REGARDS CROISÉS SUR L`ÉTHIQUE

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REGARDS CROISÉS SUR L’ÉTHIQUE
Chapitre 15
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE
DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
Laurent Rollet
Institut national des sciences appliquées de Lyon
« La seule raison pour laquelle la vie sur d’autres planètes est probablement
éteinte, c’est que leurs chercheurs étaient en avance sur les nôtres » 1.
Notre époque tient l’éthique en haute estime. Dans tous les champs d’activité fleurissent
aujourd’hui des éthiques particulières (éthique financière, bioéthique, etc.) qui entretiennent des
rapports complexes avec la morale traditionnelle. De tous côtés, on assiste à des tentatives
hâtives pour édicter des règles éthiques et juridiques définissant les limites de l’action humaine, en
particulier dans des domaines frappés par une accélération scientifique et technique sans
précédent. L’exceptionnel foisonnement de discussions (sur les OGM, la mondialisation, le
nucléaire) et la formulation incessante de nouveaux principes d’action ou de régulation de l’action
(principe de précaution, de prudence ou de responsabilité) témoignent de la grande vitalité du
questionnement éthique en cette fin de millénaire. D’aucuns salueront ce sursaut éthique, même
imparfait, et y verront le signe d’un renouveau. Ils mettront en avant la nécessité d’adapter les
normes à l’action dans le monde et insisteront sur une diversité des pratiques qui induit fatalement
la diversité des instances de régulation éthique. D’autres verront dans cette valse des éthiques le
signe de la superficialité contemporaine et critiqueront la volonté d’écarter du champ de la
réflexion morale les grandes traditions de la pensée philosophique. Ils s’inquiéteront ainsi de la
disparition du terme de « morale » — jugé ‘vieillot’ — et critiqueront, peut-être à juste titre,
l’instrumentalisation de la morale affichée par certains penseurs contemporains.
En matière d’éthique, les choses sont rarement simples. Le débat sur l’inflation du discours
éthique l’illustre de manière exemplaire. De part et d’autre les questions sont en effet
nombreuses : peut-on soumettre l’éthique à l’improvisation et au bricolage de fortune ? Quelle peut
être la valeur d’éthiques régionales et parcellaires ? Parler d’éthique à tout bout de champ n’induitil pas un appauvrissement de la réflexion morale ? Inversement, quelle peut être la valeur pratique
de maximes éthiques qui se poseraient comme universelles ? Comment empêcher la réflexion
éthique de s’enferrer dans un discours idéaliste, certes satisfaisant sur le plan intellectuel et
philosophique, mais incompatible avec l’action ? Ange et démon, idéalisme et utilitarisme… tels
semblent être, dans une première approche, les deux pôles opposés du champ éthique : d’un côté
des prescriptions universelles séduisantes, mais inapplicables car trop contraignantes ; d’un autre
côté des solutions ponctuelles peu contraignantes mais qui laissent parfois un arrière goût amer.
Comme le remarque Jean-Jacques Wunenburger,
« L’histoire de la philosophie morale nous livre un spectre éclectique de démarches. À un
extrême elle confine à la sagesse pratique, en formulant avant tout des principes de vie, des
règles, voire des conseils, pour aider l’homme à bien agir et à mieux vivre. À l’autre extrême, la
philosophie morale, proprement dite, se propose de dégager, méthodiquement, les conditions
1
Cité dans Gérard Toulouse, L’Éthique des sciences, Paris, Hachette, 1998.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
2
générales qui permettent à l’homme de bien agir, sans se soucier d’une application concrète à
l’expérience »2.
Autrefois séparées, science et technique sont maintenant unies sous la dénomination de
technoscience. Ce terme renvoie à deux réalités complémentaires : d’une part, la participation de
plus en plus active des techniciens (au sens large) dans le processus de recherche scientifique ;
d’autre part, la contribution essentielle de la science à la plupart des grandes innovations
techniques contemporaines (l’ordinateur, l’énergie nucléaire, etc.). Le XXe siècle a été marqué par
une accélération scientifique et technique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Cette
accélération ne s’est pas toujours faite sans heurts et certains accidents de parcours ont justifié
l’émergence d’un grand nombre de questionnements éthiques et philosophiques sur le progrès
scientifique et technique. L’objet de cet article est précisément de proposer quelques éléments de
réflexion sur ce sujet complexe.
La citation placée en exergue permet d’emblée d’entrer dans le cœur du sujet : la science et la
technique sont-elles les meilleures amies de l’homme ? Le développement scientifique et
technique est-il nécessairement orienté vers le bien ? Il est évident que ces deux questions forcément triviales - ne peuvent en aucun cas appeler des réponses bien tranchées. Répondre par
l’affirmative est problématique car il est indéniable que la science et la technique ont été
impliquées dans quelques-unes des plus grandes catastrophes du XX e siècle. Les exemples sont
suffisamment connus pour qu’on ne s’attarde pas : le premier bombardement aux gaz à Ypres
durant la première guerre mondiale, la participation active des savants (techniciens, ingénieurs,
médecins, chercheurs) à l’entreprise d’extermination nazie, les bombardements nucléaires
d’Hiroshima et Nagasaki, le scandale de la thalidomide dans les années soixante, l’explosion de
l’usine de Bhopal en 1984, l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986, le naufrage
de l’Erika… Cependant, répondre négativement est tout aussi discutable. Peut-on rejeter en effet
l’extraordinaire confort d’existence dont jouissent les citoyens des sociétés industrialisées ? Il ne
semble guère pertinent de mettre en doute les avancées de la médecine, la progression de
l’espérance de vie ou l’éradication de maladies meurtrières. Et on n’imagine guère abandonner
tous les petits riens qui améliorent le quotidien : le chauffage domestique, l’eau courante,
l’électricité, la voiture, le téléphone…
On l’aura compris, le champ éthique ne fonctionne pas selon une logique binaire : les portes n’y
sont pas ouvertes ou fermées, mais peuvent être entrouvertes ; les chats n’y sont pas blancs ou
noirs, mais peuvent être gris. De la même manière, science et technique ne sont pas foncièrement
bonnes ou mauvaises. Il ne sera pas question d’ajouter ici une nouvelle pièce au débat sur
l’inflation du discours éthique ; il ne sera pas non plus question de proposer un nouveau système
théorique permettant de dépasser la tension classique entre universalisme et réductionnisme. Plus
modestement, notre ambition sera d’ordre pédagogique et s’appuiera sur notre expérience
d’enseignement dans ce domaine. Les questions qui guideront implicitement notre propos seront
donc les suivantes : comment sensibiliser un public hétérogène au questionnement sur les
implications éthiques du progrès scientifique et technique ? Par où commencer ? Quel
cheminement suivre ?
Voici par conséquent un itinéraire possible au sein du territoire de l’éthique technoscientifique. Il se
décomposera en trois étapes : dans un premier temps nous nous intéresserons aux réactions
ambivalentes que suscite la technoscience. Dans un second moment, nous mettrons en évidence
les racines historiques et philosophiques du questionnement éthique contemporain à l’égard de la
science et de la technique ; enfin, lors d’une troisième étape nous porterons notre attention sur la
technophobie et la technophilie, deux dimensions essentielles de l’éthique scientifique et
technique. Chemin faisant nous rencontrerons différentes thématiques qui se rattachent à l’éthique
des sciences : la place de la technoscience dans la société contemporaine, les responsabilités qui
incombent à ses acteurs, le partage des savoirs, la valeur attachée au travail…
2
Jean-Jacques Wunenburger, Questions d’éthique, Paris, PUF, 1993, p. XII. Notons également ce qu’il écrit
à propos de la difficulté de marier harmonieusement, dans le questionnement éthique, la pratique morale
concrète et la philosophie morale théorique : « Il s’agit donc de se tenir dans l’intervalle qui sépare la
position de la morale dogmatique, qui consiste à dire ce qu’il faut faire concrètement, et la position réflexive,
qui ne s’interroge que sur les conditions générales, à partir desquelles on doit agir ; ce va-et-vient entre le
vécu et son interprétation doit permettre ainsi d’approcher au mieux la richesse de l’analyse philosophique
tout en la discriminant de ce qui ne fait que l’imiter » (pp. XII-XIII).
