d 'Aosta ... ~, cit. 273 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LAN MIL La réaction grégorienne eut raison des titulatures du type cornes istius ciuitatis, qui définissaient l'autorité comtale en référence au contrôle d'une cité épiscopale. Les comtes guigonides renoncèrent ainsi à leur titre de Gratianopolitane prooincie princeps et prirent, pour la première fois en 1079, l'année même où Hugues de Châteauneuf entrait en possession de la cathédrale de Grenoble, le titre de «comte du château d'Albon83», recentrant ainsi leur pouvoir sur la possession de ce vieux château édifié au cœur des possessions allodiales que le lignage possédait dans le sud-ouest du diocèse de Vienne'". Le cas lyonnais fournit un exemple très comparable, puisque la dynastie comtale adopta une nouvelle titulature à la fin des années 1070, lorsqu'une charte d'Hugues de Die, archevêque de Lyon, donna au comte Guillaume l' intitulatio de «comte des Foréziens'?», en référence à l'ancien ager Forensis, subdivision du vaste pagus carolingien de Lyon86• En Savoie, la rupture fut là encore moins nette, mais les comtes humbertiens n'en furent pas moins contraints à renoncer à leur titre de cornes Bellicensium: ils revinrent tout d'abord à une titulature géographiquement non déterminée, puis prirent, pour la première fois en 1146, le titre de «comte de Maurienne>", qui reflétait les aspirations de leur pouvoir princier à s'organiser en une seigneurie routière centrée sur la route de la Via Francigena et les accès au col du Mont-Cenis", 83 Wigo de! indultu oppidi Albionis cames (original reproduit dans MANTEYER,ccLes origines du Dauphiné de Viennois ... », cit., pl. III): ce titre annonce le classique cccomte d'Albon", qui s'imposa au Xllssiècle, 84 Cf. J.-M. POISSON,«De la uilla au castrum. la châtellenie d'Albon au Moyen Âge», Le villagt médiéval tt son environnement. Études offirw à J-M. PtSlZ, L. Feller, P. Mane et F. Piponnier éd.), Paris, 1998, p. 571-586 .. 85 Vuil/elmus Forensium cames (Cartulaiu rU l'abbayl cU Savigny ... , cit., I, n° 813, p.429-330: l'acte est habituellement daté de circa 1078). 86 Cf. FOURNIAL,«Recherches sur les comtes de Lyon ••• ", cit. et ID., «La souveraineté du Lyonnais ..... , cit. En 1080 apparaît le terme comitatus Farensis, qui se substitue alors à celui d'agtr Forensis (Cartulairt dt l'abbayt dl Savigny ... , cit., I, n° 784, pAlI) ou de pagus Forensis (Rl(Uti/ dts chartes dt l'abbayt dt Cluny ... , cit., II, n° 1189, p.273-274). 87 Le titre apparaît pour la première fois en 1146 dans un acte portugais: Ego Alfonsus Partugalensis rex una cum uxore mea regina domina Mahalda filia comitis Amadei rU Mariana (cité par L. CIBRARIO,Notizie di Matilde di Sauoia, moglie d;.tlfonso Henriquez, primo re di Portogallo, Turin, Stamperia reale, 1850 [extrait des Memorie della reale Accademia delle scienze di Torino, série II, 11], p.7), avant d'être repris par une charte originale italienne: Amedeus Dei gratia cames Mauriennmsis lt marebio in Ytalia, filius condam Humberti comitis tt marchionis ("Le più antiche carte diplomatiche di San Giusto di Susa", Bol/mino dtll1stituto storico italiano P" il mdio roo, C. Cipolla éd., 18, 1896, p. 7-115, n06, p.93). 88 Cf. G. SERGI,Porere t territorio lungo la strada di Francia. Da Chamblry a Torinofra X t XlII stcolo, Naples, 1981. 274 Du ROYAUME AUX PRINOPAUTÉS à la charte XVI l'évêque Hugues de Châteauneuf obtenait que les comtes guigonides procédassent à de nouvelles restitutions des biens de Yepiscopatus. Cet acte célèbre donne dans son préambule un En guise de conclusion, du cartulaire superbe B de Grenoble, raccourci historique il s'avère utile de faire appel par laquelle de la genèse de la principauté guigonide, qui résume l'essentiel de cette contribution: Après les destructions des païens, l'évêque Isarn édifia l' église de Grenoble et comme il y avait peu d'habitants dans ce diocèse, il rassembla des nobles, des médiocres et des pauvres de contrées éloignées, afin que par ces hommes la terre de Grenoble soit soulagée. L'évêque donna à ces hommes des castra à habiter et des terres à labourer et il retint la domination et les services de ces castra et terres, selon ce qui convint à chacune des deux parties [...] car la famille de ces comtes qui actuellement règnent dans l'episcopatus de Grenoble n'existait pas en ces temps, c'est-à-dire au temps de l' évêque Isarn qui porta le titre de comte [...] Après l'évêque