Le non personnage,
l'abstraction,
chez Samuel Beckett
ou la recherche du corps
L’expérience théâtrale de Beckett est aussi une exploration de tous
les moyens techniques mis à sa disposition. Déjà, dans La dernière
bande, 1958, il utilise le magnétophone pour traduire le
dédoublement du sujet: Krapp, gure de l’écrivain, écoute sa propre
voix comme si c’était celle d’un autre. Alors pourquoi ne pas utiliser
les outils actuels? Beckett explore jusqu’à leur réduction extrême les
possibilités de la forme théâtrale. Il joue avec les possibles de la
parole et du jeu pour les ramener à l’épure. Il démembre, en quelque
sorte, le corps de la représentation théâtrale dont il sépare les
éléments. Il opère aussi souvent la disjonction du corps et de la voix.
Le corps en scène de May (M) et la voix de femme sont séparés, dans
Pas. Beckett disait de Pas "comprenne qui peut". Amy et May, May
est Amy. Dans Pas moi, la parole a cessé de se nouer à des gestes, de
s’appuyer sur des objets et des mouvements. Il ne reste plus que la
voix, sortie d’une bouche occupant toute la scène, et qui s’agrippe à
son histoire. Le théâtre est alors minimal, réduit au travail de la
bouche qui profère. Impressionné par le souvenir visuel de La
Décollation de Saint-Jean Baptiste, peinte par le Caravage, Beckett a
retenu cette tête saisissante détachée du corps, pour en faire, dans
un puissant clair-obscur, l’objet de la scène théâtrale. Cette parole
pour tuer le temps, pour ne pas être tuée par le temps. Cette bouche
est dérangeante, obscène, et déjà lors de la création Beckett avait
utilisé un néon sous la bouche de la comédienne pour mettre en
avant cet organe. D'où la confortation dans l'idée que cette bouche
lmée et projetée sur grand écran allait dans la lignée des volontés de
l'auteur. Pour Cascando, le personnage physique n'est que l'ouvreur
et les personnages narratifs sont deux boites dont les sons, musique
et voix, sortent. Dans les courtes pièces, ces fragments de théâtre,
les «gures» (car il ne s'agit plus là de personnages) ne se livrent plus
qu’aux jeux spasmodiques d’une mémoire désœuvrée. Le théâtre se
joue dans la montée du dire, dans une respiration des mots qui, à la
limite extrême, se confond avec la musique du soue. Exercice de
haut vol que celui de l’interprète beckettien. La partition est serrée,
exigeante, le comédien rejoint le musicien. Beckett est beaucoup
moins préoccupé d’un discours métaphysique que d’une physique de
la scène. Le paroxysme du non personnage est atteint dans Soue,
respiration qui met en lumière la vision chaotique du monde selon
Beckett. N’a-t-il pas dit : « Le mot clé de mes pièces est : peut-être »?
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