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Le texte que vous trouverez ici ne constitue qu’un aide-mémoire. Il ne prétend pas
reprendre tous les développements du cours et particulièrement certaines nuances qui doivent
obligatoirement affiner un propos écrit, forcément généralisant sur certains points.
Pour aider l’étudiant(e), je renvoie toujours, avec précision, aux différentes lectures
qui ont fait l’objet, pour illustrer le « patient cheminement » intellectuel, d’une explication et
d’un commentaire. Une écoute attentive de ces textes devrait toutefois permettre d’en retirer
la substantifique moelle !
Chaque lecture a été, en effet, commentée. Il est bien sûr évident que ces références
sont à entendre comme un complément pour quiconque souhaite prolonger ou approfondir le
propos. Celles-ci ne sont donc pas à « étudier » et, le syllabus se suffisant à lui-même, les
lectures indiquées ne font pas partie de la « matière première » de l’examen.
Le recours à cette pratique de la lecture s’explique par ceci que l’art de philosopher,
d’apprendre, de vivre aussi est souvent un art de lire.
Bonne lecture et bonne étude !
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Avant-propos
Notre volonté est de donner différents aperçus sur des penseurs, des textes, des idées,
tout en renvoyant à leur origine première : leur écriture. Nous voudrions aussi donner
quelques bases pour l’acquisition d’une culture générale, tout en mettant en évidence un
rapport constructif et libre au savoir, avec l’esprit critique que cela nécessite. Aristote ne dit-il
pas que toute science devrait être capable de libérer le sujet qui s’y adonne ?
Pour l’étude de ce support, il ne convient pas de jouer les « entonnoirs » et d’étudier
pour étudier. Il s’agit plutôt de pressentir l’existence d’un mouvement, d’une dynamique, de
manifester un esprit de recherche, mais d’être aussi très précis dans une démarche. En effet, si
la philosophie peut être un travail sur le concept, comme le pense Gilles Deleuze, alors il
convient de pouvoir le définir correctement, de savoir de quoi on parle et de demeurer dans la
transparence du langage, sans faux hermétisme et sans simplisme1. En ce sens, la philosophie
comporte aussi sa part de technique, mais elle est la condition d’un plus grand plaisir.
Dès lors, il conviendra d’être attentif aux « notions » qui traversent ce bref parcours de
la philosophie occidentale, pour les comprendre, tant d’un point de vue synchronique que
diachronique. L’enjeu est, en effet, de pouvoir mener des lectures croisées et sans cesse
enrichies. Par exemple : entre Platon et Kant, qu’en est-il de la compréhension de la notion de
« dialectique » ?
1
Voir ainsi G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, 1991 ou A. Philonenko, Qu’est-ce
que la philosophie ? Kant et Fichte, Paris, 1991.
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La philosophie et son histoire
L’objectif qui a été fixé pour ce cours entend donner « les bases d’une culture
philosophique », tout en approchant « quelques textes philosophiques classiques ou récents »,
selon un point de vue à la fois « historiographique » et « thématique ». Il est aussi mentionné
que le corpus de la « philosophie occidentale » sera privilégié2.
C’est sur ces quelques éléments que nous entendons réfléchir, en guise d’ouverture à
ce parcours. En effet, si l’historiographie et la chronologie sont des moyens de nous
« introduire » à la philosophie, il vaut mieux s’arrêter un instant sur les enjeux de cette
manière de procéder dont nous reconnaissons bien volontiers qu’elle n’est pas la seule, mais
qu’elle est peut-être la plus pragmatique pour une initiation rapide.
Propos sur la connaissance historique en philosophie
La position qui est prise dans l’établissement de cette charge montre d’emblée que la
dimension historique est considérée ici comme constitutive de la pratique philosophique.
Pourtant, l’envisager sous la modalité d’une « historiographie » ou d’une « écriture d’une
histoire » ne signifie en rien qu’il y a volonté de sombrer dans un historicisme (ce qui serait
absurde), ou dans une historiographie neutre, alignant des faits et des dates (les mauvais
souvenirs des cours d’histoire…), ou encore dans la pure pratique généalogique. Ceci serait
bien ennuyeux ! Pour autant, on reconnaîtra qu’une présentation prétendument « objective »
de « systèmes philosophiques » serait absolument illusoire. C’est un exercice pastiche où,
quoi que l’on fasse, on demeure constamment confronté aux difficiles notions d’« actuel » et
d’« inactuel » qui restent plus que relatives.
Dès lors, il importera de comprendre de grands mouvements philosophiques, des
mutations, des transformations, des émergences, voire des révolutions, dans le domaine précis
des « notions de la philosophie ». Il s’agira aussi de mettre en perspective, toujours sous cet
angle historiographique et thématique, des philosophes et des philosophies.
Mais, avant d’aller dans ce sens, on doit d’abord s’expliquer sur le fait que la
philosophie, comme discipline actuelle, est le plus souvent en dialogue constant avec
2
Nous ne pouvons pas exposer les systèmes philosophiques de l’Inde, de la Chine et de l’Orient ancien. On peut
toutefois consulter pour une excellente introduction deux manuels de base : P. Kunzmann, Fr.-P. Burkard et
Fr. Wiedmann, Atlas de la philosophie, Paris, Le Livre de Poche (La Pochotèque), 1999, p. 14-27 et J. Russ,
Panorama des idées philosophiques. De Platon aux contemporains, Paris, Armand Colin, 2000, p. 11-20.
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l’Histoire et sa propre « histoire ». Or cette notion « histoire » recouvre, tout à la fois, la
réalité historique et le processus complexe de la connaissance historique.
Nous aurons à voir avec les deux sens du mot, mais nous allons d’abord évoquer la
problématique de la « connaissance historique », puisqu’elle a des répercutions sur la
philosophie, son histoire et ses notions.
En effet, le passage d’une réalité historique à une connaissance historique est une
opération qui comporte ses opérations propres (établissement du fait, présomptions, indices,
critique des faits, recherche des causes, interprétation, etc.). Nous allons tenter d’en illustrer
quelques-unes, particulièrement pour la philosophie approchée par son histoire.
Ainsi, sur ce point, on dira que, généralement, l’histoire entend étudier le passé des
hommes et donner un tableau raisonné de leurs actions et de leurs gestes. Elle est alors, dans
cette mesure, une réponse à une interrogation très profonde du sujet sur son passé, ses
origines, son évolution aussi.
Mais attention, le choix qui est fait de privilégier l’approche de quelques notions
philosophiques par le biais de la chronologie est, déjà, une construction de l’esprit ! Cela veut
dire que cette façon de travailler comportera toujours une d’arbitraire. Mais pourquoi parler
d’une « construction de l’esprit » ? En fait, dans cette approche des philosophies, des
philosophes (des hommes et des femmes), des philosophèmes, des thématiques, en un mot
dans notre historiographie des notions, si nous ne voulons pas sous-estimer la problématique
des dates et, plus largement, de la chronologie, on doit demeurer conscient qu’il reste, dans
toute approche chronologique, une opération calculée ou une intervention contrôlée sur des
dates.
En effet, qu’est-ce qu’une date en philosophie ? Remarquons tout d’abord que le
problème de la datation, surtout pour les débuts de la philosophie, est bien réel. Pour plusieurs
philosophes grecs, les dates de leur naissance et de leur mort sont souvent approximatives. Il y
a certes un problème lié à la critique des sources et même, antérieurement à cela, à l’accès aux
sources. Nous le verrons amplement.
S’ajoute à cela le fait que les Grecs pratiquent l’histoire d’une façon particulière qui
est plus une doxographie qu’une historiographie. C’est-à-dire que le personnage est situé
selon sa période de maturité telle que l’opinion la met en évidence, selon son acmé, et
fréquemment en référence à une « olympiade » (une période de quatre ans s’écoulant entre
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deux jeux olympiques). En fonction de son début ou de sa fin, il reste donc une marge parfois
mouvante.
Plus encore, on notera que leur comput historique peut faire coïncider une vie avec un
événement traumatique ou extraordinaire. C’est notamment le cas pour Thalès et l’éclipse de
soleil, comme on le verra plus loin. Il ne faut donc pas s’étonner de l’imprécision des dates et
essayer de comprendre, malgré tout, quel mouvement intellectuel et quelle évolution
philosophique se dessinent déjà, en fonction des critères que l’on choisit.
Pour prendre un exemple plus proche de nous, doit-on dire que la publication de Sein
und Zeit de Martin Heidegger, en 1927 (un événement marquant pour la pensée
philosophique !), a le même impact que la promulgation d’un décret (celui de Bologne, par
exemple), qu’une guerre, ou qu’une invention ? En réalité, la réponse risque de varier au gré
des interprétations qui vont, elles-mêmes, se déployer dans le temps, donc dans l’Histoire.
Certes, il y a bel et bien des critères et des points de vue d’appréciation et de jugement, quand
on porte son regard sur le passé et ses œuvres. Mais, on doit bien reconnaître que tout rapport
à l’histoire est déjà marqué par une forme de subjectivité.
Ainsi, si la pratique historique (quel que soit l’objet de ce dont on fait l’histoire) doit
composer par un assemblage de faits, d’événements, de coordonnées (la « réalité »
historique), dont on remarquera d’ailleurs qu’il n’est pas toujours évident de savoir pourquoi
tel fait est retenu et considéré comme historique, à un moment donné, si ce n’est que parce
que la « mémoire collective » l’a fixé et l’a considéré, pour lui donner une dimension
précisément historique, ou alors parce que les gens qui l’ont vécu ont eu le pressentiment vif
que ce fait changeait leur rapport à l’histoire et au temps. Ceci vaut pour toutes les disciplines
qui nourrissent un rapport étroit avec l’histoire.
Ainsi, pour bien mesurer la portée philosophique et l’application réelle à la
philosophie de cette question théorique, prenons un nouvel exemple. Quand Descartes publie,
en 1637, son Discours de la Méthode, en quoi l’événement est-il devenu « historique » ?
En vérité, il y a bien ici matière à interprétation(s). Une herméneutique est donc
nécessaire. Prenons différents cas de figure.
•
L’utilisation du français ? Montaigne le fit avant lui, diront certains ! Mais Montaigne
est-il philosophe, diront d’autres ?
•
La rupture subtilement mise en scène avec la scolastique telle qu’il la présente
personnellement ?
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•
L’émergence de la pensée moderne et du fameux « cogito » cartésien ?
