enseignement philosophique au lycée et démocratisation

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ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE AU LYCÉE
ET DÉMOCRATISATION
UNE DISCIPLINE EN MANQUE D’OBJET ? DU DANGER DE VOULOIR LUI EN ATTRIBUER UN 1
C’est une des provocations les plus simples à l’égard de la philosophie que de la
sommer à brûle-pourpoint de dire ce qu’elle est et ce qu’elle prétend enseigner. Notre
discipline a un problème qui lui est propre, problème qui est simultanément celui de son
enseignement.
Une discipline est censée définir les exigences nécessaires à l’étude d’un objet qui
lui est particulier. Osons nous l’avouer, nous avons de ce point de vue un problème
d’identité. Notre discipline est en mal d’un objet qui lui serait propre, en mal d’un objet
dont elle pourrait se revendiquer la science, à la manière des autres disciplines. La
philosophie s’est d’emblée voulue enseignement, mais de quoi ? Il lui manque quelque
chose dont on pourrait dire qu’elle est le savoir et qui pourrait tranquillement permettre
de parler de l’enseignement de la philosophie comme on parle de celui de la physique
ou de celui de l’histoire. La question n’a pas manqué de se poser, douloureusement, nous
le savons, quand il s’est agi de faire un programme.
L’enseignement de la philosophie au lycée a commencé au XIXe siècle en donnant à
la philosophie et à son enseignement un objet donc un programme. L’évoquer nous
donne la mesure de ce dont aujourd’hui un programme de notions nous protège, depuis
1973. C’est ce que reconnaissait, en 1979, Roland Brunet, un des piliers du GREPH, affirmant qu’un tel programme, débarrassait, presque, du cousinisme, et permettait d’éviter
un programme de questions ou de problèmes, donc l’enseignement d’une philosophie 2. Ce
commencement, c’est l’époque, celle de Victor Cousin où, en 1846, Amédée Jacques, Jules
1. On trouvera ici le texte d’une intervention faite le lundi 10 mars au lycée Michelet à Vanves à l’invitation de
Mme Szpirglas, IA-IPR, que nous remercions de nous avoir invité à nous exprimer dans le cadre d’une demijournée consacrée à l’enseignement de la philosophie et à sa démocratisation. Il n’était nullement question de
passer en revue tous les problèmes concernant notre enseignement et d’évoquer en conséquence tout ce qui
peut en être dit. Si le débat qui a suivi a permis d’aller un peu plus loin, l’APPEP s’exprime et s’est exprimée
régulièrement sur tous les problèmes concernant notre enseignement. Nous demandons donc qu’on nous lise
si l’on prétend juger de ce que nous sommes et surtout pour entendre sur l’enseignement de la philosophie,
dans l’École, un point de vue : http://www.appep.net
2 Nous condensons ici ce qui fut l’objet de plusieurs articles éditoriaux parus dans la revue L’Enseignement philosophique et qu’on trouvera ici : http://www.appep.net/la-revue-lenseignement-philosophique/les-editoriaux/
Signalons, Péché originel (à propos du « manuel » évoqué ci-dessous), Vernis, Maturité, terminale, « progressivité »
où l’on trouvera les références nécessaires concernant les propos de R. Brunet ou de S. Kofman évoqués ici.
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SIMON PERRIER
Simon, et Émile Saisset écrivent un Manuel de philosophie 3, « ouvrage autorisé par le
conseil de l’instruction publique ». L’objet de la philosophie c’est Dieu. Le rôle d’un enseignement de la philosophie est de porter à le reconnaître dans ses œuvres. Le but était
clair, presque avoué, sauver la religion du matérialisme grandissant auquel pourraient
sembler conduire des sciences en plein progrès. Ainsi, disaient les auteurs, « [En d’autres
termes,] au-dessus de toutes les sciences particulières, l’esprit humain conçoit une science maîtresse dont la fonction serait de représenter par l’unité supérieure de son point de
vue propre l’unité même du monde ». Voilà qui est extrêmement rassurant. La philosophie
est « science de ces sciences, l’explication de ces explications ». Cela impliquait un programme d’enseignement pour les lycées allant de l’homme à Dieu, de la psychologie à la
métaphysique, et dont les parties étaient : « psychologie, logique et morale, théodicée ».
Voilà une philosophie clairement identifiable, voilà de quoi nous sommes libérés,
sous cette forme ou sous une autre, libérés d’une philosophie se présentant comme la
philosophie pour ainsi en finir avec la philosophie, une fois pour toutes, comme le dénonçait Sarah Kofman dans un article publié par le GREPH (Qui a peur de la philosophie ? cf. note 2), ou, pour le dire autrement, pour en finir avec un travail philosophique,
avec le doute. Ajoutons que c’est le risque de tout programme qui prétendrait donner
à cet enseignement un objet qui sous la forme de questions ou de problèmes présupposerait une philosophie.
