AVANT-PROPOS 1 De l’Antiquité au Moyen Âge La durée de l’histoire byzantine correspond à celle du Moyen Âge occidental selon la chronologie habituellement admise puisqu’elle s’étend du IVe au XVe siècle. Elle commence par la fondation de Constantinople en 324 et s’achève par la chute de la ville impériale en 1453. Comme si l’histoire de l’Empire se conformait au concept judéochrétien d’un cursus de temps linéaire, avec un début et une fin, suspendue dans leur contexte eschatologique, par opposition à un temps cyclique issu d’un concept propre à l’Antiquité. Les trois premiers siècles (IVe-VIIe) de l’histoire byzantine sont néanmoins ceux d’une période transitoire entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge au sens propre, empreinte d’un curieux mélange entre romanité et hellénité (hellénisme), paganisme et religion chrétienne, Antiquité et féodalité2. La continuité de l’Empire était à ce prix, ce qui fut à l’origine du Moyen Âge byzantin dans toute sa spécificité. Et d’abord par la nature même de l’État, dans sa stabilité, dans l’efficacité de ses institutions, comme dans leurs facultés d’évolution et d’adaptation, malgré toute la lourdeur de son appareil. Celle-ci résultant peut-être de la volonté de l’État d’être omniprésent et omniscient, avec la figure aulique d’un empereur autocratique quasiment déifié, placé au sommet d’une bureaucratie de fonctions et de privilèges plus ou moins importants. Avec ses institutions issues de la Rome républicaine et avant tout impériale, l’État byzantin s’inscrit dans une particularité bien différenciée du reste de l’Europe, corollaire des structures sociales et mentales de ses populations, des rapports sociaux et des enjeux idéologiques, de leurs représentations des pouvoirs, du monde environnant, de leur rôle par rapport à ce monde et de leur propre devenir. 1. Boško I. Bojović. 2. Les influences occidentales, en particulier la féodalité, ne sont apparues dans l’Empire byzantin que dans la dernière partie, car il est resté profondément étranger à la notion d’hérédité : il ne connaissait qu’une noblesse de service. 11 Le monde byzantin du milieu du VIIIe siècle à 1204 Translatio imperii La crise majeure du IIIe siècle fut sans doute à l’origine immédiate du transfert de l’Empire de Rome à Constantinople1. Institutionnelle, économique et financière, avec le dépérissement de l’économie monétaire à la fin du IIIe siècle, elle avait plongé l’Empire romain dans une crise sans précédent dont sa partie occidentale ne se releva jamais complètement. Les réformes administratives de Dioclétien et de Constantin avaient pourtant doté Rome d’une structure pyramidale à trois niveaux dont l’efficacité allait faire ses preuves dans une grande partie de l’histoire byzantine. Divisée en préfectures, subdivisées en diocèses, lesquels sont divisés en provinces, avec un collège impérial et un empereur au sommet de cet édifice, l’administration de l’Empire avait acquis à l’aube de l’histoire byzantine une organisation aussi efficace que bien adaptée aux conditions d’une époque transitoire. Ayant perdu sa position privilégiée dans l’Empire, l’Italie s’appauvrissait et se dépeuplait au profit des provinces orientales. La dynamique économique et démographique jouait en faveur de ces dernières lors du déplacement du centre de gravité à Constantinople. De plus cette orientalisation allait de pair avec la christianisation de l’État et de la société. Les invasions barbares, qui devaient aboutir à la germanisation de sa partie occidentale, furent un autre facteur majeur d’un démantèlement en deux parties de plus en plus différenciées. Accaparé par sa propre survie devant les invasions dévastatrices, l’Empire d’Orient ne pouvait qu’assister impuissant au dépérissement, aussi progressif qu’irrémédiable, de sa partie occidentale. Lorsqu’il fut enfin en mesure d’entreprendre une reconquête de sa partie occidentale, le temps écoulé avait accumulé des différences nouvelles et anciennes qui allaient à l’encontre de sa cohérence. Le choix de Constantin de transférer l’Empire dans la Nouvelle Rome devenue Constantinople n’était que l’acte initial d’un processus qui mena à une différenciation irréductible entre les deux parties de l’Empire romain. L’Occident allait s’installer dans la longue durée d’une germanisation faite de désagrégation féodale, de régression économique, sociale, culturelle. Les deux mondes chrétiens suivirent désormais une évolution séparée pour l’essentiel, jusqu’au moment où l’Occident fut en mesure de prendre à son compte le devenir et l’initiative à l’est et au sud de ce que fut l’Empire romain. 1. J.-M. Carrie, Aline Rouselle, L’Empire romain en mutation, Paris, Seuil, 1999, p. 840. 