REGARDS CROISÉS SUR L’ÉTHIQUE
Chapitre 15
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE
DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES
Laurent Rollet
Institut national des sciences appliquées de Lyon
« La seule raison pour laquelle la vie sur d’autres planètes est probablement
éteinte, c’est que leurs chercheurs étaient en avance sur les nôtres »1.
Notre époque tient l’éthique en haute estime. Dans tous les champs d’activité fleurissent
aujourd’hui des éthiques particulières (éthique financière, bioéthique, etc.) qui entretiennent des
rapports complexes avec la morale traditionnelle. De tous côtés, on assiste à des tentatives
hâtives pour édicter des règles éthiques et juridiques définissant les limites de l’action humaine, en
particulier dans des domaines frappés par une accélération scientifique et technique sans
précédent. L’exceptionnel foisonnement de discussions (sur les OGM, la mondialisation, le
nucléaire) et la formulation incessante de nouveaux principes d’action ou de régulation de l’action
(principe de précaution, de prudence ou de responsabilité) témoignent de la grande vitalité du
questionnement éthique en cette fin de millénaire. D’aucuns salueront ce sursaut éthique, même
imparfait, et y verront le signe d’un renouveau. Ils mettront en avant la nécessité d’adapter les
normes à l’action dans le monde et insisteront sur une diversité des pratiques qui induit fatalement
la diversité des instances de régulation éthique. D’autres verront dans cette valse des éthiques le
signe de la superficialité contemporaine et critiqueront la volonté d’écarter du champ de la
réflexion morale les grandes traditions de la pensée philosophique. Ils s’inquiéteront ainsi de la
disparition du terme de « morale » — jugé ‘vieillot’ — et critiqueront, peut-être à juste titre,
l’instrumentalisation de la morale affichée par certains penseurs contemporains.
En matière d’éthique, les choses sont rarement simples. Le débat sur l’inflation du discours
éthique l’illustre de manière exemplaire. De part et d’autre les questions sont en effet
nombreuses : peut-on soumettre l’éthique à l’improvisation et au bricolage de fortune ? Quelle peut
être la valeur d’éthiques régionales et parcellaires ? Parler d’éthique à tout bout de champ n’induit-
il pas un appauvrissement de la réflexion morale ? Inversement, quelle peut être la valeur pratique
de maximes éthiques qui se poseraient comme universelles ? Comment empêcher la réflexion
éthique de s’enferrer dans un discours idéaliste, certes satisfaisant sur le plan intellectuel et
philosophique, mais incompatible avec l’action ? Ange et démon, idéalisme et utilitarisme… tels
semblent être, dans une première approche, les deux pôles opposés du champ éthique : d’un côté
des prescriptions universelles séduisantes, mais inapplicables car trop contraignantes ; d’un autre
côté des solutions ponctuelles peu contraignantes mais qui laissent parfois un arrière goût amer.
Comme le remarque Jean-Jacques Wunenburger,
« L’histoire de la philosophie morale nous livre un spectre éclectique de démarches. À un
extrême elle confine à la sagesse pratique, en formulant avant tout des principes de vie, des
règles, voire des conseils, pour aider l’homme à bien agir et à mieux vivre. À l’autre extrême, la
philosophie morale, proprement dite, se propose de dégager, méthodiquement, les conditions
1 Cité dans Gérard Toulouse, L’Éthique des sciences, Paris, Hachette, 1998.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES 2
générales qui permettent à l’homme de bien agir, sans se soucier d’une application concrète à
l’expérience »2.
Autrefois séparées, science et technique sont maintenant unies sous la dénomination de
technoscience. Ce terme renvoie à deux réalités complémentaires : d’une part, la participation de
plus en plus active des techniciens (au sens large) dans le processus de recherche scientifique ;
d’autre part, la contribution essentielle de la science à la plupart des grandes innovations
techniques contemporaines (l’ordinateur, l’énergie nucléaire, etc.). Le XXe siècle a été marqué par
une accélération scientifique et technique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Cette
accélération ne s’est pas toujours faite sans heurts et certains accidents de parcours ont justifié
l’émergence d’un grand nombre de questionnements éthiques et philosophiques sur le progrès
scientifique et technique. L’objet de cet article est précisément de proposer quelques éléments de
réflexion sur ce sujet complexe.
