L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs
caux dans le premier attentat contre le World Trade Center en 1993, offre
à l’administration américaine l’occasion de dénoncer publiquement ceux
qu’elle décrivait jusqu’alors comme « des combattants de la liberté »19.
Les attentats du 11 septembre n’introduisent pas sur ce plan de rupture
radicale. Ils ne font que rendre moins admissibles encore les discours
radicaux et séparatistes. Le débat médiatique et universitaire entre
tenants d’une confrontation entre Islam et Occident (S. Huntington,
B. Lewis, J. Miller), et « pluralistes » (D. Eck, J. Esposito, Y. Haddad) – un
débat faussé par les caricatures d’un islam « violent » dans un cas, ou
nécessairement « modéré » dans l’autre –, n’a guère atténué la mauvaise
image de l’islam aux États-Unis, mais a contribué à construire une dicho-
tomie qui oppose good Muslim et bad Muslim.
Aujourd’hui, la globalisation d’un islam perçu comme « religion à
problème », rend le processus d’institutionnalisation de l’islam plus
complexe. Il est aussi désormais plus ardu, et plus urgent, pour les
musulmans américains, mais peut-être plus encore pour les élites politi-
ques au pouvoir, prises en tenaille entre un islam américain avec lequel
elles n’ont établi que des liens superficiels, et un islam extérieur dont
elles désignent les manifestations violentes comme celles d’un ennemi
difficile à localiser, mais clairement doté d’une identité « musulmane ».
Les maladresses de G. W. Bush à l’automne 2001 révèlent sans doute
plus l’incapacité des élites politiques à résoudre la contradiction, qu’une
position de principe foncièrement anti-musulmane. C’est d’ailleurs
avant la présidence de G. W. Bush et la domination des néo-conserva-
teurs que de nouvelles lois, qui ont notamment affaibli les droits civils
de nombre de migrants musulmans aux États-Unis, ont vu le jour20.
Il n’est donc pas question aujourd’hui, pour les activistes musulmans,
de mettre leur communauté dans une situation inconfortable dans la
société américaine. La stratégie majoritaire n’est pas une stratégie de
réclusion et de refus de la société américaine dans son ensemble ; elle
cherche au contraire la mise en relation avec cette société, l’affirmation
d’une identité communautaire compatible avec les valeurs américaines.
L’intégration dans la compétition politique américaine n’est plus en
contradiction avec l’appartenance religieuse. C’est donc surtout la
perception de l’islam comme « ennemi », depuis les années 1990, qui a
incité les communautés musulmanes et leurs représentants à plus de
prudence dans leurs relations avec la société américaine.
19. M. Zeghal, « Les usages du savoir et de la violence. Quelques réflexions autour du 11 septembre
2001 », Politique étrangère, n° 1-2002, p. 21-38.
20. Le vote en 1995 par le Congrès de l’Anti Terrorism and Effective Death Penalty Act, signé en 1996
par Bill Clinton, permet de juger des non-citoyens américains sans que les pièces à conviction soient
mises à disposition de l’accusé ou de ses représentants.
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C’est le paradoxe de l’après-11 septembre. Dans les faits, les problèmes
discriminatoires vécus par les communautés musulmanes sont très impor-
tants21. Mais les attentats de l’automne 2001 ont eu aussi pour conséquence
de faire entrer largement l’islam dans la sphère publique américaine.
Après le 11 septembre 2001, l’islam devient aux États-Unis un véritable
objet de questionnement. Universitaires et spécialistes, mais aussi
représentants de l’islam sont convoqués, mobilisés, questionnés sur cet
islam. Ils se mobilisent aussi d’eux-mêmes pour mettre en avant leurs
propres versions. On peut distinguer deux moments dans ce processus.
Dans un premier temps, ces représentations se scindent entre deux cari-
catures qui fixent la religion dans une définition homogène et fixe : celle
qui – au sein des communautés musulmanes, dans un mécanisme
d’autodéfense – dissocie l’islam des attentats (l’islam aurait été
« détourné » par les pirates de l’air, dira Hamza Yusuf lors de sa
rencontre avec le président Bush), et définit l’islam comme « religion de
la modération » ; et celle qui, à l’extérieur de la communauté, associe
islam et violence. La tension qui naît de l’opposition entre ces deux
représentations perturbe les commu-
nautés musulmanes et force l’espace
des enclaves, qui éclatent ainsi de l’inté-
rieur, puisque les musulmans, conduits
par leurs imams, participent à un
mouvement centrifuge pour atteindre
la sphère publique, et s’en faire reconnaître. L’État américain participe
lui aussi des forces qui poussent à cet éclatement, par la présence du
Federal Bureau of Investigation (FBI) dans des mosquées qui,
surveillées, pratiquent dès lors une certaine autocensure des discours.
La convergence de ces deux mouvements crée une sorte d’islam « offi-
ciel » et public, représenté comme modéré, tolérant et ouvert, en oppo-
sition avec « l’islam des terroristes », qui aurait été « pris en otage ».
L’islam est sollicité constamment pour parler de lui-même, en particu-
lier dans les événements interreligieux. Il se doit d’être conforme à un
ethos démocratique et pluraliste, fixant sa définition : l’islam est reli-
gion de tolérance et de paix, l’islam s’oppose à la discrimination,
comme le répètent à l’envi nombre d’imams de mosquées conserva-
trices, et les pamphlets que l’on peut trouver à l’entrée de ces mosquées.
Par ailleurs, la production de définitions caricaturales22 et l’émergence
21. Voir L. Cainkar, « No Longer Invisible: Arab and Muslim Exclusion after September 11 », Arabs,
Muslims and Race in America, MERIP Reports, automne 2002, n° 224.
22. J.E. Woods, « Imaging and Stereotyping Islam, » in A. Hussein & J.E. Woods (dir.), Muslims in
America : Opportunities and Challenges, International Strategy and Policy Institute, Chicago, 1996.
Les attentats de l’automne 2001
ont eu pour conséquence de faire
entrer largement l’islam dans la
sphère publique américaine