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
I.
3
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA TECHNOSCIENCE
L’opposition attraction-répulsion fonctionne à plein lorsqu’il s’agit d’apprécier le développement
technoscientifique.
1. Attraction
De Galilée à Einstein, la science a pu montrer la fécondité de sa démarche à travers une multitude
de théories et de découvertes qui ont contribué à forger une conception scientifique du monde.
Étroitement associée à la science, la technique n’a, quant à elle, cessé de progresser depuis la
Révolution Industrielle ; la rationalisation des conditions de conception et de production a permis la
diffusion d’un nombre considérable d’objets techniques qui ont profondément modifié la vie
quotidienne de tout un chacun. Du sport à la méditation, de la relaxation à la pédagogie, la plupart
des activités sont devenues techniques en un double sens : elles peuvent d’une part faire appel à
un nombre grandissant d’objets techniques et d’outils ; elles se fondent d’autre part sur une
rationalisation de leur méthode qui vise la plus grande efficacité. De fait la technoscience se trouve
dotée d’une grande autorité, comme le montrent ces quelques exemples : la résolution des grands
problèmes sociaux, économiques, politiques et techniques contemporains est le plus souvent
confiée à des experts scientifiques (hommes de science, techniciens, ingénieurs, spécialistes
d’une discipline) ; dans la plupart des pays industrialisés, on mise sur une relance de la croissance
et de l’emploi grâce au développement scientifique et technique ; le réseau internet, l’une des
grandes réussites technologiques de ce siècle, est présenté comme un outil révolutionnaire
capable non seulement de doper l’économie mondiale (la nouvelle économie) mais également de
révolutionner profondément les rapports humains et d’améliorer le sort de l’humanité ; enfin, la
publicité a depuis bien longtemps pris possession de la science et de son vocabulaire : le moindre
produit de consommation courante étant présenté comme le fruit de recherches technologiques de
longue haleine.
La technoscience séduit et attire : par ses multiples réussites, elle renvoie l’image d’une humanité
qui parvient à s’affranchir des limitations inhérentes à sa condition et à imposer sa loi sur la nature.
Garante de l’objectivité et de la rationalité, elle peut ainsi être présentée comme un instrument de
pouvoir au service de l’homme. Il n’est donc pas étonnant de constater que certains penseurs
défendent l’idée d’une science conçue comme un vecteur essentiel du progrès social et moral de
l’humanité. On trouve par exemple ce type de conception dans les écrits des grands penseurs du
positivisme (Auguste Comte, Ernest Renan ou Marcellin Berthelot). Voici un échantillon
représentatif de la prose incomparable du chimiste Marcellin Berthelot :
« Quant à nous autres savants, nous sommes les vrais amis du peuple, parce que nous
sommes, par conviction et par éducation, les esclaves de la loi scientifique, qui est en train de
changer le monde. Elle métamorphose l’humanité, à la fois en améliorant la condition matérielle
des individus, si humbles et si misérables qu’ils soient ; en développant leur intelligence ; en
détruisant à mesure les organismes économiques transitoires qui les oppriment, et auxquels on
avait prétendu les enchaîner ; enfin et surtout, en imprimant dans toutes les consciences la
conviction morale de la solidarité universelle, fondée sur le sentiment de nos véritables intérêts
et sur le devoir impératif de la justice. La science domine tout : elle rend seule des services
définitifs. Nul homme, nulle institution désormais n’aura une autorité durable s’il ne se conforme
à ses enseignements »3.
Notons que cet optimisme à l’égard de la science et de la technique trouve son origine dans les
profonds bouleversements, scientifiques, philosophiques et culturels de la Renaissance et de
l’époque moderne. Bacon, Descartes, d’Alembert, Diderot ont largement contribué à forger une
forme d’humanisme technophile qui a perduré jusqu’à notre époque, à travers la glorification du
progrès technique et le discours des vulgarisateurs scientifiques.
3
Marcellin Berthelot, Science et morale, Paris, Calmann-Lévy, 1897.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
4
2. Répulsion
On ne peut nier ni la réalité du progrès scientifique ni les bienfaits qu’il apporte. En revanche, ce
progrès n’est pas sans susciter de légitimes interrogations. Commençons par l’univers des
machines : l’amélioration constante et l’envahissement des machines ne nous transforme-t-il pas
en esclaves de la technique ? Le confort apporté par les objets techniques ne s’achète-t-il pas au
prix de la perte de notre autonomie ? Avons-nous réellement besoin de tous les produits que la
sphère technico-économique est capable de construire (et de vendre, grâce à des techniques
parfaitement éprouvées)4 ? Au-delà de ces questions, on peut également s’interroger sur les tics et
les comportements compulsionnels induits par la possession de certains objets techniques,
comme le téléphone mobile ou la voiture. Le monde de la création publicitaire est passé maître
dans la formulation de slogans humanistes à vocation universelle ; qui songerait par exemple à
remettre en question une proposition comme « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par
tous »5 ? Pourtant, le pas qui sépare le slogan de la réalité semble énorme : à l’heure actuelle,
seuls les pays industrialisés ont accès à l’univers bienfaisant des machines et aux progrès de la
médecine. Que vaut un tel slogan dans des pays du tiers-monde où les besoins premiers
(survivre, se nourrir, se vêtir) ne sont même pas satisfaits ? Que vaut-il dans les pays développés
où l’écart entre riches et pauvres se creuse de manière inquiétante ? La technologie y est certes
accessible mais elle a un prix que les populations précarisées ne peuvent généralement pas
acquitter. Ce qui est valable pour l’univers des objets techniques l’est aussi pour celui des
connaissances qui le font exister. Nombreux sont les auteurs qui pensent que l’accélération
technoscientifique creuse un écart de plus en plus grand entre les spécialistes et le grand public.
On connaît la formule de Bacon « Savoir c’est Pouvoir » ; dans une interprétation sommaire et
charitable on peut considérer qu’elle affirme simplement la supériorité de la connaissance sur
l’ignorance6. Pourtant, sous la plume d’un auteur comme Jacques Ellul, elle prend un sens
beaucoup plus négatif :
« Actuellement les Aristoï sont ceux qui ont la plus grande compétence technicienne, les plus
aptes à multiplier applications et effets de ces techniques […] Nos aristocrates sont ceux qui,
chacun dans son secteur, sont capables de faire fonctionner les techniques les plus complexes
et les plus « sophistiquées », en même temps que d’en promouvoir le développement. C’est
pour eux que la fameuse formule selon laquelle le Savoir c’est le Pouvoir est exacte. Elle est
évidemment fausse pour celui qui a un savoir en grec ou en droit romain : ce savoir ne donne
aucun pouvoir (sinon de faire passer des examens !). Mais le savoir est identifié au pouvoir
dans toute la technique. Car il ne faut jamais oublier que celle-ci n’a pas d’autre objectif que
d’accroître le pouvoir. Celui qui a le savoir technique dans n’importe quelle branche a le
pouvoir. Celui qui n’a pas ce savoir technique n’a aucun pouvoir, fût-il premier ministre ou
général. […] Nous sommes ici en présence de la réalisation de la Méritocratie, mais dans un
sens très rigoureux. Car si l’on ne supporte pas l’erreur de l’homme politique, celle du
technicien est toujours évacuée. […] Les aristocrates ne peuvent jamais être tenus pour
responsables. Qui les jugerait ? […] C’est en effet une des caractéristiques de l’aristocratie :
l’aristocrate est au-dessus des lois. Le technocrate aussi »7.
La question que pose Ellul est la suivante : qui possède le pouvoir de décision dans une société
de plus en plus habitée par la science et la technique ? Ce n’est certainement pas l’homme de la
rue, étant donné le fossé grandissant qui le sépare de la communauté scientifique et technique.
