
556 •Pierre Beckouche ANNALES DE GÉOGRAPHIE,N°681 •2011
religieuses au Sud se sont, comme en Europe, fortement individualisées
3
; qu’une
majorité en Tunisie et sans doute dans bien d’autres pays arabes se prononce en
faveur de l’État de droit, et que la démocratie devient un vœu commun.
Les transformations lentes qui, à bas bruit, infléchissaient les représentations
que les Européens se faisaient des « Arabes », avaient, depuis une vingtaine
d’années, préparé le terrain. Cette percolation avait emprunté plusieurs canaux :
la fréquentation touristique croissante des pays musulmans par les Européens,
les courants d’affaires transméditerranéens qui accompagnaient le processus de
Barcelone lancé en 1995, le métissage socioculturel né de l’immigration des Turcs
ou des Maghrébins en Europe, la progression sociale des Européens issus de
cette immigration, les modes de vie à cheval sur les deux rives (retraites partielles
ou totales d’Européens au Maroc...). Le retentissement du discours du président
Obama au Caire en juin 2009 fut une étape importante de cet ébranlement des
stéréotypes
4
. Et lorsqu’en décembre 2010 elle a explosé en direct à la télévision
et sur Internet, la révolution arabe a terminé le travail. Nous ne savons pas encore
quelle sera la nouvelle représentation du monde arabe qui s’imposera (en espérant
qu’il n’y en aura pas qu’une seule), mais on peut être sûr que la précédente, celle
d’une étrangeté radicale par rapport aux Occidentaux, à vécu.
Si l’on quitte le registre des représentations pour s’intéresser aux aspects plus
structurels des transformations en cours sur la rive sud de la Méditerranée, c’est
en terme de « transition » qu’il faut analyser les choses, comme ce qui s’était
passé dans l’Europe des colonels (Portugal, Espagne et Grèce) des années 1970
puis dans l’Europe centrale des années 1990
5
. Transition politique : pluralisme
partisan, élections libres et sincères, État de droit, respect des droits de l’homme.
Transition économique : fin de la corruption généralisée, remise en cause du
rôle central des secteurs de rente, transparence des marchés, obtention de prêts
bancaires sur la base de la qualité économique du projet et non plus sur la
base des garanties financières personnelles jusqu’à présent indispensables à tout
emprunteur. Transition sociale : chances nouvelles d’une redistribution plus juste
de la richesse créée par une gouvernance améliorée.
Évidemment cette transition au Sud n’en est qu’à ses débuts. Ce n’est pas
un hasard si elle a commencé en Tunisie, qui, si on met à part Qatar et les
Émirats arabes pour quelques aspects très particuliers, était de loin le pays arabe le
plus moderne économiquement (qualification de la main-d’œuvre, vrais services
publics en dépit du dévoiement du sommet de l’État), et culturellement (classe
3
Sur la montée en puissance de l’individu dans le monde arabe, voir Stora et Plenel (2011). Sur
l’individuation rapide des pratiques religieuses, on pourra se reporter à la première enquête nationale
sur les valeurs menée par des chercheurs marocains (Rachik, 2005).
4
«Islam has always been a part of America’s story [...]. I consider it part of my responsibility as President
of the United States to fight against negative stereotypes of Islam wherever they appear », discours du
président Obama au Caire, 4 juin 2009.
5
Sur l’approche des révolutions en cours dans le monde arabe à travers la notion de « transition », voir la
récente livraison de la revue Maghreb Machrek « Le monde arabe dans la crise » (Moisseron et Haddar,
2011).
“Annales_681” (Col. : Revue de géographie) — 2011/9/28 — 20:19 — page 556 — #94
i
i
i
i
i
i
i
i