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Prisons et radicalisations
Pr Abderrahmane Mekkaoui
12 octobre, 2016
Notes d'analyse
Tous les chefs tak ristes et djihadistes qui déclarent la guerre à l’humanité ont un trait commun : leur radicalisation et leur détermination à se
venger se sont forgées dans les prisons. C’est dans les geôles d’Amman qu’Abou Moussab Al-Zarkaoui a fait ses premières armes. C’est de la
sinistre prison de Bucca, à Bassora en Irak, qu’Al-Baghdadi devait émerger en compagnie d’Abou Mohamed Al-Adnani, récemment éliminé… Et
encore, Abou Mohamed Al Joulani, embastillé dans une cellule de Palmyre, Abdelmalek Droudkal, dans celle de Barbarousse en Algérie, le chef
d’Aqmi, Mokhtar Belmokhtar à Ghardaya et celui de Boko Haram, Aboubacar Shekau, dans celle de Borno au Nigéria…
Camp Bucca en Irak [I]
Comment s’opèrent ces radicalisations dans les geôles ?
L’émergence d’émirs et d’imams au sein des prisons en Europe à partir des années 1990 est directement liée à l’islam radical qui prône le tak r
c’est à dire l’excommunication de tous ceux, y compris les musulmans, considérés comme des mécréants. Ce phénomène a émergé en Egypte
dans les années 1960 lorsque le colonel Nasser a proposé une amnistie aux Frères musulmans. Cette amnistie créa un schisme au sein de
cette confrérie entre ceux qui l’acceptaient et ceux, majoritaires, qui la rejetaient. C’est à cette date que fut créé le groupe Al-Jamya Al-tak r wal
Hijra (excommunication et exil) qui jeta l’anathème sur l’autre groupe des Frères musulmans qui avaient pris la décision de quitter les sinistres
bagnes cairotes. A cette époque, Mustafa Choukri a succédé à Sayyid Qutb, (considéré comme un père de l’islam politique prêchant
l’établissement d’un Etat islamique par la violence) et a mené une croisade contre l’Etat « impie et hérétique ». De ce groupe émergea, en 1979,
Al-Jihad, autre mouvance encore plus radicale, qui s’alliera ensuite avec Oussama Ben Laden pour créer Al-Qaida.
Cet appel à la violence et à l’établissement d’un Etat islamique a trouvé un écho au sein de la jeunesse musulmane du monde entier des îles
Mindanao aux Philippines à Londres en passant par Kano au Nord du Nigéria. Cette culture de violence et de radicalisation dans les prisons
apparue au Caire dans les années 60, se propage au début des années 1990, dans d’autres espaces carcéraux en Europe, aux USA et ailleurs.
C’est dans les geôles que les grands chefs de Daech, d'Aqmi ou de Boko Haram se radicalisent.
En Europe, l’islamisation des délinquants dans les prisons est liée à l’implantation du sala sme dans toutes les grandes métropoles. En France,
le système carcéral opère un tri entre les prisonniers selon leur origine et leur religion. Ce système communautariste a facilité les passerelles
entre des personnes visant le même objectif. Les imams emprisonnés, qui cachent bien leur jeu, ont réussi à toucher la psychologie des
ma eux en leur offrant une doctrine : la promesse d’une autre vie merveilleuse, qui en prime, balaie leur montagne de péchés. En prison, cela
s’appelle « la machine à laver. » Les prêcheurs de mort et de haine ont ainsi réussi à phagocyter le système carcéral français. Par ailleurs,
partout en Europe, ils ont usé de la même stratégie en pénétrant les milieux criminels. Ils ont joué les victimes pour attirer la sympathie et la
solidarité des gangsters en créant des cellules fraternelles au sein des prisons.
Les pouvoirs publics se sont trop tardivement aperçus que les criminels de droit commun, récidivistes en général, sortent de cette « machine à
laver » avec la détermination ferme de commettre des attentats. Il est important de souligner que ces ma eux sont indirectement guidés par les
gardiens vers les sala stes. En effet, en les mettant en garde contre les barbus qui croupissent dans les prisons et en les prévenant du risque
d’embrigadement encouru, ils déclenchent, malgré eux, chez les délinquants musulmans une empathie et une attirance vers ces caïds religieux.
Fascinés par ces « grands frères », les jeunes délinquants deviennent influençables et dociles.
