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« LE GÈNE AU QUOTIDIEN »
Du pouvoir de coercition du « gène » sur les représentations du Moi et du
Toi, sur l’hérédité, la parenté et l’avenir
Barbara Duden
En peu d’années, le terme de gène a acquis droit de cité dans la langue courante. Il remue les
sensibilités, détermine des comportements, est devenu un mot-choc à l’église, dans les
journaux et les débats de l’Assemblée Nationale. Quant à nous qui sommes, l’une historienne
du sens commun, l’autre généticienne de l’humain formée en sciences sociales, nous nous
sommes demandé ce que le mot signifie, prescrit et provoque dans la conversation familière
ou publique, car tout se passe comme si le terme de « gène », initialement terminus technicus
d’une discipline scientifique particulière- ce qui est à discuter - , était sorti de sa cage et
revendiquait de dire son mot sur tout ce que sont les hommes et les femmes, qui ils sont et ce
qui est bon pour eux. Le «gène » en est venu à affecter toutes les représentations et
perceptions du Moi, du Toi et du Prochain, à prétendre nous renseigner sur notre hérédité, le
genre de maladies que l’avenir nous tiendrait en réserve, notre destin. Le « gène » est en passe
de devenir la grande réponse à toute question sur l’ « être humain ».
Mais cette façon qu’a « le gène » d’avoir réponse à tout laisse sans réponse une question
essentielle : quel est son rapport avec le sens commun ? Ce questionnement doit être mené
dans la langue du vécu quotidien. On ne peut pas abandonner ce débat si nécessaire à des
experts, car il s’agit d’une question dont les implications éthiques sont fondamentales. Il est
donc décisif de savoir ce qu’on entend, au quotidien, par le mot « gène ». Aussi, nous nous
sommes attachées à dégager ses significations dans la langue quotidienne, autrement dit, à
clarifier les conséquences sociales de la compréhension populaire du « gène » et du
« génétique ».
Il s’agit donc d’examiner le statut du mot « gène » dans la conversation courante. Notre
curiosité ne porte pas sur la génétique en tant que discours scientifique. Ce qui nous intéresse
n’est pas la popularisation de ce discours dans les reportages de journalistes mais les
modalités de conversations dans lesquelles un personnage en entretient un autre de ses
propres gènes en s’attendant raisonnablement à être compris. Dans le langage parlé, celui qui
parle a, dans une grande mesure, le pouvoir de définir ses propres mots. C’est pourquoi,
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l’objet de notre étude est le « gène » comme il peut être compris dans la conversation
courante, le « gène au quotidien » ou le « gène oral ».
Une seconde intuition a orienté notre recherche : dans la conversation courante, les
« gènes » possèdent deux particularités qui les distinguent d’autres retombées verbales du
laboratoire : premièrement le mot gène renvoie nécessairement à quelque chose qui est
finalement corporel, somatique, consubstantiel de l’être humain; deuxièmement, il est affecté
d’une deixis réflexive : il ramène l’attention sur celui qui parle. Celui qui assigne des gènes à
autrui s’en assigne à soi-même et, porteur de gènes, se déclare génome à deux jambes.
Nous avons donc voulu mener une enquête sur ce qui se passe quand le mot « gène » sort
du laboratoire et tombe sur la langue courante, et ceci dans deux situations différentes. Dans
la première, la biologiste Dr Silja Samerski prête attention à la manière selon laquelle un
spécialiste, au cours d’une « séances-conseil génétique », prétend instruire la cliente assise en
face de lui sur ses gènes. Au cours de telles séances, un concept scientifiquement désuet, celui
de « gène » en tant qu’objet distinct, pouvant être isolé, est vendu aux femmes et aux hommes
qui s’y soumettent.
Au cours de l’instruction accompagnant la séance génétique, les clientes se voient d’abord
transformées en doubles statistiques d’elles-mêmes. Ensuite, le généticien établit un profil de
risques à partir de ce double statistique, Puis la cliente est invitée à intérioriser ce profil
comme s’il s’agissait d’un énoncé significatif sur elle-même et son avenir. Finalement, elle est
sommée de prendre une décision sur le type d’examens et d’interventions jugés nécessaires.
Observatrices et auditrices de ces conversations entre les généticiens et leurs clientes, il
s’agissait pour nous d’analyser la métamorphose épistémique par laquelle la cliente devient
preneuse de décision et experte-sous-contrôle en risk-management. Elle est ainsi instruite à se
comprendre elle-même comme « matière dividuelle soumise à contrôle » (Deleuze) ou
« complexe de facteurs de risque » (Castel).
L’autre situation se réfère à l’acclimatation du mot « gène » dans un village d’Allemagne
du sud que nous nommerons Heudorf. Lors de longs entretiens avec les villageois, nous avons
tâché de mettre en évidence les représentations, les expériences, les craintes et les espoirs
relatifs à leur vie, leur famille et leur avenir que le mot « gène » évoque et suscite en eux.
