L’ISLAM, LA TURQUIE
ET LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
par
Yannick LÉCUYER
A.T.E.R à l’Université de La Rochelle
A l’heure où les préjugés sont légions, où la confusion règne dans
les esprits (1) et où «nombre de Français se demandent si l’islam est
soluble dans la société française, s’il s’agit ou non d’une religion
comme les autres, capable de concilier sa foi avec nos valeurs démo-
cratiques, de reconnaître et respecter la laïcité et de placer les droits
de la femme à la même hauteur que les droits de l’homme» (2), il
paraît intéressant de se pencher sur la position du juge européen.
Cela pose d’emblée deux difficultés. La première concerne la Cour
européenne des droits de l’homme elle-même tandis que la seconde
concerne la dialectique entre l’islam et les droits de l’homme en
général. Tout d’abord l’islam ne constitue pas une occurrence dans
la jurisprudence de la Cour. La structure du contentieux européen
gène une approche comparative en terme de doctrines c’est à dire
la confrontation pure et simple de la doctrine islamique d’une part
et de la doctrine des droits de l’homme d’autre part. Par ailleurs,
la plupart des arrêts pertinents sur le sujet mettent en cause la Tur-
quie pour des raisons évidentes (3), à tel point que les deux sujets
paraissaient difficilement dissociables. La mise en relation des deux
doctrines – y compris sous l’égide de la Cour européenne des droits
de l’homme – soulève ensuite le problème de la pertinence d’une
démarche comparatiste. Se greffe enfin une troisième difficulté
annexe : la grande hétérogénéité du dogme musulman.
(1) Haut Conseil à l’intégration, L’islam dans la République, Rapport au Premier
ministre, Collection des rapports officiels, Paris, La documentation française, 2001,
203 p.
(2) A. Duhamel, Le point, 17 mars 2005, p. 40.
(3) Une enquête publiée en décembre 2004 dans le Wall Street Journal version
européenne annonce que 95% des Turcs sont musulmans et 72% observent les pres-
criptions de l’islam.
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On distingue traditionnellement quatre points d’achoppement
entre l’islam et les droits de l’homme : le matérialisme, la question de
la liberté de religion, le libéralisme des mœurs et l’individualisme. Le
débat sur le matérialisme dépasse le simple cadre de l’analyse juridi-
que stricto sensu et relève plus de la philosophie juridique. De plus,
les choses ne sont pas aussi tranchées qu’il peut sembler de prime
abord. Il n’y a pas une division absolue avec d’un coté un principe
matérialiste de fonctionnement des droits de l’homme et de l’autre un
principe exclusivement spirituel de l’islam et plus largement du phé-
nomène religieux. Le contraste entre la logique des droits de l’homme
– dogme fondé sur la Raison – et l’islam – dogme fondé sur une vérité
révélée – est parfois ténu. La démarche cartésienne trouve son appli-
cation dans le phénomène religieux, même si l’islam semble particu-
lièrement réfractaire au matérialisme. Inversement, les droits de
l’homme entretiennent des rapports parfois ambigus avec l’existence
du divin. La Déclaration d’indépendance américaine de 1776 confère
ainsi aux droits de l’homme une origine divine (4) tandis que la
Déclaration française des droits de 1789 est placée sous «les auspices
de l’être suprême» – bien qu’atténués par le filtre d’une assemblée
nationale et donc d’une logique démocratique. Il est à noter cepen-
dant que la Convention européenne des droits de l’homme ne fait
aucune référence au phénomène religieux dans la reconnaissance ou la
genèse des droits qu’elle énonce. Elle se base uniquement sur l’exis-
tence d’un «patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de
respect de la liberté et de prééminence du droit».
Concernant la liberté de religion, l’islam résiste aux droits de
l’homme ou inversement, sur deux points principaux : l’athéisme
et l’apostasie. A titre d’exemple les sourates du coran sont intrai-
tables pour les mécréants alors que la liberté de religion consacrée
par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme
constitue «un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les
sceptiques ou les indifférents» (5). Cet article stipule également la
liberté de changer de religion tandis que le retour en arrière est
impossible en islam (6). Le blocage sur le libéralisme des mœurs
(4) «Tous les hommes sont créés égaux; ils sont dotés par le créateur de certains
droits inaliénables…»
(5) Cour eur. dr. h., Buscarini et autres c. Saint-Marin, 18 février 1999, Rec. 1999-
I, L. Couturier-Bourdiniere, J.D.I., 2000, n° 1, pp. 96-97; P. Mathonnet,
L’astrée, 1999, n° 7, pp. 35-40; J.-F. Flauss, Rev. trim. dr. h., 2000, n° 42, pp. 266-
279; §34.