Ce n’est pas non plus l’homme politique puisque, même élevées, ses compétences ne peuvent
s’étendre à tous les domaines. Selon Ellul, le véritable aristocrate contemporain c’est le
technocrate, c’est-à-dire celui possède une compétence et un savoir technique. On peut certes
critiquer le caractère extrême de ces propos. Ils n’en demeurent pas moins d’actualité lorsqu’on
4
« L’homme de Science le sait bien, lui, que, sans la Science, l’homme ne serait qu’un stupide animal
sottement occupé à s’adonner aux vains plaisirs de l’amour dans les folles prairies de l’insouciance, alors
que la Science, et la Science seule, a pu, patiemment, au fil des siècles, lui apporter l’horloge pointeuse et le
parcmètre automatique sans lesquels il n’est pas de bonheur terrestre possible » (Pierre Desproges, Vivons
heureux en attendant la mort, Paris, Seuil, 1983, p. 123).
5
Il s’agit là de l’argument publicitaire de la SNCF.
6
Inutile de préciser que nous sortons cette formule de son contexte. Pour une analyse plus conforme à
l’esprit et à la lettre, cf. la citation de Gilbert Hottois page 8.
7
Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1987.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
5
songe à la composition des comités d’éthique (par exemple le Comité National Consultatif
d’Ethique) : composés pour une grande part de scientifiques et de spécialistes, ils émettent des
recommandations qui concernent pourtant l’ensemble des citoyens ; une telle situation est
certainement inévitable étant donnée la complexité grandissante des problèmes mais le risque est
de voir peu à peu la population dépossédée de son droit de regard et de son pouvoir de décision
au profit des experts 8.
D’autres questions se posent face au progrès scientifique et technique. On sait que les ressources
naturelles sont limitées et que le rythme de consommation actuel est susceptible de les épuiser
irrémédiablement : n’achetons-nous pas notre confort à un prix beaucoup trop élevé ? Notre
confort actuel n’a-t-il pas pour prix une dégradation des conditions de vie dans un futur plus ou
moins proche ? On peut également se demander par quel moyen il sera possible d’enrayer un
processus qui s’apparente grandement à une fuite en avant : devra-t-on mettre un frein au
développement scientifique et technique, revenir à un mode d’exploitation des ressources
naturelles moins contraignant, afin de sauver ce qui peut encore l’être ? Devra-t-on, au contraire,
prôner le maintien de ce développement et postuler que la solution à ces problèmes ne saurait
être que scientifique et technologique ?9
Les interrogations soulevées par le développement de la technoscience sont innombrables.
L’amélioration de l’espérance de vie est certes l’une des grandes conquêtes de la science
contemporaine, mais ne porte-t-elle pas en elle l’annonce d’une dislocation des structures sociales
et familiales ? L’élevage a fait énormément de progrès, mais était-il véritablement souhaitable de
rendre des bovidés carnivores ou de nourrir des volailles avec leurs propres déjections ? Avonsnous véritablement besoin de brebis clonées ou d’organismes génétiquement modifiés ? Les
souffrances infligées aux animaux dans les élevages industriels sont-elles éthiquement
acceptables10 ? Qu’en est-il des mouches à trois paires d’ailes, des porcs et des souris
transgéniques ? Le génie génétique est porteur d’espoirs fantastiques mais il cristallise malheureusement parfois à juste titre - tout un ensemble de craintes : contrôle des populations,
ségrégation génétique, eugénisme, etc.
On l’aura compris, malgré l’attirance qu’elle suscite la technoscience présente un côté obscur. La
multiplication des ‘affaires’ et des catastrophes écologiques a contribué à forger l’idée d’une
science triomphante mais malade de son succès11. L’attirance naturelle que nous éprouvons tous
à l’égard de la technoscience s’arrête bien souvent au seuil de l’éthique : toutes les avancées
scientifiques sont-elles moralement légitimes ? Une possibilité de fait entraîne-t-elle une possibilité
de droit ? On connaît la célèbre boutade « jusqu’où peut-on aller trop loin ? » et on peut en sourire.
8
Situation que Jean-Marc Lévy-Leblond exprime ironiquement : « Comment ne pas voir l’ironie de la
situation : les scientifiques enfin effrayés par les conséquences de leurs découvertes se tournent vers les
politiques pour quémander, et bientôt exiger, des règles du jeu ; les politiques, paniqués par leur
incompétence, confient l’étude de la question aux experts… scientifiques qui dominent largement les
diverses instances éthiques actuelles » (La Pierre de touche, Paris, Gallimard, 1995).
9
Ces interrogations sont d’autant plus cruciales que, pour l’instant, seuls quelques pays bénéficient des
fruits du progrès technoscientifique : les conséquences d’une extension du mode de vie occidental à
l’ensemble de la planète pourraient être désastreuses (effet de serre, pollution industrielle, disparition des
ressources, etc.).
10
Cf. Florence Burgat, « L’oubli de l’animal », Manières de voir, n° 38, , pp. 18-19. Voir également son
ouvrage Animal mon prochain, Paris, Odile Jacob, 1997.
11
On trouvera une description particulièrement bien documentée de ce malaise dans « Ravages de la
technoscience », Manière de voir, n° 38, mars-avril 1998. On peut citer pour mémoire ce qu’écrit Jacques
Testart dans son ouvrage Pour une Éthique planétaire, Paris, Mille et Une Nuits, 1999, p. 47 : « Dans
chaque stage de ce qu’on désigne a priori comme progrès on retrouve, à côté de bénéfices humains, parfois
conséquents, mais souvent négligeables, de tels effets pervers qui semblent en être constitutifs. Or, il est
devenu indécent de critiquer les moteurs du “progrès” comme si cette critique devenait inaudible parce qu’il
n’est pas d’autre perspective que celle de courir toujours plus vite que le voisin. Cette pauvreté de la
réflexion sur le sens de la vie humaine, réduite à un projet animal dans un schéma darwinien, est renforcée
par la convention tragique que les humains entretiennent avec le “progrès”. C’est ainsi que les
“programmes” politiques sont surtout des promesses d’enrayer les malheurs en accélérant encore la
machine qui les provoque. Et que tout candidat à une position responsable doit se montrer débarrassé des
pesanteurs juvéniles qui résistent à la rigueur des exigences du progrès ».
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
6
Il n’empêche… Le simple fait que ce type de question puisse être posé est en soi inquiétant et
traduit l’existence d’un malaise profond.
II.
MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
Dans une conférence prononcée en 1959, le scientifique et écrivain C. P. Snow formula le constat
d’une division de la société contemporaine en deux cultures : d’une part, la culture traditionnelle,
principalement littéraire, centrée sur l’écrit et valorisant l’étude du passé ; d’autre part, la culture
scientifique et technique, attachant moins de valeur à l’écrit et valorisant avant tout l’action dans le
monde et la transformation future des conditions de vie humaine. Il remarquait que pour les
partisans de la culture littéraire, il ne pouvait en aucun cas être question de deux cultures puisque science et technique sont de l’ordre de l’application et sont incapables de délivrer aucun
sens - et il en appelait à une prise en considération de la dimension culturelle de la science. Dans
sa conférence, Snow relatait une anecdote qui résumait parfaitement cette incompréhension entre
les ‘littéraires’ et les ‘scientifiques’ :
« À un pôle, nous avons les littéraires, qui se sont mis un beau jour, en catimini, à se qualifier
d’“intellectuels” tout court, comme s’ils étaient les seuls à avoir droit à cette appellation. Je me
rappelle avoir entendu G. H. Hardy [qui était mathématicien] – c’était durant les années trente –
me demander d’un ton légèrement perplexe : “Avez-vous remarqué l’emploi que l’on fait
aujourd’hui du mot « intellectuel” ? Il semble correspondre à une définition nouvelle qui ne
s’applique en tout cas ni à Rutherford, ni à Eddington, ni à Dirac, ni à Adrian, ni à moi. C’est
assez curieux, vous ne trouvez-pas ? »12.
La conférence de Snow fit l’objet de nombreuses controverses et contribua à poser les bases des
débats contemporains sur la valeur de la science et de la technique. Snow mettait en évidence de
façon particulièrement claire deux éléments essentiels pour la question qui nous intéresse : d’une
part, la présence d’un profond courant technophobe au sein la culture traditionnelle ; d’autre part,
la domination très nette de cette culture traditionnelle technophobe durant des siècles. Une telle
situation est particulièrement nette si l’on s’intéresse à la philosophie de la technique et à
l’évolution des rapports entre science et technique.