La citation placée en exergue permet d’emblée d’entrer dans le cœur du sujet : la science et la
technique sont-elles les meilleures amies de l’homme ? Le développement scientifique et
technique est-il nécessairement orienté vers le bien ? Il est évident que ces deux questions -
forcément triviales - ne peuvent en aucun cas appeler des réponses bien tranchées. Répondre par
l’affirmative est problématique car il est indéniable que la science et la technique ont été
impliquées dans quelques-unes des plus grandes catastrophes du XXe siècle. Les exemples sont
suffisamment connus pour qu’on ne s’attarde pas : le premier bombardement aux gaz à Ypres
durant la première guerre mondiale, la participation active des savants (techniciens, ingénieurs,
médecins, chercheurs) à l’entreprise d’extermination nazie, les bombardements nucléaires
d’Hiroshima et Nagasaki, le scandale de la thalidomide dans les années soixante, l’explosion de
l’usine de Bhopal en 1984, l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986, le naufrage
de l’Erika… Cependant, répondre négativement est tout aussi discutable. Peut-on rejeter en effet
l’extraordinaire confort d’existence dont jouissent les citoyens des sociétés industrialisées ? Il ne
semble guère pertinent de mettre en doute les avancées de la médecine, la progression de
l’espérance de vie ou l’éradication de maladies meurtrières. Et on n’imagine guère abandonner
tous les petits riens qui améliorent le quotidien : le chauffage domestique, l’eau courante,
l’électricité, la voiture, le téléphone…
On l’aura compris, le champ éthique ne fonctionne pas selon une logique binaire : les portes n’y
sont pas ouvertes ou fermées, mais peuvent être entrouvertes ; les chats n’y sont pas blancs ou
noirs, mais peuvent être gris. De la même manière, science et technique ne sont pas foncièrement
bonnes ou mauvaises. Il ne sera pas question d’ajouter ici une nouvelle pièce au débat sur
l’inflation du discours éthique ; il ne sera pas non plus question de proposer un nouveau système
théorique permettant de dépasser la tension classique entre universalisme et réductionnisme. Plus
modestement, notre ambition sera d’ordre pédagogique et s’appuiera sur notre expérience
d’enseignement dans ce domaine. Les questions qui guideront implicitement notre propos seront
donc les suivantes : comment sensibiliser un public hétérogène au questionnement sur les
implications éthiques du progrès scientifique et technique ? Par où commencer ? Quel
cheminement suivre ?
Voici par conséquent un itinéraire possible au sein du territoire de l’éthique technoscientifique. Il se
décomposera en trois étapes : dans un premier temps nous nous intéresserons aux réactions
ambivalentes que suscite la technoscience. Dans un second moment, nous mettrons en évidence
les racines historiques et philosophiques du questionnement éthique contemporain à l’égard de la
science et de la technique ; enfin, lors d’une troisième étape nous porterons notre attention sur la
technophobie et la technophilie, deux dimensions essentielles de l’éthique scientifique et
technique. Chemin faisant nous rencontrerons différentes thématiques qui se rattachent à l’éthique
des sciences : la place de la technoscience dans la société contemporaine, les responsabilités qui
incombent à ses acteurs, le partage des savoirs, la valeur attachée au travail…
2 Jean-Jacques Wunenburger, Questions d’éthique, Paris, PUF, 1993, p. XII. Notons également ce qu’il écrit
à propos de la difficulté de marier harmonieusement, dans le questionnement éthique, la pratique morale
concrète et la philosophie morale théorique : « Il s’agit donc de se tenir dans l’intervalle qui sépare la
position de la morale dogmatique, qui consiste à dire ce qu’il faut faire concrètement, et la position réflexive,
qui ne s’interroge que sur les conditions générales, à partir desquelles on doit agir ; ce va-et-vient entre le
vécu et son interprétation doit permettre ainsi d’approcher au mieux la richesse de l’analyse philosophique
tout en la discriminant de ce qui ne fait que l’imiter » (pp. XII-XIII).
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES 3
I. SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA TECHNOSCIENCE
L’opposition attraction-répulsion fonctionne à plein lorsqu’il s’agit d’apprécier le développement
technoscientifique.
1. Attraction
De Galilée à Einstein, la science a pu montrer la fécondité de sa démarche à travers une multitude
de théories et de découvertes qui ont contribué à forger une conception scientifique du monde.
