1 JOB, MODÈLE DE SAGESSE BRÈVE CONTRIBUTION À LA CATÉCHÈSE (013) EXTRAIT DU COURS SILOÉ LAUSANNE 2009 – 2012 (13.0) : SÉANCE DU 23 MARS 2010 J.M. Brandt, Dr en théologie 2 SILOÉ LAUSANNE 2009 – 2012 (13.0) : SÉANCE DU 23 MARS 2010 (13.1) JOB, MODÈLE DE SAGESSE 13.1.1 INTRODUCTION, BUT ET ENJEU - Méthodologie Le livre de Job est une œuvre en soi, quant au fond, quant à la forme, quant aux personnages : il est, nous dirons «atypique», dans le corps de l'Ancien Testament. Pour nous «mettre en ambiance», nous allons l'ouvrir sur les versets ci-après, choisis pour nous introduire dans l'intimité du propos. Nous commencerons par lire ces versets, avec des commentaires oraux. Puis nous entamerons l'étude systématique du Livre, par la mise en perspective de cette troisième, dernière et tardive partie de l'Ancien Testament, que sont les Ecrits auxquels appartient Job. Nous placerons ensuite ces récits et Job dans une perspective théologique. Nous conclurons sur la «vraie sagesse», qui est la "crainte de Dieu". N.B. Les commentaires oraux des versets ci-après seront repris dans notre contribution 14.1 - Versets introductifs 1- Prologue : "Yahvé avait donné, Yahvé a repris : que le nom de Yahvé soit béni !"1 2- Job à ses amis : "Instruisez-moi, alors je me tairai; montrez-moi en quoi j'ai pu errer."2 3- Job à ses amis : "Même si je suis dans mon droit, je reste sans réponse…"3 4- Job à ses amis : "Au jour du désastre, le méchant est épargné, au jour de la fureur il est mis à l'abri."4 5- Job à Yahvé : "Je crie vers Toi et tu ne réponds pas ; Je me présente sans que tu me remarques. "5 6- Job à Yahvé : "Oui je sais que Tu me fais retourner vers la mort, vers le rendez-vous de tout vivant."6 7- Job à ses amis : "Où donc est-elle mon espérance ?"7 1 Jb 1, 21 Jb 6,24 3 Jb 9, 15 4 Jb 21, 30 5 Jb 30, 20 6 Jb 30, 23 2 3 8- Job à ses amis : "Qu'il me pèse sur une balance exacte : lui, Dieu, reconnaîtra mon intégrité."8 9- Elihu : "A la vérité, c'est un esprit dans l'homme, c'est le souffle de Shaddaï qui rend intelligent."9 10- Source inconnue : "Mais la sagesse, d'où provient-elle ? Où se trouve-t-elle, l'intelligence ?"10 11- Source inconnue, Dieu à l'homme : "La crainte du Seigneur, voilà la sagesse ; fuir le mal, voilà l'intelligence."11 "Fais silence et je t'enseignerai la sagesse."12 12- Elihu : "Aussi, écoutez-moi en hommes de sens : Qu'on écarte de Dieu le mal, De Shaddaï l'injustice ! 13-Car il rend à l'homme selon ses œuvres, traite chacun selon sa conduite, en vérité Dieu n'agit jamais mal, Shaddaï ne pervertit pas le droit."13 12- "Mais il sauve le pauvre par sa pauvreté, il l'avertit dans sa misère."14 13- Yahvé à Job : "…je vais t'interroger et tu m'instruiras. Où étais-tu quand je fondai la terre ?" 15 14- Genèse : "Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon."16 "Je suis Yahvé, il n'y en a pas d'autre moi excepté, il n'y a pas de Dieu. 7 Jb 17, 15 Jb 31, 6 9 Jb 32, 8 10 Jb 28, 12 11 Jb 28, 28 12 Jb 33,33 13 Jb 34, 10-12 14 Jb 36, 15 15 Jb 38, 3-4 16 Gn 1, 31 8 4 17Yahvé par Isaïe : "Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais le bonheur et je crée le mal c'est moi, Yahvé, qui fais tout cela."17 18Saint Paul : "Nous le savons en effet, toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement."18 19Job à Yahvé : "[…] Oui, j'ai raconté des œuvres grandioses que je ne comprends pas, […] je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t'ont vu. Aussi je me rétracte et m'afflige sur la poussière et sur la cendre."19 20- Yahvé aux trois sages (épilogue) : "Ma colère s'est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n'avez pas parlé de moi avec droiture comme l'a fait mon serviteur Job […] mon serviteur Job priera pour vous. Ce n'est que par égard pour lui que je ne vous infligerai pas ma disgrâce."20 - Introduction Notre contribution se référera principalement à la TOB21, dont l'introduction au Livre de Job est plus complète que celle de la Bible de Jérusalem, et à deux ouvrages du Professeur Thomas Römer22. La question qui se pose, après la mise en place de l'Alliance, est celle du non respect de l'Alliance par Dieu en personne. L'élan de Foi révolutionnaire