1. L’exemple de Platon
On sait que les penseurs de l’antiquité grecque tenaient la technique en piètre estime. Focalisonsnous sur le cas de Platon. Certes les textes platoniciens abondent de métaphores et de
comparaisons mettant en scène des procédés de technicien. Dans le Banquet, Aristophane décrit
la création des hommes à partir de l’unité primitive à l’aide d’un instrument semblable à celui du
cordonnier (191a) ; dans le Phèdre, le dialecticien est comparé au boucher que son art rend
capable de découper la viande selon les articulations naturelles (265e) ; enfin dans le Timée la
formation du monde par le démiurge rappelle l’opération d’un artisan. Certes, on trouve également
des appréciations très fines de la technique : dans le Sophiste, Platon utilise l’exemple de la pêche
pour mettre en évidence une division dialectique des techniques en arts de production – consistant
à faire venir à l’existence des choses qui n’existaient pas avant - et en arts d’acquisition –
consistant à acquérir par la parole ou l’action des choses existantes et déjà faites ; dans le même
esprit, on trouve dans le Politique une définition de l’art de gouverner par analogie avec l’art du
tissage13. Cependant, lorsqu’il est question d’évaluer la technique et les techniciens, Platon donne
un parfait exemple des conceptions et des préjugés en vigueur à son époque. La cité
platonicienne idéale ne place pas, loin s’en faut, le technicien au sommet de la hiérarchie sociale.
12
C. P. Snow, The Two Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, 1959. Cité d’après l’édition
française, Les deux Cultures , Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968, p. 15. Snow énonçait cette situation de
blocage en ces termes (p. 17) : « Les non-scientifiques sont fermement convaincus que les scientifiques
n’ont aucune conscience de la condition humaine et que leur optimisme est un optimisme de surface. Les
scientifiques, de leur côté, croient que les intellectuels littéraires sont des gens aux vues courtes,
singulièrement indifférents à leurs semblables, foncièrement anti-intellectuels et soucieux de réduire l’art et
la pensée au moment existentiel ».
13
Pour une analyse plus complète, cf. J. Y. Goffi, Philosophie de la technique, Paris, PUF, 1988.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
7
Dans le Phèdre, Socrate opère une distinction entre neuf genres de vie et il classe la vie de
l’artisan en septième position, juste devant le sophiste et le tyran14.
La méfiance de Platon se fonde en grande partie sur des raisons ontologiques. Son grand projet
étant la construction d’une hiérarchie des niveaux de réalité, il lui est nécessaire de définir le
niveau auquel peut prétendre la technique (entendue ici comme production d’un objet). Celle-ci
consistant à faire venir à l’existence des choses qui n’existaient pas, elle acquiert d’emblée une
position ontologique intermédiaire. L’exemple du lit, utilisé dans le livre X de La République est
particulièrement explicite. Au sommet de la hiérarchie se trouve la forme du lit, c’est-à-dire le
modèle unique (ou l’Idée) de tous les lits possibles. Au niveau intermédiaire se trouve la multitude
de lits construits par les artisans à partir de ce modèle divin ; la technique se situe à ce niveau
ontologique, elle appartient au domaine de la copie. Enfin, on trouve au niveau le plus bas les
images du lit telles qu’elles apparaissent dans les œuvres d’art ; celles-ci sont du domaine de
l’apparence. En d’autres termes, la technique, dans sa dimension productive, relève de la copie
alors que l’art relève du simulacre. On comprend donc pourquoi l’artiste est banni de la cité idéale
(tout comme le sophiste, passé maître dans le domaine des apparences) alors que l’artisan y
conserve une place (très inférieure il est vrai).
2. Philosophie, science et technique
D’une manière plus générale, pendant des siècles l’évaluation philosophique traditionnelle de la
technique s’est appuyée sur l’appréciation platonico-aristotélicienne. Celle-ci propose trois
distinctions essentielles15. Du point de vue ontologique, il existe deux ordres de réalité : celui des
structures essentielles, nécessaires, immuables et immatérielles et celui des choses et des
événements matériels, non nécessaires, changeants dépendants du hasard. Du point de vue
épistémologique, il existe deux types de savoir : d’une part, le savoir proprement scientifique
(épistèmè) qui a pour objet la réalité essentielle et qui se veut universel et définitif (notons que
dans cette tradition le savoir scientifique inclut de droit la philosophie, la mère de toutes les
disciplines). D’autre part, le savoir pratique et technique qui concerne le monde sensible, l’action
(praxis) et la production ( poièsis) ; loin d’être universel, ce dernier est incertain, imparfait et
probable, il est un savoir-agir. Enfin, du point de vue éthique, sont distingués différents degrés
d’existence : l’existence théorique et contemplative du sage et du philosophe est bien-sûr placée
au sommet de la hiérarchie ; son activité fondamentale est la contemplation des essences
éternelles et l’enseignement, qui doit permettre aux autres hommes de les atteindre. Au niveau
inférieur correspond l’existence de l’homme travaillant, produisant et organisant les choses
matérielles ; celle-ci est à peine digne d’un homme libre et se rapproche plus de la condition
d’esclave. Enfin, au niveau intermédiaire se trouve l’existence de l’homme d’action qui interagit
moins avec la matière qu’avec ses concitoyens par le biais du langage.
Comme on peut s’en douter ces distinctions ne sont pas neutres sur le plan moral. La jouissance
du savoir est présentée comme l’accomplissement de l’être humain. Pure de tout contact avec le
monde matériel, orientée vers la contemplation des essences éternelles et immuables, la science
est conçue comme bonne en soi ; elle n’entretient aucun rapport avec les biens et les maux
sensibles et n’a par conséquent aucune implication éthique. La technique est donc complètement
séparée de la science ; dédaignée, voire méprisée, elle n’a d’utilité et d’intérêt qu’en tant qu’elle
permet de satisfaire les besoins vitaux. Elle n’est donc pas une dimension de la réalisation de
l’homme.
14
Que ce soit chez Hérodote, Xénophon ou Aristote, on retrouve le même dédain pour le travail manuel et
les arts mécaniques en général. Hérodote écrit ainsi : « Je ne saurais affirmer si les Grecs tiennent des
Égyptiens le mépris qu’ils font du travail, parce que je trouve le même mépris établi parmi les Thraces, les
Scythes, les Perses, les Lydiens ; en un mot parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent
les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens… Tous les
Grecs ont été élevés dans ces principes, particulièrement les Lacédémoniens ». Xénophon écrit pour sa part
dans son Économique : « Les gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et
on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver un feu
continuel, ne peuvent manquer d’avoir le corps altéré et il est bien difficile que l’esprit ne s’en ressente ».
15
Voir à ce sujet le chapitre « Science, technique, technoscience » dans l’ouvrage de Gilbert Hottois, De la
Renaissance à la postmodernité, une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Paris / Bruxelles,
De Bœck, 1997.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
8
La Renaissance verra une redistribution des rapports entre la philosophie, la science et la
technique. La science s’émancipera peu à peu de la philosophie pour se réserver son propre
domaine d’investigation : elle se consacrera donc à l’étude causale des phénomènes alors que la
philosophie se concentrera sur l’étude des premiers principes (causes premières, fins dernières,
en d’autres termes la métaphysique). Parallèlement la technique se rapprochera progressivement
de la science non seulement en raison de l’apparition d’inventions de toutes sortes mais
également à cause de l’émergence d’une nouvelle conception de la science : en se concentrant
sur l’étude causale des phénomènes la science moderne perdra un peu de sa pureté originelle
pour devenir efficace (c’est-à-dire produire des effets) et applicable. Gilbert Hottois résume ce
renversement en ces termes :
« Qui connaît la cause d’un phénomène est, en principe, maître de ce phénomène devenu
effet, puisqu’il peut décider ou non d’activer la cause productrice de l’effet phénomène. Et cela
aussi souvent qu’il le souhaite. C’est pourquoi F. Bacon a pu dire que le savoir est aussi pouvoir
(pouvoir faire, produire, modifier). La science causale moderne est non seulement la science de
l’univers, elle est aussi science de l’action ou de l’intervention efficaces dans l’univers, car elle
permet de prévoir et de produire. La science causale moderne est infiniment plus proche de la
technique que la science philosophique ancienne, elle est, d’une certaine façon
technicienne »16.