En agissant de la sorte, les gardiens créent un sentiment de solidarité entre la petite criminalité et les émirs sala stes. Presqu’aucun pays
européens n’a mis en place des mesures idoines visant à assurer la réinsertion des prisonniers de droit commun qui deviennent une proie facile
pour les prêcheurs de haine. Outre les gardiens de prison malformés et mal préparés à ce glissement du gangstérisme vers le djihadisme, les
psychologues ignorent tout des mécanismes de radicalisation des prévenus.
Quant aux imams qui of cient en prison, ils sont traversés par plusieurs courants : les adeptes de la confrérie des Frères musulmans, les
wahhabites, nancés par le Qatar et l’Arabie Saoudite et les imams de l’islam traditionnel. Ces derniers sont ignorés par la jeunesse délinquante
car ils représentent l’islam « old fashion » des parents, alors qu’eux rêvent de l’islam idyllique où la vie après sera merveilleuse. Ils espèrent le
paradis et toutes ses récompenses. En outre, ces imams ne maîtrisent pas le langage du milieu basé sur la dissimulation, la duperie et le
mensonge, (la taqiya). Et même lorsqu’ils réussissent à créer un dialogue avec cette jeunesse au sein du système carcéral, ils n’arrivent pas à
remettre les délinquants dans le droit chemin, car le discours des sala stes en prison magnétise et électrise beaucoup plus les jeunes qu’un
discours quiétiste.
En prime, la feuille de route imposée par le ministère de la Justice impose à aux imams le silence sur tout ce qui touche à l’actualité. Ils ne
peuvent donc pas éduquer les délinquants sur les sujets tels que le djihad ou le takfir, ni recontextualiser le Coran.
Quelles sont les réponses à apporter pour prémunir les sociétés de la terreur salafiste ?
Au sein des prisons françaises, les radicalisés irréductibles représentent une infime minorité qu’il faut savoir détecter pour les isoler afin d’éviter
une contagion. L’unité de renseignement nouvellement créée au sein du système carcéral doit être repensée en fonction de la taqyia
(dissimulation, mensonge, duperie). Pour ne pas être défaillante, elle doit également connaître le langage codé véhiculé par les prêcheurs de
haine.
Les imams appartenant à la confrérie des Frères musulmans et aux adeptes de l’idéologie wahhabite doivent être débusqués. Pour cela, il est
nécessaire de faire appel à des personnes, ayant une grande connaissance du Coran, capables de décoder et de décrypter les textes.
La mission des imams en prison doit être repensée avec une feuille de route très précise leur permettant d’évoquer les sujets qui attirent tant de
jeunes frustrés, empêtrés dans leur montagne d’échecs professionnels, sentimentaux, familiaux. Les imams doivent être investis d’une mission
de contre-discours.
Depuis les attentats, un centre de déradicalisation a été créé et d’autres vont bientôt voir le jour en France. Mais bien avant les décideurs, l’islam
politique avait anticipé ces créations et les avaient nommé « centre de dé-islamisation » pour prévenir les soldats du califat. Par ailleurs, Daech
comme al-Quaeda suivent de très ce qui se passe dans les prisons. Regrouper tous les radicalisés est une erreur, il faut éviter le piège et savoir
reconnaître les irrécupérables, les débutants et les indécis.
Par ailleurs, en banlieue, ces centres, qui imposent une formation aux jeunes, sont perçus comme une opportunité de sortir du marasme. Ils
risquent de créer des « vocations » pour pallier aux déficiences du Pôle emploi !
Pour casser cette loi du plus fort dans les prisons, il est nécessaire d’utiliser d’autres mécanismes culturels, professionnels, familiaux de nature
à empêcher tout basculement vers le radicalisme. L’expérience des pays nordique, où les prisons se dépeuplent, est révélatrice de la pertinence
d’une telle alternative. Ce processus d’humanisation des rapports dans le milieu carcéral, favorisé par des programmes de réhabilitation plutôt
que l’incarcération, est une preuve de la voie à suivre. La France, qui fait face à un problème de surpeuplement carcéral et de gangrène ici et là,
doit s’inspirer des expériences réussies en Scandinavie, en mettant fin à l’incarcération de masse.
Tant que les jeunes délinquants ne trouveront pas un peu d’espoir ici-bas, ils chercheront la vie meilleure de l’au-delà. Il est nécessaire de leur
ouvrir l’esprit avec des chanteurs, des comédiens, des dessinateurs, des artisans. L’accès à des cellules familiales doit être encouragé pour
ceux qui montrent un certain nombre de signes encourageants. L’objectif étant de permettre à ces jeunes égarés de reprendre un contact
régulier avec leur femme, leurs enfants et parents.