A. Philonenko s’amusait il y a quelques années, dans un Qu’est-ce que la philosophie ?,
à dresser une liste des objets dont des philosophes ont voulu que la philosophie soit la
connaissance : science du divin, donc métaphysique ou théologie, matérialisme, quand
certains conclurent que la vraie philosophie devait se faire science de la matière, psychologie en prenant pour objet la conscience, vitalisme quand « elle voulut aussi pénétrer plus profondément que la biologie les mystères de la vie » 4. On pourrait ajouter à cette liste de Philonenko les objets d’autres disciplines dont la philosophie s’est quelquefois emparée et non sans morgue. Il y a des philosophes qui se sont voulus meilleurs historiens que les historiens, meilleurs physiciens que les physiciens – les cartésiens du XVIIIe
contre Newton – ou récemment encore meilleurs mathématiciens que les mathématiciens, etc. Philonenko concluait que la philosophie, en voulant ainsi se donner un objet, a sinon causé sa perte du moins provoqué très souvent son discrédit, voire son ridicule, les autres disciplines, jusqu’aux arts, se sentant souvent bien plus à même de proposer une connaissance satisfaisante des objets qu’elles ont la prétention de s’approprier.
Philonenko concluait de sa liste des objets dont on a voulu que la philosophie soit
en propre la science : « confuse et prétentieuse – c’était le visage qu’elle [la philosophie]
offrait le plus souvent – la philosophie suscita l’aversion. […] matérialisme, vitalisme,
psychologie, théologie, et naturellement ontologie : A, E, I, O, U ! 5 ». Par prudence, ajoute-t-il, « on en vint à parler non plus de la philosophie, mais des philosophies », ce qui
dit très bien où nous en sommes aujourd’hui.
QU’ENSEIGNER ?
Alors que faire, qu’enseigner, si l’on prétend enseigner la philosophie ? Que faire
donc qui n’abandonnerait pas la philosophie à une philosophie, ou sinon à sa carica3. (1846), Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1857 (3e édition). Les citations qui suivent sont issues, dans
l’ordre, des pages 3, 11 et 10 d’une introduction dont la première partie s’intitule : Objet, division et organisation de la philosophie.
4. Philonenko Alexis, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Vrin, 1991, p. 8-9-10.
5. Allusion bien sûr au maître de philosophie du Bourgeois Gentilhomme.
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ture, une attitude, un état d’esprit, le très fameux esprit critique qui caractérise les
philosophes, et eux seuls bien sûr, et dont la philosophie serait l’écho, ou à sa définition
comme réflexion, en commun bien sûr, bref, à tout ce qui finit d’ailleurs par justifier
pour d’autres que la philosophie ne serait que prétention à parler de tout et de n’importe
quoi avec plus d’habileté que d’autorité.
Il faut au lycée un enseignement qui doit se suffire à lui-même et s’adresser dans un
temps limité à des élèves qui pour la plupart ne feront plus de philosophie. Que faire qui
ne serait pas que la mutilation d’un tout, supposant qu’on a déjà choisi de ne travailler que pour une mince élite. En faisant de la philosophie au lycée la première
marche d’une progression savante, on ne pourrait que condamner l’enseignement de la
philosophie dans le secondaire, refuser de vouloir enseigner la philosophie à celui qui
ne s’y destine pas. Que faire donc qui pourrait être un commencement et pourtant valoir pour lui-même ? Telle doit être l’ambition d’un enseignement démocratique parce
que voulant la démocratisation, c’est-à-dire voulant dans le cadre présent, si insatisfaisant soit-il, s’adresser au plus grand nombre 6.
Alors, si l’on envisage une réponse à ce « que faire ? », compte tenu de ce qui
vient d’être dit, nous croyons que c’est une réponse qui justifie un programme de notions, partant de l’idée qu’il y a bien quelque chose dans la philosophie qui fait cette
incapacité à lui attribuer un objet propre dont elle pourrait se dire l’enseignement.
La question qu’on peut se poser, à l’envers du providentialisme évoqué ci-dessus,
est de savoir si la difficulté d’une identification de la philosophie, donc de son enseignement, n’est pas en proportion de la reconnaissance, qui lui est propre, de la difficulté
d’identifier assurément quoi que ce soit, de connaître quoi que ce soit avec certitude,
difficulté reconnue d’identifier assurément une quelconque et ultime réalité, difficulté
reconnue de savoir pour l’homme ce qu’il pourrait assurément penser de lui-même et
du monde, de toute chose, et de savoir ce qu’il pourrait faire de lui-même. Il nous
semble que c’est cela, cette difficulté, reconnue, prise en charge, posée, qui fonde la philosophie, et qu’assume à sa manière toute philosophie. C’est d’éprouver l’inquiétude qui
vient en conséquence de la conscience de cette difficulté, de l’assumer comme un problème, et de tenter de s’en faire une conception, d’en penser quelque chose, peut-être
de lui trouver des réponses, qui font qu’on commence à être philosophe et que commence toute philosophie. L’homme, dès qu’il y réfléchit, est celui qui s’aperçoit de l’incertitude dans laquelle il est. C’est reconnaître cela qui fait la philosophie à son départ, qui unit les philosophes, reconnaître, par exemple, que ce que nous nommons,
monde, réalité, temps, vérité, humanité, matière, esprit, liberté, mort, bonheur, justice, etc.,
désigne nos incertitudes, et peut-être définitivement. Ces mots, liste non exhaustive,
dans la variation du sens qu’on leur donne, renvoient à nos difficultés, à nos interrogations, aux réponses que l’on croit avoir trouvées.