Étroitement associée à la science, la technique n’a, quant à elle, cessé de progresser depuis la
Révolution Industrielle ; la rationalisation des conditions de conception et de production a permis la
diffusion d’un nombre considérable d’objets techniques qui ont profondément modifié la vie
quotidienne de tout un chacun. Du sport à la méditation, de la relaxation à la pédagogie, la plupart
des activités sont devenues techniques en un double sens : elles peuvent d’une part faire appel à
un nombre grandissant d’objets techniques et d’outils ; elles se fondent d’autre part sur une
rationalisation de leur méthode qui vise la plus grande efficacité. De fait la technoscience se trouve
dotée d’une grande autorité, comme le montrent ces quelques exemples : la résolution des grands
problèmes sociaux, économiques, politiques et techniques contemporains est le plus souvent
confiée à des experts scientifiques (hommes de science, techniciens, ingénieurs, spécialistes
d’une discipline) ; dans la plupart des pays industrialisés, on mise sur une relance de la croissance
et de l’emploi grâce au développement scientifique et technique ; le réseau internet, l’une des
grandes réussites technologiques de ce siècle, est présenté comme un outil révolutionnaire
capable non seulement de doper l’économie mondiale (la nouvelle économie) mais également de
révolutionner profondément les rapports humains et d’améliorer le sort de l’humanité ; enfin, la
publicité a depuis bien longtemps pris possession de la science et de son vocabulaire : le moindre
produit de consommation courante étant présenté comme le fruit de recherches technologiques de
longue haleine.
La technoscience séduit et attire : par ses multiples réussites, elle renvoie l’image d’une humanité
qui parvient à s’affranchir des limitations inhérentes à sa condition et à imposer sa loi sur la nature.
Garante de l’objectivité et de la rationalité, elle peut ainsi être présentée comme un instrument de
pouvoir au service de l’homme. Il n’est donc pas étonnant de constater que certains penseurs
défendent l’idée d’une science conçue comme un vecteur essentiel du progrès social et moral de
l’humanité. On trouve par exemple ce type de conception dans les écrits des grands penseurs du
positivisme (Auguste Comte, Ernest Renan ou Marcellin Berthelot). Voici un échantillon
représentatif de la prose incomparable du chimiste Marcellin Berthelot :
« Quant à nous autres savants, nous sommes les vrais amis du peuple, parce que nous
sommes, par conviction et par éducation, les esclaves de la loi scientifique, qui est en train de
changer le monde. Elle métamorphose l’humanité, à la fois en améliorant la condition matérielle
des individus, si humbles et si misérables qu’ils soient ; en développant leur intelligence ; en
détruisant à mesure les organismes économiques transitoires qui les oppriment, et auxquels on
avait prétendu les enchaîner ; enfin et surtout, en imprimant dans toutes les consciences la
conviction morale de la solidarité universelle, fondée sur le sentiment de nos véritables intérêts
et sur le devoir impératif de la justice. La science domine tout : elle rend seule des services
définitifs. Nul homme, nulle institution désormais n’aura une autorité durable s’il ne se conforme
à ses enseignements »3.
Notons que cet optimisme à l’égard de la science et de la technique trouve son origine dans les
profonds bouleversements, scientifiques, philosophiques et culturels de la Renaissance et de
l’époque moderne. Bacon, Descartes, d’Alembert, Diderot ont largement contribué à forger une
forme d’humanisme technophile qui a perduré jusqu’à notre époque, à travers la glorification du
progrès technique et le discours des vulgarisateurs scientifiques.
3 Marcellin Berthelot, Science et morale, Paris, Calmann-Lévy, 1897.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES 4
2. Répulsion
On ne peut nier ni la réalité du progrès scientifique ni les bienfaits qu’il apporte. En revanche, ce
progrès n’est pas sans susciter de légitimes interrogations. Commençons par l’univers des
machines : l’amélioration constante et l’envahissement des machines ne nous transforme-t-il pas
en esclaves de la technique ? Le confort apporté par les objets techniques ne s’achète-t-il pas au
prix de la perte de notre autonomie ? Avons-nous réellement besoin de tous les produits que la
sphère technico-économique est capable de construire (et de vendre, grâce à des techniques
parfaitement éprouvées)4 ? Au-delà de ces questions, on peut également s’interroger sur les tics et
les comportements compulsionnels induits par la possession de certains objets techniques,
comme le téléphone mobile ou la voiture. Le monde de la création publicitaire est passé maître
dans la formulation de slogans humanistes à vocation universelle ; qui songerait par exemple à
remettre en question une proposition comme « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par
tous »5 ? Pourtant, le pas qui sépare le slogan de la réalité semble énorme : à l’heure actuelle,
seuls les pays industrialisés ont accès à l’univers bienfaisant des machines et aux progrès de la
médecine. Que vaut un tel slogan dans des pays du tiers-monde où les besoins premiers
(survivre, se nourrir, se vêtir) ne sont même pas satisfaits ? Que vaut-il dans les pays développés
où l’écart entre riches et pauvres se creuse de manière inquiétante ? La technologie y est certes
accessible mais elle a un prix que les populations précarisées ne peuvent généralement pas
acquitter. Ce qui est valable pour l’univers des objets techniques l’est aussi pour celui des
connaissances qui le font exister. Nombreux sont les auteurs qui pensent que l’accélération
technoscientifique creuse un écart de plus en plus grand entre les spécialistes et le grand public.