Faute d’une bonne connaissance de tous ces mécanismes, l’échec est patent. Les autorités des prisons se félicitent d’un taux de récidive assez
faible mais aucune statistique n’est disponible pour confirmer un tel satisfecit…
Au départ de la prophétie, comment l’Islam a-t-il géré ceux qui s’opposaient à lui par le sabre ?
Avant l’islam, chaque chef de tribu avait sa propre prison personnelle. Si le système judiciaire et carcéral n’a pas été créé dans le premier
gouvernement du Prophète Mahommet en 622 à Médine, le Coran a néanmoins décrit les souffrances dans les prisons à l’époque de Joseph et
de Moïse et il dispose d’un arsenal juridique complet et homogène aussi bien pénal que commercial.
L’islam a prévu un code pénal très détaillé et enrichi. Ce code pénal dé ni les infractions appelées « les limites » (El Houdoud) qui sont au
nombre de sept : l’apostasie, la prostitution, le vol, l’intelligence avec l’ennemi, la non participation au djihad, la perversion, la rébellion. Les
limites font partie du droit divin.
Il dé ni également les peines et châtiments applicables à chaque musulman qui viole ces règles. La loi du talion (Al-Qassas) concerne
essentiellement les questions de dommages et intérêts concernant la mort donnée involontairement ou accidentellement.
Il laisse également à l’appréciation de chaque société musulmane un ensemble de peines (Al-Taazir). Ces peines re ètent le contexte de la vie
sociale et économique de la société. Elles donnent la liberté à l’émir de xer l’ensemble des châtiments. Au niveau commercial, le Coran a
présenté un code très détaillé sur les relations entre les musulmans, comme la rédaction des témoignages pour les contrats. Le Coran a vénéré
le code du travail et l’a privilégié à la prière.
Malgré le fait que le système carcéral existait dans toutes les civilisations qui ont précédé l’islam, chinoise, perse, byzantine, etc., le prophète
n’a pas bâti de prison. Mahomet jouait le rôle de juge (cadi) et de législateur, selon les prescriptions de la révélation. Incarcérer un criminel était
banni. Le jugement était expéditif et la sentence immédiate : couper la main du voleur, ageller le fornicateur, etc. La loi du talion était appliquée
et le code de Hammurabi [II] était ainsi reproduit.
C’est seulement en l'an 636 à l’époque du calife Omar que les geôles furent construites pour incarcérer les prisonniers de guerre et ceux qui
mettaient en cause le pouvoir du calife, appelés aussi mécréants, égarés ou pervers.
La dynastie des Abbasides (qui dura de l’an 750 à l’an 1258) innova dans le système carcéral en s’inspirant des époques byzantine, romaine et
perse. Le statut du juge (cadi) est devenu effectif avec l’avènement de cette dynastie. Le calife El-Mamoun [III] (813-833) mit en place un
programme judiciaire et carcéral déjà appliqué par les Sassanides et les Romains selon la devise soulignant que l’Etat signi e aussi bien impôt
que police (ce dernier terme signi ant justice dans l’acception la plus large). Pour ce calife, la prison ne sert pas seulement à punir les
contrevenants, mais elle sert également à leur assurer une forme de réinsertion pour que le prisonnier libéré se sente bien avec lui-même, sa
famille et la collectivité. In uencés par les Mûtazilites (école de pensée qui se réfère à la raison et à la logique), les califes abbassides
considèrent que le musulman occupe une place importante dans le califat et qu’il est nécessaire de le sauver même s’il dévie. Les prisonniers
étaient divisés en trois catégories : les lettrés chargés d’éduquer une dizaine de personnes contre leur libération ; les riches obligés
de s’acquitter d’une rançon au pro t de Beit Al-mal (équivalent du trésor public) ; les illettrés et les pauvres convertis à l’islam sont tout
simplement libérés.
Après les différentes conquêtes musulmanes, le système carcéral vécut une autre évolution avec les Fatimides (969-1171) qui ont créé des
hôpitaux psychiatriques appelés « Maristan » où étaient mélangés prisonniers et malades mentaux.
Cette approche a duré pendant des siècles jusqu’à l’arrivée des Européens qui ont introduit leur système carcéral en Algérie, en Egypte et en
Syrie....
Professeur Abderrahmane Mekkaoui
[I] Le sinistre camp Bucca en Irak a été créé en 2003 par les Américains et, jusqu'à sa fermeture en 2009, il a accueilli plus de 100 000
prisonniers.
[II] Code de Hammurabi
[III] https://www.herodote.net/10_aout_833-evenement-8330810.php
Downloaded from:
http://iveris.eu/list/notes_danalyse/207-prisons_et_radicalisations
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