En ce sens la philosophie, c’est peut-être un scepticisme posé comme fonds commun
de toute philosophie et qui devrait toujours le rester. C’est au lycée le point de départ
auquel doit amener ou ramener un enseignement de la philosophie qui, en ce sens,
pourra être dit philosophique, c’est-à-dire, d’abord, ne voulant pas prétendre enseigner
6. C’est l’allégement que la plupart des professeurs réclamaient avant qu’il en soit fait une question de nature du
programme, jusqu’à la « guerre » que nous avons subie. Nous croyons par ailleurs que s’il y a des causes internes
à notre enseignement, celui-ci ne peut à lui seul réussir dans une école en échec, à moins d’appeler démocratisation, non une simplicité, mais un appauvrissement, qui suffirait aux pauvres. Ainsi, quand bien même il y a
sans doute à faire du côté du programme et des épreuves, ce à quoi nous nous consacrons, nous ne croyons
pas que notre enseignement se sauvera à lui seul de ses difficultés. L’APPEP est en ce sens attachée à une réflexion
qui situe notre enseignement dans son contexte.
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une philosophie particulière qui se voudrait la philosophie. La tâche d’un enseignement
philosophique dès le lycée est d’éveiller ou de réveiller en chacun, de susciter et de nourrir l’inquiétude devant ce manque, cette conscience d’une faiblesse constitutive, en
engageant dans la connaissance de différentes manières de l’avoir posée comme problème et de réponses données, en donnant à connaître des réponses partout où l’on peut
croire pouvoir en trouver légitimement et d’abord dans les œuvres des philosophes 7.
Pour le dire à la manière de Pascal, notre enseignement devrait toujours s’adresser à ce
quelque chose qui en tout homme « crie » un manque, un vide, qui est mélange d’une
avidité et d’un sentiment d’impuissance 8.
Un enseignement philosophique s’adresse à une insatisfaction naturelle et propose,
dit déjà à la façon de Pierre Hadot, des manières de penser et de vivre. Il s’agit de rendre
possible que soit viable cette insatisfaction, de faire qu’un malheur de la condition humaine porte à un bonheur, autant qu’il porte à une recherche, qu’il porte vers le monde
et les autres, qu’il porte à la recherche de ce qui peut être dit vérité, aux réponses des
philosophes, qu’il oblige à une conscience que doit justement cultiver un enseignement
philosophique. À la philosophie, à son enseignement, d’exciter et de cultiver cette avidité plutôt que de l’abandonner aux diverses et faciles consolations ou divertissements qui s’offrent aux hommes.
En ce sens Gérald Sfez écrivait à propos de l’enseignement philosophique :
Son rôle n’est pas de lier les savoirs ni d’en ajouter un autre qui les surplomberait et qui
aurait ses terres. C’est ce qui fait que l’enseignement philosophique n’est pas là pour
« donner du contenu » repérable sur une cartographie ou donner à cultiver les plus
arables de ses terres, car elle [la philosophie] ne règne pas sur un domaine de réalités réservé dont elle pourrait tracer les limites. Elle est essentiellement générale.
La philosophie s’intéresse à tout ce qui est à même d’être humain, à tout ce qui
est du monde, à l’inquiétude d’une vie qui, dès qu’on y réfléchit, apparaît, au moins
d’abord, sans objet propre. Un enseignement philosophique est celui qui nourrit, cultive une inquiétude qui porte à désirer trouver des réponses sans toujours se soucier de
leur qualité. Bien des œuvres en proposent. Le travail d’un enseignement philosophique
est celui d’une problématisation de cette inquiétude. Il propose, voire oppose de possibles orientations. Enseigner la philosophie, ajoutait Gérald Sfez, c’est « changer l’esprit de disposition, [lui] donner le désir de s’orienter dans la pensée, de faire apparaître
les complexités, d’éprouver les ambiguïtés et s’appuyer sur elles, ou voir fonctionner certains concepts comme obstacle et point d’appui, d’apprécier la patience de juger juste
[…] Enseigner la philosophie c’est penser et faire penser comme un philosophe » 9.
Tel est si l’on veut l’objet d’un enseignement philosophique au lycée et d’un programme
de notions 10. Il s’agit donc d’engager chacun, corps et âme, dans un enseignement où
l’élève comme le professeur sont comme philosophes, sont à un moment, pour la
comprendre, la démarche de la pensée qu’on leur donne à rencontrer, jouent à être, si
l’on veut le dire par une formule empruntée à Sartre. Il s’agit de s’exercer à diverses
perspectives. L’enseignement de la philosophie n’est donc réductible ni au savoir d’un
7. Ajoutons, à la relecture de notre exposé, qu’une question a été ensuite posée qui demandait justement si ce
n’était pas au fond de tout enseignement qu’on attend l’engagement proposé ici, ce que nous avons approuvé.
8. Pascal Blaise, Pensées, Pléiade (Chevalier), 370 (Br. 377-378), p. 1185.
9. Sfez Gérald, Ce que vise la philosophie, revue L’Enseignement philosophique, janvier-février 1998, n° 3, 48e
année, p. 6.
10. Un programme de notions fait donc du non philosophique confronté aux idées des philosophes, en un
doute libérateur, l’objet de son enseignement. Il oblige à partir de nos élèves, avec eux. Il résout bien des difficultés d’un programme qu’on voudrait de questions ou de problèmes et qui reviendrait à refaire d’une philosophie l’objet du cours. Pour en finir avec la philosophie ?
