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DOSSIER
L E M O N D E D I P L O M AT I Q U E
par Claire Brière-Blanchet *
Les extrémismes religieux:
deux poids deux mesures
À
LIRE VINGT ANS D’ARTICLES du Monde diplomatique (1990-2010), on finit par
entendre une musique, un ton et par comprendre une vision du monde qui se
manifeste dès la première lecture. Le discours du journal soutient une analyse cohérente – on pourrait ajouter homogène, voire monotone – inchangée tout au long de ces
deux décennies. Les soubresauts religieux de notre siècle ont inspiré aux rédacteurs du
journal, et plus particulièrement à Alain Gresh, rédacteur en chef du mensuel jusqu’en
2005, puis directeur adjoint à partir de 2008, des propos qui, d’un article à l’autre, exaltent
l’islam et, à l’inverse, stigmatisent les religions chrétiennes.
Le monde de l’islam
Dans un article intitulé «Quand l’islamisme menace le monde» de décembre 1993, Alain
Gresh entame une réflexion sur la naissance des mouvements islamistes et la pratique des
attentats.
À l’en croire, les chroniqueurs contemporains sont revenus aux temps des anathèmes
contre les «infidèles». Au temps des croisades, le chroniqueur chrétien du XIe siècle Guibert
de Nogent, qui assista à la prise de Jérusalem, faisait référence à la «nature néfaste» des
Sarrasins. Il en est de même aujourd’hui, prétend Alain Gresh, qui montre du doigt un
éditorialiste du New York Times affirmant qu’aujourd’hui la paix du monde est menacée
par les islamistes, et qui rapporte les propos d’un éditorialiste du Point, inquiet face à
l’islam, «carcan de l’archaïsme arabe», induisant un ordre moral et social «sans grande
liberté», et fondement «des régimes non démocratiques» dominant les pays musulmans.
Quelques années plus tard, dans un article de novembre 2001 intitulé «Islamophobie»,
Alain Gresh reprend son argumentation. Tout d’abord, affirme-t-il, les Occidentaux ne
comprennent pas le monde musulman : « Plongez-vous », nous exhorte-t-il, dans les
* Journaliste, écrivain, auteur, notamment de Iran: la révolution au nom de Dieu (Seuil, 1979), Islam: guerre à
l’Occident (Autrement, 1983), Liban, guerres ouvertes, 1920-1985 (Ramsay, 1985).
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sourates d’il y a quatorze siècles et « vous comprendrez enfin cet univers merveilleux ».
N’oubliez pas que «pendant des siècles, les empires musulmans – omeyyade, abbasside,
ottoman, safavide, moghol– ont été parmi les plus brillants et les plus avancés de leur
temps».
Il considère surtout qu’il est aussi absurde d’imputer à l’islam les attentats du
11 septembre que d’imputer à la Bible les guerres qui ont ensanglanté l’histoire du monde
judéo-chrétien. Comment l’Ancien Testament en appelait-il à traiter l’ennemi, demande-til, sinon par le génocide? N’y trouve-t-on pas des formules comme celle-ci: «Le seigneur ton
Dieu te livrera ces nations et jettera sur elles une grande panique jusqu’à ce qu’elles soient
exterminées»? «Pourquoi, alors, ne s’en prend-on qu’à l’islam?» insiste-t-il. Croisades et
colonialisme n’ont-ils pas été le fait des gouvernements de l’Occident chrétien et de la
papauté? Le «pacifisme chrétien» n’a-t-il vraiment causé aucun mort?
Gresh s’attache aussi à contrarier les déclarations et écrits de journalistes, universitaires
et éditorialistes tels Ibn Warraq ou Guy Hennebelle, Jacques Rollet, Alexandre del Valle ou
Alain-Gérard Slama et Pierre-André Taguieff, qui affirment qu’il y aurait un trait spécifique
à l’islam: sa volonté de conquête et d’expansion, apparue dès sa naissance. Bientôt, affirmet-il avec ironie, quelque scientifique américain découvrira un «gêne» de l’islam permettant
de déterminer «ce qui “les” différencie (les Arabes) de l’humanité civilisée».