Pourtant, malgré ce rapprochement essentiel et malgré les multiples réussites de ses applications,
la science continuera d’être pensée dans le prolongement de la tradition platonico-aristotélicienne.
Jusqu’au XX e siècle elle sera considérée comme ‘pure’, c’est-à-dire indifférente aux mondes de
l’action et de la production et bonne en soi. Et parallèlement l’application technique de la science
lui fera perdre sa pureté et son caractère bénéfique, la rendant ainsi soit bonne (rarement) soit
mauvaise (souvent).17 La valeur éthique de la science s’appréciera donc en quelque sorte à l’aune
de sa compromission avec la technique. On trouvera cette idée sous la plume d’un grand nombre
de scientifiques de la fin du XIXe siècle. Le mathématicien Henri Poincaré écrira par exemple :
« Le savant ne doit pas s’attarder à réaliser des fins pratiques. Il les obtiendra sans doute, mais
il faut qu’il les obtienne par surcroît. Il ne doit jamais oublier que l’objet spécial qu’il étudie n’est
qu’une partie de ce grand tout qui doit être l’unique ressort de son activité… La science a eu de
merveilleuses applications, mais la science qui n’aurait en vue que les applications ne serait
plus la science, elle ne serait plus que la cuisine ».
III.
TECHNOPHOBIE ET TECHNOPHILIE
La philosophie dogmatique a vécu. Bien rares sont les philosophes qui se lancent aujourd’hui dans
la construction de vastes synthèses rendant compte de la totalité du réel. La philosophie s’est
spécialisée et ce mouvement a largement mis à mal l’idée de système philosophique. Sa
démarche s’est donc recentrée autour de la définition et de l’évaluation de postures, de points de
vue, d’attitudes. À travers le développement d’éthiques appliquées (bioéthique, éthique financière,
etc.) et l’insistance sur une approche casuistique des problèmes, le champ du questionnement
éthique a été directement concerné par cette évolution.
16
Ibidem, p. 465. Au XIIIe siècle, on trouve déjà chez Bacon une évaluation nouvelle de la technique et de la
puissance qu’elle confère. Alors que dans la philosophie platonicienne le refus de la puissance et de l’action
constituaient l’une des ambitions les plus pures, Bacon écrira : « S’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre
ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain sur l’immensité des choses, cette
ambition, on conviendra qu’elle est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres ». Plus tard,
Descartes exprimera une idée semblable dans son Discours de la méthode (IV) : « Au lieu de cette
philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on peut trouver une pratique, par laquelle,
connaissant la force et les actions du feu, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous
environnent aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature ».
17
Henri Poincaré, « Les sciences et les humanités », L’Opinion, n° 46, 18 novembre 1911, pp. 641-644.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
9
L’évaluation éthique de la technoscience se fait généralement à travers deux postures principales :
la technophilie et la technophobie. À cela rien d’étonnant : ces postures reflètent l’ambivalence
fondamentale que nous évoquions dans la première partie de ce texte. Cependant, une telle
distinction ne saurait être prise dans un sens manichéen. Nous tenterons de montrer que ces deux
tendances entretiennent des liens complexes et, pour ce faire, nous nous appuierons sur une
distinction essentielle introduite par Max Weber dans sa conférence de 1919 sur « Le métier et la
vocation d’homme politique »18. Refusant l’idée d’une éthique universelle susceptible de convenir à
l’ensemble des activités humaines, Weber proposa de différencier éthique de la conviction et
éthique de la responsabilité. L’éthique de conviction est une éthique absolue, inconditionnelle et
dogmatique ; celui qui la suit ne s’interroge ni sur les moyens qu’il doit mettre en œuvre pour
parvenir à ses fins ni sur les conséquences de ses actes. Elle est si fermement orientée vers
l’accomplissement d’une fin qu’elle s’autorise à négliger les conséquences néfastes de l’action
entreprise ; un tel comportement est particulièrement présent dans les éthiques religieuses et
révolutionnaires (ou syndicales). L’éthique de responsabilité, à l’inverse, refuse tout dogmatisme et
prône l’adaptation des normes et des actions en fonction des situations particulières ; celui qui la
suit se voit obligé d’assumer la pleine responsabilité de ses actes. Elle accepte donc de sacrifier
l’idée d’un bien absolu et assume l’existence d’une dimension obscure et néfaste dans les actions
humaines. Elle préfère se mouvoir empiriquement dans la recherche des solutions les moins
mauvaises, elle est le propre de l’homme d’action et du politique.19 Il est important de noter que
ces deux éthiques ne sont pas complètement opposées. Après avoir défini la spécificité des deux
attitudes, Weber fait d’ailleurs la remarque suivante :
« Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins
« bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens
moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore
l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non
plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les
conséquences moralement dangereuses »20.
Cette citation appelle trois remarques. D’une part, il apparaît que conviction et responsabilité sont
les composantes essentielles de toute posture éthique ; dès lors, on peut raisonnablement
supposer que la diversité potentielle de positions éthiques traduit la diversité de répartitions
possibles de ces deux éléments. D’autre part, c’est dans cette articulation et ce dialogue – souvent
douloureux – entre conviction et responsabilité que se forge le paradigme de tout questionnement
éthique. Enfin, comme nous allons tenter de le montrer, éthique de conviction et éthique de
responsabilité constituent deux facettes essentielles des courants technophiles et technophobes.
1. La technophobie
La technique est à la fois partout et nulle part : elle est présente partout, dans les objets que nous
utilisons, dans les raisonnements et les méthodes que nous construisons et même dans la
manière dont nous nous comportons ; mais dans le même temps, un certain nombre de nos
comportements et de nos pratiques tendent à la nier et à l’exclure du domaine de la réalité : ainsi
les discours, souvent solennels, sur l’importance de la culture générale (littéraire) pour les
techniciens et les scientifiques ou les débats, parfois houleux, sur l’inscription de la science dans
18
Cette conférence est traditionnellement présentée conjointement avec la conférence sur « Le métier et la
vocation de savant » (1919). Cf. Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959. Nous utilisons
l’édition de l’Union Générale d’Éditions, Paris, 1963, Bibliothèque 10/18.
19
Cf. Jean-Jacques Wunenburger, op. cit, p. 130. Weber énonce en ces termes la différence essentielle
entre ces deux attitudes : « Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le
partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des
hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de
responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort
justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne
pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les
prévoir » (op. cit., pp. 206-207).
20
Max Weber, op. cit., p. 207.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
10
la culture. Cette double nature s’explique, comme nous l’avons vu, par l’existence d’un profond
courant technophobe dont les racines remontent à la tradition platonico-aristotélicienne.
Dans l’introduction de son livre sur la Philosophie de la technique, J. Y. Goffi fait remarquer qu’il
est difficile de trouver un écrivain contemporain qui ne soit pas technophobe à un degré ou un
autre : et il est vrai qu’un grand nombre d’intellectuels de ce siècle (de Husserl à Heidegger, de
Jonas à Ellul) ont consacré une partie de leur temps à mettre en évidence la faillite de la science
et les problèmes posés par la civilisation technologique. Citons pour exemple ce qu’écrivait en
1936 l’historien Jules Isaac :
« Ayant été amené par devoir professionnel à considérer le tragique imbroglio dans lequel
l’humanité civilisée se débat présentement, j’ai voulu en connaître les causes profondes pour
mieux en discerner la signification réelle et l’issue probable ; c’est ainsi que je me vois contraint
d’écrire : au commencement, il y a la science. La valeur de la science n’est ici nullement en
cause ; non seulement je ne la conteste pas, mais je la mets au plus haut prix. Ne voulant
envisager rien d’autre que le rôle historique de la science, je pose la question de savoir si la
civilisation moderne, étant devenue scientifique, et parce que devenue scientifique, ne court, du
fait même du progrès scientifique, un danger mortel »21.