des impulsions théologique et nationaliste de Juda déporté à Babylone, a reporté sur Israël (le royaume du Nord) la culpabilité du non respect de l'Alliance, et, par contraste ou "distinction", a adossé à l'Egypte idolâtre la naissance, en cours d'Exode, du Dieu unique et du peuple et de la nation juive. Le peuple et la jeune nation ont rempli leur contrat. Dès lors comment se fait-il que l'injustice demeure, au niveau du peuple, et au niveau de l'individu ? Comment un homme juste, ou sage, peut-il être puni ? Que fait Dieu, tout puissant et unique ? En termes théologiques, le récit de Job pose le problème du Mal et de la révolte de l'homme face à l'arbitraire divin. Comme nous l'avons relevé dans nos contributions, la Bible s'adresse à chacun de nous, pris individuellement et collectivement, avec notre volonté, notre libre arbitre et notre responsabilité. Cette Parole, ou Révélation, participe de l'Acte de Création encore et toujours en cours. La condition humaine est en effet finitude, et, nous l'avons observé, les modèles de la Bible 17 Is 45, 5-7 Rm 18, 22 19 Jb 42, 3-6 20 Jb 42, 7 21 TOB, Paris, Les Editions du Cerf, 2004 22 RÖMER Thomas & alii, Introduction à l'ancien Testament, Genève, Editions Labor % Fides, 2004 et RÖMER Thomas, Les Chemins de la sagesse, Proverbes, Job, Qohéleth, Nyon, Editions du Moulin, 2009. Thomas Römer est professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l'Université de Lausanne et au Collège de France 18 5 sont profondément humains. Job n'échappe pas à ce principe, moins encore que les personnages que nous avons abordés jusqu'à ce jour23. En termes pragmatiques, le récit de Job,"c'est plutôt une tentative de l'homme en désarroi pour se situer par rapport au Dieu saint et tout puissant."24 Cette tentative, avec Job, fait recours aux armes de la sagesse que l'Antiquité, en Egypte et au MoyenOrient, avait déployées sur une large échelle populaire et depuis un lointain passé, tout en la transformant en une vertu particulière : la crainte de Dieu. - But et enjeu Le but n'est pas de résoudre le problème du Mal, au sens de la souffrance injuste, ou de l'expliquer, mais de recadrer les termes du rapport de l'homme à Dieu, dans la limite de la condition de finitude. Il est aussi d'intégrer, dans les conditions de l'Alliance, l'expérience profane acquise par l'homme de tous les jours dans son rapport à l'univers et à sa destinée. Il est enfin de nous positionner par rapport aux notions de sagesse et de justice, et de définir celle de la crainte de Dieu. L'enjeu est de nous ouvrir ici et maintenant, et en ce qui nous concerne, à un modèle de sagesse qui nous permette d'admettre le Mal et l'injustice dans les conditions de l'Alliance testamentaire, en nous remettant sans cesse en question, au-delà du confort des habitudes, des règles, des dogmes, des absolus, dans notre rapport à autrui, à la société, à notre finitude, à Dieu. 13.1.2 MISE EN PERSPECTIVE GÉNÉRALE - Introduction Le récit de Job est l'un des cinq "Livres de sagesse" (Livres sapientiaux), qui regroupent par aileurs Proverbes, Ecclésiaste (Qohélet), Ecclésiastique, Sagesse (Sagesse de Salomon). On inclut dans ce groupe, sans qu'ils soient à proprement parler sapientiaux, les Psaumes et Cantique des Cantiques. Après la Loi (Torah ou Pentateuque), et les Prophètes (Nebiim), les "Livres de sagesse" forment, avec Ruth, Lamentations, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie et 1,2 Chroniques, la troisième et dernière partie de la Bible hébraïque, sous l'appellation hébraïque Ketouvim (les "Ecrits")25, ou chrétienne Hagiographes. Les Ecrits présentent une structure peu stricte et des genres littéraires hétéroclites26, au contraire des deux premiers Livres de l'Ancien Testament. Ils apportent par contre une ouverture sur la culture de l'époque, en particulier la culture juive, car " ils forment un véritable condensé de la littérature juive de l'époque hellénistique."27 Achevés au IVème siècle Av. J.-Chr, ils entrent dans le canon hébraïque tardivement (IIème siècle Apr. J.