Il condamne dans la même veine Bernard Lewis, le grand orientaliste, accusé d’avoir,
«comme Janus, le dieu romain, deux visages», celui du savant orientaliste et celui de l’adversaire méprisant. Bernard Lewis, un proche de George Bush et de Paul Wolfowitz, a
toujours apporté un soutien «sans faille» au gouvernement israélien. Ses écrits suivent un
fil rouge, celui de la mise en exergue des «ressentiments actuels des peuples du MoyenOrient», fruit d’un «choc des civilisations». L’auteur de cette dernière formule, Samuel
Huntington, est brocardé aussi, dans d’autres colonnes, tout comme Bernard-Henri Lévy
pour la façon dont il a mené son ouvrage sur l’assassinat de Daniel Pearl, journaliste américain, égorgé au Pakistan par Khaled Cheikh Mohammed, sous l’œil des caméras.
Tous ces auteurs cultivent l’image d’un islam menaçant et conquérant. Pourtant, interroge Alain Gresh, «Le fascisme vert, (…) combien de divisions? » Les musulmans sont
«affaiblis», «divisés» et vivent sous la coupe de «régimes peu représentatifs». Comment
s’apprêteraient-ils à déferler sur le monde? L’islam conquérant est «un mythe» et la peur
qu’il inspire «irrationnelle»[1].
Pour Alain Gresh, une certitude s’impose: les manifestations violentes de l’islamisme
n’ont rien à voir avec le fait religieux. «La violence ou le terrorisme ne s’expliquent pas par
1. Le Monde diplomatique, janvier 2010.
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la religion; ils trouvent leurs sources dans des situations d’oppression ou de domination
étrangère».
Ce sont donc des blocages politiques et sociaux, et non la religion, qui font le lit des
extrémismes. Alain Gresh donne pour exemple l’Algérie: la violence est née, écrit-il, «non
du refus de la logique parlementaire par le Front islamique du salut» (le FIS s’était auparavant déclaré en faveur de la non-violence) «mais de l’interruption par l’armée des élections.». Autre exemple, l’Égypte: le développement de l’islamisme résulte de la crise du
modèle nassérien, « aggravée par l’Occident », qui s’est rangé aux côtés d’Israël et des
Saoudiens; cette crise fut intensifiée ensuite par l’Infitah, la politique de la «porte ouverte»
au reste du monde, qui a creusé les inégalités sociales. En Afghanistan non plus, il n’y aurait
pas de lien entre activisme combattant et islamisme. «C’est une fraction très minoritaire du
mouvement islamiste» (celle qui a été formée par la CIA, souligne-t-il) que l’on retrouve
parmi les plus extrémistes de la résistance anti-occidentale, entre autres Gulbuddin
Hekmatyar, aujourd’hui dans les rangs d’Al Qaida. Ce n’est pas la religion qui explique son
engagement.
De plus, affirme Gresh, il faut relativiser le phénomène terroriste. Ainsi, «souvent dans
l’histoire, les terroristes d’hier sont devenus les gouvernants d’aujourd’hui». Il donne pour
exemple le Hezbollah qui, depuis les législatives du 23 août et du 6 septembre 1992 «s’est
converti (...) au jeu parlementaire». Il cite aussi le cas de la Jordanie, puis celui du Yémen
«qui connaît un multipartisme et une liberté de presse sans égale au Proche-Orient», et où
les islamistes participent «désormais au pouvoir», sans que leur foi ait changé le moins du
monde.
Enfin le cas du Soudan lui permet aussi de minorer le phénomène islamiste, puisque,
écrit-il, ses partisans ont instauré une dictature militaire «qui, par bien des traits, ressemble
à celle du régime “laïque” de M. Hafez El Assad en Syrie».
Signalons quand même, petit détail, que la charia a été instaurée à Khartoum et non à
Damas.