La technophobie est un mode majeur de l’évaluation éthique de la technoscience. Malgré les
multiples réussites de la science et de la technique cette tendance s’est maintenue sans grandes
difficultés à cause des problèmes inédits engendrés par le développement technologique récent. Il
fut un temps où les conséquences néfastes de la technique se trouvaient confinées dans le temps
et dans l’espace : un moulin à vent, un atelier d’artisan, une manufacture ne posaient pas de
problèmes sociaux ou écologiques majeurs. Cependant l’accroissement de la puissance humaine
depuis la Révolution Industrielle a été telle que l’on a peu à peu découvert la précarité et la
vulnérabilité de la nature. Et les multiples ratés qui ont accompagné ce développement
exponentiel ont fait émerger l’idée essentielle d’une double menace pesant sur l’humanité : la
première menace concerne l’existence de l’humanité ; les déséquilibres écologiques et la
prolifération irraisonnée des armes de destruction massive laissent entrevoir une disparition
potentielle de l’humanité. La seconde menace concerne l’essence de l’humanité. Les
développements de la médecine, du génie génétique et de la pharmacologie ouvrent
d’inquiétantes perspectives, non seulement parce qu’ils font de l’être humain une réalité
biophysique manipulable à volonté 22, mais également parce qu’ils annoncent la possibilité d’une
transformation radicale de l’homme (de son psychisme ou de son patrimoine génétique). C’est par
conséquent sur le terreau de l’inédit (bombe atomique), du jamais vu (génie génétique), voire de
l’indicible (Auschwitz) que la technophobie s’est maintenue en présentant des théories, certes
parfois catastrophistes, mais bien souvent convaincantes. C’est sur ce terreau que l’éthique
scientifique, l’éthique médicale ou l’éthique technologique ont pu se développer. En d’autres
termes l’évaluation éthique est issue des crises, des malaises et des dysfonctionnements de la
technoscience…
On peut distinguer, suivant J. Y. Goffi, deux types de technophobie : la technophobie intemporelle
et la technophobie contemporaine. La technophobie intemporelle repose sur une critique de la
vulgarité propre à la technique : la technique est vulgaire car elle vise, au moins en partie, à
satisfaire les exigences vitales de l’homme (se nourrir, se vêtir, se chauffer) ; ces besoins sans
cesses répétés inscrivent le technicien dans un cycle de perpétuel recommencement, il le
rattachent au monde de la matière et lui rappellent la dimension animale de l’homme ; ils
constituent également un obstacle permanent à la recherche d’une sagesse philosophique et
spirituelle, conçue comme dégagée des contingences matérielles. Alors que cette technophobie
intemporelle a pour cible les techniques en général, la technophobie contemporaine vise plutôt la
technoscience et se situe dans une critique plus ou moins radicale de la science. Elle souligne
l’accroissement pernicieux de l’efficacité technique et sa pénétration dans tous les domaines de la
vie quotidienne ; elle critique l’impératif technoscientifique qui entend faire croire que tout ce qui
21
Jules Isaac, Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies, Paris, Presses Universitaires de France,
1936.
22
Ce que le technophobie ne saurait tolérer puisque son enracinement philosophique et théologique induit
l’idée d’une sur-nature de l’espèce humaine.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
11
est techniquement possible est humainement (et éthiquement) souhaitable ; elle rejette les
mirages de la société industrielle, les débordements du machinisme et l’idée d’une uniformisation
de l’humanité.
Au-delà de leurs spécificités, ces deux formes de technophobie trouvent leur origine dans la
mythologie et dans l’imaginaire artistique : Icare, Frankenstein, Faust, le docteur Moreau,
Prométhée, Big Brother constituent leur patrimoine culturel commun. Par ailleurs toutes deux
reposent sur l’idée d’une finitude de la condition humaine. Vouloir dépasser cette limite fait
encourir deux risques majeurs : le risque de l’échec, et l’on sait que les ratés de la technoscience
peuvent être particulièrement désastreux et le risque de la punition, car la technophobie entretient
des liens étroits avec la philosophie théologique et la religion.
Gilbert Hottois, pour sa part, ne distingue pas technophobie intemporelle et technophobie
contemporaine mais parle d’une technophobie métaphysique. Selon lui, ce courant de pensée,
favorable à la vie de l’esprit et à l’introspection, se rattache à la philosophie de l’antiquité et
entretient des rapports très étroits avec la pensée religieuse :
« D’une manière plus générale, la technophobie va avec le primat d’homo loquax (l’homme
parlant) sur homo faber (l’homme travaillant). Religion et philosophie sont solidaires d’une
certaine forme de vie qui privilégie la symbolisation, l’activité introvertie (le discours intérieur) et
le désinvestissement du monde. Cette forme d’existence est dite favorable à « la vie de
l’esprit », seule digne de l’être humain. Confronté à l’alternative des deux rapports à la condition
humaine — de symbolisation (représenter, parler, chanter, prier, …) et de refonte — le
technophobe se tient à l’intérieur du premier. La technophobie caractérise aujourd’hui la
philosophie nostalgique ou héritière de la tradition onto-théologique, métaphysique et
idéaliste »23.
Ne se rapproche-t-on pas incidemment, à travers ces caractéristiques, d’une éthique de conviction
au sens de Weber ? On ne peut que répondre affirmativement à cette question. Il est en effet
indéniable que les thèses des principaux représentants contemporains de ce courant se rattachent
à une tradition métaphysique et religieuse. Les exemples ne manquent pas. Jacques Ellul, auteur
d’ouvrages prophétiques sur le système technicien, était à la fois juriste et théologien ; la critique
de la technique et de la conception scientifique du monde menée par Heidegger repose sur une
ontologie et une métaphysique ; et il en va de même pour l’un de ses élèves, Hans Jonas, qui fut
l’un des premiers auteurs à développer une conscience philosophiquement élaborée des
problèmes écologiques à travers son livre Le Principe responsabilité24.
Cependant, ce titre doit nous inciter à la plus grande prudence. Dans son livre, Jonas multiplie
certes les critiques à l’encontre de la société technologique, et ces critiques s’inscrivent dans une
réflexion métaphysique qui le rattachent sans aucune ambiguïté possible à la tradition
technophobe. Cependant, Jonas n’en propose pas moins de fonder une éthique technoscientifique
centrée sur le principe de responsabilité et orientée vers le futur. Ce principe de responsabilité
invite l’humanité à orienter son action sur le monde en ayant pour visée ultime le devenir des
générations futures25. Jonas propose ainsi un nouvel impératif catégorique, qui peut s’énoncer de
différentes manières : « agis de telle façon que les effets de ton action soient compatibles avec la
Permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » ; « agis de façon que les effets de
ton action ne soient pas destructeurs pour les possibilités futures d’une telle vie » ; « ne
compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur Terre » ;« inclus dans ton
choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».
Par ailleurs, l’éthique du futur qu’il appelle de ses vœux n’implique ni rejet absolu ni mépris ni
ignorance de la technoscience. Bien au contraire, puisque le principe de responsabilité a pour
23
Cf. Gilbert Hottois, op. cit., p. 474.
Das Prinzip Verantwortung, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1979. Traduction: Le Principe responsabilité,
une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1990. Notons que Jonas fit son
doctorat sous la direction de Heidegger mais qu’il s’écarta assez vite de lui en raison de son affiliation au
national-socialisme. Les trois ouvrages essentiels d’Ellul sur la technique sont : La Technique ou l’enjeu du
siècle, Paris, Colin, 1954 ; Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1979 ; Le Bluff technologique,
Paris, Hachette, 1987. Concernant l’appréciation de Heidegger on pourra se référer à : « La Question de la
technique », in : Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958 ; on consultera également « L’Époque des
conceptions du monde », in : Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962.
25
Hans Jonas, op. cit., p. 40 (nous utilisons l’édition de poche, Paris, Flammarion, collection Champs).