-Chr), avec le double objectif d'aider à "redéfinir l'identité du judaïsme après la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains en 70, mais aussi face au christianisme qui se revendiquait comme le «vrai Israël»"28. 23 Voir nos contributions précédentes sur Ève, Caïn, Abraham, Jacob, Moïse, d'après Gn et Ex.. TOB, op. cit. p. 1483 25 Cf. notre contribution 001, annexe 001 26 Pour une structure détaillée, voir notre contribution 001 "Référencement biblique", et plus particulièrement l'annexe 01 27 Römer, op. cit. 2004, p. 479 28 Idem 24 6 - Ouverture testamentaire sur l'univers et sur le futur Le dernier verset des Chroniques, qui constitue en général la conclusion des Ecrits, et, par voie de conséquence, dans la version hébraïque, la conclusion de la Bible elle-même, a une signification exégétique emblématique. En soulignant la dimension universelle du Dieu d'Israël, "qui est le Dieu des cieux et qui dispose de tous les royaumes de la terre"29, il renvoie à l'ouverture de la Torah (Gn 1), "où Dieu apparaît comme le créateur du ciel et de la terre."30 Il ouvre donc sur la dimension universelle et sur le futur, en renvoyant au début de la Torah. Citons la Bible : "Et la première année de Cyrus, roi de Perse, pour accomplir la parole de Yahvé prononcée par Jérémie, Yahvé éveilla l'esprit de Cyrus, roi de Perse, qui fit proclamer – et même afficher – dans tout son royaume : ainsi parle Cyrus, roi de Perse : Yahvé, le Dieu du ciel, m'a remis tous les royaumes de la terre ; c'est lui qui m'a chargé de bâtir un temple à Jérusalem, en Juda. Quiconque, parmi vous, fait partie de tout son peuple, que son Dieu soit avec lui et qu'il monte."31 32 Relevons que "la racine 'alah «monter» est également utilisée pour décrire la sortie d'Egypte. De cette manière, la fin des Ketubim renvoie à la finale de la Torah, qui se termine également au seuil de la Terre promise (cf. Dt 34) ; dans les deux cas on a délibérément conclu ces deux ensembles canoniques sur des «fins ouvertes»."33 Création et révélation se poursuivent, toutes deux relevant du même ordre. Ainsi le sens de l'Exode, qui est le fondement du peuple et de la nation juive et la Révélation en son sein de Dieu unique et transcendant, se confondent-il avec le sens de l'Edit de Cyrus et du retour des Exilés en Juda. Nous avons vu que les deux événements apparaissent aujourd'hui présentés, dans une perspective théologique et nationaliste, comme n'étant pas distincts. C'est que, nous le soulignons, la Bible transcende toute relation historique, afin de révéler le sens du Projet divin, pour nous et en ce qui nous concerne, ici et maintenant. Les deux événements se terminent dans l'ouverture à la Terre promise, sans que la frontière soit franchie encore. La Foi dans l'Alliance, et l'espérance, demeurent le moteur principal d'Israël. - Les chemins de la sagesse vers l'Ancien testament34 La sagesse, d'abord diffuse dans le Texte, apparaît progressivement comme une référence de savoirfaire, pour aboutir à une référence de savoir-être dans les Ecrits sapientiaux. Comme évoqué dans nos contributions, cette évolution est le reflet de la "patiente Pédagogie" de la Révélation du "Projet divin". Elle correspond par ailleurs à l'évolution historique de la culture hébraïque, puis juive, telle que relatée a posteriori, soit au retour de l'exil à Babylone. En hébreu, la racine du mot sagesse a un sens pratique et utilitaire : un sage est celui qui est compétent dans sa tâche. Un ouvrier capable est sage35, la sagesse d'un commerçant le rend riche36, 29 Römer, op. cit. 2004, p. 480 Idem 31 2 Ch 36,23 32 Esd 1,3 précise : qu'il monte à Jérusalem. 33 Römer, op. cit. p. 480-481 34 Voir RÖMER, op. cit. 2009 35 Ex 36,8 36 Ez 28,4 30 7 des ministres peuvent être des sages37. La sagesse est d'abord un savoir-faire dans la vie quotidienne de tout un chacun, même si le pouvoir selon Jérémie, à Jérusalem, est partagé entre trois catégories sociales : les sages, les prophètes et les prêtres38. En Egypte, championne reconnue de la sagesse dans l'Antiquité, la profession de ces sages que sont les scribes, est la plus importante et la plus universellement reconnue de toutes les professions. Car la sagesse est universelle et elle est reconnue comme telle par la Bible, qui