•
Ou, encore, la prétention à faire de la philosophie pour tous ?
On le voit bien, il y a, ici, quatre explications et, donc, déjà quatre interprétations,
quatre jugements, voire quatre appréciations, d’un fait et de la narration de ce fait par un
philosophe.
Faites une lecture de R. Descartes, Discours de la Méthode, dans Œuvres philosophiques, t. I,
édition F. Alquié, Paris, Garnier, 1963, p. 576-579.
Descartes raconte comment il quitte le monde de ses précepteurs et cherche une « science »
qui se trouve « en lui-même ».
Voilà autant de notions et un exemple précis montrant comment la philosophie est en
situation constante de dialogisme avec son histoire et l’Histoire, surtout en sa dimension
culturelle et intellectuelle.
Donc une introduction à la philosophie, quelle qu’elle soit, n’échappera pas à une
réflexion sur les enjeux, théoriques et pratiques, des procédés de la connaissance historique.
Bien sûr, nous avons pris le cas de la date, mais il en va de même pour le problème de
ce que l’on appelle la « périodisation » de l’Histoire et du choix de ces dates qui « font date »
et introduisent une discontinuité, dans une ligne du temps. Pour prendre un exemple général,
qui pourra dire quand s’achève le XXe siècle ? La chute du Mur de Berlin, les attentats du 11
septembre, l’émergence d’une mondialisation ?
Que l’on songe aux discussions des historiens sur le début et la fin de ce que l’on a
appelé le « Moyen Age » ! Ou, encore, quels sont les repères chronologiques de la
« modernité » ou de la « post-modernité », ce qui suppose d’ailleurs que l’on s’entende sur
ces catégories de l’histoire ? Certains philosophes parlent constamment de « modernité » ou
de « post-modernité », mais qu’entendent-ils par ces notions qui jouent un rôle décisif dans
l’élaboration de leur pensée ? En tout cas, s’ils posent une telle « catégorie », une telle
« vision du monde », c’est qu’ils posent déjà un regard sur l’Histoire, c’est qu’ils agissent
subjectivement, c’est qu’ils ont un sens de l’Histoire, c’est qu’ils pensent que la philosophie
est en rapport constitutif avec l’Histoire.
Pour continuer à garder un œil sur la philosophie et ses notions, il est, par exemple,
très intéressant de lire les premiers bilans qui sont déjà donnés sur la philosophie au/du XXe
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siècle, pour mesurer les enjeux philosophiques qui sont présents. On nous évoque certes les
grands courants philosophiques qui ont marqué le siècle : phénoménologie, existentialisme,
structuralisme, herméneutique, philosophie analytique, etc. Mais dira-t-on la même chose
dans cent ans ?
Reportons-nous au XIXe siècle ! Ils sont très nombreux les philosophes qui eurent une
période de gloire à la fin du XIXe siècle et, pourtant, beaucoup sont oubliés ou passent par une
phase d’oubli. De même, ils furent nombreux les courants philosophiques qui semblèrent
marquer le XIXe siècle : positivisme, phénoménisme, spiritualisme, etc. Que reste-t-il de
l’évocation de ces mots ? C’est en ce sens que nous disions que le rapport à la date, et bien sûr
à la dénomination des courants, est déjà, en philosophie, une entreprise de reconstruction de
l’histoire. La mémoire est toujours liée à l’oubli.
Ce problème est connexe à celui de l’événementialité de la philosophie (ce qu’elle est
aujourd’hui, comment on la fabrique et la trace que cela laissera).
Voici une série de questions que l’on devrait se poser.
•
Comment, par exemple, lire et comprendre le grand nombre de
productions et d’œuvres philosophiques, aujourd’hui ?
•
Comment comprendre l’intérêt pour la philosophie entendue et
présentée comme une « manière de vivre » ou comme une
« thérapeutique » ?
•
Pour comprendre les mouvements contemporains de la
philosophie, faut-il faire une étude systématique des textes publiés
ou observer des courants, des flux de pensée ?
•
En somme, quelle importance doit-on accorder quantitativement
à la pensée ?
•
Peut-être existe-t-il un philosophe qui, par un article retentissant,
sera « retenu » dans l’histoire de la philosophie, dans trois cents ans,
alors qu’un auteur à grand succès, de nos jours, sera oublié ?
Bien sûr, ces considérations interrogatives n’ont pas caractère de loi, elles veulent
surtout provoquer à la réflexion et à la prudence devant la facture ou la fabrique de l’histoire
de la philosophie.
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En tout cas, quoi qu’il en soit, on retiendra que les historiens ont raison de faire valoir
que l’histoire immédiate ou événementielle est très difficile à « faire », en raison du caractère
« informe » des données du temps présent et de la mission de l’histoire qui ne peut se
satisfaire uniquement d’un « passé vivant », parce qu’elle recherche toujours un « passé
expliqué ».
Une nouvelle donnée importante apparaît : l’histoire entend le passé comme un
« passé expliqué ». C’est en ce sens que le rapport à l’Histoire peut aussi être thérapeutique,
dans la mesure où un passé expliqué (donc venu aux langages) met à l’abri de la dérive
mélancolique.
En effet, avec la recherche d’un « passé expliqué », sans doute retrouve-t-on un aspect
de la dimension scientifique du discours historique qui veut que, comme le prescrivait
Aristote (voilà l’Histoire qui revient), toute science contribue à délier l’homme de toutes les
formes d’esclavage. La connaissance du passé coïnciderait, alors, avec une forme de
libération, par rapport à ses entraves. Cette vision est très juste, si l’on songe ici à la
dimension sociétale et politique du « travail de mémoire » ou de ce que l’on appelle
communément le « devoir de mémoire », pour manifester la portée cathartique de ce type de
connaissance.
Tous ces propos théoriques nous montrent bien la dimension « préformatrice » de tout
discours en philosophie, par rapport à ce qui advient. La philosophie est, de la sorte et selon
cet esprit, en constant dialogue avec l’Histoire et son histoire.
En ce sens, il nous semble donc stérile de dire que l’Histoire est, pour le philosophe,
peu intéressante ou qu’elle n’est que du « passé » anecdotique. La prise en compte de ces
différents aspects montre combien l’insertion de la problématisation historique dans la
compréhension vécue du présent est philosophiquement déterminante.
En somme, l’Histoire se sert de l’histoire, et réciproquement. Aussi, sans faire valoir
que ce discours boucle sur lui-même, si l’Histoire alimente l’histoire et si l’histoire nourrit
l’Histoire – fait que les philosophies de l’Histoire mettent fréquemment en exergue –, alors le
détour par ces quelques réflexions vaut vraiment la peine.
Bien entendu, il faudra toujours se redire que la « réalité historique » est, dans sa
radicalité, inaccessible et que la « connaissance historique » reste une connaissance médiane,
indirecte et appréhendée selon des points de vue différents et avec des opérations de
connaissance précises. Toutefois, c’est bien ceci qui doit permettre de faire valoir clairement
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que le passé et le présent de la philosophie sont appréhendés par des sources, des documents,
des faits, des gestes, des actions, etc. qui sont toujours l’objet d’un nécessaire traitement où la
notion de « critique historique » joue un rôle déterminant, avec des règles et des lois qui
caractérisent une prétention scientifique inhérente à ce type de discours.
L’historien de la philosophie et le philosophe de l’histoire sont donc toujours en
contact avec une épaisseur historique qu’ils se doivent d’aborder, de pénétrer, ce qui montre
évidemment combien ils restent impliqués dans ce discours où ils s’expriment aussi !
Pour illustrer ce propos, demandons-nous comment lire un philosophe parlant d’autres
philosophes, surtout quand il s’instaure à l’intérieur d’une pratique de la philosophie, en son
histoire ? Par exemple : comment comprendre le Socrate de Platon et comment lire les
commentaires d’Aristote sur les présocratiques ? Peut-on lire et comprendre Nietzsche sans
écouter du Wagner ? Comment lire Schopenhauer, sans avoir entendu du Rossini et sans avoir
contemplé les tableaux de Raphaël ?
Il y a là un important problème méthodologique pour la philosophie de l’Antiquité,
mais aussi pour la philosophie la plus contemporaine. C’est, en somme, la question du rapport
entre passé et présent, entre vie et œuvre, entre pensée philosophique et dimension
biographique.
Ainsi, Aristote, dans sa Métaphysique, livre sa propre « histoire » de la philosophie et
sa manière personnelle (parfois déformante) de lire ses prédécesseurs, mais il en voit toutefois
les origines bien plus loin que ses propres efforts. Un bref extrait montre comment le
« travail » de ses prédécesseurs est relu à la lumière de la notion de causalité.
Faites la lecture de Aristote, Métaphysique A, 3, traduction Tricot, Paris, Vrin, 1991, p. 13-18.
Notez déjà que ces quelques extraits nous serviront souvent pour une lecture des
présocratiques.
Ou encore, pour prendre un exemple plus proche de nous, comment comprendre et lire
les commentaires de Heidegger sur Aristote ou Kant ?
Et comment lire les travaux de Deleuze, qui s’est parfois présenté comme un
« historien de la philosophie », sur Nietzsche, Hume, Leibniz ou Bergson ? Pour ce dernier,
certains commentateurs ont même fait valoir que chacune de ses lectures est une
réappropriation et une réorientation qui fait que « sa » philosophie est bien un travail sur le
concept, mais aussi un véritable « travestissement » du concept. Il semblerait d’ailleurs que
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seul Kant ait eu un régime de faveur, dans la mesure où Deleuze le considérait comme un
auteur « infalsifiable ».
Ou encore, comment lire les travaux de Foucault sur l’histoire de la folie, avec tout le
travail de construction et de déconstruction qu’il a entrepris ?
Toute philosophie est donc en contact avec sa propre histoire, dans ses textes et dans
ses œuvres, dans son milieu de vie et de culture.
Les questions sont nombreuses, sur ce point précis. Énumérons quelques-unes d’entre
elles.
•
Par exemple, comment déterminer une période historique,
expliquer l’origine d’une œuvre ou d’un concept, constater des
effets sur le monde, retrouver des raisons d’émergence, mettre en
évidence des sources ? Convient-il d’ailleurs de le faire ? En effet,
ne faudrait-il pas se tenir à un regard porté sur une logique
purement interne, considérant que toutes les autres dimensions
relèvent de l’histoire, comme pratique scientifique particulière, et
de la philologie, entendue comme science du texte ? Dans ce cas,
le lecteur de textes philosophiques serait peut-être une sorte de pur
esprit ne donnant son temps que pour la pensée spéculative et
considérant
le
reste
comme
une
succession
d’anecdotes,
précisément historiques, ou de problèmes qui ne relèvent plus de sa
compétence. Il y aura donc des attitudes à choisir quand on entend
philosopher...