(6) Hadith, Sahîh de al-Bukahrai, vol. 9, livre 84, n° 57, rapporté par Ibn Abbas :
«Celui qui change de religion, tuez-le».
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qui découle logiquement de l’exercice de certaines libertés –
notamment telles qu’elles découlent de l’application de l’article 8
de la Convention en matière sexuelle – ne nous semble pas tota-
lement rédhibitoire. Il s’agit plus d’un problème culturel que cul-
tuel. L’obstacle de l’individualisme s’avère plus insurmontable. En
effet, en islam, l’individu ou l’homme n’est pas un sujet de valeur,
c’est le collectif qui prime, le corps, la Oumma. Le culte musulman
ne connaît pas «la personne humaine kantienne existant en soi et
pour soi autonome» (7). Or la Convention de 1950 et ses protocoles
additionnels se veulent avant tout un outil de protection et de
sauvegarde des droits individuels. La rédaction actuelle de la Con-
vention ne consacre même pas «de manière évidente les droits des
destinataires collectifs» (8).
Plus qu’une incompatibilité intégrale entre l’islam et les droits de
l’homme – tels qu’ils ressortent entre autres de la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme – il est préférable d’évo-
quer des incompatibilités structurelles ou ponctuelles. On notera
ainsi que certains éléments de l’islam sont difficilement solubles
dans le principe de non-discrimination, que l’on trouve énoncé à
l’article 14 de la Convention européenne. Incidemment, on trouve
une autre contradiction centrée sur la notion d’unité. Les droits de
l’homme sont un concept unitaire qui répond au «défi de l’unité de
la race humaine» (9). Or l’islam de son côté comporte une multipli-
cité de dignités qui correspondent elles-mêmes à une multiplicité de
situations sexuelles, confessionnelles. Cela cadre mal avec le principe
d’unicité des droits de l’homme qui irrigue le contentieux européen
des droits de l’homme. Il existe également une tension dans la
notion de libertés et de limitations ou d’ingérences, ces dernières
répondant à l’exigence du principe de légalité dans un cas et de con-
formité à la vérité révélée dans l’autre cas. Enfin, contrairement
aux libertés et droits fondamentaux, l’islam est marqué par une
absence de flexibilité. Alors que les droits de l’homme sont évolutifs
et relativement souples (10), le coran est jugé comme une œuvre
(7) H. Abdelhamid, Universalité des droits de l’homme et spécificités arabo-musul-
manes, Le Caire, Dar al Nahda al arabia, 2004, p. 96.
(8) J.-M. Larralde, «La Convention européenne des droits de l’homme et la pro-
tection des groupes particuliers», Rev. trim. dr. h., 2003, n° 56, p. 1255.
(9) R. Cassin, «L’Homme, sujet du droit international et la protection des droits
de l’Homme dans la société universelle», La technique et les principes du droit public :
études en l’Honneur de George Scelle, t. 1, Paris, L.G.D.J., 1950, p. 81.
(10) Cour eur. dr. h., Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, Rec. A29, F. Teitgen, Peti-
tes affiches, 1998, n° 76, pp. 47-50; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 17;
§26 : «la Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui».
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parfaite et intangible (11). Il est réputé être la «parole vivante de
dieu» révélée au prophète Mohammed par Djibril – c’est-à-dire
l’ange Gabriel. Même la distinction d’Averroès entre croyances véri-
tables et croyances nécessaires ne remet pas en cause le caractère
révélé – donc insusceptible de modification – de ces dernières.
Enfin, ce qui est tout autant gênant que les incompatibilités inter-
nes, c’est la charge concurrentielle qui oppose les deux dogmes et
qui s’exprime de deux façons : la prétention universaliste ou voca-
tion à couvrir l’ensemble de l’humanité à l’échelon individuel; la
volonté de se confondre à la société politique et à la substance poli-
tique pour devenir l’élément clef du contrat social à l’échelon col-
lectif.