évoque les sagesses d'Assyrie39, de Babylone40, d'Edom, et principalement la sagesse d'Egypte41, celle que le Monde antique, notamment la Grèce, reconnaît pour la matrice de toutes les sagesses. La sagesse est considérée comme un don des dieux et c'est le souverain, "lieu-tenant" de dieu sur terre, qui en est le garant. Les scribes sont partout des sages et ils occupent une position dominante dans la société. Ils enseignent et leurs écrits constituent la mémoire de la sagesse. La sagesse est profane (à l'exception de L'Egypte) et la culture, qui forme un fond commun, sert de lien entre les peuples. L'influence de la sagesse égyptienne est manifeste dans la Bible, notamment dans le livre des Proverbes. La différence réside dans le fait que c'est Yahvé en personne qui est le gardien de la sagesse, et non pas pharaon. Pour bien comprendre l'ordre de la sagesse à l'époque, il faut se référer à la Maât égyptienne. Il s'agit d'un ordre de vie diffus et omniprésent dans l'existence de l'individu et de la société, qui préside à la création, à l'univers, à la société, et à la vie de chacun, voire à sa vie future. Elle n'a pas le caractère d'un dogme, ou d'une vérité absolue. Elle est l'apanage de chaque individu, qui, avec sa volonté, son libre arbitre, son sens éthique, son "bon sens commun", a la responsabilité personnelle d'en faire un art de faire et de vivre. Chacun sera ainsi en harmonie avec l'ordre divin et avec l'ordre du monde. La sagesse, en résumé, "il faut chercher à la comprendre dans chaque situation particulière. On peut l'apprendre et l'enseigner."42 - Conclusion La sagesse est donc répandue dans les nations, considérée comme un don divin, appliquée comme un art de faire et un art de vivre. Elle implique une vision positive de l'univers, dont l'homme est capable d'apprendre les règles pour les faire siennes. Conscient de sa condition de finitude, et l'acceptant comme faisant partie de ces règles, il sait qu'il n'en pénétrera pas le secret. La sagesse de l'homme est le respect de ce qui le dépasse, Dieu, le destin, la création, l'ordre politique d'un souverain de droit divin. A l'exception, pour ce qui est de l'ordre politique, des Hébreux et des Juifs, pour qui la sagesse est la crainte de Dieu. C'est cette sagesse crainte de Dieu qui apparaît avec Job. 13.1.3 MISE EN PERSPECTIVE THÉOLOGIQUE DU LIVRE DE JOB - Mise en perspective théologique des écrits sapientiaux en général On peut, s'agissant de religion, définir la sagesse comme étant "la connaissance inspirée des choses divines et humaines"43. Mentionnons Pascal, qui, dans l'une de ces formules antithétiques dont il a le 37 Jr 50,35 ; Es 19,11 Jr 18,18 39 Es 10,13 40 Jr 49,7 41 Es 19,12 42 RÖMER, op. cit., 2009, p. 15 43 Idem 38 8 secret, lit, à propos de la première transgression44, la sagesse dans l'Ancien Testament en la rattachant à la création de la vie humaine : "Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison de cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la folie des hommes, sapientius est hominibus45. Car, sans cela, que dira-t-on qu'est-ce que l'homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible." Cette très belle et fulgurante Pensée met en relation la capacité de donner la vie, et ce qui fait le propre de l'homme, la sagesse. Elle met en relation de cause à effet une tension mystérieuse, inexplicable, une folie, au cœur du fondement judéo-chrétien : Hawah (Ève), la Vie, qui est tout à la fois chute et perdition, résilience et Rédemption. C'est la tension que nous avons croisée, à de nombreuses reprises, de l'immanence et de la transcendance. Pascal s'est sans doute inspiré de la théologie de Saint Paul, qui se fonde facilement dans le paradoxe du mystère de la tension avec la transcendance divine : "car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes."46 Le travail de la théologie de l'Ancien Testament sur la sagesse, jusqu'alors héritage culturel, l'oriente vers une "forme de dualisme" : du côté de Dieu, au fondement des ordres divin et du monde, se regroupent les sages et les justes, le juste passant pour un sage et réciproquement. De l'autre côté, au fondement du désordre et