On connaît la formule de Bacon « Savoir c’est Pouvoir » ; dans une interprétation sommaire et
charitable on peut considérer qu’elle affirme simplement la supériorité de la connaissance sur
l’ignorance6. Pourtant, sous la plume d’un auteur comme Jacques Ellul, elle prend un sens
beaucoup plus négatif :
« Actuellement les Aristoï sont ceux qui ont la plus grande compétence technicienne, les plus
aptes à multiplier applications et effets de ces techniques […] Nos aristocrates sont ceux qui,
chacun dans son secteur, sont capables de faire fonctionner les techniques les plus complexes
et les plus « sophistiquées », en même temps que d’en promouvoir le développement. C’est
pour eux que la fameuse formule selon laquelle le Savoir c’est le Pouvoir est exacte. Elle est
évidemment fausse pour celui qui a un savoir en grec ou en droit romain : ce savoir ne donne
aucun pouvoir (sinon de faire passer des examens !). Mais le savoir est identifié au pouvoir
dans toute la technique. Car il ne faut jamais oublier que celle-ci n’a pas d’autre objectif que
d’accroître le pouvoir. Celui qui a le savoir technique dans n’importe quelle branche a le
pouvoir. Celui qui n’a pas ce savoir technique n’a aucun pouvoir, fût-il premier ministre ou
général. […] Nous sommes ici en présence de la réalisation de la Méritocratie, mais dans un
sens très rigoureux. Car si l’on ne supporte pas l’erreur de l’homme politique, celle du
technicien est toujours évacuée. […] Les aristocrates ne peuvent jamais être tenus pour
responsables. Qui les jugerait ? […] C’est en effet une des caractéristiques de l’aristocratie :
l’aristocrate est au-dessus des lois. Le technocrate aussi »7.
La question que pose Ellul est la suivante : qui possède le pouvoir de décision dans une société
de plus en plus habitée par la science et la technique ? Ce n’est certainement pas l’homme de la
rue, étant donné le fossé grandissant qui le sépare de la communauté scientifique et technique.
Ce n’est pas non plus l’homme politique puisque, même élevées, ses compétences ne peuvent
s’étendre à tous les domaines. Selon Ellul, le véritable aristocrate contemporain c’est le
technocrate, c’est-à-dire celui possède une compétence et un savoir technique. On peut certes
critiquer le caractère extrême de ces propos. Ils n’en demeurent pas moins d’actualité lorsqu’on
4 « L’homme de Science le sait bien, lui, que, sans la Science, l’homme ne serait qu’un stupide animal
sottement occupé à s’adonner aux vains plaisirs de l’amour dans les folles prairies de l’insouciance, alors
que la Science, et la Science seule, a pu, patiemment, au fil des siècles, lui apporter l’horloge pointeuse et le
parcmètre automatique sans lesquels il n’est pas de bonheur terrestre possible » (Pierre Desproges, Vivons
heureux en attendant la mort, Paris, Seuil, 1983, p. 123).
5 Il s’agit là de l’argument publicitaire de la SNCF.
6 Inutile de préciser que nous sortons cette formule de son contexte. Pour une analyse plus conforme à
l’esprit et à la lettre, cf. la citation de Gilbert Hottois page 8.
7 Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1987.
JALONS POUR UNE ÉTHIQUE DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES 5
songe à la composition des comités d’éthique (par exemple le Comité National Consultatif
d’Ethique) : composés pour une grande part de scientifiques et de spécialistes, ils émettent des
recommandations qui concernent pourtant l’ensemble des citoyens ; une telle situation est
certainement inévitable étant donnée la complexité grandissante des problèmes mais le risque est
de voir peu à peu la population dépossédée de son droit de regard et de son pouvoir de décision
au profit des experts8.