24
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
12
horizon un futur indéterminé, il importe de pouvoir se procurer une idée des effets lointains de la
technoscience ; ainsi, si cette éthique du futur recommande le ralentissement — voire l’arrêt — de
l’escalade scientifique et technique, elle n’entend pas pour autant être déconnectée de la réalité
scientifique, car seule une connaissance approfondie de la science est à même de fournir les
bases d’une futurologie comparative26.
2. La technophilie
Qu’en est-il exactement pour la technophilie ? Selon Hottois, il est possible de distinguer deux
formes de technophilie. L’humanisme technophile — héritier des Lumières, du pragmatisme
philosophique et du marxisme — considère la science et la technique comme des instruments au
service de l’humanité. Il affiche une grande confiance dans la nature humaine et postule que les
grands problèmes humains sont avant tout des problèmes techniques. Le progrès des sciences et
des techniques ne peut donc que s’accorder avec le progrès humain. S’il considère la nature
humaine comme perfectible, l’humanisme technophile ne prétend en aucun cas la modifier du
point de vue physique. La technophilie évolutionniste, en revanche, entend prendre en compte la
variabilité avérée de la condition humaine à l’échelle cosmique. Elle met en avant l’absurdité qu’il y
aurait à vouloir figer la nature humaine à l’époque actuelle, elle est sensible à l’impératif
technoscientifique (quand on peut, on fait) et au postulat selon lequel rien n’est impossible27.
D’une manière générale, on peut affirmer que ces deux types de technophilie renvoient à une
éthique commune, l’éthique positiviste. Celle-ci se définit comme une éthique de défense face aux
tentatives de diabolisation de la science et des techniques. Elle postule que l’extrême sensibilité
éthique du grand public et des communautés intellectuelles est due à une méconnaissance de la
science et à une dramatisation des problèmes hors de toute proportion. Elle affiche une solide
confiance pour la science et sa méthode et elle critique sévèrement les velléités de moralisation
venues de l’extérieur. Cette attitude revendique la liberté et l’autonomie de la science et de ses
acteurs. Elle repose également sur deux principes essentiels. D’une part, le principe d’un
autocontrôle de la communauté scientifique et technique : dans la mesure où les acteurs de ces
communautés sont engagés dans un processus rationnel de recherche de la vérité, ils se situent
dans le cadre d’une éthique de la recherche scientifique et n’ont donc pas à dépendre de normes
morales extérieures. D’autre part, le principe d’une autorégulation sociale des performances dans
le cadre d’un fonctionnement démocratique. Dotée d’une structure interne de reconnaissance, de
validation et de sanction (revues, académies, institutions), la science n’a de leçons de morale à
recevoir de personne et peut donc être à elle-même son propre juge ; l’apparition d’une multitude
de comités d’éthique dans les années 70 constitue la preuve d’un réel intérêt des scientifiques
pour les problèmes éthiques posés par leurs recherches et d’une volonté de procéder de manière
transparente en alliant information scientifique et débat démocratique.
On trouve une illustration parfaite de l’éthique positiviste et des problèmes qu’elle engendre dans
l’Appel de Heidelberg lancé en 1992 au moment du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Rédigée
par des membres de la communauté scientifique et intellectuelle (dont une cinquantaine de Prix
Nobel) cette déclaration critiquait la montée en force d’une pensée passéiste, irrationnelle et
26
Hans Jonas, op. cit., p. 65 : « Mais aussitôt après c’est le tour d’une vérité d’un tout autre type qui est
l’affaire du savoir scientifique, à savoir la vérité relative aux états futurs extrapolables de l’homme et du
monde qui doivent être soumis au jugement de ces vérités premières, philosophiques, et à partir desquelles
reçoivent rétroactivement une appréciation les actions présentes, dont la causalité prolongée en pensée a
permis de les extrapoler comme leur conséquence certaine, vraisemblable ou possible. Ce savoir du réel et
de l’éventuel […] s’intercale donc entre le savoir idéal de la doctrine éthique des principes et le savoir
pratique relatif à l’application politique qui peut seulement opérer avec ces constats hypothétiques relatifs à
ce qu’il faut attendre – et ce qui doit soit être favorisé soit être évité. Doit donc être constituée une science
des prédictions hypothétiques, une ‘futurologie comparative’ ».
27
Gilbert Hottois, op. cit., pp. 476 : « L’avenir étant radicalement imprévisible et ouvert, les limites pouvant et
devant être dépassées, la perspective évolutionniste ne reconnaît aucun terme à l’aventure cosmique, si ce
n’est la production de l’absolu ou Dieu. Technique et technoscience se retrouvent bien ainsi au service de
l’esprit, mais en un sens inanticipable et certainement pas réductible à ce que nous connaissons aujourd’hui
de l’esprit ». Un auteur comme Hugo Tristram Engelhardt entretient des affinités très nettes avec le courant
de la technophilie évolutionniste (cf. son ouvrage, The Foundations of Bioethics, New-York, Oxford
University Press, 1996).
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
13
antiscientifique. Face aux problèmes écologiques posés par le développement technoscientifique,
les signataires rappelaient que ni la science ni la technique ni l’industrie n’avaient jamais été les
ennemies de l’humanité et en appelaient à une écologie scientifique. Citons l’essentiel de cet
appel :
« Nous exprimons la volonté de contribuer pleinement à la préservation de notre héritage
commun, la Terre. Toutefois, nous nous inquiétons d’assister, à l’aube du vingtième et unième
siècle, à l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et
industriel et nuit au développement économique et social. Nous affirmons que l’état de nature,
parfois idéalisé par des mouvements qui ont tendance à se référer au passé, n’existe pas et n’a
probablement jamais existé depuis l’apparition de l’homme dans la biosphère, dans la mesure
où l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service et non l’inverse. Nous
adhérons totalement aux objectifs d’une écologie scientifique axée sur la prise en compte, le
contrôle et la préservation des ressources naturelles. Toutefois, nous demandons formellement
par le présent appel que cette prise en compte, ce contrôle et cette préservation soient fondés
sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels. Nous soulignons que nombre
d’activités humaines essentielles nécessitent la manipulation de substances dangereuses ou
s’exercent à proximité de ces substances, et que le progrès et le développement reposent
depuis toujours sur une maîtrise grandissante de ces éléments hostiles, pour le bien de
l’humanité. Nous considérons par conséquent que l’écologie scientifique n’est rien d’autre que
le prolongement de ce progrès constant vers des conditions de vie meilleures pour les
générations futures. Notre intention est d’affirmer la responsabilité et les devoirs de la Science
envers la Société dans son ensemble. Cependant, nous mettons en garde les autorités
responsables du destin de notre planète contre toute décision qui s’appuierait sur des
arguments pseudo-scientifiques ou sur des données fausses ou inappropriées. Nous attirons
l’attention de tous sur l’absolue nécessité d’aider les pays pauvres à atteindre un niveau de
développement durable et en harmonie avec celui du reste de la planète, de les protéger contre
des nuisances provenant des nations développées et d’éviter de les enfermer dans un réseau
d’obligations irréalistes qui compromettrait à la fois leur indépendance et leur dignité. Les plus
grands maux qui menacent notre planète sont l’ignorance et l’oppression et non pas la science,
la technologie et l’industrie dont les instruments, dans la mesure où ils sont gérés de façon
adéquate, sont des outils indispensables qui permettront à l’humanité de venir à bout, par ellemême et pour elle-même, de fléaux tels que la surpopulation, la faim et les pandémies »28.
Il n’est certes pas faux d’affirmer que les craintes concernant le développement technoscientifique
sont souvent liées à une connaissance imparfaite voire une ignorance de la science. De C. P.