12 Avant-propos L’autocratie impériale L’autorité est concentrée en la personne de l’empereur dont la légitimité s’affirme de droit divin, au fur et à mesure que les institutions représentatives héritées de Rome perdent leur efficacité. Le titre de pontifex maximus de l’empereur ne fut abandonné qu’en 379, alors que le premier couronnement dans une église et par un patriarche n’eut pas lieu avant 457. Corollaire de la continuité de l’ascendant de l’Église, ce n’est qu’au VIIe siècle que le sacre impérial deviendra une cérémonie religieuse en bonne et due forme. Grands réformateurs de l’Empire, Dioclétien et Constantin imposent le renforcement du pouvoir de l’État afin de pallier les effets néfastes de l’érosion de ses institutions. La bureaucratie byzantine ayant suppléé la magistrature romaine, l’empereur se trouve à la tête d’un redoutable appareil administratif dont il est la clef de voûte. En élu de Dieu, il est non seulement maître exclusif de l’Empire, mais aussi incarnation de l’élection divine de l’œkoumène chrétien, sous forme de l’Église et de l’État dont il symbolise l’unité impériale romaine. En conséquence, il n’est pas seulement le commandant des armées, le magistrat, juge suprême et législateur unique, mais aussi le protecteur premier de l’Église et de la Vraie foi en Dieu. Nonobstant cette concentration implacable des pouvoirs, l’empereur ne peut être accusé de césaro-papisme, il ne peut se substituer aux décisions d’un concile œcuménique qui est le pouvoir souverain de l’Église. L’ultime synthèse – le millénaire byzantin À son origine, le millénaire byzantin est sur un plan conceptuel, structurel et culturel celui d’une synthèse majeure, aussi bien dans un sens vertical qu’horizontal. C’est tout d’abord une synthèse de continuité entre l’Antiquité tardive, le Moyen Âge et même l’époque moderne, puisque ce fut le point de départ de la transmission du patrimoine classique à une Europe au seuil de la modernité. Cet Empire romain du milieu fut surtout la synthèse des trois grands acquis du patrimoine antique : droit romain, culture hellénique et spiritualité chrétienne. Cette conjugaison des trois pôles du patrimoine méditerranéen donne sa mesure éminemment universelle à la hiérarchie de 13 Le monde byzantin du milieu du VIIIe siècle à 1204 valeurs qui définit l’Empire roméique à la fois comme continuation et comme accomplissement de Rome. Ces trois éléments constitutifs sont organiquement associés dans la longue durée byzantine. C’est bien la raison pour laquelle l’Empire des Romées (nom que les Byzantins donnaient à leur Empire), n’est d’Orient que pour les Occidentaux et d’Occident que pour l’Orient, il n’est en réalité que l’Empire du milieu, méditerranéen au sens le plus large, tri (mais essentiellement bi)-continental, à la fois synthèse des pôles géo-conceptuels et qualité ultime d’un consensus universel qui disparaîtra avec lui de l’horizon temporel. Il tient compte des impératifs démographiques et économiques, les provinces balkano-asiatiques étant alors parmi les plus prospères de l’Empire. De nombreux empereurs, notamment ceux que l’on appelle « militaires », ainsi que parmi les plus illustres, Dioclétien et Constantin lui-même, en étaient originaires. La Translatio Imperii (« transfert de l’Empire ») se fit ainsi au sens propre et au figuré, tant et si bien que les plus grandes familles patriciennes et sénatoriales s’y établirent en quittant Rome. Opulente, majestueuse, sans pareil dans son immensité pour l’époque, la cité impériale ainsi fondée par Constantin exerça une fascination majeure, une puissance gravitationnelle telle que le reste de l’Empire demeurait dans son ombre aulique, et ceci bien avant (sinon depuis toujours) qu’elle ne devînt sa portion congrue. Le cadre chronologique choisi pour cet ouvrage est ciblé sur une période qu’on pourrait qualifier de byzantine dans un sens plénier. Car, avant le VIIe siècle, époque de la dynastie justinienne par exemple, Byzance est encore à bien des égards romaine, notamment dans sa latinité linguistique, en tant que langue officielle du moins. Celle d’après la première chute de Constantinople, en 1204, est une Byzance déclinante, de plus en plus circonscrite dans sa dimension ethnolinguistique, méprisée par la passion anti-impériale des Occidentaux, enfermée dans sa passion antilatine, réduite à une survivance obsessionnelle, confinée dans sa défensive finale, même si ce déclin a duré plus de deux siècles. Ainsi qu’il en fut des plus grandes civilisations, tout fut majestueusement espacé de même que l’ultime issue de plus de onze siècles de son histoire. Cette période que nous avons pu qualifier de plénière se situe aussi dans un contexte de durée fait de stabilité sociostructurelle d’un