Poursuivant cette banalisation de l’islamiste, Gresh explique que ce sont des régimes
laïques qui ont souvent ré-islamisé les pays d’Orient. En 1979, l’État égyptien promulguait
la loi du statut personnel, inspirée de la charia; et en 1984, à Alger, le code de la famille du
président Chadli s’en prenait au statut et aux libertés des femmes. Ainsi nos analystes du
Diplo nient les facteurs religieux ou culturels dans la montée de l’islamisme radical et attribuent celle-ci à un développement de l’opposition aux sociétés capitalistes, impérialistes et
autoritaires.
Mais le facteur psychologique n’est pas non plus négligeable à leurs yeux. Reprenant
l’exemple de l’Algérie, Alain Gresh affirme que les actions terroristes seraient aussi à
imputer à la furieuse envie de revanche des jeunes militants islamistes algériens contre leurs
gouvernants et contre les Français. Ce qui se passe en Algérie n’a rien de spécifiquement
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musulman mais s’apparente à un millénarisme, comme l’Occident en a connu : « Des
meneurs de foule défient les pouvoirs établis et font serment de défendre les pauvres contre
les gouvernements corrompus».
Ignacio Ramonet nous rappelle au passage combien les grands médias français ont
passé sous silence les atrocités de l’armée algérienne, préférant insister sur celles commises
par le GIA islamiste. Mohammed Arkoun dénonce quant à lui la façon dont ces médias ont
orchestré l’entrée en scène de l’islam « fondamentaliste », « intégriste », « radical », des
« qualificatifs abondamment utilisés pour cultiver la peur et le rejet en Occident »[2].
Mariano Aguirre s’en prend pour sa part à la «nébuleuse de xénophobies discrètes qui,
toutes, le désignent (l’islam), comme le grand spectre planant sur l’Occident»[3].
La responsabilité de l’Occident dans la stigmatisation de l’islamisme, voire de l’islam,
permet de comprendre pourquoi la guerre en Afghanistan a suscité un tel afflux de sympathisants en faveur de Ben Laden. Si terrorisme il y a, n’est-ce pas celui des «puissants»,
qu’on a pu voir par exemple mis en œuvre par Israël en 1967 pour consolider ses occupations ? interroge le journal. Et contre celui des « puissants », un combat commun : « La
révolte des islamistes comme celle des zapatistes est celle “des marginaux de la terre” »,
affirme en janvier 2000[4] Le Monde diplomatique.
Le monde chrétien
La minimisation du facteur islamiste n’a d’égale que la mise en cause par Le Monde diplomatique des organisations ou mouvements chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants.
En janvier 1995, un article intitulé «Fin de règne au Vatican? », illustré par un tableau
de Francis Bacon représentant le pape Innocent X donne le ton: tableau terrible et terrifiant, une immense bouche de mort, ouverte, tragique, répugnante. Selon le journal, le
«climat de fin de règne» à Rome aurait poussé le pape à choisir de nouveaux collaborateurs
« ultra conservateurs ». Le fait que Jean-Paul II ait même reçu le néo-fasciste italien
Gianfranco Fini est considéré comme significatif.
En septembre de la même année, à la une du journal, c’est «Garde blanche au Vatican:
la troublante ascension de l’Opus Dei». Tout de suite, on met le lecteur en garde: «Si l’intégrisme musulman fait la “une” des journaux, les activités de la droite chrétienne s’effectuent
souvent dans l’ombre» comme en témoigne la troublante ascension de l’Opus Dei. Milice
2. Mohammed Arkoun: «L’islam dans l’attente de l’Europe», Le Monde dipomatique, décembre 1994.
3. Mariano Aguirre, Le Monde dipomatique, décembre 1994.
4. P. 17-18.
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religieuse au comportement de secte, héritière d’un «anticommunisme militant, puissance
à la fois économique et politique», elle exerce une «influence multiforme sur l’Église mais
aussi sur les pouvoirs temporels qu’elle cherche à infiltrer. On retrouve ses proches jusque
dans le gouvernement de M. Alain Juppé.»
