John Williams Un alchimiste musical à Hollywood Univers Musical Collection dirigée par Anne-Marie Green La collection Univers Musical est créée pour donner la parole à tous ceux qui produisent des études tant d’analyse que de synthèse concernant le domaine musical. Son ambition est de proposer un panorama de la recherche actuelle et de promouvoir une ouverture musicologique nécessaire pour maintenir en éveil la réflexion sur l’ensemble des faits musicaux contemporains ou historiquement marqués. Déjà parus Irina AKIMOVA, Pierre Souvtchinsky. Parcours d’un Russe hors frontière, 2011. Philippe GODEFROID, Richard Wagner 1813-2013, Quelle Allemagne désirons-nous ?, 2011. Michaël ANDRIEU, Réinvestir la musique, 2011. Jean-Paul DOUS, Rameau. Un musicien philosophe au siècle des Lumières, 2011. Franck FERRATY, Francis Poulenc à son piano : un clavier bien fantasmé, 2011. Augustin TIFFOU, Le Basson en France au XIXe siècle : facture, théorie et répertoire, 2010. Anne-Marie FAUCHER, La mélodie française contemporaine : transmission ou transgression ?, 2010. Jimmie LEBLANC, Luigi Nono et les chemins de l'écoute: entre espace qui sonne et espace du son, 2010. Michel VAN GREVELINGE, Profil hardcore, 2010. Michel YVES-BONNET, Jazz et complexité. Une compossible histoire du jazz, 2010. Walter ZIDARIČ, L’Univers dramatique d’Amilcare Ponchielli, 2010. Eric TISSIER, Être compositeur, être compositrice en France au 21ème siècle, 2009. Mathilde PONCE, Tony Poncet, Ténor de l’Opéra : une voix, un destin, 2009. Roland GUILLON, L’Afrique dans le jazz des années 1950 et 1960, 2009. Sous la direction de Alexandre Tylski John Williams Un alchimiste musical à Hollywood Du même auteur Premiers films polonais, Aléas, 2004 Roman Polanski, Gremese International, 2006 L’art de l’adaptation, L’Harmattan, 2006 Les Cinéastes et leurs génériques, L’Harmattan, 2008 Une Signature cinématographique, Aléas, 2008 Le Générique de cinéma, PUM, 2009 Rosemary’s Baby, Séguier/Archimbaud, 2010 © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54807-7 EAN : 9782296548077 SOMMAIRE Ouverture / 11 (Nicolas Saada) Introduction / 15 (Alexandre Tylski) _______________________________________________ UNE EMPREINTE SOCIOCULTURELLE Premiers pas à Hollywood / 31 (Stéphanie Personne) La renaissance du symphonisme / 43 (Olivier Desbrosses) Un compositeur américain / 57 (Florent Groult) _______________________________________________ UN PATCHWORK MUSICAL John Williams et le beau son / 77 (Stéphane Abdallah) L’héritage wagnérien dans la musique de John Williams / 95 (Philippe Gonin) Le dynamisme harmonique dans l’écriture filmique de John Williams / 113 (Jérôme Rossi) Symphonisme à la manière de John Williams dans le cinéma français contemporain / 141 (Cécile Carayol) 7 LETTRES DE COMPOSITEURS INTERNATIONAUX Un acteur de musique / 169 (Michel Chion) Ce qui reste d’enfance en nous / 171 (Bruno Coulais) Eternel / 173 (Erwann Kermovant) Evoquer sans imiter / 175 (Mario Litwin) Bouquet de mots à John Williams / 177 (Alan Silvestri) _______________________________________________ RESSOURCES Pièces de jazz / 181 Musiques pour la télévision / 191 Compositions pour le cinéma / 195 Partitions de concert / 203 Albums/Compilations / 207 (Alexandre Tylski) _______________________________________________ Présentation des auteurs / 211 Remerciements / 217 8 Ce livre est dédié À Esther & John Williams Sr, Mario Castelnuovo-Tedesco, Rosina Lhévinne Et à mon frère, David. 0 Ouverture John Williams est un des musiciens les plus écoutés du monde, ne serait-ce qu’à cause du succès des films auxquels il a collaboré. Ses influences vont de la musique romantique (Wagner, Bruckner) à l’avant-garde (Stravinsky, réputé « difficile » dans les années soixante-dix). Son sens des thèmes accrocheurs, son goût pour les orchestrations amples, ont défini sa signature, une des plus reconnaissables dans l’histoire de la musique de film. John Williams a ses détracteurs. Certains l’accusent de souligner les effets de mise en scène, d’accompagner trop fidèlement ce qui se passe sur l’écran. Il appartient à une tradition qui a quasiment disparu aujourd’hui, issue de l’âge classique de la musique de film des années quarante (King’s Row d’Erich Wolfgang Korngold a inspiré le thème Star Wars). On lui reproche aussi une forme d’académisme. Mais John Williams est souvent capable de