Nous nous sommes entretenues longuement avec la coiffeuse, la boulangère, le pasteur,
l’instituteur et beaucoup d’autres villageoises et villageois. Les conversations visaient à faire
ressortir un éventail aussi ample que possible d’associations personnelles imprégnées
d’expériences vécues et enracinées dans des réalités que le gène oral tente tant bien que mal
d’exprimer.
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Ce que nous voulions était débusquer les images du « génétique » qui émergeaient des
réponses des villageois à une série de questions simples destinées à mettre en évidence
pourquoi et comment les « gènes » concernent les gens et peuvent refléter leurs expériences
et perceptions personnelles. De quoi se nourrit leur savoir sur eux, dans quelle mesure celle -
ou celui - qui parle est-elle sûre de ce qu’elle dit ? Quelles sont les images à travers lesquelles
elle ou il donne forme à sa manière de se représenter ce que les mot « gène » signifie ?
Quelles sont les attitudes adoptées lors des réponses à nos questions ? Quelles sont les
réponses à notre question initiale : « Quand vous entendez le mot « gène », qu’est-ce qui vous
vient à l’esprit ? ».
Je m’attacherai à vous présenter le registre des réponses à ces questions verbatim, c’est-à-
dire dans les termes mêmes des interrogé(e)s. Deux observations préalables s’imposent :
Premièrement, ces réponses sont auto- référentielles, c’est-à-dire que ce qu’elles racontent
se rapporte toujours à celle – ou celui - qui parle, à la manière dont elle se représente cette
« obscurité sous sa peau » qui est l’intérieur invisible de son corps. L’historienne de la chair
vécue ne peut que prêter une oreille attentive à ces expressions de la « perception de soi-
même » qui, à l’âge postmoderne, le sont aussi d’une subjectivité désincarnée. L’élucidation
de cette métamorphose induite de soi-même est très difficile. Si elle ne constitue pas un objet
de recherche, c’est que la plupart des scientifiques sont eux-mêmes prisonniers de la
croyance en l’existence positive des gènes –chez les autres et en eux-mêmes.
Deuxièmement, en vous présentant verbatim les réponses à notre enquête, j’espère vous
faire toucher du doigt à quel point le bavardage sur les gènes sape la confiance que l’on
pouvait avoir en ses propres sens. Lorsqu’il devient un mot-clé du langage quotidien, le
„gène“ efface en effet la frontière entre sphères hétérogènes et les mélange, incitant les gens à
reformuler en abstractions technogènes – véritables déchets verbaux de laboratoire – ce qu’ils
savaient dire d’eux-mêmes en se fondant sur leur expérience et leurs perceptions sensorielles.
Le « gène au quotidien » devient ainsi la marque, éclatante et paralysante, d’une image
absurde de l’humain intériorisée, « incarnée » comme un fait d’expérience. Sa force de
destruction se manifeste, comme nulle part ailleurs, dans les conversations de tous les jours.
Les premières réponses furent déconcertantes. Elles pointaient dans deux directions
contradictoires, deux manières opposées de congédier le sens commun. D’un côté le « gène à
papa », l’hérédité, de l’autre le « gène-manipulation » [[¿¿Gène-Frankenstein ?? ]], celui de
la manipulation génétique.
Écoutons d’abord, sur ces thèmes, les réponses de la coiffeuse et de la boulangère de
Heudorf.
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Marie-Sophie, la coiffeuse :
« Je pense que certaines caractéristiques des gens, c’est tout simplement de naissance, c’est là
depuis le début. C’est tout simplement comme ça, cela vient des gènes. Cela me fait penser à
ce dicton de chez nous qui dit :’si un jour je deviens comme ma mère ou comme mon père,
alors, bon, débarrassez-vous de moi’ ou quelque chose comme ça. Toutes ces choses sont,
comme on dit, ‘prédéterminées génétiquement’ ».
La boulangère :
« Parce que selon ce qu’on en entend dire, et d’après ce que j’en sais et ce que j’en pense,
certaines choses appelées des gènes, peuvent être transformées. Et quand on intervient dans
ces choses, c’est de la manipulation…Comment cela se fait ? Euh… Non, là-dessus, je ne sais
rien. Est-ce que c’est par le sang ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais pas. Non, je n’ai
aucune idée comment ils s’y prennent. Tout ce que je peux en dire est que c’est vraiment
intéressant. Oui, je trouve vraiment intéressant de lire des articles là-dessus et surtout
d’entendre des explications à la télévision sur ce qu’on arrive à faire avec les gènes.