Et pour mieux viser l’Église tout entière, au-delà de l’Opus dei, le Diplo affirme que
cette institution a bénéficié du «soutien inconditionnel de Jean-Paul II». Et de celui de
hauts responsables politiques? Une insinuation en dit long: «Est-ce Jacques Chirac qui a
nommé des membres de l’Opus Dei dans le gouvernement Juppé? ». De nombreux ministres d’alors, en particulier des femmes – Anne-Marie Idrac, mais aussi Élisabeth Dufourcq
ou Françoise de Veyrinas appartiendraient à la tradition catholique la plus réactionnaire et
même à l’Opus Dei. Le couple Gaymard en serait aussi. Vérification hélas impossible, nous
précise-t-on, car «le mouvement cultive le secret» ! Dans cette culture de l’ombre prolifèrent sociétés prête-noms et sociétés écrans. L’œuvre se prétend laïque alors que des prêtres
la dirigent. Son fondateur, Escriva de Balaguer, s’engagea contre les communistes mais
«minimisa l’horreur du nazisme». Ses membres furent ministres de Franco et leur idée
d’une «sanctification par le travail» a favorisé «le culte de la réussite matérielle et du capitalisme libéral ». L’Opus ? Un repère d’intégristes, une « sainte mafia » jonglant avec des
millions de dollars, s’implantant progressivement en Amérique du Nord où certains aumôniers universitaires se plaignent de ses «méthodes clandestines»… et tentant aujourd’hui
« d’infiltrer » les grandes organisations internationales : Nations unies, Unesco, OCDE,
Parlement européen.
Le journal s’intéresse aussi aux sectes chrétiennes, «cheval de Troie des États-Unis en
Europe», notamment à l’Église de scientologie, aux Témoins de Jéhovah et à la secte Moon,
affirmant que cette dernière, propriétaire du Washington Times ouvre sa presse à Hillary
Clinton. On ne compte plus les sénateurs ou membres du Congrès qui auraient été aidés
par la secte. Bush senior et Gerald Ford ont honoré de leur présence certaines de ses conférences… L’horrible but de toutes ces sectes? «établir sur le monde un ordre libéral».
Une réflexion est menée aussi sur les évangélistes et leur influence dans le tiers monde, en
particulier en Afrique. Ainsi, dans la ville de Kinshasa, au Congo, dévastée par la misère, ce
sont les pentecôtistes qui sévissent. La population chante et prie dans les rues et les hangars.
Le pentecôtisme s’est répandu dans les Églises noires du Brésil, du Chili, de l’Afrique du Sud
et des États-Unis. Le Monde diplomatique supporte mal que ces grands rassemblements dans
les stades se réfèrent constamment à Israël («Dieu n’a jamais abandonné Israël», chantentils). À l’entendre, il s’agirait d’une sorte de sionisme chrétien; alors, le pentecôtisme «instrument de l’impérialisme ou culture populaire?» demande le journal, qui constate que dans ce
«supermarché de la foi», qui enrichit des prédicateurs vivant dans des palais et roulant dans
de grosses cylindrées, on dépouille les fidèles. Mais peut-on dire pour autant que ces fidèles
en transe accepteront plus facilement les méfaits du libéralisme?
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Autre exemple étudié: l’Ouganda[5], où «le lobby évangélique» est parti «à l’assaut» du
pays. Pasteurs superstars, shows médiatiques et nouveaux millionnaires font la fortune des
pentecôtistes, mais aussi des anglicans, des «born again christians» et même des chrétiens
charismatiques. L’affaire est grave: l’Église évangélique détient nombre de postes-clés au
sommet de l’État. Dans ce pays, les «évangélistes manipulent les consciences pour rendre les
pauvres responsables de leur situation».
Décidément, le christianisme est présenté sous un jour bien particulier. Voyez aussi le
Liban. Les chrétiens, sous la plume d’Alain Gresh, sont responsables «d’un système confessionnel inique» qui a mené à la guerre civile de 1975, d’un système «où le parti phalangiste
à dominante chrétienne maronite s’est particulièrement illustré dans cette pratique barbare,
sans que nul y voit une application du précepte de la Bible “œil pour œil, dent pour dent”».