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contenu arrêté, ni à l’apprentissage d’une technique pour bien penser, être compétent
et savoir répondre à telle ou telle question, ce qui ferait oublier de s’interroger, de juger, j’entends de proposer authentiquement une réponse plutôt que de singer (est-ce
cela démocratiser ?). Il est cette démarche de la pensée qui engage chacun existentiellement et redonne au mot philosophe son sens antique, ce que nous allons développer
par Pierre Hadot et Michel Foucault.
ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE ET EXERCICE SPIRITUEL (HADOT, FOUCAULT) 11
Conversion et transformation de soi
Pierre Hadot dénonce la transformation au Moyen-Âge de la philosophie en fabrique des concepts nécessaires à la théologie et en un enseignement universitaire qui
ne se charge plus que d’une transmission érudite. La philosophie ne s’occupe plus de
bien penser et de bien vivre, de penser et de vivre selon le bien, mais est faite instrument de la connaissance d’un objet particulier, Dieu. Le philosophe devient alors celui
qui cherche « à construire un édifice conceptuel », une sorte d’ingénieur. La philosophie
cesse d’être une « conversation vivante d’homme à homme » 12, (ce que doit être un cours
de philosophie), conversation, s’il faut le préciser, selon l’ordre des raisons, conversation avec les œuvres, par quelque moyen qu’on y accède, donc avec quelqu’un, donc, par
réflexion, avec soi. Pour lui, le drame de notre temps, c’est cette philosophie universitaire, de spécialistes qui ne parle plus qu’aux spécialistes et qui fait qu’on ne trouve plus
de philosophes mais seulement des chercheurs en philosophie. L’érudit qu’est Pierre Hadot ne méprise évidemment pas le travail savant de la recherche, mais il souhaite « que
les professeurs et les écrivains qui parlent de philosophie […] soient conscients du
fait que discours et vie sont inséparables » 13. À une autre échelle, bien sûr, adapté au lycée, en proportion du temps qui lui est laissé et de celles et ceux auxquels il s’adresse,
tout enseignement au lycée devrait vouloir ce lien entre discours et vie, particulièrement
parce qu’il s’adresse à des élèves qui ne se destinent pas à devenir des professionnels de
la philosophie.
Une philosophie entendue comme manière de penser et de vivre veut que s’entrecroisent sans cesse lire, écrire et vivre. Ainsi peut-on comprendre l’enseignement philosophique comme exercice spirituel, exigeant de chacun qu’il devienne philosophe, si
peu que ce soit, conduisant, comme le dit Hadot, à « une vie plus consciente, plus rationnelle, plus ouverte sur les autres et l’immensité du monde » 14. Cette ouverture est
l’action d’un enseignement philosophique. Un enseignement philosophique peut être
compris comme ce que P. Hadot appelle conversion, qui n’est pas ce que l’on pourrait
craindre de ce mot puisqu’elle est libération, « arrachement et rupture par rapport au
quotidien, au familier, à l’attitude faussement naturelle du sens commun […] Sous
quelque aspect qu’elle se présente, la conversion philosophique est accès à la liberté intérieure, à une nouvelle perception du monde, à l’existence authentique » 15. Ce travail
11. Nous condensons, sur ce point important, un précédent article : L’Enseignement de la philosophie au regard de
Pierre Hadot, revue L’Enseignement philosophique, 63e année, n° 1, septembre-novembre 2012.
12, Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, « La Philosophie est-elle un
luxe ? », p. 364.
13. Hadot Pierre, La Philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold J. Davidson, Paris, Le Livre de poche, 2003, « Biblio essais », p. 180.
14. Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., Réflexions sur la notion de « culture de soi »,
p. 331.
15. Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., Conversion, p. 233-234. Sur le sens du mot,
« changement d’orientation », « changement de pensée », voir depuis la page 224.
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cultivé de ses représentations, selon le public auquel on s’adresse, conduit à se transformer soi-même, ce qui implique travail du discours et « action vivante » 16, interagissant sans cesse l’un sur l’autre. Un enseignement est philosophique autant qu’il porte
à cet exercice qui est toujours d’abord celui de la recherche de la vérité donc de ses
conditions. L’exercice est spirituel en tant qu’il étrenne et renouvelle sans cesse une liberté, répond à cette inquiétude évoquée au départ de notre propos, ne la fuit pas.
Michel Foucault, dont les derniers travaux sur l’antiquité ont suscité l’intérêt de Pierre
Hadot (quelquefois la critique), définissait ainsi spiritualité : « je crois qu’on pourrait appeler spiritualité la recherche, la pratique, l’expérience par lesquels le sujet opère sur luimême les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité » 17. C’est donc, pour
le dire à la manière de Pierre Hadot, « se défaire de sa subjectivité » qui inaugure la démarche philosophique. Le prix à payer pour accéder à la vérité, celui, peu à peu,
d’une joie, dirait sans doute Pierre Hadot, est de se libérer d’une subjectivité parasite,
qui se projette sur tout, se complaît en elle-même. Il s’agit de se libérer, au fur et à
mesure d’une lecture des œuvres, d’un égocentrisme, d’un moi qui tyrannise la vérité,
se fait centre d’un monde microscopique, ce que P. Hadot nomme subjectivisme et qui
est l’obstacle majeur que rencontre notre enseignement.
Exercice spirituel et lecture des œuvres
Commencer à se libérer de l’étroite prison du moi, c’est dans la lecture d’une œuvre
en reconnaître l’altérité voire l’étrangeté quelquefois, relativement à soi, à son monde.