caractère plus proprement médiéval. Si, en effet, l’Empire des premiers siècles dut lutter contre des invasions barbares du fait des peuples plus ou moins nomades, celui d’après les VIe et VIIe siècles est celui 14 Avant-propos d’une sédentarisation des populations, essentiellement slaves, ainsi que de leur intégration plus ou moins réussie, à plusieurs niveaux, simplement confessionnel ou encore socioculturel et, à long terme, ethnolinguistique. Alors que l’urbanisation des populations avait eu pour inévitable effet une sorte de désertion des terrains agraires qui ne pouvait qu’inciter et faciliter une insertion ou une infiltration territoriale de fait lors des grandes invasions venant d’Europe ou d’Asie, la sédentarisation des masses slaves change radicalement cet état de choses. C’est seulement alors que l’Empire s’installe durablement dans une logique plus proprement médiévale, avec ses classes d’agriculteurs attachés à leur terre, astreints aux obligations fiscales et militaires propres à une féodalité byzantine qui restera longtemps exclusivement de service, ni asiatique ni occidentale. Arts et lettres Les arts et les lettres à Byzance sont d’une continuité avec ceux de l’Antiquité pratiquement unique par rapport au reste du monde chrétien de cette époque, contrairement aux domaines chrétiens extérieurs au monde byzantin (royaumes germaniques à l’ouest, slaves à l’est et au sud-est, ou régions sous dominations musulmanes en Orient). Si le paganisme religieux fut éradiqué sans ménagements, la culture de l’Antiquité, notamment hellénique, est entretenue dans sa quasiintégralité. Ainsi s’instaurent une dichotomie conceptuelle et un dialogue fécond entre deux ordres de valeurs consacrées, au sein d’un monde unique, hellénique et chrétien. Si les deux ordres de concepts, néoplatonicien et chrétien, pouvaient coexister dans un parallélisme interactif, la conception chrétienne de l’existence, de l’essence et de l’intelligibilité devait se différencier au prix fort de polémiques sans concession. Ce qui favorisa une philosophie non pas spéculative, mais empiriquement et théoriquement interactive, relationnellement antinomique, bien moins fondamentaliste que dans d’autres parties de la chrétienté. S’il est vrai que l’Église orthodoxe dut trop souvent subir la loi de l’Empire et souffrir des errements impériaux, il est certain que cette position peu enviable en soi la préserva d’un cléricalisme autoritaire. Elle sut se conformer structurellement à l’organisation administrative 15 Le monde byzantin du milieu du VIIIe siècle à 1204 de l’Empire, sans pour autant devenir un contre-pouvoir monarchiquement pyramidal avec les dérives que cela eût impliquées. Tout en préservant son autonomie, elle put maintenir un certain équilibre de forces, bien qu’inégales, sous forme de la dite symphonie des deux pouvoirs, placée en fait sous le signe de fameuse économie (choix du moindre mal). Peu encline à un messianisme temporel, elle se contenta des espaces de liberté intérieure sous forme de spiritualité d’orientation eschatologique. Assumant aussi une fonction de transmission civilisationelle, l’Église universelle ne fut universalisante que pour l’essentiel de son enseignement évangélique. La langue et la culture helléniques étant réservées aux seuls Romées ; être coreligionnaires ne signifiait pas ne pas être barbare dans un sens culturel. En dissociant identité culturelle et confessionnelle, l’Église de Constantinople entretient un universalisme orthodoxe à une double échelle, celle de son noyau hellénique et celle de ses extensions confessionnelles. C’est ainsi que les limites du messianisme byzantin s’expriment à travers sa continuité hellénique. Ceci conduit à la tentation de transformer les Églises locales en structures régionales, institutions d’État et potentiellement nationales. En définitive, ce millénaire se solde par un constat paradoxal. Tout se passe, en effet, comme si l’équilibre de ses antinomies et la réussite de sa synthèse avaient engendré une stabilité où l’inertie l’emporta sur la dynamique du défi prométhéen et chrétien à la fois. Une sorte de tautologie et d’autisme messianique, d’autosuffisance de ritualisme liturgique, d’égocentrisme culturel a eu raison de la grande synthèse des époques et des valeurs transcontinentales dont la longue durée s’était étendue par-delà les clivages temporels conventionnels. Avant, et surtout après son millénaire, les clivages entre le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, n’étaient et a fortiori ne seront que plus abrupts, irréductibles, inconciliables. Il en sera sans doute ainsi tant qu’il n’y aura point d’autre synthèse majeure, la leçon de celle des Romées est là pour en témoigner. 16