se dépasser, jusqu’à remettre en cause les canons qu’il a lui-même inventés. Le côté obscur du spectacle… J’ai été frappé des différences de ton et de style qui séparent les Star Wars des années deux mille de ceux des 11 années soixante-dix et quatre-vingt. Dans les films les plus récents, comme Phantom Menace, John Williams construit un tapis musical presque continu. Dans Empire Strikes Back, c’est tout le contraire : la musique est vive, saillante, pleine d’idées absolument stupéfiantes qui jaillissent à chaque séquence. Est-ce à dire que Williams s’est assagi avec le temps ? Non, il s’adapte à la forme même des films qu’il illustre. Je persiste à penser qu’un musicien, un chef-opérateur ou un acteur doit être émulé, inspiré et poussé par le réalisateur, et surtout : par le film. Sa collaboration avec Spielberg a produit des thèmes célèbres (Raiders of the Lost Ark, Jaws, E.T.) mais pas seulement. La partition sombre et complexe de Minority Report, la menace oppressante qui se dégage de chaque note de War of the Worlds, la citation brillante de Leonard Bernstein dans Catch me if you can révèlent son goût du risque, que seule la confiance d’un grand metteur en scène pouvait lui permettre. Je me risque à dire qu’il y a donc deux John Williams : celui, tonitruant, sentimental et presque triomphaliste, qui enregistrait dans les années quatre-vingt ses fameux albums avec le Boston Pops. Et puis l’autre John Williams, secret et tourmenté : les sonorités country et dissonantes de Missouri Breaks, le romantisme de Monsignore de Frank Perry, le thème répétitif et ironique de The Long Goodbye de Robert Altman, la malicieuse partition de Family Plot d’Hitchcock ou encore les envolées lyriques et désespérées de Fury de Brian De Palma, sans oublier la sublime musique mentale et impressionniste de Close Encounters of the Third Kind. Risquons-nous à un enchaînement idéal, une « playlist » des deux « faces » de John Williams : Star Wars, Raiders of the Lost Ark, Harry Potter, ET, Empire Strikes Back (« Imperial 12 March »), Catch me if you can (« Main titles »), Family plot (« Looking for Mr Arthur Adamson »), Missouri Breaks (« The Chase), Minority Report (« Spyders »), Fury (« Gillian’s escape), War of the Worlds (« The intersection scene »), Close Encounters of the Third Kind (« Roy’s first encounter »), etc. Chaque grand artiste a en lui une part d’ombre. John Williams a toujours su la dissimuler derrière son sens du spectacle sonore (qui n’a pas frissonné à l’écoute de The Imperial March dans Empire strikes back ?), qui caractérise ce que l’on connaît le mieux de lui. Mais lorsque son « côté obscur » s’exprime, il révèle la complexité, la profondeur et l’inspiration digne de tout grand compositeur. Nicolas Saada 13 4 Introduction Coordonner cet ouvrage traduit d’abord une longue passion personnelle pour la musique, à la fois dans l’écoute, la pratique et le plaisir de la partager avec d’autres. Des premiers cours de piano à l’improvisation quotidienne aujourd’hui, de la production de textes et d’interviews sur l’art de la musique (et des génériques) à l’écran, aux portraits filmés de musiciens et aux cours et conférences sur le sujet, c’est en définitive toujours l’amour de la musique qui a nourri, rythmé, mon parcours privé et universitaire. Une sorte de création-recherche permanente dont ce livre, voulu avant tout choral, constitue une des réverbérations. Une figure générationnelle John Williams est une des figures de proue de ma génération. Certains de mes aînés ont grandi en compagnie de Prokofiev, Honegger, Auric, Kosma, Steiner ou encore Korngold, Newman, Herrmann, Bernstein, Rota, et ils leur ont fait comprendre très tôt à quel point on ne peut pas aimer réellement le cinéma si on n’aime pas, aussi, le charme des envolées orchestrales du grand écran. Ma génération a été nourrie, elle, à l’heure des Goldsmith, Schifrin, Sarde, 15 Shore, Hisaishi, Blanchard et, un peu avant eux, des Jarre, Delerue, Legrand, Duhamel, Mancini, Barry. Et puis, Ennio Morricone qui, en Italie, constitue probablement le seul équivalent à ce que représente John Williams aux EtatsUnis : l’âme populaire, le doyen audio-visuel, de tout un pays. Il y aurait bien des études sociologiques à mener sur l’impact des musiciens de cinéma sur les pays, les publics, les âges, les professions, les genres. Bien des témoignages