•
De même, existe-t-il une unité dans l’histoire de la
philosophie ?
•
Quel est le point d’origine et quelle est sa signification ?
•
Y a-t-il évolution et progrès en philosophie ?
•
Y a-t-il continuité ou discontinuité et comment les
discontinuités sont-elles véritablement créatrices ?
•
Doit-on envisager une hiérarchie des pensées et dans la
Pensée ?
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•
Comment faire l’histoire d’une notion ou d’un concept ?
La liste pourrait s’allonger, à l’infini, mais il importe – car c’est déjà une démarche
philosophique – de problématiser et de se mettre en situation d’interrogativité devant la
question de l’histoire, qu’on l’écrive avec une majuscule ou une minuscule.
Une dernière observation, sur cette partie de la réflexion. Remarquons que tout ceci
nous montre combien, en définitive, il semble que nous avons une dette envers l’histoire, en
tant que celle-ci se penche sur le passé, qu’elle veut expliquer.
Il se peut donc que subjectivement nous ayons le sentiment d’une perte, d’un
éloignement, d’un manque au sens plein de ce terme. Nous sommes certes fascinés par « ce
qui a été », mais comment ne pas se laisser paralyser par cette dette ? Comment ne pas lui
accorder un surcroît de symbolique ? Comment l’appréhender sans se sentir emprisonné par
son poids ? Comment faire en sorte que la dette ne soit pas un fardeau, un poids, une hérédité,
un déterminisme ? Comment faire des sources une ressource, dans tous les sens du terme ?
L’histoire ne peut pas être qu’une rétrospection, un retour au passé, un passéisme
frisant avec l’attitude du nostalgique (il ne considère pas le passé comme le passé) ou du
mélancolique.
En fait, l’histoire devrait demeurer inépuisable, toujours à redire, à refaire, à (re)mettre
en discours. Telle serait la condition de possibilité du Sens, la condition nécessaire pour que le
« passé » demeure ouvert, enseignant, interprétable (c’est-à-dire explicable) aussi.
De la sorte, rétrospection et prospection pourraient être conciliées, tout en sachant que
cette attitude fut aussi celle des hommes et femmes du « passé ». Il doit alors demeurer
possible de réintroduire la contingence dans l’histoire.
Connaissance historique et engagement philosophique
Eu égard à ces questions, il est donc patent que, d’un point de vue philosophique, la
notion de « connaissance historique » est particulièrement importante. Deux points doivent
dès lors être mentionnés.
Premièrement, cette notion oblige à s’interroger sur la manière dont nous accédons
aux différentes philosophies et à ceux qui les « font ». La question qui est ici posée est celle
de savoir si un texte philosophique est une source suffisante ou si d’autres sources et d’autres
documents sont nécessaires. La problématique peut porter très loin, parce qu’elle pose la
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question du rapport à établir entre l’écrit et son auteur, entre l’œuvre et la vie, entre la critique
interne et la critique externe.
Un beau « cas » est celui de Paul Ricœur qui s’est « laissé aller » à l’entretien
philosophique dans un livre important La critique et la conviction où, avec deux de ses amis,
il évoque son histoire, ses drames et ses tragédies, mais tout en les reliant à sa production
philosophique et en montrant combien les premiers ont finalement influencé la seconde. Dans
ce cas, l’entretien constitue un véritable « genre philosophique » et les données avancées, si
pas les philosophèmes, tels qu’ils sont développés dans un ouvrage parlé ont alors une place
de droit, dans l’élaboration du système. Mais l’exemple de Ricœur est doublement intéressant
car, à la même époque, il publia un récit cette fois autobiographique et monologique :
Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle3 où il portait lui-même un regard sur son
parcours, tel qu’il s’entremêle avec son œuvre philosophique.
Dans ce cas, une approche comparative des deux « genres littéraires » est
particulièrement intéressante. Bien sûr, tout l’art du « lecteur-philosophe » sera de ne pas
tomber dans un rapport journalistique ou simplement événementiel (nous avons vu les apories
de cette notion) avec les faits, les gestes et les dits rapportés par le philosophe, mais d’en
mesurer la portée pour la pensée philosophique et, naturellement, de remettre en perspective
la narration qui est faite, avec la critique nécessaire.
Lectures de P. Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec Fr. Azouvi et M. de
Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 11-12 (la naissance) ; p. 140-142 (l’écriture
tourmentée du livre Soi-même comme un autre) en lecture comparée de Réflexion faite.
Autobiographie intellectuelle, p. 78-80.
Deuxièmement, la notion de « connaissance historique » montre la place du jugement
dans le travail philosophique, le rôle du concept, mais aussi la prétention de vérité de ce
discours où l’objectivité (comme attitude) reste bel et bien un terme, une finalité, même si lire
la philosophie en son histoire reste une pratique éminemment subjective, en ce sens où elle
laisse la subjectivité s’instaurer dans un discours. Et heureusement d’ailleurs, car ce serait la
négation de la contingence et l’obsession des déterminismes.
Il ne faut donc pas s’en cacher, « raconter » la philosophie comporte sa part de
subjectivité, de construction et de reconstruction. Ce type d’histoire fonctionne avec ses
3
Paris, Éditions Esprit, 1995.
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déformations et ses reprises. Elle oscille entre la fidélité et le soupçon, entre la recherche
véritative et la falsification, entre l’irréel et l’imaginaire. Ce n’est donc pas un hasard si les
philosophes attachent souvent une certaine importance à la « critique historique ».
Ainsi, le philosophe qui aborde la philosophie par son histoire est, en définitive, un
individu passionné, avec ses orientations, ses désirs, ses craintes, ses utopies, ses analyses
personnelles. Il est aussi un sujet de connaissance, situé lui-même dans l’histoire, et sa
temporalité ne peut échapper à ses efforts de compréhension et d’analyse.
Cependant, quiconque « fait » ainsi de la philosophie n’est pas qu’un artisan, il est
aussi un acteur parce qu’il est ancré dans un lieu et un temps présent. Là est toute la question
de l’écriture de la philosophie, mais aussi de l’histoire de la philosophie, de son discours, de
sa mise en forme. Dans cette mesure, « faire de l’histoire » de la philosophie a toujours
quelque chose à voir avec l’engagement pour le présent et le futur de la Cité, et
particulièrement en philosophie.
Toutefois, il ne faudrait pas tenir une position exagérée, faisant valoir que cette
démarche de connaissance n’est que pure subjectivité ! Ce serait manquer à la rigueur, à la
technique, à la critique et à l’autocritique qui animent tout discours ayant une prétention
scientifique. Si l’histoire de la philosophie est un travail de mémoire, voulant un « passé
expliqué », elle poursuit aussi une visée juste de ce passé, tout en étant consciente de
l’orientation profondément subjective de toute entreprise de discours sur le temps, quand
celui-ci devient objet d’histoire.
Il y a donc une « méthodologie », un chemin à suivre. L.-E. Halkin, maître liégeois de
la critique historique et de l’histoire des idées, voyait cinq qualités nécessaires à quiconque
souhaite s’instaurer dans un passé expliqué :
•
la connaissance de la question ou de l’objet,
•
la sympathie pour le sujet,
•
la soumission à la critique,
•
le bon sens,
•
l’imagination.
Dans le cadre du travail que nous devons entreprendre, il faut tenir à l’esprit cette
considération (d’ailleurs à haute portée philosophique !) de l’historien liégeois qui nous aidera
beaucoup : « L’explication du passé ne peut atteindre à une rigueur absolue. L’historien veut
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savoir le comment et le pourquoi : il ne pourrait y parvenir qu’en pénétrant l’enchaînement
des faits. Expliquer l’histoire, c’est déterminer grâce aux analogies du vécu, les conditions des
événements, c’est aider à comprendre les mobiles du sujet replacé dans son milieu. Toute
relation causale en histoire est une relation partielle. Tous les antécédents ne sont pas des
causes. Toute explication se réduit à une corrélation entre deux phénomènes ; aucun fait
historique n’est la cause unique et exclusive d’un autre fait historique. Aucun fragment du
passé ne constitue un système parfaitement clos. Il nous arrive parfois de toucher, de tenir
peut-être une chaîne de causes : nous n’en voyons pas la fin. »4
Dès lors, puisque la dimension historique, sujet sur lequel nous venons d’émettre
plusieurs considérations, est considérée comme nécessaire et comme constitutive de notre
introduction à la philosophie, il convient, au regard de ce qui vient d’être dit, de tenir un idéal
très haut qui pourrait se résumer dans cet adage : on ne doit pas « faire de l’histoire » de la
philosophie, sans « faire » l’histoire et sans philosopher. Voilà une attitude intellectuelle
demandant un effort réel pour se rendre contemporain des auteurs que nous allons approcher,
contourner ou encore simplement mentionner. C’est un effort de sympathie, où existent aussi
un devoir de mémoire et un bon usage de la mémoire, entendue non comme une répétition,
mais comme une reconstruction. A la clé de l’effort : on peut encore philosopher !
Ainsi, puisque l’étude de la philosophie, dans une perspective « historiographique » et
selon un angle « thématique », ne doit pas sombrer dans toutes les formes d’historicisme que
nous venons de dénoncer, que faut-il tenter de rechercher comme attitude pour pratiquer la
philosophie, en son histoire ? Voici quelques propositions de travail qui n’ont aucune
prétention à l’exhaustivité.
Propositions de travail et de lecture
Il conviendrait d’abord de dresser le portrait d’un philosophe, avec quelques repères
concernant sa vie et son œuvre, pour ne pas verser dans une vision épurée du sujet, dans une
compréhension trop spéculative. Faut-il rappeler qu’un philosophe vit et que la philosophie
est vivante ? L’exemple le plus probant n’est-il pas que la mort d’un homme, à savoir Socrate,
est un moment d’une rare amplitude dans l’histoire de l’humanité, et donc bien plus largement
que pour la seule histoire de la philosophie ? Remarquez qu’ici ce n’est donc pas une date qui
rappelle une œuvre, mais bien un fait dont la portée est immense.