D’autres questions se posent face au progrès scientifique et technique. On sait que les ressources
naturelles sont limitées et que le rythme de consommation actuel est susceptible de les épuiser
irrémédiablement : n’achetons-nous pas notre confort à un prix beaucoup trop élevé ? Notre
confort actuel n’a-t-il pas pour prix une dégradation des conditions de vie dans un futur plus ou
moins proche ? On peut également se demander par quel moyen il sera possible d’enrayer un
processus qui s’apparente grandement à une fuite en avant : devra-t-on mettre un frein au
développement scientifique et technique, revenir à un mode d’exploitation des ressources
naturelles moins contraignant, afin de sauver ce qui peut encore l’être ? Devra-t-on, au contraire,
prôner le maintien de ce développement et postuler que la solution à ces problèmes ne saurait
être que scientifique et technologique ?9
Les interrogations soulevées par le développement de la technoscience sont innombrables.
L’amélioration de l’espérance de vie est certes l’une des grandes conquêtes de la science
contemporaine, mais ne porte-t-elle pas en elle l’annonce d’une dislocation des structures sociales
et familiales ? L’élevage a fait énormément de progrès, mais était-il véritablement souhaitable de
rendre des bovidés carnivores ou de nourrir des volailles avec leurs propres déjections ? Avons-
nous véritablement besoin de brebis clonées ou d’organismes génétiquement modifiés ? Les
souffrances infligées aux animaux dans les élevages industriels sont-elles éthiquement
acceptables10 ? Qu’en est-il des mouches à trois paires d’ailes, des porcs et des souris
transgéniques ? Le génie génétique est porteur d’espoirs fantastiques mais il cristallise -
malheureusement parfois à juste titre - tout un ensemble de craintes : contrôle des populations,
ségrégation génétique, eugénisme, etc.
On l’aura compris, malgré l’attirance qu’elle suscite la technoscience présente un côté obscur. La
multiplication des ‘affaires’ et des catastrophes écologiques a contribué à forger l’idée d’une
science triomphante mais malade de son succès11. L’attirance naturelle que nous éprouvons tous
à l’égard de la technoscience s’arrête bien souvent au seuil de l’éthique : toutes les avancées
scientifiques sont-elles moralement légitimes ? Une possibilité de fait entraîne-t-elle une possibilité
de droit ? On connaît la célèbre boutade « jusqu’où peut-on aller trop loin ? » et on peut en sourire.
8 Situation que Jean-Marc Lévy-Leblond exprime ironiquement : « Comment ne pas voir l’ironie de la
situation : les scientifiques enfin effrayés par les conséquences de leurs découvertes se tournent vers les
politiques pour quémander, et bientôt exiger, des règles du jeu ; les politiques, paniqués par leur
incompétence, confient l’étude de la question aux experts… scientifiques qui dominent largement les
diverses instances éthiques actuelles » (La Pierre de touche, Paris, Gallimard, 1995).
9 Ces interrogations sont d’autant plus cruciales que, pour l’instant, seuls quelques pays bénéficient des
fruits du progrès technoscientifique : les conséquences d’une extension du mode de vie occidental à
l’ensemble de la planète pourraient être désastreuses (effet de serre, pollution industrielle, disparition des
ressources, etc.).
10 Cf. Florence Burgat, « L’oubli de l’animal », Manières de voir, n° 38, , pp. 18-19. Voir également son
ouvrage Animal mon prochain, Paris, Odile Jacob, 1997.
11 On trouvera une description particulièrement bien documentée de ce malaise dans « Ravages de la
technoscience », Manière de voir, n° 38, mars-avril 1998. On peut citer pour mémoire ce qu’écrit Jacques
Testart dans son ouvrage Pour une Éthique planétaire, Paris, Mille et Une Nuits, 1999, p. 47 : « Dans
chaque stage de ce qu’on désigne a priori comme progrès on retrouve, à côté de bénéfices humains, parfois
conséquents, mais souvent négligeables, de tels effets pervers qui semblent en être constitutifs. Or, il est
devenu indécent de critiquer les moteurs du “progrès” comme si cette critique devenait inaudible parce qu’il
n’est pas d’autre perspective que celle de courir toujours plus vite que le voisin. Cette pauvreté de la
réflexion sur le sens de la vie humaine, réduite à un projet animal dans un schéma darwinien, est renforcée
par la convention tragique que les humains entretiennent avec le “progrès”. C’est ainsi que les
“programmes” politiques sont surtout des promesses d’enrayer les malheurs en accélérant encore la
machine qui les provoque. Et que tout candidat à une position responsable doit se montrer débarrassé des
pesanteurs juvéniles qui résistent à la rigueur des exigences du progrès ».
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