La dernière difficulté tient à la structure du dogme islamique et
du monde musulman indépendamment de la problématique des
droits de l’homme. Il n’y a pas une seule doctrine de l’islam mais
une pluralité des doctrines. On distingue classiquement l’hétérodo-
xie musulmane ou chiisme – elle-même subdivisée en chiisme duo-
décimain ou imamisme, chiisme ismaîlite ou septiman, khârijisme et
alaouisme l’orthodoxie musulmane ou sunnisme – subdivisée en tra-
ditionalisme, murji’isme, mu’tazilisme et ash’arisme – le soufisme
qui tient autant du phénomène religieux que philosophique. Il
existe également des courants plus anecdotiques dégagés des grands
courants précédents – le plus souvent du sunnisme : Hanbalisme,
Wahhabisme dont la forme la plus rigoriste prend le nom de sala-
fisme, le Bahaïsme ou babisme… Sur cette pluralité de doctrines se
superpose une pluralité de situations. On ne peut pas assimiler
l’islam du Maghreb à l’islam perse, l’islam d’Afrique noire fortement
imprégné de reliquats animistes, à l’islam indien et indonésien, etc.
Ce foisonnement – parfois désigné sous l’expression de «complexe du
Vatican» – empêche une unification idéologique. Au sein même de
la Turquie, l’islam n’est pas uniforme : la majorité sunnite cohabite
avec une minorité chiite alévie importante. Par ailleurs, la Turquie
est profondément marquée par le kémalisme et les réformes
«musclées» imposant une laïcité parfois sans concession.
Tout ceci explique les multiples échecs des tentatives de synthèse
entre les droits de l’homme et l’islam sous l’égide ou non de l’Orga-
nisation de la Conférence islamique. Les Déclarations islamiques des
droits adoptées résument la difficulté à trouver un dénominateur
commun acceptable entre les deux doctrines. La Déclaration de
(11) Sourate 5, La table servie (Al-Maidah), verset 3 : «Aujourd’hui, J’ai para-
chevé pour vous votre religion».
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Dacca du 11 décembre 1983 énonce que «les libertés et droits fon-
damentaux, conformément à la charia, sont partie intégrante de
l’islam» tandis que le préambule de la Déclaration du Caire en date
du 5 août 1990 stipule que les droits fondamentaux font partie de
la foi islamique car il s’agit des droits et des libertés dictées par dieu
«dans ses livres révélés». Elle fait encore directement référence à la
charia comme principe d’interprétation incontournable dans ses
articles 24 et 25. Quant à la Déclaration islamique universelle des
droits de l’homme proclamée à Londres le 19 décembre 1981, elle
laisse en suspens des questions essentielles comme la liberté de reli-
gion, l’égalité entre les hommes et les femmes et crée une discrimi-
nation entre musulmans et non-musulmans relative à la liberté de
circulation dans le «monde de l’islam».
L’affaire des caricatures de Mahomet alerte sur la sensibilité du
sujet tandis que le combat mené en Turquie au nom de la laïcité
n’est pas sans rappeler celui – tout aussi acharné – des pères de la
troisième république française pour extirper l’église catholique
romaine des affaires de l’Etat après plus d’un siècle de tâtonne-
ments. La Turquie trouve aujourd’hui auprès de la Cour européenne
des droits de l’homme une alliée de poids. La jurisprudence euro-
péenne sur l’islam tranche avec la mansuétude ordinaire «de la Cour
à l’égard des religions dominantes» (12). Il ne s’agit ni de contribuer
au débat sur le choc des civilisations (13) – en l’occurrence entre le
monde musulman et l’Europe des droits de lhomme ni de mettre
en perspectives la convergence possible entre l’islam et la protection
de la personne humaine (14), mais plutôt d’éclairer sur la position
de la Cour européenne à ce sujet et de relever les incompatibilités
tantôt absolue (I), tantôt relative (II) entre l’islam et l’ordre con-
ventionnel.
I. – Les incompatibilités absolues
de l’islam d’Etat avec l’ordre conventionnel
L’islam, la Turquie et la Cour européenne des droits de l’homme
entretiennent des rapports ambigus. Si la Cour a expressément
(12) F. Rigaux, «Interprétation consensuelle et interprétation évolutive», L’inter-
prétation de la Convention européenne des droits de l’Homme, Actes du colloque des
13 et 14 mars 1998, sous la direction de F. Sudre, Bruxelles, Bruylant, 1998, Col-
lection «Droit et justice», p. 50.
(13) Voy. S. Huntington, The clash of civilizations, Paris, Odile Jacob, 1996.
(14) F. Rigaux, «La conception occidentale des droits de l’homme face à l’Islam»,
Rev. trim. dr. h., 1990, p. 105.
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