À l’inverse, il n’y a que les «islamophobes» pour associer un comportement politique
particulier à une vision radicale de la religion musulmane. La preuve en est donnée par le
Hezbollah lui-même qui, «après les combats, comme les autres milices islamistes d’ailleurs,
s’est transformé en parti politique (…) plus concentré sur le bulletin de vote que sur les
balles et les victoires militaires».
Question: Une bombe au milieu de civils ou l’exécution d’un otage ressemblent-ils tant
à un bulletin de vote?
La France raciste
Et la France? Ce qui s’y passe justifie-t-il les analyses précédentes d’Alain Gresh? Les islamistes radicaux ne sont pas applaudis, naturellement, mais le combat mené contre eux est
dénoncé. Une rafle dans leur milieu entraîne ainsi des protestations virulentes de Gresh:
«Menée tambour battant au début du mois de novembre dernier, la rafle – mot de sinistre
mémoire – contre les islamistes, ordonnée par M. Charles Pasqua, ministre français de
l’Intérieur, illustre de douteux amalgames. La police a arrêté des sympathisants du Front
islamique du salut (FIS) algérien, dont certains ont été mis en examen ou assignés à résidence; elle a perquisitionné des locaux d’associations ayant pour vocation à défendre une
certaine conception de la religion musulmane; on a expulsé un imam turc accusé d’inciter
de jeunes lycéennes à porter le voile. La confusion est ainsi entretenue entre terrorisme, islamisme et simples croyants. Une « confusion voulue dans un pays où les immigrés, en
premier lieu maghrébins, sont des boucs émissaires tout désignés»[6].
On prendrait donc prétexte de la violence de certains groupes islamistes pour accuser
l’ensemble de la communauté immigrée. Les musulmans d’Europe, comme le précise Tariq
5. Le Monde diplomatique, janvier 2008.
6. Le Monde diplomatique, novembre 1993.
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Ramadan, sont pris en tenaille entre les services de police de leur pays d’origine qui contrôlent les mosquées et ceux de la police française et des pays d’Europe, qui s’immiscent dans la
vie des mosquées. Au mieux, les islamistes et la police française sont renvoyés dos à dos. Au
mieux, car les lourdes allusions aux rafles laissent entendre de quelle couleur se drape le
fascisme d’aujourd’hui: en tout cas, pas de vert.
Les femmes, victimes de l’Occident
Reste évidemment l’épineuse question de la condition des femmes dans les milieux musulmans. Gresh, après avoir nié l’importance du facteur religieux proprement dit, s’évertue à
contester que l’islam en tant que religion prône un statut discriminatoire envers les femmes.
Sous sa plume, on lit ceci: «La question des femmes cristallise en grande partie les peurs à
l’encontre des islamistes qui chercheraient à maintenir la femme à la maison, à lui imposer
le voile quand elle sort, à la rendre subordonnée. La critique est fondée, mais faut-il chercher la cause de cette tyrannie dans le Coran ? Ainsi la révolution iranienne a toujours
revendiqué un rôle actif pour la femme: elle travaille, elle vote, elle participe à la vie politique; en revanche, en Arabie saoudite – alliée de l’Occident – il lui est impossible même de
rêver de ces droits». Pourquoi, ajoute-t-il, critiquer particulièrement l’islam à ce sujet? Cette
infériorité du statut de la femme n’existe-t-elle pas également dans de nombreux pays
d’Asie? La responsabilité de l’islam comme tel n’existe pas sur ce plan.
Certes la sociologue Christine Dephy note que les journaux publient des photos de
sourires féminins qui donneraient à l’engagement occidental en Afghanistan sa raison
d’être…[7] Mais c’est une «curieuse justification alors que les moudjahidin réinstallés au
pouvoir par les Alliés ne se comportent pas mieux que les talibans». On se souvient du
comportement des troupes de l’Alliance du Nord entre 1992 et 1996 qui ont pillé et violé.
Bref, les Occidentaux, qui ont trouvé dans l’oppression envers les femmes un noble prétexte
pour faire la guerre en Afghanistan, doivent y renoncer.