4
L.-E. Halkin, Initiation à la critique historique, Paris, Serge Fleury, 1982, p. 55.
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Que l’on se rappelle le « cas » de Paul Ricœur où vie et œuvres ont été montrées dans
leur mise en narration et en intrigue. L’acte de philosopher comporte donc ses moments :
Platon est fasciné par Socrate, Augustin est bouleversé par la mort d’un ami, Pascal dit avoir
connu une nuit de feu et Descartes fait état d’une expérience transformante, dans une chambre
où, un soir, il se retrouve seul. Rousseau passait beaucoup de temps à herboriser. Heidegger
était amoureux de la nature et des longues promenades dans les forêts de la Bavière où les
clairières inspirèrent sa pensée philosophique. Bref, les philosophes ont leurs passions…
Il conviendrait ensuite de parvenir à bien comprendre quelques perspectives majeures
et quelques caractéristiques essentielles d’une intuition, d’une pensée, d’un système quand
celui-ci apparaît comme particulièrement construit. Pour ce faire, il convient de développer
une juste attitude heuristique et se rappeler de ce que Nietzsche disait quant à l’importance de
la philologie pour la philosophie, la philologie étant entendue comme une science élémentaire
et fondamentale.
Le cours d’encyclopédie de la philosophie, pour les étudiants en philosophie, entend
ainsi rencontrer ces questions importantes (sources, langues, traductions, éditions de textes et
ses principes, questions heuristiques, etc.) qu’il ne faut pas négliger, au risque de commettre
de lourdes erreurs ou des contresens fâcheux. Ainsi, il vaut mieux être au fait de l’état de la
langue française (avec les dictionnaires spécialisés pour ces matières) aux XVIe et XVIIe
siècles pour quiconque entend lire Montaigne et même Descartes.
Ensuite, il importerait de pouvoir mettre brièvement ces découvertes en situation, dans
une époque certes, mais aussi dans un contexte historique, littéraire, esthétique, scientifique.
La pensée philosophique ne doit pas être abstraite des conditions de possibilité de son
émergence, tout en sachant bien sûr que toute lecture de la philosophie, en son histoire, ne
peut être totalisante ou au service d’une vision globalisante. La lecture et l’interprétation
doivent demeurer ouvertes, surtout dans la mesure où le rapport à l’histoire change
constamment. Marx avait sans doute raison d’établir un lien entre l’histoire et la production
des idéologies, surtout l’histoire dans ses composantes économiques et sociales.
Umberto Eco ne cesse de le redire dans ses travaux sur l’interprétation où il montre
comment nous oscillons entre la pratique dogmatique de la vérité et les illusions des
herméneutiques allant à l’infini, au risque de nous perdre (dans les deux cas d’ailleurs). En
philosophie, l’air du temps semble dès lors particulièrement important, parce que l’interaction
entre l’activité philosophique et les faits culturels, politiques, religieux est importante à
prendre en compte.
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Pour illustrer cette idée, on pourrait dire que Descartes, ce n’est pas que la France,
pour revenir sur un titre de livre écrit par le « philosophe » Glucksmann. Descartes, c’est aussi
le « temps » de Rubens, de Vouet, du Gréco et de Vélasquez, des grandes constructions de
Borromini, de la guerre de Trente ans, de Georges de la Tour, de Zurbaran, de Rembrandt,
etc. Il ne faut pas l’oublier, notamment pour des raisons culturelles et intellectuelles. En
philosophie, les rapprochements sont toujours riches pour l’herméneutique de l’œuvre
philosophique. Diderot, Voltaire et Bach sont des contemporains !
Enfin, il importe de donner une part décisive aux sources fondamentales qui sont, pour
nous, des textes (au sens large de ce terme). C’est la raison pour laquelle nous pensons que si
la philosophie est un art de penser et de vivre, elle est aussi un art de lire. Nous donnerons
ainsi place à des lectures commentées de certaines œuvres philosophiques, ce qui reste la
meilleure manière pour comprendre des enjeux, des notions, des philosophèmes, des idées,
des concepts, selon un point de vue synchronique et diachronique.
Ainsi, travailler de cette façon veut dire que, dans nos opérations de connaissance
historique, il ne faut pas « traiter » le passé comme une entité, comme une « localité », pour
reprendre une expression de Paul Ricœur, où dormiraient des souvenirs que nous devrions
pouvoir abstraire ou extraire, par un effort ou une lutte contre l’amnésie. Nous ne pouvons pas
envisager notre passé et notre histoire (et précisément le passé et l’histoire de la philosophie)
comme des lieux neutres où sont entreposés des faits, des documents, des dates, des
événements, des archives, des textes.
Le rapport au passé doit être certes expliqué, mais aussi existentiel et ancré dans le
rapport au présent et au futur. Il y a nécessairement un échange entre « la mémoire du passé »,
la présence du temps et l’attente du futur. Ceci revient aussi à avancer cette idée qu’il
conviendrait donc d’habiter notre Histoire et nos histoires, pour jouer sur l’emploi de la
majuscule. Mais habiter une Histoire et des histoires suppose une pratique de l’hospitalité, du
décentrement, de la recherche, de l’interrogativité et de la lutte contre les évidences
premières.
C’est sans doute de cette façon que l’histoire de la philosophie sera la plus heureuse à
« fabriquer » et à (re)vivre. C’est aussi de cette façon que nous répondrons le plus facilement
à la question urgente : « Que faisons-nous de notre mémoire philosophique pour aujourd’hui
et pour demain ? »
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Penser la philosophie en son histoire avec Jean Ladrière
Pour terminer cette partie introductive qui entendait émettre quelques considérations
sur les termes « thématique », mais surtout « historiographique », nous proposons de nous
tourner vers un véritable maître de la pensée philosophique qui ne cesse de réfléchir sur ces
propos que nous ne venons que d’effleurer. Il s’agit de Jean Ladrière, un philosophe dont
l’œuvre est d’une rare ampleur qui, en cette Université, a formé de nombreuses générations
d’étudiant(e)s. Il a donné un éclairage décisif à ces questions que nous posons et formulons
dans tous les sens, notamment dans un article admirable sur lequel il faut s’attarder : « La
philosophie et son passé. Durée et simultanéité »5.
Il va de soi que nous en recommandons vivement la lecture, d’autant que ce texte est à
l’origine de notre démarche6.
J. Ladrière estime que deux principes peuvent permettre de mettre en perspective
l’histoire de la philosophie.
•
Le premier est prospectif et, dans ce cas, on regarderait le passé comme un temps
définitivement révolu, donc sans utilité.
•
Le second serait rétrospectif, en ce sens où le rapport au passé inviterait alors à y
chercher une source, toujours disponible, auprès de laquelle il convient de revenir.
Mais quelle que soit l’attitude envisagée, le rapport au présent demeure. Et c’est
toujours dans une perspective ancrée dans l’actualité que, selon la belle formule de
J. Ladrière, « des paroles venues du fond des temps peuvent circuler à nouveau dans ce milieu
d’échange et de communication d’où s’élève l’immense rumeur de nos incessants discours ».
Il y a donc des traces, des empreintes, des énigmes, des indices, des matériaux, des
documents, en bref des « héritages » où il faut retrouver des paroles encore capables de
nourrir une pensée qui se cherche et veut se dire.
C’est donc que, pour J. Ladrière, le travail d’interprétation peut sauver le passé de la
dispersion.
Lecture de J. Ladrière, « La philosophie et son passé. Durée et simultanéité », p. 334-335.
5
Dans Revue philosophique de Louvain, mai 1977, t. 75, p. 332-356.
6
Il faudrait aussi renvoyer au travail de Martial Guéroult et à son Histoire de l’histoire de la philosophie !
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J. Ladrière pense ainsi qu’il faut un effort d’interprétation et de compréhension, pour
retrouver l’essence de la pensée, à travers des fragments, des discontinuités, des étapes, des
moments. D’où la nécessité d’un cheminement patient, de la prise d’une voie longue, d’un
détour par les différents lieux de la pensée. Mais si dans cet effort d’interprétation et de
compréhension la pensée parvient à s’expliquer (avec elle-même) et à se comprendre dans son
effectivité, dans ses différents processus d’émergence, il n’en reste pas moins qu’elle ne peut
jamais boucler sur elle-même.
Elle reste ouverte à une « figure encore à venir dissimulée pour ainsi dire dans
l’espace indéfiniment ouvert de l’énigme ». D’où cette idée très importante : « Il y aurait
donc, de ce point de vue, comme une récapitulation permanente et toujours renouvelée de la
philosophie par elle-même et son passé serait incorporé dans son présent sur un mode
nécessairement supérieur à celui sur lequel il s’est produit en tant que simplement passé. »
Cette disposition pose en fait des conditions importantes pour notre travail :
•
La montée progressive de la vérité, sans totalisation de celle-ci qui reste comme un
horizon insaisissable mais objet d’une espérance.
•
L’intégration et le dépassement des systèmes, au gré des lectures relatives du temps
présent ou, faudrait-il dire, des temps présents.
•
La distinction conceptuelle très importante entre la relativité et le relativisme.
•
L’inscription du passé dans un discours qui veut le représenter.
•
Le rôle décisif des notions d’actualisation et de réinterprétation, de ruptures et de
continuités, de divergences et de convergences.
Lecture de J. Ladrière, « La philosophie et son passé. Durée et simultanéité », p. 338-340.
Cet extrait illustre les différents points brièvement mentionnés.
Cette vision de J. Ladrière est assurément très riche pour dialoguer avec le passé de la
philosophie, dans toutes ses péripéties et dans toutes ses polyphonies. Elle donne une place
importante à l’interrogativité, au questionnement sur les origines et sur l’originaire, sur la fin,
sur l’à-venir, sur la destinée et la destination, sur la téléologie, sans qu’il faille délibérément
mettre au point une méthode. Mais toutefois, la déprise de toutes les formes de dogmatismes
et de toutes les volontés de totalisation est une nécessité première.
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Cette conception est aussi une réponse fondamentale à notre question première :
pourquoi l’histoire et que faire de l’histoire, précisément en philosophie, une fois qu’est
accordée cette idée que « la pensée n’est peut-être véritablement elle-même que dans
l’humilité d’un cheminement qui ne se croit jamais assez éclairé pour se prétendre capable de
donner accès à une vision universelle et qui, cependant, ne se croit jamais assez démuni de
ressources pour s’estimer condamné à une invincible illusion » ?