de la folie, se regroupent les insensés et les méchants. "Ainsi l'humanité est divisée en deux, et le monde lui-même est partagé entre deux réalités, l'une positive, l'autre négative".47 Selon la théologie de la rétribution, que nous avons déjà évoquée comme étant au fondement du Projet divin, et dans la tension de l'Alliance, le juste, ou le sage, sont récompensés, et le fou, ou le méchant, sont punis. "Aux trousses du pécheur, le malheur ; le bonheur récompense les justes."48 Et voilà qu'éclate la crise : Israël, le royaume du Nord, a certes été puni de son impiété, mais Juda, le royaume du Sud, comment se fait-il que lui aussi ait été puni ? Et puis la vie de tout un chacun ne démontre pas que les justes sont récompensés et les méchants châtiés, bien au contraire ! Quelle réponse la Révélation biblique va-t-elle apporter à ce questionnement existentiel universel ? La première ligne de défense consiste à prétendre que le juste doit, par principe, être récompensé, et que, s'il ne l'est pas, c'est qu'il n'est pas juste, car la sagesse, qui est divine, ne saurait être mise en cause : "Humains ! C'est vous que j'appelle, ma voix s'adresse aux enfants des hommes."49 Une autre ligne de défense est simplement de ne pas accepter ce dogme de la rétribution. Cette ligne est représentée par les témoignages de Job et de Qohélet. Une troisième ligne de défense repose sur l'espoir d'une récompense après la mort, dans la vie éternelle. Cette ligne apparaîtra tardivement, avec la révolte des Macchabées et le prophète Daniel. Elle sera évidemment accomplie dans le christianisme. Nous allons ici nous concentrer sur la réponse de Job à la question existentielle du défaut de rétribution. 44 Voir notre contribution 007 : "La création de la femme". La sagesse (ou la connaissance) est le propre de l'homme. 46 1 Co 1,25 47 RÖHMER, op. cit. 1999, p. 30 48 Pr 13,21 49 Pr 8,4 45 9 - Mise en perspective théologique du Livre de Job Envoi Le cri de Job est le nôtre, il est limpide: "Je crie vers toi et tu ne réponds pas ; je me présente sans que tu me remarques, tu es devenu cruel à mon égard, ta main vigoureuse sur moi s'acharne. Tu m'emportes à cheval sur le vent et tu me dissous dans une tempête. Oui, je sais que tu me faits retourner vers la mort, vers le rendez-vous de tout vivant."50 C'est que Job ne peut, comme nous ne le pouvons pas non plus, accepter l'injustice qui se manifeste dans la souffrance, et qui peut être si cruelle, si incompréhensible, non seulement dans son absolu, mais aussi dans son rapport à une vie pieuse et juste, innocente, ou sage : "Ne voit-il pas ma conduite ? Ne compte-t-il pas tous mes pas ? Ai-je fait route avec l'illusion, pressé le pas vers 51 la fraude ? Qu'il me pèse sur une balance exacte : lui, Dieu, reconnaîtra mon intégrité!" Quelle réponse Job va-t-il nous apporter ? Avant d'y arriver, il nous faut suivre le fil de la lecture qui nous est offerte et cadrer notre problème. Origine et formation Le Livre de Job comprend deux parties : - Un cade narratif en prose (Job 1-2 ; 42) Une section principale avec des dialogues en vers. Composées à des époques et par des auteurs différents, ces deux parties présentent des différences importantes. Dans le récit narratif, de caractère légendaire, Job est un patriarche, un grand cheik arabe, ses souffrances résultent d'un pari entre Dieu et Satan, il réussit l'épreuve qui se termine en happy end ; l'hébreu y est classique et sophistiqué ; on y parle plutôt de Yahvé, car ce nom était connu à l'époque de la fin de l'exil. Dans la partie principale, de caractère pédagogique, Job est un aristocrate citadin et il n'apparaît pas toujours 52 comme le juste exemplaire ; le poème sur la Sagesse ne correspond ni à l'opinion de Job, ni à celle de ses amis ; le quatrième interlocuteur, Elihou, - est-il vraiment un ami de Job ? - critique tout le monde ; l'hébreu y est 53 difficile et comprend archaïsmes et aramaïsmes ; on y parle plutôt d'Eloah et de Shaddaï (Dieu) , car Job et ses amis sont arabes. La doctrine, devant l'hétérogénéité du texte, est relativement divisée, et penche plutôt pour une pluralité d'auteurs. Il y aurait eu une légende