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progression dialectique de la pensée qui se perd dès qu’elle est résumée et présentée sous la
forme d’un résultat disponible. La seule manière de s’approprier la philosophie politique
d’Éric Weil est de la lire, plusieurs fois, en essayant de résoudre les différentes difficultés de
compréhension. L’une des difficultés de la lecture tient au fait qu’Éric Weil ne donne guère
d’illustration de son propos. En ce sens, son texte est anti-phénoménologique au sens
husserlien ou sartrien du terme. Le texte weilien ne contient ni description, ni narration, ni
illustration. Si l’on veut trouver des analyses plus historiques ou des références à des auteurs,
il faut se tourner vers les articles recueillis dans Essais et conférences, particulièrement le
deuxième tome. Notre propos est simplement d’introduire à la lecture du livre en insistant
particulièrement sur les articulations, les transitions, les scansions propres de l’œuvre et en
essayant de montrer l’originalité de la pensée politique weilienne dans son rapport à la
tradition philosophique, particulièrement à Hegel.
2. La réflexion morale et son insuffisance
Le point de départ de la réflexion politique est l’attitude de la conscience morale. C’est
seulement pour la réflexion morale que la politique fait problème, que la politique peut être
problématisée. C’est à partir des valeurs morales : liberté, dignité, justice, paix, que le
domaine politique est compris et jugé. En ce sens Weil s’inscrit dans le prolongement des
grandes philosophies politiques de la tradition, de Platon à Hegel. Sans le rapport à la morale,
la politique se réduit à une technique de la prise ou de la conservation du pouvoir, à un jeu
sans fin de conflits d’intérêts. On attribue parfois à Machiavel la tentation de penser la
politique sans la subordonner à la morale. Weil montre dans son article « Machiavel
aujourd’hui » que cette attribution est partiellement erronée. Machiavel adresse ses conseils
réalistes au héros fondateur de l’Etat, il ne parle pas de l’Etat en général. Dès que l’Etat est
fondé, ce sont les lois et les mœurs qui doivent prévaloir. « Unité sous la loi, ordre dans la
liberté, paix, honneur et sécurité, voilà le but qu’assigne à la politique celui dont le nom a
donné naissance au terme de machiavélisme. » (EC II, ch. IX, p. 216). La pensée de la
politique sans morale, de la politique pure se trouve chez un Carl Schmitt et son
correspondant français, Julien Freund3. La considération de la politique pure permet de
comprendre les ressorts proprement politiques de l’action : les rapports de forces, le combat
pour la puissance, l’honneur, le pouvoir, etc. Mais c’est faire une première abstraction que de
ne pas voir que les hommes ont des convictions morales et c’est faire une deuxième
abstraction que de ne pas comprendre que seul le postulat de la morale permet de donner sens
à l’histoire. La politique est là, non pour mettre entre parenthèses la morale ou pour l’abolir,
mais pour la réaliser. La politique est tendue vers une « politique morale ». Mais en même
temps, le point de vue moral est insuffisant dans sa pureté pour comprendre le domaine
politique. Plus le point de vue moral est pur, plus la politique devient incompréhensible et
apparaît au moraliste comme le lieu perpétuel de l’injustice et de l’oppression. Le point de
vue moral doit accepter de faire une conversion de sa perspective pour comprendre
positivement le domaine politique. Toute la première partie du livre décrit le mouvement
progressif de conversion de la perspective morale.
Le parcours réflexif débute donc logiquement par l’attitude morale. Comment la
conscience morale apparaît-elle et avec elle le thème de la raison ? Du point de vue de
l’histoire, cela suppose l’effondrement de la tradition et de sa certitude inconsciente. Du côté
de l’individu, cela suppose une décision, la décision de penser ses actions et leurs intentions
du point de vue de l’universel, c’est-à-dire de ce qui est valable pour tout homme. Autant dire
que la conscience morale, même si elle renvoie à des facteurs explicatifs qui disent les
conditions de son émergence, en dernière analyse se présuppose elle-même. La morale est