En fait, la force du raisonnement de J. Ladrière consiste à prendre une structure du
temps valable pour le monde physique et de voir ce qu’elle peut donner à penser pour
l’approche historique de la philosophie, en son passé.
Lecture de J. Ladrière, « La philosophie et son passé. Durée et simultanéité », p. 345-347 et
p. 352 (pour la critique du système).
Cet extrait illustre le phénomène de « l’importation en philosophie ».
Les acquis de la réflexion de J. Ladrière dans ce passage très important de l’article
sont les suivants :
•
Succession et simultanéité ne sont pas des concepts incompatibles.
•
La contingence est réarticulée aux déterminismes.
•
La concaténation et la diversification croissante sont des notions décisives.
•
La notion de système est à prendre avec des précautions.
•
Il convient de penser les notions de durée, simultanéité, surgissements et émergences,
dans un schéma d’espace-temps.
•
L’importance de la métaphore du ciel étoilé et de l’artifice cosmique.
Pourtant, dans cet effort pour aller vers les fondements, J. Ladrière fait bien valoir que
c’est dans la « perspective de l’action qu’il faut interpréter la durée philosophante ». Si bien
que la philosophie est aussi la vie qui circule à l’intérieur des problématiques, sans faire fi des
errances et des illuminations, des équilibres et déséquilibres, des multiples constructions.
C’est donc que le regard sur la philosophie et son passé est une action, un engagement,
une responsabilité, une éthique aussi où la croyance en la non-vacuité de nos efforts et des
efforts de la raison est aussi une confiance en ceci que la clarté de l’être ne fera jamais défaut
et qu’il reste toujours une espérance pour la raison.
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Lecture de J. Ladrière, « La philosophie et son passé. Durée et simultanéité », p. 354-356.
Cet extrait hautement spéculatif et prototypique de la pensée de J. Ladrière donne un éclairage
éthique à toute son entreprise.
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Quelques réflexions générales sur le sens de la philosophie
Nous avons réfléchi sur la problématique de notre démarche et sur le lien entre la
philosophie et son passé. Désormais, prenons un peu de hauteur et regardons comment un
auteur, choisi subjectivement (voilà donc cette fameuse subjectivité !), évoque « au sens
large » ce qu’est pour lui « la » philosophie, quel sens il lui donne et quelles caractéristiques il
lui attribue.
Le sens de la philosophie, selon Karl Jaspers que nous présentons ici par commodité,
surgit là où l’homme s’éveille, bien avant toute activité scientifique. La métaphore de l’éveil
n’est pas sans charme. Elle peut être aisément filée.
Cependant, avant d’évoquer quelques idées de Karl Jaspers, posons, selon notre règle,
des repères existentiels. Karl Jaspers (1883-1969) fit d’abord des études de droit, puis de
médecine et alla vers la psychiatrie. Il travailla un temps à la clinique de Heidelberg, puis
enseigna la psychologie à la faculté de philosophie, pour finalement enseigner la philosophie
(alors que sa thèse portait sur la psychiatrie). En 1937, le gouvernement national-socialiste lui
retira ses charges d’enseignement, en raison de ses prises de position philosophiques et parce
que sa femme était juive (sa famille était installée depuis de nombreuses générations en
Allemagne), ce qui revenait à un « forfait racial ». Mais les Jaspers s’étaient déjà sentis
abandonnés par les pays voisins qui envoyèrent leurs athlètes aux jeux Olympiques de 1936 à
Berlin.
Ce n’est qu’en 1945 que Jaspers recouvra sa chaire, quand la ville de Heidelberg fut
libérée par les Américains. Il décida alors que sa vie de philosophe devait contribuer à rendre
espoir à une génération épuisée par les guerres. C’est à ce moment qu’il donna ses cours
célèbres sur la culpabilité. Pourtant, la blessure de ces années ne se referma pas. Ils quittèrent
donc l’Allemagne et Jaspers accepta un poste à Bâle où il demeura jusqu’à la fin de sa vie ;
une vie marquée par la douleur, mais aussi par une maladie vécue au quotidien mais qu’il
parvint à apprivoiser.
La réflexion de Jaspers que nous avons retenue reste assurément marquée par une
touchante naïveté7 et, pourtant, elle a conservé toute son actualité.
Jaspers mentionne quatre caractéristiques marquantes de l’activité philosophique.
7
Pour une approche plus spéculative de cette question, voir M. Maesschalk, « Philosophie, apprentissage et
globalisation », Louvain, Les carnets du centre de philosophie du droit n°91, 2001.
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1. Chaque sujet qui la met en œuvre est doué de compétences propres. Cela signifie
donc que Jaspers pose que la philosophie ne peut être hermétique et que toute
complexification (qu’il n’interdit pourtant pas) n’a de sens que si elle sert la condition
humaine. On trouve ici la redoutable question du rapport des philosophes au langage (au plan
diachronique et synchronique), celle de la nécessité d’un langage technique, celle du rapport
entre le poétique et le philosophique, et finalement la question démocratique de l’accès à la
pensée.
Sur le problème du langage, du rôle de la philosophie, du rapport entre le monde et le sujet, et
sur l’histoire de la philosophie, voir une intéressante réflexion de L. Couloubaritsis, Aux
origines de la philosophie européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, 3e édition,
Bruxelles, De Boeck Université, 2003, p. 33-34.
2. La réflexion philosophique trouve sa « source originelle » dans le moi et chaque
sujet devrait s’y livrer, même s’il n’est « encore » qu’à l’âge de l’enfance, que Jaspers
considère comme étant digne du plus haut intérêt. La qualité interrogative n’est pas liée aussi
simplement qu’on le croirait à l’âge adulte. Les questions les plus redoutables et les plus
abyssales ne nous viennent-elles pas par des enfants, au détour d’une conversation
précisément hors cadre ?
3. Cette quête et cette prise en considération du caractère énigmatique du réel ne sont
pas nécessairement liées à la pleine possession de capacités psychologiques. Cette troisième
proposition ajuste en fait la deuxième. Jaspers estime que le trouble mental n’empêche pas la
production de « saisissantes révélations métaphysiques ». Sur ce point, le travail de Michel
Foucault sur la folie et ses différents traitements (médical, politique, philosophique, etc.) doit
être ici signalé.
4. Enfin, il fait valoir que l’homme ne peut pas se passer de philosophie, si bien
qu’elle est omniprésente et que la question est plus que de savoir si ladite philosophie est
« consciente ou non, bonne ou mauvaise, confuse ou claire ».
Lecture de K. Jaspers, Introduction à la philosophie, trad. de l’allemand par J. Hersch, Paris,
Plon (coll. « 10/18 »), 1997, p. 10-11.
Relativement à la pensée philosophique dans son actualité, Jaspers pense, dans ce texte
auquel on se réfère et qui remonte à 1950, qu’elle peut s’assigner différentes tâches.
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Tout d’abord, elle cherche à « apercevoir la réalité originelle » qui est autre chose que
le commencement, puis à « saisir la réalité par la manière dont je me comporte envers moimême quand je pense et par mon activité intérieure », à « ouvrir notre être aux profondeurs de
l’englobant » (terme déterminant dans l’ontologie de Jaspers), à assumer la dimension
communicative de la pratique rationnelle, enfin à garder la raison en « éveil », même dans les
situations les plus angoissantes où l’autre se « ferme » et se « refuse ». Telle serait la mission
de cette « tâche sans fin ».
La philosophie cherche donc des origines, qui sont plus que des commencements. En
effet, le commencement relève déjà de l’histoire, des données quantitatives, de faits et de
paroles. L’origine est peut-être « en deçà », dans un lieu de jaillissement essentiel dont il
faudrait encore s’interroger s’il est lié à un lieu.
Pour Jaspers, cette enquête s’accompagne de trois « facteurs » qui qualifient l’acte
philosophique :
•
l’étonnement,
•
le doute,
•
le bouleversement.
Ils sont les plus représentatifs et les plus constants dans l’histoire de la philosophie.
Dans cette mesure, ce philosophe existentialiste envisage la philosophie comme une victoire
sur le monde, ayant « quelque chose d’analogue au salut », sans qu’il soit question d’un salut
spirituel ou religieux, parce que Jaspers a toujours œuvré pour maintenir l’autonomie de la
philosophie et ne jamais donner une connotation théologique aux termes « transcendance » et
« Dieu ». Une question sur laquelle nous allons faire quelques observations.
Cependant, les trois modalités ne suffisent plus aux temps que nous vivons, car ils sont
marqués par une « coupure radicale » qui est, selon Jaspers, la manifestation d’une
« décadence ». La date de ce texte que nous suivons explique naturellement le pourquoi de ce
constat qui est une sorte de « situation limite » propre à la pensée de Jaspers lui-même, mais
qu’il étend à toute l’histoire de la pensée.
Pourtant, selon lui, cette décadence n’est pas à comprendre comme à la fin du XIXe
siècle ou dans un sens moralisateur. Elle est plutôt comparable à une chute des corps dans
l’incapacité à communiquer, à comprendre, à former un corps, voire une communauté de sens.
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L’authenticité semble se perdre et, avec elle, celle d’un « combat fraternel unissant jusqu’au
tréfonds un être libre à un être libre ».
Il faut donc encore philosopher et trouver du Sens en philosophie, malgré une situation
complexe et difficile où l’humanité de l’homme est remise en question. Que l’on songe à la
possibilité de philosopher après les tourments du nazisme, ou après les attitudes confiantes,
des philosophies de l’époque des Lumières, dans les pouvoirs de la Raison.
Excursus sur le rapport entre la philosophie et la théologie
Nous venons de le voir : Jaspers parle du « salut ». Qu’est-ce à dire et comment
comprendre ? Ou bien avant lui, Épictète, par exemple, faisait valoir que la connaissance de la
faute était le commencement du salut. Il faut s’expliquer !
De ce point de vue, on marquera bien la distinction entre la pratique de l’acte
philosophique et celle de l’acte théologique. Il est des mots à ne pas confondre : philosophie,
théologie, sciences religieuses et sciences des religions, philosophie de la religion, théologie
naturelle ou théologie philosophique, fait religieux, religion et spiritualité, croyances (« croire
que » et « croire en ») et foi.