originelle en prose, remontant à l'époque monarchique (1-2, 42), complétée dans un premier temps par des dialogues (3-31 ; 38-41), puis par l'insertion de l'hymne à la sagesse (28) et des discours d'Elihou (32-37). Ces discours séparent le défi lancé par Job (31) de la réponse de Yahvé (38), leur structure rompt avec celle des autres discours, et ils ne reçoivent aucune réponse. Ils n'ajoutent donc rien au contenu et sont arrivés plus tard. Il s'agit là "d'une interpolation orthodoxe qui permit à ce livre critique 54 d'entrer dans la bibliothèque du Second Temple" , après le retour d'exil. La position théologique est à l'opposé 50 Jb 30, 2o-23 Jb 31, 4-6 52 Jb 28 53 Gn 17,1-20 54 RÖMER, op. cit. 2004, p. 504 51 10 des textes plus anciens : "Elihou prétend que la sagesse peut être trouvée dans l'enseignement biblique 55 traditionnel." On s'accorde cependant à donner au texte suffisamment d'homogénéité pour qu'il ait été l'objet, nous dirons «d'un compromis à valeur ajoutée», soit un compromis politique qui a permis de le préserver et de l'embellir. La doctrine aujourd'hui conclut, en soulignant l'importance de ce compromis : "L'auteur vivait à Jérusalem pendant le débat qui est à l'origine de la Torah (seconde moitié du Vème siècle), ou juste après sa promulgation au début du IVème siècle. Comme la Torah représente un compromis entre le romantisme populaire de l'école deutéronomiste (futurs pharisiens représentés par les amis de Job) et les aristocrates 56 réalistes de l'école sacerdotale (futurs sadducéens), Job entra probablement dans la bibliothèque du Temple." Résumé Malgré son caractère juste (sage), Job subit les épreuves que Satan, suite à un pari avec Dieu, lui fait subir. Il supporte avec résignation la perte de tous ses biens et de tout ce qui lui est cher, ainsi que la souffrance et la maladie. Il supporte de même les leçons de morale de ses trois amis. Il ne perd jamais la Foi, malgré la cruelle injustice qui le poursuit. Les solutions que lui apportent ses amis ne lui permettent pas de résoudre son problème. Eux insistent sur la nécessité de sa culpabilité. Ils prêchent l'ordre de la rétribution dans la tension logique des causes et des effets entrant dans le cadre de la conscience et du libre arbitre humain. Lui ne peut l'accepter, car il est convaincu avoir toujours été un sage et un juste. Il perd tout et est frappé des pires maladies et souffrances. Toujours franc et authentique, il se révolte et interpelle Dieu directement. Dieu lui fait comprendre qu'il reste le maître de ses décisions et que le processus de la Création, qui consiste pur Lui à séparer le Bien du Mal, continue. Job finira par comprendre que Dieu ne saurait se laisser enfermer dans les dimensions humaines de ce qui est juste ou injuste, le Bien ou le Mauvais. Il se rendra à la raison de la transcendance, qui, par définition lui échappe, et, sans la confondre avec la destinée mécanique des Grecs qui échappait même aux dieux, il acceptera Dieu dans son rôle de créateur qui décide de ce qui est Bon, de ce qui est Mauvais. Du coup, il acceptera ce qu'il est, et son rapport à Dieu. Dieu le rétablira donc dans une nouvelle situation de biens et de famille, une fois que Job auras compris que le sage ne juge pas Dieu et ses œuvres, notamment le mal et l'injustice, car l'homme ne peut se mettre à la place du Créateur. Simultanément Dieu ne pardonnera aux amis de Job leur incapacité à se remettre en question par rapport à leur propre projection de ce qui Bon, de ce qui est Mauvais, qui leur a fait manquer de droiture, soit qui les a écartés du juste et du sage qu'ils croyaient être en respectant simplement la loi, que par l'intercession de la prière de Job. Structure Dans le récit en prose, les souffrances de Job résultent d'un pari entre Dieu et Satan, dans le but de déterminer si Job demeurera fidèle à sa Foi. Job réussit l'épreuve et retrouve tout ce qu'il avait perdu. Dans le poème, Job n'est pas aussi exemplaire, et il refuse, dans les dialogues avec ses amis, la logique de la 57 situation telle que présentée par eux. C'est à ce stade que s'interpose le poème sur la sagesse , qui n'a rien à voir avec les opinions