JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES 5
songe à la composition des comités d’éthique (par exemple le Comité National Consultatif
d’Ethique) : composés pour une grande part de scientifiques et de spécialistes, ils émettent des
recommandations qui concernent pourtant l’ensemble des citoyens ; une telle situation est
certainement inévitable étant donnée la complexité grandissante des problèmes mais le risque est
de voir peu à peu la population dépossédée de son droit de regard et de son pouvoir de décision
au profit des experts8.
D’autres questions se posent face au progrès scientifique et technique. On sait que les ressources
naturelles sont limitées et que le rythme de consommation actuel est susceptible de les épuiser
irrémédiablement : n’achetons-nous pas notre confort à un prix beaucoup trop élevé ? Notre
confort actuel n’a-t-il pas pour prix une dégradation des conditions de vie dans un futur plus ou
moins proche ? On peut également se demander par quel moyen il sera possible d’enrayer un
processus qui s’apparente grandement à une fuite en avant : devra-t-on mettre un frein au
développement scientifique et technique, revenir à un mode d’exploitation des ressources
naturelles moins contraignant, afin de sauver ce qui peut encore l’être ? Devra-t-on, au contraire,
prôner le maintien de ce développement et postuler que la solution à ces problèmes ne saurait
être que scientifique et technologique ?9
Les interrogations soulevées par le développement de la technoscience sont innombrables.
L’amélioration de l’espérance de vie est certes l’une des grandes conquêtes de la science
contemporaine, mais ne porte-t-elle pas en elle l’annonce d’une dislocation des structures sociales
et familiales ? L’élevage a fait énormément de progrès, mais était-il véritablement souhaitable de
rendre des bovidés carnivores ou de nourrir des volailles avec leurs propres déjections ? Avons-
nous véritablement besoin de brebis clonées ou d’organismes génétiquement modifiés ? Les
souffrances infligées aux animaux dans les élevages industriels sont-elles éthiquement
acceptables10 ? Qu’en est-il des mouches à trois paires d’ailes, des porcs et des souris
transgéniques ? Le génie génétique est porteur d’espoirs fantastiques mais il cristallise -
malheureusement parfois à juste titre - tout un ensemble de craintes : contrôle des populations,
ségrégation génétique, eugénisme, etc.
On l’aura compris, malgré l’attirance qu’elle suscite la technoscience présente un côté obscur. La
multiplication des ‘affaires’ et des catastrophes écologiques a contribué à forger l’idée d’une
science triomphante mais malade de son succès11. L’attirance naturelle que nous éprouvons tous
à l’égard de la technoscience s’arrête bien souvent au seuil de l’éthique : toutes les avancées
scientifiques sont-elles moralement légitimes ? Une possibilité de fait entraîne-t-elle une possibilité
de droit ? On connaît la célèbre boutade « jusqu’où peut-on aller trop loin ? » et on peut en sourire.
8 Situation que Jean-Marc Lévy-Leblond exprime ironiquement : « Comment ne pas voir l’ironie de la
situation : les scientifiques enfin effrayés par les conséquences de leurs découvertes se tournent vers les
politiques pour quémander, et bientôt exiger, des règles du jeu ; les politiques, paniqués par leur
incompétence, confient l’étude de la question aux experts… scientifiques qui dominent largement les
diverses instances éthiques actuelles » (La Pierre de touche, Paris, Gallimard, 1995).
9 Ces interrogations sont d’autant plus cruciales que, pour l’instant, seuls quelques pays bénéficient des
fruits du progrès technoscientifique : les conséquences d’une extension du mode de vie occidental à
l’ensemble de la planète pourraient être désastreuses (effet de serre, pollution industrielle, disparition des
ressources, etc.).
10 Cf. Florence Burgat, « L’oubli de l’animal », Manières de voir, n° 38, , pp. 18-19. Voir également son
ouvrage Animal mon prochain, Paris, Odile Jacob, 1997.
11 On trouvera une description particulièrement bien documentée de ce malaise dans « Ravages de la
technoscience », Manière de voir, n° 38, mars-avril 1998. On peut citer pour mémoire ce qu’écrit Jacques
Testart dans son ouvrage Pour une Éthique planétaire, Paris, Mille et Une Nuits, 1999, p. 47 : « Dans
chaque stage de ce qu’on désigne a priori comme progrès on retrouve, à côté de bénéfices humains, parfois
conséquents, mais souvent négligeables, de tels effets pervers qui semblent en être constitutifs. Or, il est
devenu indécent de critiquer les moteurs du “progrès” comme si cette critique devenait inaudible parce qu’il
n’est pas d’autre perspective que celle de courir toujours plus vite que le voisin. Cette pauvreté de la
réflexion sur le sens de la vie humaine, réduite à un projet animal dans un schéma darwinien, est renforcée
par la convention tragique que les humains entretiennent avec le “progrès”. C’est ainsi que les
“programmes” politiques sont surtout des promesses d’enrayer les malheurs en accélérant encore la
machine qui les provoque. Et que tout candidat à une position responsable doit se montrer débarrassé des
pesanteurs juvéniles qui résistent à la rigueur des exigences du progrès ».