Ici, il convient de ne pas confondre pour préserver la radicalité et la productivité de ces
deux activités de la pensée, la théologie et la philosophie, la pensée étant ce tiers inclus qui
relie les exigences de la rationalité et de la foi, entendue comme un assentiment sui generis au
mot « dieu ».
Surtout, on remarquera que les structures d’interrogativité diffèrent bel et bien dans les
deux disciplines qui ont chacune un rapport au texte, à la parole, au verbe.
Dans le cas de la philosophie, le schéma serait celui-ci :
•
Question → Réponse (on est alors questionné).
Dans le cas de la théologie celui-ci :
•
Appel → Réponse (on est alors appelé).
Dans chaque cas, le passage d’un terme à l’autre provoque des ruptures qui sont de
différents ordres :
•
sémantique (insertion de nouveaux mots, de concepts, de notions) ;
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•
épistémique (relation du « croire » et du « savoir », ou encore fonctionnalité du mot
« dieu » si l’on tient, comme Pascal, qu’il y a un dieu des philosophes et un Dieu
d’Abraham) ;
•
ontique (rapport à la création et façons de l’envisager).
Chaque ordre possède alors ses catégories propres (par exemple, la « transcendance »
en philosophie et la « sainteté » en théologie qui sont deux fonctions différentes), mais la
philosophie et la théologie ont bien chacune leurs types de « conversion », leurs visions du
monde.
Nous le disons parce qu’il faut que la philosophie garde toute sa dimension
d’interrogativité et que la dimension de ce questionnement soit radicale, surtout si la
philosophie veut être aussi une manière de vivre, de s’engager.
La philosophie entend donc questionner radicalement, c’est-à-dire à la racine, à
l’origine ; elle veut aller de proposition en proposition, de présupposition en présupposition,
quitte à remonter à un premier principe. Mais la philosophie entend faire libre usage de la
rationalité et trouver ses sources et ses ressources, là où elle le veut. Ses questions sont les
plus larges et les plus informelles. La philosophie s’étonne, interroge, problématise. Qu’est-ce
qu’une norme, qu’est-ce que la liberté ?
A proprement parler, elle n’a pas ses Écritures, ses dogmes, son magistère, sa
communauté croyante, ses liturgies, ses mystagogies, ses Traditions et sa Révélation comme
Manifestation. Elle se veut libre et interrogative. Ce qui ne veut évidemment pas dire que la
théologie n’est pas interrogative, que du contraire. Elle est toujours « en » interrogation.
Toutefois, les modalités de l’interrogativité sont bien différentes et les cadres du
questionnement ne sont pas similaires.
Pour la philosophie, comme le dit Deleuze, le sens est dans la question, dans le
problème. Et la réponse sera philosophique, mais non mystérique (comme en théologie) et
non énigmatique (comme en poésie). Il y a effort d’élucidation, de recherche de Lumières, de
dévoilement, en philosophie.
Ainsi pourrait-on regarder comment, au gré de l’histoire, les rapports entre la théologie
et la philosophie se sont déroulés. On constaterait sans doute bien des évolutions et des
tensions, depuis l’Antiquité où, nous le verrons, le christianisme naissant reprend à la
philosophie sa pratique des « exercices spirituels », en passant par le Moyen Age et le temps
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des Réformes, jusqu’à l’époque la plus récente où la question du « fait religieux » interroge
les philosophes et les théologiens de tous les bords !
On verrait alors qu’il y a des rapports :
•
- ancillaires (on entend surtout ici les Pères de l’Église et les premiers
« apologistes »), avec soit une tendance fidéiste (la foi est supérieure), soit
une tendance rationaliste (la raison garde droit de regard, mais est cependant
servante du projet de foi) ;
•
- concordataires, avec des variantes dans le respect du concordat,
comme chez Descartes, qui tient la théologie à l’écart de son système, pour
des raisons politiques ou par crainte d’une condamnation de l’Église, ou
Leibniz, qui tente un effort de conciliation entre les différentes confessions ;
•
- asymptotiques (les philosophies du seuil) où le philosophe, conscient
de la nécessité de concevoir un ordre de la raison et un ordre de la foi, ne
franchit pas un seuil, même si la rationalité peut y conduire ;
•
- parallélistes où théologie et philosophie esquissent un dialogue sans
confusion et dans un respect des genres littéraires, des formes de vie (les
croyances subjectives et objectives) et des langages appropriés ;
•
- ou alors qu’il y a bel et bien refus de tout rapport, de dialogue.
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Les philosophes : qui disent-ils qu’ils sont ? Esquisse d’une typologie et
temps pour la lecture
Avant d’entrer dans des réflexions sur l’origine du mot « philosophie » et de son lien
avec la « sagesse », il est intéressant d’écouter différents échos de philosophes qui ont, en
quelque sorte, évalué leur tâche et se sont exprimés sur leur conception, souvent très
personnelle, de la philosophie, tout en relevant les enjeux éthiques de la démarche. Le
parcours est bien sûr loin d’être exhaustif et n’a pour but que de laisser la parole à des auteurs
dont les rapports à la philosophie diffèrent en bien des points !
Ces lectures sont aussi une première introduction thématique à quelques grandes
notions qui reviendront au long du parcours. Il est intéressant, au gré de la remontée
chronologique, de mesurer l’intertextualité de ces propos sur la philosophie et d’observer
comment des champs sémantiques se mettent en œuvre.
Ces quelques textes pourraient aussi servir à une réflexion sur la typique
philosophique (rôle du philosophe, situation sociale, portée critique de son discours, caractère
éthéré de son attitude, style, clichés, etc.) et la façon dont se met à l’œuvre l’image du
philosophe ! Chaque lecture est enfin une bonne introduction aux philosophies qui feront
l’objet, pour la plupart, d’une étude détaillée.
Lecture de PLATON, Théétète, traduction A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1955, 155 cd
(p. 177) et 174-176 (p. 205-208). L’origine de la philosophie et le rapport du philosophe au
monde, à partir de l’histoire personnelle de Thalès.
Lecture de PLATON, Gorgias, traduction L. Bodin, Paris, Les Belles Lettres, 1955, 484 c – 486
(p. 163-166). La philosophie, selon Calliclès, convient seulement à la jeunesse et philosopher
à l’âge de la maturité mériterait le fouet et le mépris. Calliclès encourage Socrate à poursuivre
la fortune !
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Lecture de ARISTOTE, Métaphysique A, 2, traduction Tricot, Paris, Vrin, 1991, p. 6-11.
Aristote fait l’éloge de l’étonnement philosophique et évoque la nature réelle de la
philosophie.
Lecture de ÉPICURE, Lettre à Ménécée, trad. M. Conche, Villers-sur-Mer, Éditions Mégare,
1977, p. 217-227. Épicure fait certes l’éloge de la philosophie, car elle est une discipline
importante pour la construction de l’homme, mais il place au-dessus d’elle la prudence, en
montrant par conséquent quelles sont les dispositions de l’homme sage.
Lecture de David HUME, Traité de la nature humaine, traduction A. Leroy, Paris, Aubier,
1946, p. 363-364. En concluant, dans la Section VII, son premier tome, Hume donne le regard
d’un empiriste sur la pratique de la philosophie qui doit surtout demeurer liée au bon et libre
plaisir.
Lecture de René DESCARTES, Lettre Préface pour Les Principes de la philosophie, dans
Œuvres et lettres, textes présentés par A. Bridoux, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »),
1953, p. 557-559. Philosopher revient à vivre les yeux ouverts et à étudier la sagesse, mais en
un sens très particulier.
Lecture de Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur les Sciences et les Arts, dans Œuvres
complètes, t. III, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »), 1964, p. 7-8 et 27-30. Les
philosophes peuvent être de dangereux charlatans ! Sans vouloir dire que Rousseau est un
anti-philosophe, il convient de remarquer qu’il fait aussi l’éloge de la vertu pratiquée et se
méfie de la pensée spéculative.
Lecture d’Emmanuel KANT, La logique, traduction L Guillermit, Paris, Vrin, 1966, p. 21-27.
Définition déjà très construite et rigoureuse de la philosophie et de son objet, avec les
conditions nécessaires pour sa pratique. Malgré le fait qu’il s’agisse ici d’un manuel de
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philosophie que Kant suivait pour son cours de logique, les lignes de sa pensée se dessinent
déjà et introduisent bien à son style.
Lecture de Friedrich Wilhelm NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, traduction de C. Heim,
I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971, §§ 204-205 et 210-211. Il faut vivre
dangereusement pour être philosophe, tout en étant un véritable créateur de valeurs. Voilà
assurément une définition qui marque la modernité.
Lecture de Maurice MERLEAU-PONTY, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953, p. 4849. La philosophie mise dans les livres semble ne plus interpeller les hommes. C’est dans la
mémoire du souvenir de la figure de Socrate que la philosophie pourra poursuivre sa tâche de
recherche, selon un rapport critique avec le monde.
Deux textes à « méditer »
Pour terminer cette introduction à la philosophie, par le biais d’une thématique (que
disent les philosophes d’eux-mêmes et comment portent-ils leurs regards sur la/leur
philosophie ?), nous devrions « méditer » ces deux textes qui sont écrits à plusieurs siècles de
distance : en premier lieu, celui de l’empereur romain Marc Aurèle (121-180) et, en second
lieu, celui du philosophe viennois Ludwig Wittgenstein (1889-1951).
« La durée de la vie humaine ? Un point. Sa substance ?
Fuyante. La sensation ? Obscure. Le composé corporel
dans son ensemble ? Prompt à pourrir. L’âme ? Un
tourbillon. Le sort ? Difficile à deviner. La réputation ?
Incertaine. Pour résumer, au total, les choses du corps
s’écoulent comme un fleuve, les choses de l’âme ne sont
que songe et fumée, la vie est une guerre et un séjour
étranger ; la renommée qu’on laisse un oubli. Qu’est-ce qui
peut faire supporter ? Une seule chose, la philosophie. Elle
consiste à garder son démon (force naturelle et rationnelle)
intérieur à l’abri des outrages, innocent, supérieur aux
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plaisirs et aux peines, ne laissant rien au hasard, agissant
sans feinte ni mensonge, […]. »
Marc Aurèle, Pensées, dans Les Stoïciens, traduction É. Bréhier, Paris, Gallimard
(coll. « La Pléiade »), 1962, p. 1150.