à exhumer pour se rendre compte à quel point ces musiques de cinéma (mais aussi de télévision), parfois même le temps d’un générique seul, ont parfois non seulement touché mais aussi incarné, voire éduqué, des générations d’enfants, d’hommes et de femmes. Pour beaucoup de cinéphiles nés dans les années soixantedix, la seule évocation de « John Williams » résonne aussitôt comme un tour de magie audiovisuel, mélodique, symphonique ou narratif, celui des partitions de Jaws, Star Wars, Superman, Indiana Jones ou E.T.. Pour d’autres, parmi les plus jeunes peut-être, Williams écrit des musiques old school, quelque peu dépassées face « au tout synthétiseur » des productions actuelles et des émissions télévisées. Pour d’autres encore, John Williams incarne à lui seul le cinéma dominant et la musique emphatique à éviter et à vilipender à tout prix. Rien d’étonnant à cela quand on songe que, à quelques exceptions près, les créateurs d’ « œuvres planétaires » sont souvent accusés – par l’ampleur même de leur empreinte – d’être à l’origine, bien malgré eux, de formatages écrasants, durables et destructeurs. Donc rarement reconnus en artistes fins ou expérimentaux. Sauf que ces « monstres-là » sont aussi, parfois, des mélangeurs furieux, des accoucheurs voyants, des magiciens fondamentaux. Fondamentaux car cultivant et stimulant les sentiments les moins étudiés à l’université : l’exaltation et 16 l’émerveillement ! Fondamentaux aussi car reflétant et réactivant la société de leur temps. En ce sens, John Williams est probablement une de ces étoiles qui brillent trop fort pour certains puristes, trop lointaines et trop « portées aux nues » pour être considérées sérieuses et dignes d’intérêt. A l’instar d’un Verne ou d’un Tolkien en littérature, John Williams – le compositeur le plus rentable de l’histoire du cinéma (ses films ont rapporté près de dix milliards de dollars en salles) – forme une voie lactée presque impossible à déchiffrer et, selon les cas, irrite ou interpelle. Il est tour à tour interprète, compositeur, chef d’orchestre et producteur de peut-être un millier d’heures de musique, comprenant une centaine d’interprétations et arrangements de Jazz (du début des années 1950 à la fin des années 1960), une centaine de partitions pour des séries télévisées, des téléfilms et des émissions, une autre centaine de musiques composées pour des longs-métrages de cinéma (de la fin des années 1950 aux années 2010), une quarantaine de chansons originales, ainsi qu’une cinquantaine d’albums de musique moderne et classique (avec le Boston Pops Orchestra et le London Symphony Orchestra), une vingtaine de fanfares événementielles (en particulier pour les Jeux Olympiques), une dizaine de concertos (pour flûte, violon, basson, tuba, trompette, violoncelle) et autant de musiques de chambre, une symphonie et une musical. Bref, une vitalité qui charme ou qui fait froncer les sourcils. Un trop « gros nom » en tout cas, peu recommandable à tout chercheur en quête de respectabilité dans le milieu scientifique actuel. En ce qui me concerne, John Williams est une des montagnes sacrées et un des sons majeurs de mon enfance, celui qui m’a donné du feu et de l’horizon quand il le fallait. Ironiquement, lorsque le compositeur m’a invité à le 17 rencontrer à Boston en 2009, il ne m’a parlé que d’enfance. Pas la sienne, peu la connaissent et il n’a jamais écrit ses mémoires. Mais à quel point il se considérait avant tout comme un enfant s’amusant à écrire/faire de la musique, bien avant d’être un homme dit « de métier ». Comme dans un conte de Paul Auster, je me retrouvai ainsi face à un père qui était aussi un peu mon enfant, « my son ». Mais je n’oublie pas à quel point l’œuvre de John Williams constitue un sujet d’étude universitaire au sens premier du terme. Non par nostalgie, même si celle-ci joue un rôle dans toutes les recherches, mais par la nature même de cette production. Une carrière musicale et audiovisuelle, avec ses limites et ses contradictions qu’il ne s’agit en aucun cas d’exposer ici en modèle, mais dont on mésestime encore les cavités, les textures et les nuances – autant de traces significatives pour toute réflexion sur la question du son et de la musique à l’écran. Une musique organique pour solistes et cinéastes Après les années 1950 et 1960, nourries pour le jeune « Johnny Williams » de