de Job et de ses amis. Suit un long monologue dans lequel Job se dit innocent, et lance un défi à Dieu. Dieu ne répondant pas, un quatrième interlocuteur intervient : Elihou, qui critique l'ensemble des 58 opinions émises. Dieu intervient en se positionnant comme le Créateur, qui a montré qu'il avait la capacité de décider seul de l'ordre divin, et donc de la sagesse et de la justice, et que cette compétence fait partie de la 59 60 condition humaine de finitude. Job se déclare vaincu. Apparaissent deux monstres primordiaux qui 55 Idem Ibi. P. 506 57 Jb 28 58 Jb 32-37 59 Jb 40, 3-5 60 Jb 40,6 – 41,26 56 11 rappellent que la Création est encore et toujours en cours, que sa dynamique repousse constamment les 61 puissances du Mal, que Dieu n'a pas créées. Enfin Job donne son ultime réponse, qui demeure énigmatique. Les enjeux théologiques L'enjeu de Job est le problème du Mal face à Dieu tout-puissant et juste. Comment se fait-il que, d'après la réalité telle que nous la vivons, le mal soit présent, ou même domine, voire s'acharne sur les innocents, et que, comme pour Job, la Création soit dominée par le chaos ? C'est le problème de la théodicée. La théodicée est la tentative de justifier la bonté de Dieu en réfutant les arguments qu'on peut tirer de l'existence du mal. De nombreux philosophes juifs ont travaillé sur la voie de la théodicée pour tenter de comprendre comment la Shoah avait pu avoir lieu. Il existe toutes sortes de théodicées, qui vont jusqu'à envisager, pour certaines, une faiblesse de Dieu, sa fatigue, qui justifient son "retrait" du monde. L'une des plus connues est celle élaborée par 62 Hans Jonas, qui, en se référant à la Shoah, pose la question de savoir quel Dieu a pu laisser faire cela et qui, pour réponse, l'envisage "en congé" du monde. Le livre de Job positionne Dieu comme le Créateur qui défend la Création contre le chaos, car la Création est encore et toujours en cours, et les forces du néant sont encore et toujours présentes. Et voici la position de la théodicée : "Dieu était assez puissant pour assurer l'existence de la création, mais non pour empêcher la 63 permanence du chaos." Et voici le commentaire du théologien : "Cette position est rigoureusement «logique». Elle implique que Dieu pouvait créer quelque chose en opposition à rien, mais ne pouvait éliminer le 64 rien, sinon cette opposition n'existerait plus." Dieu apparaît donc limité par sa Création, et, par sa propre souffrance, il "compatit avec ("souffre avec") les humains. Ainsi Job apparaît comme à la fois juste et pécheur, et, même s'il a parlé faussement de lui, il a fait preuve d'une totale franchise, s'est montré authentique, et Dieu lui a rendu finalement grâce, une fois qu'il a regagné sa place de créature, et perdu toute prétention quant à jouer au Créateur. Que deviennent les raisonnements "théologiquement corrects" de ses amis, pour qui, s'il souffre, c'est qu'il a nécessairement commis des fautes ? Cette opinion est disqualifiée et voici le message du Livre : "Le vrai visage de Dieu n'est pas reflété par la 65 tradition et par l'orthodoxie, mis par Sa souffrance qui reflète celle des humains." N'est-ce pas là une médiation originelle de la transcendance divine, qui va jusqu'à incarner la faiblesse humaine, pour la justifier dans la finitude et dans la Foi en la Rédemption ? C'est pour nous une saisissante anticipation du message christique, venant d'un témoin non juif mis en scène par un auteur juif. Le message est philosophique en ce sens qu'il rappelle la condition de finitude, et que la souffrance fait partie de la condition humaine. Il est sagesse, car l'homme se doit de lutter contre l'impression d'être sans reproche, quelle que soit la vie qu'il mène. Il lui rappelle également qu'il existe d'autres personnes dignes de la compassion divine dans le monde, et que ce sentiment que Dieu n'a pas autre chose à faire que de s'occuper de lui, est une prétention idolâtre. La lecture talmudique de Job va dans notre sens. Elle invite à lire Job comme le sixième livre de la Torah, car 66 "Moïse écrivit ses livres (La Torah) et Job" . Le récit de Job serait le commentaire de la Torah qui précise le rôle du chaos dans la création et contredit l'approche légaliste de Moïse. C'est pourquoi on dit de Job qu'il est l'antiMoïse et qu'il permettrait au Croyant, perdu dans le questionnement de la souffrance, de revenir à Abraham 67 sans perdre Moïse. Précisons enfin, pour terminer, que le récit corrige l'exclusion des femmes de l'héritage. 