En fait, «les États-Unis n’ont que faire du droit des femmes, pas plus en Afghanistan qu’au
Koweït, en Arabie saoudite ou ailleurs. Au contraire, ils ont sciemment et volontairement
sacrifié les Afghanes à leurs intérêts»… N’ont-ils pas soutenu la guerre sainte et les attentats
contre le pouvoir communiste et les Soviétiques? Les rebelles qu’ils avaient soutenus n’ont-ils
pas imposé la charia à partir de 1992?
Alain Gresh nous rappelle enfin que l’injonction faite aux femmes de porter le voile fut
énoncée par un apôtre, Paul de Tarse, dans sa première Épître aux Corinthiens «Le chef de
la femme c’est l’homme (…) Si la femme ne porte pas le voile qu’elle se fasse tondre», etc.
7. «Une guerre pour les femmes?», Le Monde diplomatique, mars 2002.
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Le Monde diplomatique a consacré de longs articles au voile et à la loi française contre
les signes religieux ostentatoires, précisant, sous la plume de Dominique Vidal, qu’il se refusait à prendre parti. En réalité, sous la rubrique «Derrière le voile», en avril 2004, Pierre
Tevanian dénonce la loi française, « anti-laïque, antiféministe et antisociale ». Celle-ci a
surtout pour «conséquences effectives d’accepter la mort scolaire de jeunes femmes, leur
isolement et leur abandon possible aux mains des religieux et de la domination masculine»… Pour un gain «très relatif (la possibilité pour les jeunes filles d’abandonner à l’école
un voile dont elles ne veulent pas, mais qu’elles doivent remettre en sortant)», on accepte
un «sacrifice aussi lourd que la déscolarisation de plusieurs autres filles voilées». Que ce soit
un corps à montrer ou un corps à cacher, «c’est la même violence». De plus, «les actes antiarabes et anti-musulmans se banalisent à la faveur de ce débat» et l’élève voilée devient un
«bouc émissaire» sur lequel on «s’acharne»[8].
Reconnaissons que dans le même numéro, Henri Pena-Ruiz plaide à l’inverse et réfute
cette conception qui tend à confondre racisme et mise en cause d’une religion. Pour lui, il
serait naïf d’ignorer l’utilisation partisane que font les défenseurs du voile en manipulant les
notions de liberté et de tolérance.
Pourtant l’idéologie du Diplo se retrouve sous la plume d’Alain Gresh qui, à propos de
l’affaire très contemporaine de la crèche Baby Lou[9], s’indigne dans son blog: personne ne
« peut mesurer les répercussions de cette campagne sur les femmes musulmanes », qui
seront une fois encore, discriminées à l’embauche. Belle avancée, ironise-t-il.
Aux yeux du mensuel, l’origine du mal et les responsabilités qui en découlent s’abreuvent à la même source : celle de la Bible et du Talmud, de l’Ancien et du Nouveau
Testaments, des écrits des Pères de l’Église, de l’Occident. Certainement pas du Coran.
Même la dénonciation des terroristes de septembre 2001, pour leur barbarie inouïe, est
absurde. L’article « De Hiroshima aux Twin Towers » de septembre 2002, écrit pour le
premier anniversaire de l’attentat, affirme que les soixante intellectuels américains qui se
déclarent en faveur d’une «guerre contre le terrorisme», définie comme guerre «juste», ne
connaissent pas leur histoire. Ils oublient le massacre des villes japonaises – « grillées»,
«bouillies»… – en 1944 sous les bombes de Hiroshima et Nagasaki des 6 et 9 août 1945.
Citant Tzvetan Todorov, Alain Gresh conclut en janvier 2009: «La peur des barbares est ce
qui risque de nous rendre barbares. Et le mal que nous ferons dépassera celui que nous
redoutions au départ». Façon perverse de détourner la pensée de Todorov, pour lui faire
dire: «Ne faisons surtout aucun mal à nos ennemis mortels».
8. L’interdiction en question n’a eu aucun des effets annoncés? Le Diplo n’en dira rien.
9. L’affaire remonte à 2008 et concerne l’employée d’une crèche licenciée pour avoir porté son voile dans le cadre
de son travail et refusé de le retirer.
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