Il faut, dit Pierre Hadot, « viser à l’objectivité, si possible à la vérité » 18. L’objectivité
est pour lui, un « idéal qu’il faut essayer de rejoindre » 19 pour « se défaire de la partialité du moi ». Lire une œuvre c’est saisir ce qu’elle a de particulier et ce faisant ce
qu’elle a d’universel. La lecture doit être, « effort pour dégager de sa gangue mythique
et traditionnelle l’essentiel d’une attitude, d’un choix de vie » 20.
Si tout, de ce que dit P. Hadot, n’est pas possible au lycée, en tout cas au même degré, le but d’un enseignement philosophique doit être celui qu’il assigne à la lecture des
œuvres : « comparer les conséquences des différentes attitudes fondamentales possibles
de la raison », lesquelles ne sont pas si nombreuses, quelles que soient les sociétés et les
époques. Ainsi, dit-il, « il y a finalement assez peu d’attitudes possibles vis-à-vis de l’existence, et, sans avoir subi d’influences d’ordre historique, les différentes civilisations sont
amenées à avoir, à cet égard, des attitudes analogues » 21. En identifiant ce qui n’est
propre qu’à un contexte le lecteur se voit dans son propre contexte qu’il ne confond plus
avec lui, qu’il sait n’être qu’un contexte 22. En identifiant le particulier se dégage l’universel, ce que nous reconnaissons comme ce que nous pourrions penser et vivre, ce
qui nous lie à tous les hommes. Autrement dit, un enseignement philosophique doit être
pour nos élèves ce qu’est pour P. Hadot la lecture des œuvres, « un terrain privilégié
16. Hadot Pierre, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 294.
17. Cf. Foucault Michel, L’Herméneutique du Sujet, première leçon de son cours au collège de France, 1981-1982,
p. 16-17 : « Appelons « philosophie » la forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet au sujet d’avoir accès à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les limites de l’accès du sujet à la
vérité ». Un peu plus loin : « Elle [la spiritualité] postule qu’il faut que le sujet se modifie, se transforme, se déplace, devienne, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, autre que lui-même pour avoir droit à avoir
accès à la vérité. » http://michel-foucault-archives.org/?Cours-de-Michel-Foucault-1981-1982
18. Hadot Pierre, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 115.
19. Ibid., p. 114.
20. La philosophie comme manière de vivre, op. cit., Interprétation, objectivité et contresens, p. 119.
21. Ibid., p. 118.
22. Ce n’est donc pas ignorer une histoire de la philosophie qui rend inaccessible la lecture des œuvres, mais à la
rigueur ignorer un contexte, contexte d’une écriture et des problèmes qu’il s’agissait de résoudre.
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ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE AU LYCÉE ET DÉMOCRATISATION
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d’expérimentation » 23 pour la raison, le terrain, pourrait-on dire, de l’exercice d’une liberté, de la formation d’une autonomie. Dans un enseignement de la philosophie, ce
dont nos élèves ont besoin, qui se découvrent dans la lecture des œuvres, dans le
cours fait par le professeur, ce devrait être ce que Pierre Hadot nomme des « modèles » de vie, « des formes fondamentales » 24, des expériences humaines, des expériences de la raison en situation, qui peuvent devenir autant de repères, qui constituent
peu à peu une autonomie. 25
ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE ET SUBJECTIVISME (PÉDAGOGIE)
Subjectivisme, plutôt que relativisme…
Nous connaissons bien dans nos cours ce subjectivisme, cet empire du moi qui se
fait juge de tout, cette folie de tout réduire à ses opinions. Notre enseignement ne
peut ignorer cet obstacle, à la fois l’effet et le moyen d’une fuite de l’inquiétude dont
nous parlions initialement. La difficulté est là, au moins autant que dans la faiblesse ou
l’ignorance des élèves, que l’on entend plus souvent dénoncées. Ce subjectivisme est
ce qui explique l’échec de nombreux cours, si excellents soient-ils en eux-mêmes, mais
qui glissent sur nos élèves sans les concerner un seul instant. Il est ce qui empêche d’entendre en tout homme ce qu’il y a de soi et d’atteindre ou de refonder l’universel. 26
À qui s’adresse un cours de philosophie et particulièrement au lycée ? Certainement
pas, du moins immédiatement, à l’inquiétude dont nous parlions auparavant. Quand
c’est le cas, rarement, nous le devons au mélange des effets d’une juste éducation familiale et de ceux de l’école. Cette inquiétude, il faut la faire naître. Le plus souvent elle
s’est déjà emparée des réponses les plus immédiatement proposées, en a pris l’habitude, selon un contexte. Quel professeur n’a pas dû affronter l’affirmation que la « vérité »
est propre à chacun 27, qu’il y a autant de « vérités » que d’individus. Lequel d’entre nous
n’a-t-il pas entendu soudain, sans que cela naisse de la moindre raison d’une contestation du discours tenu, quelque chose comme un « mais, cela, c’est votre (ou son) opinion », avec tout ce qui s’ensuit. Il ne nous est pas arrivé qu’une fois d’entendre dire
qu’adopter une idée « qui n’est pas la sienne » est un signe de faiblesse, revient à perdre
son propre. « Pas la sienne » signifie ici, pas celle éprouvée habituellement, comme
« sienne ». Ainsi dialoguer est-il se perdre… Nous sommes confrontés à un égocentrisme tyrannique, sympathique et pernicieux à la fois, en tant qu’il se veut affirmation
d’une liberté et d’une autorité sur soi, d’une vérité, en même temps qu’imagination d’un
bonheur, et qui triomphe très souvent de tout effort pour faire entendre un cours, je dis
bien entendre, car cela n’empêche pas des élèves de “travailler”, de prendre des notes,
d’être, dira-t-on, “sérieux”. Remarquons que les notions sont déjà là.