« 4. 111 La philosophie n’est aucune des sciences de la
nature. (Le mot « philosophie » doit signifier quelque chose
qui est au-dessus ou au-dessous, mais non pas à côté des
sciences de la nature.) 4. 112 Le but de la philosophie est la
clarification logique de la pensée. La philosophie n’est pas
une doctrine mais une activité. Une œuvre philosophique
consiste essentiellement en élucidations. Le résultat de la
philosophie n’est pas un nombre de ‘‘propositions
philosophiques’’, mais le fait que des propositions
s’éclaircissent. La philosophie a pour but de rendre claires
et de délimiter rigoureusement les pensées qui autrement,
pour ainsi dire, sont troubles et floues. »
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction de P. Klossowski, Paris,
Gallimard, 1961, p. 52.
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Simples propos sur l’étymologie d’un mot et son évolution
On le mesure bien, il y a différentes façons de « voir » la philosophie, ce que montre à
souhait cette brève anthologie. En général, on considère que la philosophie peut être
considérée comme une connaissance rationnelle, voire un discours ayant une prétention
scientifique. Il en est certainement ainsi pour les Physiciens et les Physiologues d’Ionie (côte
occidentale de l’actuelle Turquie). Ces Grecs d’Asie mineure, qui connurent les éclats d’une
brillante civilisation marquée par les échanges culturels et économiques, ont en effet tenté,
comme on va le voir, d’offrir une réflexion philosophique, basée sur une observation du
cosmos, des cycles de la nature et des saisons, en bref de la « phusis ».
Leur philosophie est une recherche d’intelligibilité et de rationalité, avec la volonté de
déjà se repositionner par rapport au discours mythologique. Mais la philosophie peut aussi
être entendue comme une recherche morale, voire comme un « exercice spirituel », dans un
sens qu’il faut toutefois bien comprendre, et qui pourrait laisser apparaître une dimension
« religieuse », mais sans la moindre appartenance à une confession particulière ou à un
dogmatisme élaboré.
La philosophie entre théorie et pratique
Cette dimension des « exercices spirituels » a été particulièrement étudiée, pour
l’Antiquité, par Pierre Hadot8. Il estime qu’un discours philosophique est, le plus souvent,
accompagné par un choix de vie. Il existe donc, selon lui, une profonde interaction entre la
plus haute activité théorétique (en ses différents aspects) et des attitudes existentielles, sans
bien sûr tomber dans les travers d’une pratique déterministe de l’histoire, comme le XIXe
siècle en a, par exemple, connus ! Il est à noter que ces « options existentielles » furent le plus
souvent vécues dans le cadre d’une « communauté » ou d’une « école », où se retrouvaient
des maîtres et des disciples. C’est donc que, pour P. Hadot, il y a un idéal de vie qui informe
toute pensée philosophique, une tension constante entre la philosophie et la sagesse.
On le voit bien, il y a, chez Pierre Hadot, une façon très orientée d’envisager la
philosophie et de lire son histoire. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, P. Hadot
ne limite pas cette approche à ses seuls champs de compétences, à savoir la philosophie de
l’Antiquité. Il voit aussi cette dimension chez Wittgenstein, pour prendre un auteur moderne,
8
P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec J. Carlier et A. Davidson, Paris, Albin
Michel, 2001.
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notamment dans la finale de son Tractatus logico-philosophicus, et particulièrement dans le
bref extrait cité plus haut. On pourrait aussi constater une même aspiration chez Jaspers, dans
ce que nous en avons dit, mais très précisément au chapitre XI « Le sens philosophique de la
vie » de l’ouvrage que nous évoquions plus haut9. Il en serait de même chez de nombreux
auteurs.
Nature des « exercices »
En fait, quand P. Hadot met en évidence la notion d’« exercice spirituel », il place sous
ce vocable des « pratiques » qui sont d’ordre physique (une ascèse), discursif (un dialogue ou
une méditation, voire d’autres genres littéraires) ou intuitif (une contemplation) et visent donc
à une transformation du sujet10. Il ne rebute pas à envisager des systèmes ou des pensées
systématiques, ce que l’on fait toujours lorsque l’on insiste plus sur une philosophie que sur
un philosophe. L’erreur qu’il veut éviter avec cette grille de lecture ou cette herméneutique est
celle qui consisterait à pratiquer la réduction de l’activité philosophique à une succession de
systèmes, de doctrines, de constructions plus ou moins abstraites, voire absconses. Il n’entend
pas isoler les modalités de l’acte philosophique, les deux versants d’une rationalité qui est à la
fois pratique et théorique.
Une articulation qui demeure encore dans nos définitions
Ces deux orientations dans la manière de définir la philosophie sont encore en fonction
aujourd’hui. En effet, un bref regard dans les dictionnaires les mieux informés montre que la
philosophie est une connaissance rationnelle [dont l’objet peut varier (selon la
formulation« philosophie de … »)] et qui recherche particulièrement les fondements
généraux, les principes de base, tout en menant une réflexion critique sur les problèmes de
l’action et de la connaissance humaine, pour donner les esquisses d’une vision du monde que
l’on appelle généralement des « philosophèmes », c’est-à-dire des thèses ou des propositions
philosophiques. De ce point de vue, on remarquera que notre approche, dans l’Introduction à
ce cours, de l’histoire a en fait été une approche philosophique, parce que nous avons tout axé
sur la notion de « connaissance historique ».
9
K. Jaspers, Introduction à la philosophie, trad. de l’allemand par J. Hersch, Paris, Plon (coll. 10/18), 1997,
p. 129-141.
10
Voir le livre excellent de P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002. Il
s’agit bien de la dernière édition !
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Mais les dictionnaires mentionnent toujours qu’une philosophie est aussi une attitude
spontanée (qui reste bien sûr raisonnée) de l’esprit, une conception générale de la vie et du
monde, se disant à travers des idées, des actes, des gestes. Elle est ainsi assimilée à un
ensemble de croyances, de visions du monde, de représentations, de conceptions. Il y a, dans
ce cas, une philosophie dans une école, un parti, une assemblée, etc.
Même impression si l’on regarde du côté du « philosophe ». Il est une personne
étudiant rationnellement la nature, recherchant la sagesse et cultivant la vérité, avec un souci
de rechercher les raisons des choses, et en particulier les raisons ultimes ou principielles. Il y a
alors une interrogation réflexive, rationnelle et critique sur tout ce qui advient. Mais le
philosophe est aussi cette personne qui, voulant prendre la vie et les choses à leur juste valeur,
recherche une attitude de sérénité, de simplicité, si bien que le mot « philosophe » en vient à
décrire un caractère, un tempérament.
Le langage quotidien va surtout dans ce second sens. Que l’on n’oublie pas toutefois
que l’on peut aussi « philosophailler », c’est-à-dire philosopher de manière prétentieuse et
fumeuse… Il y a là un oubli de la dimension de « praxis » qui doit mouvoir toute philosophie,
en la rendant engagée, idéologique (au sens plein du mot qui signifie bien autre chose que la
réduction du réel à une vision du monde) et, quelque part en tout cas, révolutionnaire.
L’origine grecque du mot « philosophia »
Ceci étant rappelé, il faut émettre de brèves considérations d’ordre étymologique sur
un mot qui plonge ses origines en Grèce, pays qui reste un des lieux de naissance, tout au
moins pour la civilisation occidentale, de l’expression de la pensée philosophique. Le terme
est étymologiquement composé de deux mots : la « philia » qui désigne un « amour » ou une
« tension vers » et la « sophia » qui désigne, en son sens le plus large et sur lequel nous
reviendrons, une « sagesse ».
Les deux mots renvoient bien sûr à des champs sémantiques précis, et pourtant très
larges, mais il y a bien des « sages » et des « philosophes ».
Or, selon Pierre Hadot, « il est à peu près certain que les présocratiques du VIIe et du
VIe siècle, Xénophane ou Parménide par exemple, et même probablement, malgré certains
témoignages antiques mais très discutables, Pythagore et Héraclite, n’ont connu ni l’adjectif
philosophos ni le verbe philosophein, à plus forte raison le mot philosophia »11.
11
Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard (Folio essais n°280), 1995, p. 35.
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Par ce « témoignage discutable », on entend, en effet, une tradition rapportée par
Cicéron (106-43 av. J.-C.) et par Diogène Laërce (environ IIIe siècle ap. J.-C.), mais qui
semble remonter à l’Académie platonicienne, et qui fait valoir que le mot « philosophe »
aurait été forgé par Pythagore, lui-même (~580-~500). Si l’on suit la version de Cicéron (dans
les Tusculanes, V, 3, 8-9), le texte raconte la rencontre de Pythagore avec le chef militaire
Léon de Phlionte. En lui exprimant son admiration pour son génie et son éloquence, celui-ci
lui demanda sur quel « art » il s’appuyait. Pythagore lui répondit qu’il n’en connaissait aucun,
mais qu’il était « philosophe ».
Or le texte montre que Léon fut étonné par ce « mot nouveau » et demanda à
Pythagore qui l’on pouvait nommer « philosophe ». Celui-ci lui répondit que le philosophe ne
cherchait ni la gloire, ni la considération, ni l’appât du gain, ni la reconnaissance, mais que
son art consistait dans le libre examen pour observer comment les choses ont lieu et comment
elles se passent. Ces hommes qui « observent avec soin la nature » sont des « amis de la
sagesse », c’est-à-dire des « philosophes » pour lesquels la contemplation et la connaissance
des choses prévalent bel et bien sur tous les autres travaux et sur tous les arts.
Quoi qu’il en soit de la problématique particulière que pose ce texte de Cicéron et
l’anecdote qu’il véhicule, on remarque toutefois des constantes : la philosophie, dès son
origine, entend observer la nature, elle se montre comme une activité désintéressée, elle ne
recherche pas les séductions du monde et elle se distingue par son activité de contemplation
(« contemplatio » - « theoria ») de tout art (« teckné »)
Ainsi, si l’on suit l’analyse du spécialiste P. Hadot, qui reste donc critique devant la
paternité pythagoricienne du mot, on retiendra que les mots qui entrent en ligne de compte
dans la composition du terme grec n’apparaissent en fait qu’au Ve siècle avant J.-C. et que la
définition proprement conceptuelle ne se fera qu’un siècle plus tard avec Platon.