61 Jb 42, 1-6 JONAS Hans, Le concept de Dieu après Auschwitz, Paris, Editions Payot & Rivages, 1994 (trad. 1984) 63 Römer, op.cit. 2004, p. 508 64 Idem 65 Ibi. P. 509 66 Baba Bathra 14b-15a, ment. dans idem. 67 Voir Nb 27 qui va sans ce sens 62 12 Job peut passer pour l'expression politique de l'opposition contre le deutéronomiste, qui a pris le pouvoir sous Néhémie et sous Esdras. Il dénonce les dangers de l'habitude et des certitudes, nous dirons, «du dogme» et de la bonne conscience. Il met en exergue l'opinion personnelle, nécessaire pour affirmer sa personnalité dans le rapport au Créateur toujours et encore à l'œuvre de la Création. Il dynamise le rapport d'Alliance, car il demande de remettre en cause les acquis. On ne saurait en effet conditionner Dieu et prétendre lui dicter sa conduite. Job est référence à sa propre expérience de vie et à sa propre manière d'être. Conforme à la lignée des 68 modèles qui l'ont précédé, il est doué de volonté propre, de libre arbitre et, "droit" , jusque dans sa révolte contre Dieu, il demeure fidèle à ses convictions, avec courage et raison. Cette "droiture" lui fait découvrir la "vraie sagesse", dans un rapport redéfini avec Dieu unique et transcendant. Cette sagesse n'est pas résignation. Elle est d'accepter, pour lui et en ce qui le concerne, la condition de finitude, et de laisser à Dieu la tâche d'être Dieu. La sagesse de Job consiste à redevenir un partenaire authentique de l'Alliance, dès lors la Loi ou la Torah, ne suffisent pas à justifier la rétribution advenue. L'un des sens cachés de la Torah que Job révèle, sont les 69 limites de la Loi. Job va jusqu'à mettre en avant sa propre "lecture subversive des traditions," et se positionner, en tant que modèle de sagesse, comme un anti-Moïse. Dans ses souffrances, qu'il ne comprend pas selon les termes de la justice de rétribution, il va, dans sa révolte, jusqu'à invectiver Dieu, mais il ne cesse d'être "droit", c'est-à-dire honnête avec lui-même, ce que Dieu attend de lui et de nous, quelles que soient les circonstances. 13.1.4 CONCLUSION La théologie de Job est ancrée dans une approche pratique de la réalité qui permet la critique de ces idéologies qui annoncent un Dieu disposé à calquer son comportement sur ce que les hommes croient pouvoir être en droit d'attendre de Lui. Le message est qu'un monde sans peine n'existe pas, et il redéfinit la tension de l'Alliance entre partenaires d'ordres différents. Des ordres qui sont corrélés par la tension entre identité et 70 altérité. Le message est abrahamique en ce sens qu'il est humanité, universalité et Foi. L'enjeu théologique de Job est la vraie sagesse, qui est la crainte de Dieu. Il ne s'agit pas de la peur d'un Dieu irascible, vengeur, susceptible, tonnant dans ses nuages, mais d'un partenaire dans l'Alliance, qui est en cours de repousser les forces du Chaos pour libérer les force de Création. Il ne s'agit pas davantage de mesures de bon sens commun relatives au savoir faire ou au savoir vivre. La sagesse, en Job, est d'ordre divin, elle existe chez tous les peuples, où elle représente le parti de la vie contre celui du néant. Job est l'application narrative, ouverte à tous, Juifs et Gentils, de la sagesse divine, crainte du Seigneur, qui fait jaillir la vie et écarte la mort. "La crainte de Yahvé est source de vie pour éviter les pièges de la mort." 71 Terminons avec le Professeur Römer : "Dans le début de l'exode comme dans la tradition sapientielle, la crainte de Dieu est par excellence le combat pour la vie qui joue un tour au pouvoir de la mort. Elle a quelque chose de 72 pragmatique : pas besoin d'élaborer une théologie compliquée pour prendre le parti de la vie." Jean-Marie Brandt, 23 mars 2010 68 Cf. Jb 42,7 Idem. 70 Cf. notre contribution 010 71 Pr 14,27 72 RÖMER, op. cit. 1999, p. 69-79 69