C’est un subjectivisme, qu’il faudrait dire obscurantiste, par lequel nos élèves, les
plus fragiles surtout, se protègent contre ce que la philosophie exige d’une recherche de
la vérité, d’une transformation de soi 28. Il suppose, sans la poser, une sorte de substance du
moi, un moi aussi pur que “profond”, déterminant en chacun, comme par génération spontanée, des interprétations et des orientations singulières, une subjectivité en ce sens. Cela
23. Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 301. Voir aussi, P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 241 : « Comme l’a très bien dit Nietzsche, elles sont des expériences dans lesquelles, donc, il peut y avoir réussite, mais aussi échec ».
24. Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 301.
25. Il faudrait revenir ici sur qu’Hadot nomme péché d’anachronisme. Cf. note 19.
26. On l’aura compris ce subjectivisme n’est pas celui qu’on attribue quelquefois à Descartes.
27. Ce qui en un sens est vrai.
28. Ce qui peut souvent se comprendre par des conditions de vie et ne peut être méprisé.
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SIMON PERRIER
n’aurait sans doute pas fait rire Spinoza 29, mais cela lui aurait donné à vérifier sa thèse: l’évidence d’un moi propre, pur, indépendant, se veut ici avérée par l’impossibilité, apparente, d’en identifier l’origine. Autrement dit, l’ignorance des causes est la preuve qu’il n’y en
a pas et d’un moi cause de lui-même. Il est donc cru – il faudrait dire, désiré – indépendant
de toute histoire, de toute détermination sociale, garant d’une différence inaltérable, et
en tout cela philosophiquement très intéressant, point de départ possible. En conséquence,
par un préjugé, une sorte d’orgueil de la liberté réalisée dans ce sentiment de l’indépendance du moi, est refusée à l’autre la parole qui prétendrait convaincre. Chacun peut s’affirmer, doit moralement et légalement pouvoir le faire, mais c’est tout. Est posée là, de manière très protectrice, l’opinion d’une identité personnelle incommensurable et qu’on ne saurait donc prétendre soumettre à aucune “vérité”. Tout discours qui prétendrait à une mesure commune, à la raison, à la vérité, serait abusif et même une sorte de violence.
Tel est ce subjectivisme. Un relativisme, dont il emploie au besoin les arguments,
révélerait la multiplicité des points de vue pour anéantir la prétention d’un seul à se poser comme absolu. Un relativisme dirait : « arrêtez de nous faire rire avec la vérité ;
chaque situation détermine son point de vue ». Mais ici, en ce subjectivisme, il y a bel et
bien prétention à la vérité, unique, exclusive, mienne et celle du monde en même temps,
même si elle n’est pas celle des autres. L’affirmation courante que « chacun à ses opinions », derrière l’apparence d’une nécessaire modestie, ne signifie dans ce contexte aucun scepticisme, mais rêve l’empire absolu, immédiat, de chaque subjectivité, n’attendant du monde qu’une seule chose, qu’il lui permette de s’épanouir.
Si c’est un grand progrès de s’apercevoir d’une ignorance, nous savons, au moins
depuis Socrate, qu’il n’est pas indolore de s’apercevoir que l’on croyait savoir. En mettant en doute, en portant au scepticisme, notre enseignement provoque contre lui une
réaction de défense et d’autant plus qu’on se trouve dans un contexte démocratique qui
pose que chacun a autorité sur lui-même (on ne s’en plaindra pas). Nous ne pouvons
ignorer le point de vue depuis lequel nous sommes entendus, avec certes plus ou moins
d’intensité, ou alors, définitivement, nous ne serons jamais entendus. Il faut confronter l’élève à lui-même, ce qui est l’obliger, en le mettant au travail, à poser « son » opinion au fur et à mesure qu’il se confronte, par le cours, à d’autres : d’où le rapport aux
œuvres tel que l’envisage P. Hadot, d’où une philosophie qui doit être plus que jamais
« conversation vivante d’homme à homme ».
… jusqu’au narcissisme (Adorno).
« Se défaire de sa subjectivité » est bien l’impératif nécessaire à un enseignement
philosophique. Comprendre ce subjectivisme, c’est comprendre une situation de notre
enseignement au lycée dans ce qu’elle a de particulier et d’universel. D’universel, elle
a qu’elle témoigne d’une aspiration à la liberté, d’un refus d’abord de subir. Prétendre
à une différence, à une singularité, en sont les expressions et même la défense. De
particulier, elle a un contexte. La démocratie génère contre elle-même une vulgate
qui fait de la liberté l’indépendance, la possibilité de vivre selon son bon plaisir, de se
gratter quand on a la gale. Rien de pleinement nouveau : il suffit de penser à ce que
Platon disait de l’homme démocratique. Démocratie suppose, dit Platon, « qu’on y a le
droit de faire tout ce qu’on veut », d’agir selon son bon plaisir 30. La liberté, être soi,
pouvoir tout identifier à soi, pour celui qui en reste là, c’est pouvoir céder à la