Humbert, Mallein fut évêque de la susdite église de Grenoble et en ce temps, Guigues [III] le Vieux, père de Guigues [IV] le Gros, prit injustement possession de ce que les comtes possèdent ainsi à Grenoble, que ce soit dans les terres de l'évêché, dans les seruitia de ces terres, dans plusieurs églises, dans les condamines comme dans les jardins et, comme je l'ai dit, dans tout l'évêché de Grenoble, l'évêque n'avait plus un seul manse entier en son pouvoir", Vu au prisme du regard grégorien, processus de genèse des principautés que l'évêque ce récit offre un résumé saisissant du de l'espace rhône-alpin. Isarn avait porté le titre comtal, la chancellerie En affirmant grenobloise établissait sans doute un raccourci bien rapide, mais celui-ci renvoyait à une 89 Post destructionem paganorum, Isamus episopus edificavit ecclesiam Gratianopo/itam. Et ideo, quia paucas inuenit habitatores in prediao episcopatu, collegit nobiles, mediocres et pauperes, ex longinquis terris, de quibus hominibus consolata esset Gratianopolitana terra; deditqu« predictus episcopus illis bominibus castra ad babitandum et terras ad laborandum, in quorum castra sioe in terras episcopus jamdictus retinuit dominationem et serultia, sieur utriusque partibus placuit l .. ] Nam gmeratio comitum istorum, qui modo regnant per episcopatum Gratianopolitanum nullus inuentus fuit in diebus suis, scilicet in diebus Isarni episcopi qui cames uocaretur l..] Post episcopum autem Humbertum fuit episcopus Mallenus predicte seelesie Grationopolitane: in cuius diebus, Guigo Vetus, pater Guigoni Crassi, injuste cepit possidere ea que modo habent comites in Gratianopoli, sio« in terris episcopatus, siue in serultia terrarum predictarum, sio« in terris episcoparus, siu« in seruitia terrarum predictarum, siue in pluribus ecclalls, siu« in condaminis, sive in ortis, et, ut ita dicam, ex toto episcopatu Gratianopolitano episcopus Gratianopo/itanus non habet unum mansum integrum ad suum dominium (Cartulaires de l'église cathédrale de Grenobk ... , eit., cart. B, n° XVI, p.93-96). 275 LE ROYAUME DE BOURGOGNE AUTOUR DE LÂN MIL indéniable réalité: bien qu'ils n'aient sans doute jamais reçu un diplôme de concession du comitatas, les évêques de Grenoble, comme d'ailleurs tous les évêques de l'espace rhône-alpin, disposaient à la fin du X' siècle de la totalité des pouvoirs publics, qu'ils soient d'origine comtale ou plus proprement épiscopale. En mettant en exergue I'épiscopat fondateur d'Isarn, le préambule s'attachait à mieux faire ressortir la mainmise des Guigonides sur l'évêché de Grenoble, dont il nous donne les étapes essentielles. Après avoir évoqué I'élection dans les années 990 d'Humbert, le premier des évêques guigonides, il accordait une grande importance à la transmission peu après 1016 de la cathédrale à son neveu Mallein, sous l' épiscopat duquel il situait l'essentiel du processus d'usurpation qu'il s'attachait à dénoncer. Ce faisant, le préambule soulignait l'importance des années 1010-1020, lorsque l'effondrement de la royauté bourguignonne avait permis, à Grenoble comme dans le reste de la région rhône-alpine, à de nouvelles familles issues de l'aristocratie locale de patrimonialiser les sièges épiscopaux. Dans un dernier temps, la charte soulignait l'importance de l'acquisition par Guigues III du titre comtal, en 1034-1035. Se proclamant «princes de la région de Grenoble lI, les Guigonides étaient désormais en mesure de renverser le sens originel de la confusion des pouvoirs comtaux et épiscopaux, en revendiquant un droit de contrôle sur l'episcopatus de Grenoble, au nom de la possession du comitatus auquel il avait été inextricablement mêlé dans la seconde moitié du X' siècle. Loin d' être isolé, ce processus de genèse princière se retrouve peu ou prou dans l'ensemble des diocèses de la région rhône-alpine. De Grenoble à Belley, en passant par Lyon, Aoste, Valence, Die ou Genève, avec des variantes locales plus ou moins affirmées, de nouveaux lignages, aux caractères étonnamment semblables, donnèrent partout naissance à des principautés fondées sur le contrôle des sièges épiscopaux. Sans doute peut-on à l'infini nuancer ce processus, mais l'essentiel est toutefois là: entre la royauté bourguignonne du X' siècle et les principautés comtales du XI' siècle, Yepiscopatus a bien constitué le chaînon manquant de «Ia mutation féodale », pour reprendre un concept sans doute discutable, mais néanmoins bien commode. 276