La philosophie et la « politeia »
Or ce Ve siècle est celui d’Eschyle, d’Euripide, de Sophocle, les trois poètes
fondateurs de la tragédie, mais aussi celui de Périclès ou encore d’Hérodote (né vers 484). Or,
en cette époque, le projet de la « politeia » est en pleine émergence, dans la mesure où le
citoyen grec se voit conférer des droits et des devoirs (donc un statut et une identité oscillant
entre individuation et appartenance communautaire), devant les tribunaux et les assemblées de
la Cité (la « polis »). Avec la « politeia », le citoyen fait l’expérience de la participation à la
vie publique, tant au plan individuel qu’au plan collectif.
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La « politeia » cherche en somme à fournir un équilibre sociétal large, mais qui reste
cependant fragile, laborieux, peut-être surtout quand les philosophes se présentent comme des
législateurs. Cet équilibre fragile est particulièrement apparent dans les grandes productions
littéraires que sont les tragédies qui voient le jour à ce moment et où les auteurs montrent
certes un monde confronté à des aspirations démocratiques, mais aussi à des représentations
de dieux, à des mythes fondateurs (comme celui d’Œdipe, par exemple).
Le rapport de la « politeia » avec la recherche du principe fondateur est donc très
complexe. Ainsi, la tragédie présentifie un monde fracturé entre les efforts de la raison
humaine et les interventions des dieux, entre la recherche du sens et les effets de la fatalité,
dont le dilemme est une excellente manifestation.
Le dilemme est en fait une alternative dont chaque branche implique la même
conséquence. C’est le cas d’Oreste qui doit venger son père, qui a été tué par sa mère et son
amant Egisthe. Mais il ne peut donc le faire qu’en tuant sa mère… Donc quoi qu’il fasse, il
pèche contre la piété filiale (en tuant sa mère) et contre les Erinyes (ou Furies) – elles sont les
déesses de la vengeance chargées de punir les criminels et notamment les parricides – qui sont
là pour guetter leur proie ! Ou encore : Don Rodrigue voudrait épouser Chimène. Mais le père
de Chimène ayant offensé le père de Rodrigue, une tragédie survient… Corneille s’empare de
ce thème espagnol et en fait Le Cid (1636). On a ainsi Rodrigue qui doit défier le père de
Chimène (P) qui a offensé son propre père ou qui choisit de ne pas venger son père (Q). Mais,
dans le premier cas (P), il perd Chimène (M) (qui ne peut épouser le meurtrier de son père) et,
dans le second cas (Q), il perd aussi Chimène (M) (elle ne veut épouser un lâche), et donc il
perd de toutes façons Chimène (M). Ce qui se traduit selon cette formule, pour ceux qui
aiment la logique : [P V Q] & [(P→ M) & (Q→ M)] → M
Mais, pour bien comprendre le lien entre la « politeia » et la « philosophia », revenons
vers Hérodote qui, en historien de son temps, raconte la rencontre de Solon, un des Sept Sages
et le législateur d’Athènes, avec Crésus, le roi de Lydie. Ici encore, un roi fait venir vers lui
un « sage » et le questionne sur l’origine de sa « philosophie ». Mais le « sage », interrogé sur
la question de savoir s’il a rencontré, dans ses voyages et en raison de sa « curiosité »,
l’homme le plus heureux du monde, déclare à Crésus qu’il l’a bien rencontré, mais que ce
n’est pas lui (alors que le roi lui a fait voir son opulence et ses richesses), mais un autre roi…
Lecture de Hérodote, Histoires I, 30, traduction de Ph. E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres,
1932, p. 47-48.
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Tous les mots sont importants dans cette narration et pourraient illustrer les différents
chapitres d’une histoire de la philosophie (les voyages, l’hospitalité, la curiosité, le désir, le
bonheur). Quoi qu’il en soit, Hérodote marque bien le contexte de l’origine de ce mot et
comme tous les mots composés de « philo- » il entend désigner une disposition d’un sujet qui
trouve, en cette activité, un plaisir, un goût, une saveur, une raison. Mais il montre aussi que
le « sage » est dans une relation de tension avec le pouvoir de la « politeia » !
L’origine grecque du mot « sophia »
Ces remarques étant faites sur l’origine la plus probable du mot « philosophie », mais
aussi sur son contexte et son lien avec la « politeia », il reste, désormais, à évoquer l’autre
versant de ce vocable dont nous tentons de questionner les origines : la « sophia ». Le même
P. Hadot reste encore très éclairant sur ce point. Il a bien montré que depuis Homère (~750),
le mot « sophia » apparaît dans les contextes les plus variés et les plus divers, et notamment à
propos de « conduites et dispositions qui n’avaient rien à voir avec celle des philosophes ». Il
n’y a donc pas d’emblée une définition que l’on devrait dire, par redondance,
« philosophique » de la sagesse. La sagesse peut ainsi se donner à voir dans la capacité à créer
un objet ou à exprimer un savoir-faire musical ou à émettre un discours poétique.
Mais, une chose est toutefois à retenir : les définitions et les considérations sur la
sagesse laissent toujours entrevoir une tension, qui restera séculaire, entre, d’une part, des
activités et des pratiques ayant leurs règles et leurs lois, mais aussi leur enseignement et leur
apprentissage, et, d’autre part, des activités qui nécessitent une sorte de grâce, d’inspiration,
de révélation d’un secret de fabrication qui facilite l’exercice de l’activité. Ainsi que le dit
P. Hadot, dans une élégante formulation, « le vrai savoir est finalement un savoir-faire, et le
vrai savoir-faire est un savoir faire le bien ».
La sagesse est dès lors, tout à la fois et selon différentes facettes, un savoir, une
connaissance, une possession de la vérité (ou d’une vérité), une habileté c’est-à-dire une
qualité, acquise ou innée, de finesse (une habilité peut-être aussi, s’il s’agit d’une aptitude à
laquelle on est destiné) et une pratique de la vertu, ce dernier terme renvoyant à toute la
dimension pédagogique de la philosophie, qu’il importe de ne pas sous-estimer. En somme, le
sage (le « sophos ») est à la fois l’artisan habile et le maître de conduite morale.
Ainsi, puisque le sage est lié à la philosophie, commençons par étudier la
représentation légendaire et populaire, puis historique, que l’on s’est faite de la figure des
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Sept Sages d’Athènes dont on retrouve la trace déjà chez certains poètes du VIe siècle, puis
chez Thalès et bien sûr chez Platon qui en donne la liste dans le Protagoras.
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La philosophie chez les Sept Sages d’Athènes
C’est en raison de notre quête étymologique que ces hommes nous retiennent. Ils sont
sept, tout d’abord, et ont vécu dans une période de crise politique (conflit de classes sociales,
notamment) et morale (rivalité des Cités entre elles). C’est un nombre impair, il faut le noter.
Puis, ils sont appelés « sages », selon une catégorie plus large qu’une simple catégorie sociale,
puisqu’elle reprend visiblement des Grecs et des Barbares (c’est-à-dire des « non-Grecs »).
Leur représentation légendaire est très importante pour comprendre l’esprit de l’activité
philosophique, au-delà des temps et des espaces.
On doit mentionner surtout le fait que leurs capacités de « sages » sont au service
d’une volonté de donner des lois pour la Cité et de professer un humanisme le plus universel
possible. Pourtant, si tous sont mentionnés pour avoir possédé un « savoir », au sens qu’on
vient d’entendre, ils ne firent pas l’unanimité puisque, selon la narration de Diogène Laërce,
Dicéarque, qui fut un disciple d’Aristote, leur contestait l’appellation de « sages » et même de
« philosophes », ne voyant en eux que des législateurs ou des hommes experts dans la chose
politique. Le lien entre la « philosophia » et la « politeia » reste donc complexe. Sans entrer
dans des questions que seuls les spécialistes de la philosophie de l’Antiquité peuvent discuter,
on retiendra donc que ces contestations ne doivent pas nous faire absolutiser ce moment des
Sept Sages, relativement à une recherche fondationnelle de la philosophie.
Voici la liste la plus généralement donnée des Sept Sages :
•
THALÈS DE MILET. Il aurait prédit, selon Hérodote, l’éclipse de soleil du 28 mai 585, il
avance que la terre repose sur l’eau et on lui attribue le détournement d’un fleuve. Mais
Thalès n’est pas qu’un homme au savoir « scientifique ». Il chercha à sauver les Grecs d’Ionie
en leur proposant une fédération. Nous reviendrons plus loin sur son parcours.
•
PITTACOS DE MYTILÈNE n’est mentionné que pour son activité politique.
•
SOLON D’ATHÈNES nous est déjà connu. Mais il n’est pas qu’un législateur ; il est aussi
poète.
•
BIAS
DE
PRIÈNE, CHILON
DE
LACÉDÉMONE, PÉRIANDRE
DE
CORINTHE (Platon ne le
place toutefois pas dans sa liste des Sept Sages, en raison de son activité peu démocratique, et
il le remplace par Myson) sont admirés pour leur action politique, mais aussi pour leur activité
judiciaire et rhétorique.
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•
CLÉOBULE
DE
LINDOS est mentionné, par des indications incertaines, comme un
homme au savoir-faire politique.
Cette liste varie selon les sources (on mentionne aussi Myson de Khènè, auquel on
ajoute Anacharsis, Phérécyde, Epiménide et même Pisistrate), mais il faut remarquer que les
noms de Thalès et Solon sont toujours présents.
Quoi qu’il en soit, c’est à ces hommes sages que fut attribuée la liste des aphorismes
gravés sur des stèles ou des frontons des temples dont Platon dit qu’il s’agit de « mots brefs et
mémorables ». S’étant réunis à Delphes, ils voulurent en effet consigner leurs maximes et les
offrir à Apollon, en son temple. Voici ce que dit Platon au sujet de cette pratique de la
philosophie et sur le rôle des aphorismes.
Lecture de Platon, Protagoras, traduction É. Chambry, Paris, Garnier Flammarion, 1967,
342a-343b, p. 73-74. La pratique de la philosophie se fait par des aphorismes, des phrases
concises et énigmatiques.
Cette pratique est en fait typique de la sagesse grecque et de la portée publique et
éthique de ce que sont ici les prémices de la philosophie. On notera qu’en 1966, on a retrouvé
à la frontière de l’Afghanistan à Aï-Khanoun, ville d’un ancien royaume grec, une stèle
mutilée – la Bactriane – mais qui comportait 140 maximes qu’un disciple d’Aristote,
Cléarque, avait fait graver au IIIe siècle av. J.-C. Témoignage antique d’une manière publique
de pratiquer la sagesse, par des aphorismes.
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