29. Spinoza Baruch, Traité politique, I, §4 : « J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre ».
30. Platon, La République, Paris, Gallimard, Pléiade, 1950, L. VIII, 556b, trad. L. Robin.
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ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE AU LYCÉE ET DÉMOCRATISATION
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moindre de ses impulsions et la satisfaire, idéal de l’imagination. En conséquence, cet
idéal de la liberté, selon l’imagination, ne supporte que très mal une vie publique. Il
l’envisage comme limite de ce qu’il appelle “sa liberté”, qu’il conviendrait mieux d’appeler son indépendance. Celui qui s’imagine ainsi n’aime que les miroirs qu’on lui
tend. Il aime, n’aime pas, veut ou ne veut pas. À sa manière, on trouve chez Adorno la
description de cette résistance qu’affronte tout enseignement philosophique :
L’opinion d’un individu est perçue comme sa propriété, partie intégrante de sa personne, et toute critique envers cette opinion est enregistrée par l’inconscient et le préconscient
comme un dommage infligé à la personne même. Avoir raison, cette tendance qu’ont les
hommes à défendre obstinément des opinions insensées, même lorsque leur fausseté est
manifeste, témoigne de l’étendue d’un tel phénomène. Pour éviter toute atteinte à son narcissisme, qui lui vaudrait justement le renoncement à une opinion, l’ergoteur développe une perspicacité qui dépasse souvent de loin ses possibilités intellectuelles. L’intelligence dépensée dans le monde pour défendre un narcissisme absurde suffirait sans
doute à transformer ce qu’on défend. […] La forme logique du jugement, qu’il soit juste
ou faux, contient en soi quelque chose de dominateur, d’autoritaire, qui se reflète dans le
fait d’insister sur une opinion comme sur un bien propre 31.
CONCLUSIONS
« Le discours philosophique ne sculpte pas des statues immobiles »
Enseigner la philosophie suppose un enseignement qui porte l’élève, dans le cours
qui s’élabore avec lui, dans le dialogue qu’il peut avoir avec le professeur, donc avec les
idées des philosophes, à devenir philosophe, si on peut le dire et l’entendre sans prétention, philosophe, si peu que ce soit, comme tout le monde peut l’être, par la compréhension qu’il en retire, les exercices écrits et oraux qu’il pratique, les conséquences
que cela peut avoir sur sa vie, dans les grandes comme dans les petites choses, et même
au quotidien. Nous tenons, un peu par provocation, ou par incompréhension, ce qui est
possible, à répéter préférer qu’on fasse de “petits-philosophes” plutôt que de “petitssavants” en philosophie. Il faut enseigner une philosophie qui donne à penser et à vivre,
qui transforme. Une authentique connaissance en philosophie ne peut laisser indemne, insensible au rapport au monde qu’elle engage et à ce qu’elle exige de soi. Pour
réaffirmer une naïveté assumée, à la manière de ce que disait P. Hadot, nous dirions, en
forçant et sans doute en souriant, qu’un élève devrait toujours sortir, sinon de chaque
cours, mais au moins d’une année de cours, en disant ce que disait Fichte après avoir lu
la Critique de la raison pratique : « je vis dans un nouveau monde » 32.
Un programme de notions dit à sa manière qu’il doit en être ainsi de notre enseignement, en tentant de renvoyer, dans le temps qui nous est laissé, à tous les champs
possibles de l’expérience humaine, à travers des mots qui sont ceux de chacun, donc qui
engagent chacun.
Nous-mêmes, nous tous, professeurs de philosophie, n’aurions jamais aimé la philosophie quand nous l’avons découverte, ou alors très mal aimée, si elle s’était présentée comme ne valant que pour elle-même, comme une sorte de jeu de l’esprit, si sophistiqué soitil, de divertissement, si donc elle ne nous avait pas proposé d’engager nos pensées et en cela
nos vies. Comment pourrait-on connaître la philosophie, être bon en philosophie, sans être
philosophe, un tant soit peu ? Pour le dire comme J.-F. Balaudé parlant de Pierre Hadot :
31. Adorno Theodor W., Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, « Opinion – illusion – société », p. 134-135.
32. Lettre de Fichte à F. A. Weissung, 1790 (Août-début septembre), fragment publié par A. Philonenko,
Qu’est-ce que la philosophie ?, Kant et Fichte, op. cit., p. 47. Nos cours ne nous changent-ils pas ?
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SIMON PERRIER
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Nous sommes par là 33 [aussi] conduits à réexaminer totalement la question de notre
rapport à la vie et à la vérité. En effet, le bien et le juste, ne sont pas fondamentalement ce dont il faut rendre raison mais ce qu’il s’agit de mettre en œuvre, et la vérité
se situe quelque part dans cette mise en œuvre raisonnée et réfléchie 34.
Hadot citait en ce sens Plutarque : « Le discours philosophique ne sculpte pas des
statues immobiles, mais, tout ce qu’il touche, il veut le rendre actif, efficace et vivant, il
inspire des élans moteurs, des jugements générateurs d’actes utiles, des choix en faveur
du bien […] » 35. « Telle est la leçon de la philosophie antique : une invitation pour
chaque homme à se transformer lui-même » dit Hadot 36.
