Depuis l’avènement des techniques de biologie moléculaire
et cellulaire, l’histoire de la virologie fourmille d’exemples
qui démontrent l’apport majeur de l’étude de la réplication
des virus et de leur cycle d’infection sur la compréhension
des mécanismes qui régulent le fonctionnement de la cel-
lule eucaryote. Ces avancées scientifiques peuvent être
considérées comme logiques puisque tous les virus utilisent
la machinerie de la cellule hôte (chacun dans une propor-
tion qui lui est propre) pour accomplir un cycle complet
d’infection et ils ont donc souvent adapté leur propre stra-
tégie de réplication aux schémas cellulaires. Il existe pour-
tant d’autres exemples qui illustrent l’apport de la virologie
dans la progression des connaissances en biologie. Celui
qui sera traité dans cette revue concerne l’établissement de
cartographies de réseaux de neurones dans le système ner-
veux des mammifères. Certains virus neurotropes possè-
dent la propriété originale d’infecter séquentiellement les
neurones qui sont synaptiquement connectés les uns aux
autres, ce qui permet de reconstituer a posteriori l’organi-
sation du réseau dans lequel un virus a été injecté. Ce type
de travail ne peut aboutir à des résultats clairs que s’il
résulte d’une compréhension réciproque entre deux parte-
naires : l’un issu du monde des neurosciences et l’autre
provenant de celui de la virologie. Bien que cela semble
élémentaire, les exemples de coopérations « symbioti-
ques » entre des chercheurs appartenant à des domaines
différents comme la neurophysiologie et la virologie de-
meurent peu fréquents. En effet, les premiers ont une appro-
che globale de leur discipline puisque leur champ d’inves-
tigation est l’animal entier (d’où leur appartenance aux
sciences dites intégratives), alors que les seconds travaillent
au niveau unitaire, un virus étant par définition un parasite
obligatoire de la cellule. Ces deux niveaux d’analyse ont
souvent pour corollaire un déficit d’interactions entre ces
deux catégories de scientifiques. Ainsi, les physiologistes
se représentent les virologues (ainsi que tous les biologistes
moléculaires et/ou cellulaires) comme des chercheurs dé-
connectés de l’organisme entier puisque travaillant au
mieux sur des cultures cellulaires, au pire dans des tubes à
essai. De même, beaucoup de virologues perçoivent les
physiologistes comme des chercheurs utilisant des techni-
ques ne pouvant répondre aux questions précises posées par
la biologie cellulaire : Quelle est la fonction d’une pro-
téine ? Avec quelles autres protéines interagit-elle ? De
quelle manière se déroulent ces interactions ?
Historique
Les premiers pas
À l’heure actuelle, les mécanismes de propagation des virus
neurotropes dans le cerveau des hôtes infectés sont loin
d’être élucidés. Les premiers indices suggérant une pro-
gression des virus le long des nerfs ont d’abord été apportés
par Ernest Goodpasture lors d’expériences d’infection de
lapins par le virus herpès febrilis [1]. Mais ce sont surtout
les travaux pionniers d’Albert Sabin qui ont mis en évi-
dence pour la première fois la spécificité du transport des
virus neurotropes dans le cerveau. En effet, après instilla-
tion intranasale chez la souris, le virus de la pseudorage
(PRV, virus à ADN double brin appartenant à la sous-
famille des Alphaherpesvirinae) est transporté dans le cer-
veau à travers les voies trigéminale, sympathique et para-
sympathique, alors que les virus de la stomatite vésiculeuse
(VSV) et de l’encéphalomyélite équine orientale (EEE)
sont transportés uniquement à travers la voie olfactive [2].
À cette époque, les régions infectées étaient identifiées par
la présence de nécroses (EEE, VSV) ou par les inclusions
qui étaient observées dans les noyaux des neurones (PRV).
Dans les années soixante-dix, plusieurs études morpholo-
giques ont confirmé que le virus herpès simplex de type 1
(HSV1, appartenant également à la sous-famille des Alpha-
herpesvirinae) était transporté de façon rétrograde dans les
axones, c’est-à-dire depuis la terminaison axonique
jusqu’au corps cellulaire [3, 4]. À la même période,
d’autres travaux basés sur la morphologie ont montré que
tous les virus n’étaient pas transportés de la même façon
dans le système nerveux. Ainsi, une étude réalisée sur le
système visuel du lapin a permis de conclure que la souche
G d’herpès simplex de type 2 (HSV2) était transportée de
façon antérograde (du corps cellulaire vers la terminaison
axonique) dans les neurones [5].
Les techniques d’immunohistochimie et l’emploi d’anti-
corps spécifiques ont permis par la suite la détection non
ambiguë des neurones infectés dans le cerveau [6]. Pour-
tant, il faudra attendre le début des années quatre-vingts
pour que le groupe de Kris Kristensson à Huddinge apporte,
par des méthodes immunohistochimiques, la confirmation
de ce qui avait été postulé par Goodpasture et par Sabin :
l’HSV1 est transporté dans le cerveau le long des chaînes de
neurones connectés les uns aux autres [7]. Cette publication
décrit la séquence d’infection du système nerveux par la
voie trigéminale à la suite de l’injection du virus dans le
museau de la souris. Elle peut être considérée comme la
première tentative d’élaboration d’une cartographie d’un
réseau de neurones en utilisant un virus (HSV1) comme
traceur transneuronal.
À cette période, rares sont les publications rapportant des
études physiologiques sur les neurones infectés par un virus
neurotrope. Les premières analyses publiées dans les an-
nées cinquante décrivaient les caractéristiques de l’activité
électrique des neurones du ganglion cervical supérieur de
poulet infectés par le PRV [8, 9]. Ces expériences sont hélas
restées sans lendemain si l’on excepte la série de travaux
complémentaires réalisés à Lausanne par le groupe de
Michel Dolivo sur des neurones du ganglion cervical supé-
revue
Virologie, Vol. 10, n° 2, mars-avril 2006
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