Comment on fait cela? Encore une fois, je ne sais pas, moi. Ceux qui savent, eh bien ce sont
ceux qui font de la recherche génétique. Et la recherche génétique, euh, si vous posez aux
gens la même question qu’à moi, si vous leur demandez ‘Qu’est-ce que la recherche
génétique ?’ eh bien ils vous répondront ‘La recherche génétique, c’est pour modifier les
gènes, c’est de la manipulation’. Modification, manipulation, voilà les mots… La recherche,
c’est pour modifier quelque chose. Quant à savoir exactement ce qui est modifié et où… ou
combien de temps durent ces modifications? Avec quoi, avec quels moyens on les réalise? À
mon avis, personne ne pourra en dire grand-chose. Là-dessus, on est tout simplement pas
assez informé ».
Les associations d’idées que font surgir les « gènes » ressemblent aux figures à deux faces
du dieu Janus. Une des faces est tournée vers un domaine de significations centrées sur les
concepts d’ « héritage » d’un patrimoine donné et l’autre, sur celui de « manipulation », de la
transformation volontaire, par la science, de ce donné . Autrement dit, une des faces du Janus
génétique nous parle de parenté, d’origines, d’histoires de famille et l’autre de bébés-
éprouvette, de maïs transgénique, de clones, de recherche génétique et de restructuration de
l’humain. La première face nous remet à la perception du « Moi » et du « Toi » et de
l’existence vécue. L’autre face nous parle de manipulations, de laboratoire et de scénarios
aussi prometteurs qu’angoissants. Le domaine sémantique de l’ « héritage » s’ancre dans le
passé familial, dans ce qu’on est devenu personnellement. Au contraire, l’idée de
« manipulation » a pour enjeu le futur de l’humain en soi. Le mot gène permet ainsi de
confondre dans un seul souffle ce qui est porteur de sens et ce qui relève de la fiction, d’une
part, des expériences personnelles concrètes et de l’autre, des on-dit à connotations
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scientifiques ; ce mot réalise la prouesse d’amalgamer des morceaux de savoirs empiriques
avec des reflets abstraits de représentations scientifiques de la réalité. Qu’est donc ce mot
capable de danser sur deux scènes conceptuelles opposées et de passer de l’une à l’autre sans
même un claquement de langue? Son surgissement dans la langue courante permet de
condenser en une coquille de noix verbale des perceptions familières et de l’inconcevable.
Commentons d’abord les associations relatives à l’hérédité. Que veut dire la coiffeuse
quand elle reprend l’expression de « prédéterminé génétiquement» ? Comme le feront
d’autres habitants de Heudorf, elle indique par là que, pour elle, le gène se réfère à quelque
chose de « donné », un « ça » que l’on porte dans son corps, « depuis le début », qui vient
« des gènes du père ». Il faut s’y résigner, « c’est comme ça ».
Encore la coiffeuse :
« Voici comme je me représente les choses : si maintenant je suis assise avec vous ici, dans
cette posture-ci, cela me vient de mon père et de ma mère. Et parce que je tiens quelque chose
de chacun d’eux, moi, je suis comme un pot dans lequel on aurait vidé tout cela. On remue les
gènes, et me voilà. Voilà Marie-Sophie … qui est assise comme cela. Un peu de ceci, un peu
de ça : coucou me voilà ! Et pour quelqu’un qui aurait connu les parents de mes parents, et
peut-être leurs grands-parents, le mélange que je suis deviendrait une soupe de morceaux
d’arbre généalogique. De chacun des parents, de chaque aïeul, de chaque aïeul d’aïeul, j’ai
hérité quelque chose. Justement, voyez la couleurs de mes cheveux : du vrai blond, du naturel
et ça ne vient ni de ma mère ni de mon père. Il paraît que cela vient d’un aïeul du côté
paternel ».
Au tour de la boulangère de nous dire comme elle voit, elle, l’hérédité génétique :
« Tout ce que je sais, c’est qu’on hérite tout : la couleur des cheveux, celle des yeux, la
taille, les gestes, tout ce qui permet de nous identifier. ‘Elle a la couleur des cheveux de sa
grand-mère, les yeux bleus du grand-père’…oui, tout cela, que sait la sagesse populaire : ce
qu’on hérite des ses parents et aïeuls, c’est comme quand on hérite une maison : c’est donné.
Mais ce n’est pas un cadeau comme un autre, que l’on pourrait transmettre à quelqu’un
d’autre en lui disant : ‘tiens, prends-le’, un cadeau reçu, comme cette montre, que je pourrais
vous donner en héritage en vous disant : ´donnez-la un jour à votre fils’. Non non, ici le
« cadeau », c’est un paquet de caractéristiques internes d’un être humain auxquelles on ne
peut rien changer ».
Ici s’exprime une compréhension de l’hérédité saturée d’expérience : Marie-Sophie se
tortille sur sa chaise, exactement comme le faisait son père, elle a reçu cela de lui au berceau.
Quand le mot « gène » surgit dans une conversation, c’est presque toujours au sens proverbial
de transmission de parents à enfants d’un « être ainsi » physique et spirituel : la transmission
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