On peut aussi dire la finalité de tout enseignement philosophique à la manière de
Montaigne parlant de la finalité de ses essais : étendre la vie « en poids », « la rendre plus
profonde et plus pleine » 37. L’écriture est pour Montaigne un exercice pour vivre, comme
même l’exercice des dissertations, simplement fait, devrait l’être pour nos élèves, ce qui
suppose évidemment une écriture qui ne soit pas inculte, en philosophie peu à peu, mais
aussi adossée à la totalité du travail scolaire, aux autres disciplines, et aussi à ce que la
vie hors de l’école peut apporter. Quand Montaigne écrit, c’est toute la culture – et la vie
– de Montaigne qui s’essaie à comprendre Montaigne, c’est-à-dire le monde à travers lui.
« Éduquer les traînards »
La volonté d’un enseignement philosophique revient à revendiquer un enseignement contribuant à une démocratisation de la philosophie, à accepter de s’adresser à
ceux qui n’en seront jamais les futurs professionnels, pour lesquels il ne sera donc pas
la première marche d’études de philosophie, quand bien même il pourra l’être pour
d’autres, et un enseignement qui pourtant ne renonce pas à faire de la philosophie, y
compris avec ceux qui ne sont pas des héritiers, y compris avec ces classes technologiques qu’aujourd’hui on délaisse.
L’enseignement de la philosophie, à sa place, dans l’école, c’est-à-dire relativement
aux acquis des autres disciplines, doit chercher à satisfaire l’exigence que formulait Alain
à l’égard de l’école dans la totalité de son processus. Alain, un de nos rares philosophes démocrates, demandait qu’on s’occupe des « traînards », « les esprits lents »
dit-il ailleurs : « La démocratie a pour devoir de revenir aux traînards, qui sont multitude ; car selon l’idéal démocratique, une élite qui n’instruit pas le peuple est plus évidemment injuste qu’un riche qui touche ses loyers et ses coupons » 38. Il s’agit donc de
venir ou revenir à une philosophie, comme le dit Pierre Hadot de l’épicurisme et du stoïcisme en leur temps, « proposant aux hommes l’art de vivre en homme » qui « s’adressaient à tous les êtres humains » qui « cherchaient à convertir les masses » 39.
33. Par la démarche d’Hadot.
34. Pierre Hadot, L’enseignement des antiques, l’enseignement des modernes, sous la direction d’Arnold I. Davidson
et Frédéric Worms, Paris, éditions ENS-Rue d’Ulm, 2010, J.-F. Balaudé, Rétroaction philosophique : Pierre Hadot, les anciens et les contemporains, p. 44-45.
35. Qu’est-ce que la philosophie antique ?, op. cit., p. 271 (note de P. H. : Plutarque, Le philosophe doit surtout
s’entretenir avec les grands, 776 c-d).
36. Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002,. p. 304.
37. Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962, L. III, ch. 13, p. 1092. « Principalement à cette heure que
j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par
la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtivité de son écoulement ; à mesure que
la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine ».
38. Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, « Quadrige », 1986, ch. LX, p. 153.
39. Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., La Philosophie est-elle un luxe ?, p. 365. À
raison, Hadot ajoute que malheureusement, sauf à changer aussi certaines conditions de vie, la philosophie est
et restera un luxe.
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Un enseignement philosophique est le seul qui garantisse que la philosophie ne soit
une énième matière qu’on pourrait apprendre et réciter, déterminée par l’intention
d’une réussite garantie au baccalauréat, ce qui assurément servirait la reproduction des
élites. Les seuls en effet qui, non pas réussiraient aux épreuves proposées, mais comprendraient les cours et en tireraient profit, les seuls ainsi portés à aller plus loin, seraient les plus privilégiés par leur milieu. Les autres, oui, réussiraient à l’examen. On
peut inventer des épreuves garantissant la “réussite”. Cela garantit l’ennui, pour les
élèves et les professeurs, mais on peut très bien imaginer un élève sachant répéter un
cours de philosophie sans rien y comprendre et sans se sentir un seul instant concerné. Or c’est cet engagement, un enseignement qui lie penser et vivre, qui peut réveiller « les esprits lents ». Il faut disait Alain, employer « tout l’esprit que l’on a, et
toute la chaleur d’amitié dont on est capable, à rendre la vie à ces parties gelées » 40.
Ce n’est certes ni simple, ni courant, mais ceux qui ont assez longuement enseigné
ont vu au fur et à mesure des cours de philosophie ce réveil d’une intelligence humiliée,
retrouvant ou trouvant avec notre enseignement le plaisir de l’instruction parce qu’y sentant engagés sa volonté et ses sentiments. L’engagement personnel ainsi demandé par
un enseignement philosophique, s’il ne se traduit pas par des études en philosophie,
pourra au moins être le guide, tout au long de la vie, d’une liberté sachant se conduire,
d’une progression, et peu à peu d’une autonomie.
Nous voudrions donc terminer par un encouragement à rester démocrate, l’adresser, avec toute l’amitié possible, en particulier à tous les professeurs du secondaire, surtout quand les pouvoirs, par les conditions d’enseignement qu’ils nous offrent, par l’école qu’ils nous font, celle surtout qu’ils nous abandonnent, portent quelquefois à la lassitude.
Simon PERRIER
Professeur de philosophie, Lycée Marceau, Chartres
Président de l’APPEP
40. Alain, op. cit., ch. XX, p. 53.
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