commandes diverses, d’expérimentations orchestrales et de rencontres cruciales (Goldsmith, Herrmann, Bernstein, Mancini, Prévin, Sinatra, Wyler), le compositeur tirera, plus en confiance, ses premières pièces savantes – dont ses musiques de chambre et ses premiers concertos, pour flûte (1969) et violon (1976). Et, un peu plus tard, ses concertos et pièces sylvestres (années 1990 et 2000) où sa passion secrète pour la poésie et les mythes, mais aussi pour les arbres, les troncs, les écorces et les feuilles révèlera encore la biologie, l’anatomie, de sa musique, et son attention extrême portée aux matières. En dépit de ses camarades de jeu célèbres et de ses nombreux prix (cinq 18 Oscars et quarante-cinq nominations historiques), John Williams se révèle vite non comme un musicien mondain et hautain, mais bien davantage comme un ermite pudique, à la voix parfois inaudible, presque timide, et au quotidien monastique. Pratiquant une heure de marche par jour dans la nature, le compositeur avoue rester chez lui le reste du temps à composer (et à composter) sa musique, plusieurs heures, quotidiennement, et ce, depuis des décennies. Peu, y compris ses propres enfants, admettent le côtoyer souvent ou le connaître vraiment. C’est pourtant dans le mélange audio-visuel, souvent alchimique, et ses collaborations avec des artistes visuels qu’il devient une sorte de scénariste musical un peu sorcier. Ainsi, dans les enveloppes souvent symphoniques qu’il conçoit pour le grand écran, John Williams y glisse presque toujours, à l’intérieur, des lettres musicales écrites à l’encre de solos et de solistes – ou en cultivant, plus souvent que l’on croit, la force seule du silence. Le corps et l’humain au cœur du tumulte williamsien à l’écran, ce sont ainsi, entre autres, Isaac Stern, Stomu Yamash’ta, Dave Grusin, Toots Thielemans, Tim Morrison, Itzhak Perlman, Dick Nash, Yo-Yo Ma, Christopher Parkening, Steve Erdody, John Ellis, JoAnn Turovsky, Randy Kerber. La présence parfois palpable de ces solistes, telle une distribution superposée, surgit régulièrement en vrai contrepoint des acteurs et actrices à l’image. Comme une sorte de second film, de mise en scène parallèle, de quatrième dimension. Plus que des secondsrôles, les solistes dirigés, voire mis en scène, par John Williams (producteur et conductor sur chacune de ses partitions faut-il le rappeler), agissent en sous-terrain et élèvent parfois, transcendent, les films. 19 Avec l’appui de ces solistes, John Williams offre à Robert Altman un chaos acoustique et atonal pour les scènes psychologiques d’Images (1971) et une composition douce et jazzy pour l’enquête sombre et solitaire de The Long Goodbye (Le Privé, 1973). Il écrit des partitions avec clavecin pour compléter et nuancer l’ironie de Clint Eastwood dans The Eiger Sanction (La Sanction, 1974) et celle d’Alfred Hitchcock dans Family Plot (Complot de famille, 1976). Il met en vedette un harmonica « red-neck » mais authentique pour Steven Spielberg, Sugarland Express (1974) et Arthur Penn, Missouri Breaks (1976). Il mitraille les spectateurs de solos de timbales dans Black Sunday (1977) de John Frankenheimer. Ses thèmes cuivrés se rebellent littéralement pour George Lucas et Richard Donner, respectivement dans Star Wars (1977) et Superman (1978). Il « diabolise » ensuite les instruments à vent et à cordes pour Brian De Palma dans Furie (1978) et pour George Miller dans Les Sorcières d’Eastwick (1987). Pour Oliver Stone, il met en scène une trompette militaire, funèbre, pour dresser le portrait d’une Amérique qui tremble plus qu’elle ne triomphe : Né un quatre juillet (1989), JFK (1991), Nixon (1995). Il fait appel à un violoncelle presque sensuel pour évoquer la spiritualité ascétique dans Sept ans au Tibet (1996) de Jean-Jacques Annaud. Et pour Alan Pakula (Présumé Innocent, 1990), Sidney Pollack (Sabrina, 1995) et Alan Parker (Les Cendres d’Angela, 1997), son piano devient la clé d’entrée, presque domestique, de l’intimité et du souvenir. Si d’aucuns cataloguent volontiers John Williams comme étant le compositeur contemporain des fanfares et des scores symphoniques, il ne s’agirait pas d’oublier à quel point il reste d’abord un scrutateur d’instruments solitaires – moins à la manière farfelue ou iconoclaste d’un Morricone, mais dans un souci constant de faire entendre, de faire voir et parfois 20