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ou sur le terre utopienne par excellence, le Nouveau Monde.6 Manifestement, la conjonction
kantienne de la réalisation et de la transition propulse l’utopie universelle, pensée à la fois
comme roman et programme, vers l’horizon non politique du politique. Même s’il reste
sceptique quant à l’établissement d’une juridiction internationale pouvant assurer une paix
perpétuelle, il croit en l’éducation. Par elle, nous nous rapprocherons du Règne des Fins.
L’utopie, telle qu’il la conçoit, n’adviendra sans doute jamais : mais on peut se diriger vers elle, à
condition de ne rien transiger quant à la liberté, à l’égalité, à l’indépendance (Idée du contrat
originaire). Cette Idée en tête, et l’Utopie à l’horizon de l’histoire, le sujet moral doit promouvoir
le souverain bien, espérer que les actes des individus ne s’éparpillent pas, que leurs
conséquences ne soient pas anarchiques. Dès lors, le bonheur s’estompe devant un projet
kantien plus vaste, qui est de concilier la nature et la liberté, de faire advenir un monde extérieur
conforme à la moralité.
Outre l’enveloppement discutable du texte platonicien, Kant assimile pour partie
l’utopie à un roman. On peut certes lui concéder que, l’utopie étant alors un genre littéraire,
Leibniz, dans la Théodicée, en avait parlé de la même manière : “ Il est vrai qu’on peut
s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on pourrait faire comme des
romans, des utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs
en bien au nôtre. ”7 Toutefois, en y regardant de plus près, la partie utopique du récit n’est
jamais en elle-même romanesque : il s’agit d’une narrativité purement descriptive, souvent
monotone, sans personnage marquant ni péripétie.8 Le narrateur perd toute puissance d’agir, se
contentant, en une visite guidée des lieux de l’idéal, d’observer la solution incarnée de tous les
problèmes humains. L’utopie n’est pas un récit de voyages, c’est une littérature du séjour. Le
récit qu’évoquent Leibniz et Kant est en cela tout à fait exemplaire : la première partie,
romanesque, est une robinsonnade collective, la recréation par le héros (le capitaine Siden ; c’est
l’anagramme du prénom de l’auteur) d’une collectivité (Siden-Berg) assez imparfaite ; la
seconde partie, chez les Sévarambes, voit, comme toujours dans ce type d’écrit, un effacement du
narrateur, qui devient falot, simple témoin, recitant extasié et sans épaisseur qui décline les
créations cette fois parfaites de Sévarias (c’est l’anagramme du nom de l’auteur). Ce clivage
entre le prénom et le Nom de famille (du père) oppose la figure aventureuse du fils à celle,
fondatrice, du père. Elle produit un net contraste entre l’errant à la recherche d’une colonie où
faire fortune et le père, nomothète qui bâtit et baptise le monde.9
6 Ce qui, évidemment, n’est plus le cas après les révolutions européennes. Fourier, Bellamy et Morris consacrent
de nombreuses pages aux étapes conduisant à la société harmonieuse. Le chapitre XVII des News from Nowhere
(intitulé “ Comment changea le monde ”) est le plus long de l’ouvrage.
7 Leibniz, Essais de Théodicée, Paris, Garnier-Flammarion, Première partie, § 10, p. 109.
8 CF. Nicole Morgan, Le sixième continent, l’Utopie de Thomas More, Nouvel espace épistémologique, Paris,
Vrin, 1995. La rhétorique humaniste, à l’origine de ce type d’écrit rêve “ d’une synthèse du narratif et du
rationnel. ”, p. 55.
9 Le narrateur est le fils : il voyage et fait naufrage. Son destin, c’est la robinsonnade (cf. les premières pages du
Robinson Crusoe de D. Defoë), lieu rédempteur où il s’avère démiurgique, stratège, grand organisateur et
conducteur d’hommes (quoique sur un mode imparfait). L’auteur est le père : l’utopie est sa création, du côté de sa
Loi, là où les noms qu’il impose rendent les choses stables. Il définit : coupe le bras de terre, fabrique une île,
cerne les mots et les choses. A la linéarité du mauvais infini, il oppose la belle circularité ontologique : à
l’existence qui s’effiloche dans la mésaventure, l’essence qui se rassemble dans l’institution. “ A peine sommes-
nous en Utopie que héros et histoire s’effacent devant la simple description, le voyageur ne se manifestant plus
que pour demander un supplément d’information (...). C’est la loi du genre. ” (R. Trousson). Si la robinsonnade,
comme aventure collective et calvaire individuel, est toujours du côté du fils rebelle et forte tête (l’Aventurier),
l’utopie est la loi du père comme créateur du monde et rémunérateur des significations. Quand la narrateur quitte
l’utopie, provisoirement ou définitivement, il se dirige vers l’auteur : celui-ci finit par hériter de son manuscrit,
écrit en de multiples langues et mal équilibré ; il l’organise, l’expurge, l’unifie linguistiquement avant de le
donner au public (dé-babélisé en quelque sorte). Cf. Louis Marin, “ Discours utopique et récit des origines ”,
Annales ESC, Mars-Avril 1971, N°2, A. Colin, p 314. G. Benrekassa, “ Le statut du narrateur dans quelques
textes dits utopiques ”, Revue des Sciences humaines, N°155, Juillet-Septembre 1974, p. 385 et p. 390. P.
Bange, “ Le discours utopique ”, Cahiers d’Etudes Germaniques. Aix-en-Provence. 1980, pp. 9-10. J. Servier,
Histoire de l’Utopie, Gallimard, p. 319. C.G. Dubois, “ Problèmes de l’Utopie ”, Archives lettres modernes,
1968 (1), p.6. R. Demoris, Le roman à la première personne, Paris, 1975, p. 46. R. Trousson, Utopie et
esthétique romanesque. Colloque de Cerisy, Paris, UGE, 1978, pp. 392-394. P. Ronzeaud, Sens et Cohérence