Snow à G. Simondon, on ne compte plus les auteurs ayant milité pour une disparition du fossé
entre culture scientifique et technique et culture traditionnelle ainsi que pour un meilleur partage
des savoirs29. Cependant, force est de constater que l’attitude positiviste pose plusieurs grands
problèmes. La science est-elle la seule instance capable d’éclairer les consciences et le
législateur ? Est-t-elle la seule instance capable d’aborder de façon pertinente la question de la
personne humaine ? La rationalité scientifique est-elle la seule voie d’accès à la vérité ? Quel
pourrait être le sens d’une régulation démocratique dans laquelle le débat éthique serait
uniquement pris en charge par des experts scientifiques et techniques ? S’agirait-il encore d’un
débat ? La notion de partage des savoirs prend ici tout son sens. On pourrait par ailleurs émettre
de sérieuses réserves quant à l’image – somme toute naïve – que la déclaration de Heidelberg
donne de la science. Elle se termine sur l’idée que la science, la technique et l’industrie peuvent
venir à bout des fléaux qui frappent l’humanité, pour peu qu’elles soient gérées de manière
adéquate : mais les maux de la technoscience ne sont-ils pas liés d’une manière ou d’une autre à
cette alliance entre la science et l’industrie ? Ne peut-on pas voir dans cette union une sorte de
perversion de l’éthique de la recherche scientifique ? Quel pourrait d’ailleurs être le mode de
gestion adéquat ?30
28
Voir Le Monde, 3 juin 1992, page 11.
G. Simondon fut ainsi le promoteur d’une intégration de la réalité technique à la culture universelle, à
travers la technologie. Voir son ouvrage essentiel, Du Mode d’existence des objets techniques, Paris,
Aubier, 1969. Voir également son livre L’Individuation psychique et collective, Paris, 1989.
30
Au-delà des déclarations d’intention et des propos assez convenus sur la responsabilité morale des
scientifiques, un grand nombre de commentateurs ont vu dans la déclaration de Heidelberg une habile
29
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
14
Ces dernières questions nous obligent à revenir à la distinction weberienne entre éthique de
conviction et éthique de responsabilité. L’éthique positiviste n’est pas hostile à une éthique de la
responsabilité, loin s’en faut. En prônant la création de comités d’éthique, en défendant l’idée d’un
échange démocratique entre les chercheurs et le grand public ou en insistant sur l’éthique propre
à toute recherche scientifique, les partisans de ce courant accordent une importance essentielle à
la prise de responsabilité des acteurs du progrès technoscientifique. Comme nous l’avons vu, le
courant technophile n’entretient pas d’amitié particulière avec la pensée religieuse et
métaphysique (c’est même un euphémisme étant donné, par exemple, les rapports conflictuels
entre science et religion au tournant du XIXe siècle). Est-ce à dire que la technophilie n’entretient
aucun lien avec l’éthique de conviction ? Rien n’est moins sûr.
Revenons à la déclaration de Heidelberg. Les signataires fustigent l’émergence de préjugés
irrationnels et affirment que la résolution des problèmes écologiques passe par une écologie
scientifique : l’idée d’une rationalité scientifique conçue comme la solution de tous les maux n’estelle pas elle-même un préjugé ? Pourquoi le préjugé rationaliste serait-il supérieur au préjugé
irrationaliste ? La rationalité est-elle la seule voie d’accès à la vérité (scientifique, morale, etc.) ?
Posons le problème en d’autres termes. Le primat accordé à la rationalité scientifique par l’éthique
positiviste ne relèverait-il pas de l’acte de foi, de la pétition de principe et, par conséquent, de
l’éthique de conviction ? Il s’agit là d’une question essentielle que les adversaires du positivisme
ne manquent pas de poser et qui trouve une résonance évidente dans les débats
épistémologiques contemporains (du relativisme à l’affaire Sokal). Aborder cette question en détail
demanderait de très longs développements. Nous nous contenterons donc d’ouvrir cette
perspective de réflexion en nous référant aux propos de l’épistémologue Paul Feyerabend,
défenseur d’une théorie anarchiste de la connaissance :
« Ainsi, la science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est
prête à l’admettre. C’est l’une des nombreuses formes de pensée qui ont été développées par
l’homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolente ; elle
n’est essentiellement supérieure qu’aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie,
ou qui l’ont accepté sans jamais avoir accepté ses avantages et ses limites. Et comme c’est à
chaque individu d’accepter ou de rejeter des idéologies, il s’ensuit que la séparation de l’État et
de l’Église doit être complétée par la séparation de l’État et de la Science : la plus récente, la
plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses. Une telle séparation est sans
doute notre seule chance d’atteindre l’humanité dont nous sommes capables, mais sans l’avoir
jamais pleinement réalisée »31.
Pour conclure
Les positions technophiles et technophobes sont souvent extrêmement tranchées et s’apparentent
parfois à des convictions idéologiques. De telles postures ne favorisent guère l’instauration d’un
débat éthique. Il apparaît donc que l’enjeu essentiel en ce domaine est le comblement du fossé
entre culture littéraire et culture scientifique. L’histoire nous enseigne que ces deux cultures sont
complémentaires et que leur opposition est largement artificielle. Nul n’ignore que Dominique
Lecourt a rédigé en 1999 un important rapport sur L’enseignement de la philosophie des sciences.
Plaidant pour l’introduction de cours de philosophie des sciences dans les cursus scientifiques,
son rapport insistait sur la nécessité de « remettre en pleine lumière la grande oubliée du
scientisme et de l’anti-science : la pensée scientifique » ; il enjoignait également les communautés
‘littéraires’ et ‘scientifiques’ à redécouvrir les liens profonds qui unissent la pensée scientifique
avec les autres formes de pensée (technique, artistique, politique, éthique…). Nous ne pouvons
tentative de lobbying associant des personnalités politiques bien connues (Jacques Barrot, Raymond Barre),
des industriels (l’appel fut encouragé par de grands laboratoires pharmaceutiques) et des scientifiques ultrarationalistes, voire scientistes. Pour plus de détails, cf. l’article de Jean-Marc Lévy-Leblond, « Scientisme
contre écologie », Le Monde diplomatique, août 1992, page 32.
31
Paul Feyerabend, Against Method, Londres, New Left Books, 1975. Cité d’après la traduction française,
Contre la Méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Éditions du Seuil, 1979,
p. 332.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
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que nous accorder avec de telles recommandations. Nous ajouterons que celles-ci reviennent à
identifier trois enjeux majeurs (et complémentaires).
D’une part, accepter la dimension culturelle de la science et de la technique (et la valoriser) : cela
permettrait de mettre fin au mythe d’une science pure, neutre, dégagée de la sphère sociale et
fondamentalement bénéfique tant qu’elle n’est pas appliquée. D’autre part, développer une
épistémologie des sciences et des techniques : la connaissance des théories scientifiques ne suffit
pas, il importe également de savoir ce qu’est véritablement la science, quelles sont ses méthodes,
quels sont ses liens avec le discours idéologique, quelles sont ses limites (particulièrement ses
limites éthiques). Enfin, savoir qui parle et d’où il parle, c’est-à-dire être attentif aux effets
d’annonce et d’autorité : ce n’est pas parce qu’un discours porte sur la science (ses prouesses ou
ses désastres) qu’il est idéologiquement neutre, l’exemple de la Déclaration de Heidelberg nous
en a donné une preuve évidente. On pourrait ainsi s’interroger sur le rôle joué par la presse, les
vulgarisateurs scientifiques, les publicitaires ou les Prix Nobel dans la construction d’une image
commune de la science32. Toute prise de parole est nécessairement centrée dans un espace
théorique et idéologique ; le décentrage et la distanciation critique ne sont pas, loin s’en faut, les
vertus mineures de l’éthique. Ces trois enjeux se résument en réalité à un plaidoyer pour le
développement d’une philosophie de la technoscience. Nous suivrons en cela la position de J. Y.
Goffi :
« Dans ces conditions, on voit pourquoi une philosophie de la technique est nécessaire : les
idéologies technophobes, d’autant plus redoutables qu’elles semblent avoir quelque fondement
dans la réalité forment un stock de lieux communs et d’idées toutes faites sur la question. Vivre
dans la nostalgie d’un monde pré-technique ou, au contraire, se lancer tête baissée dans
n’importe quelle aventure du moment, qu’on la qualifie de technique, sont peut-être les
moindres bévues que l’on puisse commettre faute d’une philosophie de la technique »33.
32
Nous prenons ici le terme d’idéologie dans un sens volontairement vague, afin d’y inclure tous les
systèmes de pensée susceptibles d’influencer ou de conditionner des prises de décision (économie,
politique, philosophie, religion, etc.).
33
J. Y. Goffi, op. cit., pp. 11-12.
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