La modernité de Dieu : Regard sur des musulmanes d

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Socio-anthropologie
17-18 (2006)
Religions et modernités
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Nadine Weibel
La modernité de Dieu : Regard sur des
musulmanes d’Europe libres et voilées
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Nadine Weibel, « La modernité de Dieu : Regard sur des musulmanes d’Europe libres et voilées », Socioanthropologie [En ligne], 17-18 | 2006, mis en ligne le 16 janvier 2007, consulté le 21 mars 2015. URL : http://socioanthropologie.revues.org/453
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La modernité de Dieu : Regard sur des musulmanes d’Europe libres et voilées
Nadine Weibel
La modernité de Dieu : Regard sur des
musulmanes d’Europe libres et voilées
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En ces périodes post féministes où les identités de femmes sont de plus en plus hybrides, on
assiste, dans l’ensemble des pays d’Europe de l’Ouest, à l’éclosion d’un islam féminin qui se
veut résolument moderne tout en souscrivant à une vision globale du religieux1. Bien que ces
tentatives soient encore peu crédibles pour les musulmans à la pratique plus souples, et souvent
perçues comme inacceptables à l’extérieur du groupe concerné, elles s’inscrivent dans une
démarche novatrice qui s’essaie à une double redéfinition, celle du féminin et du religieux2.
La modernité atemporelle de l’islam
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Si la modernité est envisagée comme une attitude ou une façon de penser, voire une
construction intellectuelle plutôt que comme une période historique, les multiples facettes
de ce concept, selon qu’il est défini par les uns ou par les autres, mettent en avant son
caractère polysémique. Placée sous le signe de la rationalité scientifique héritée du siècle
des Lumières, la modernité touche de nombreux domaines telles les structures politiques,
sociales, économiques et familiales mais aussi de manière plus diffuse, la façon d’envisager
les croyances. Selon la théorie d’Eisenstadt élaborée au XXe siècle, la modernité, de portée
universelle, se propagerait à partir du noyau où elle a émergé, en l’occurrence l’Europe de
l’Ouest et l’Amérique du Nord. Ce sont donc en principe les valeurs de l’Occident qui sont vues
comme étant celles de la modernité et l’accent est mis sur l’opposition communément faite
entre modernité et tradition. Ainsi les valeurs liées au progrès sont valorisées. La modernité, en
constant devenir, est porteuse de changements, d’innovations – l’innovation étant globalement
perçue comme progrès.
A contrario, se réclamer du religieux correspond à une inscription dans une tradition souvent
millénaire donc opposée à l’innovation, et qui se déclinerait au passé. En tant que survivance
du passé, la religion est globalement saisie comme étant aux antipodes de la modernité. C’est
ainsi que le primat accordé à la notion de sécularité, et à sa version française, la laïcité, en
constitue l’un des fondements axiaux. À tel point que les sociétés modernes commencent à
être décrites comme des sociétés dé-ritualisées, par ceux qui y observent un glissement du
rituel vers une forme de ritualité « civique » ou « politique »3. La plupart des analystes de ce
phénomène voient dans le développement de l’individualisme affectant la personne dans sa
vie quotidienne, un autre de ses traits marquants.
Cette définition – schématique – de la modernité telle qu’elle est comprise par l’Occident
en tant que modèle universel, ne peut faire l’impasse sur le problème très conjoncturel de la
capacité qu’auraient les sociétés modernes à intégrer des groupes détenteurs d’expressions
culturelles diverses, s’inscrivant en faux par rapport au courant dominant. Au nom de valeurs
qui se veulent universelles, on se trouve souvent confronté à un mode de pensée quelque peu
intransigeant qui voudrait que l’altérité ne soit globalement tolérée que dans la mesure où elle
reste saisissable, perceptible, intégrable dans l’univers mental dominant.
Si l’on introduit l’interrogation sur la modernité dans l’appréhension de l’islam, la question
peut être examinée sous deux angles différents selon une dichotomie communément admise :
celui qui consisterait à vouloir moderniser l’islam et celui qui s’emploierait à islamiser
la modernité, c’est-à-dire, à introduire dans les sociétés occidentales contemporaines des
éléments empruntés au registre du religieux tout en les faisant rimer avec les contraintes de
la sécularité.
Pour les musulmanes pratiquantes ayant choisi de conjuguer extériorisation de leur foi et
citoyenneté, qui résident en Europe de l’Ouest, maîtrisent à la perfection la langue du pays
hôte, y ont étudié et y exercent pour certaines une activité professionnelle ou associative, la
modernisation de l’islam « par le haut », en dictant aux musulmans des comportements inspirés
par des vérités supposées universelles, aurait presque des relents d’hégémonie coloniale. Elles
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ne peuvent cautionner ce type d’interaction entre la culture occidentale, ressentie comme la
« culture dominante », et leur religion qu’elles perçoivent comme dépréciée. Cela d’autant plus
que leur imaginaire est trop souvent riche de représentations fantasmagoriques d’un Occident
totalement désenchanté où règne la licence. Cette version réductrice de la culture occidentale,
dont les valeurs se transforment en non-valeurs est fréquente et ce, quelle que soit la durée
d’installation en Occident. Elle illustre un principe de réciprocité dans la méconnaissance
de l’autre, et rejoint les représentations erronées que se font les non-musulmans de l’islam.
Pourtant le regard porté sur l’Occident est chargé d’ambivalence puisque la plupart des femmes
concernées se revendiquent à la fois musulmanes et européennes.
Dans ce contexte, celui d’un l’islam revendiqué en Europe, l’opposition entre sociétés
modernes et sociétés traditionnelles n’est pas pertinente. Qui plus est, la sécularisation ne
constituerait pas une étape indispensable pour accéder à la modernité car l’islam contiendrait
en lui les germes de celle-ci, le message islamique étant par définition atemporel : c’est
justement la référence à ce « non-temps » qui légitimerait l’appartenance à la modernité. Cette
perspective s’oppose radicalement à une modernité qui envisagerait une rupture d’avec les
religions dites historiques, ouvrant une brèche vers des spiritualités autres, qu’elles soient
humanistes, syncrétistes ou d’inspirations diverses. Tout fonctionne comme si l’islam était
un système de pensée fondamentalement moderne et adapté à la vie d’aujourd’hui. Mais
si l’islam est atemporel il aurait aussi propension à être universel au même titre que les
valeurs de la modernité à l’occidentale. Ainsi la revendication islamique de la modernité, à
partir de ses valeurs intrinsèques, interroge les certitudes qui situent cette dernière du côté de
l’Occident et conteste la légitimité d’un modernisme universaliste qui prétendrait phagocyter
les populations supposées s’en éloigner. À bien des égards, le questionnement de la modernité
en islam entraîne une remise en cause de l’ordre occidental séculier ou laïc imposé, plus
particulièrement en Europe où la contestation religieuse peut rapidement prendre les traits
d’une contestation politique voilée, dans la mesure où ce cas de figure révèle un conflit entre
deux systèmes s’excluant l’un l’autre. La logique des rapports de force a fait que, ces dernières
années, se sont cristallisés autour de ce conflit plusieurs épiphénomènes dont l’ampleur, qui
avait été sous-estimée, a donné naissance, de part et d’autre, à des réactions émotionnelles
disproportionnées4.
On l’a vu, dans le contexte islamique, religion et modernité ne constituent pas deux pôles
opposés : bien au contraire l’une ne saurait exister sans l’autre, la seconde n’ayant pas de sens
sans la première. En effet, face à la standardisation opérée par la globalisation, le religieux
différencie, donne un sentiment d’appartenance. Face au délitement des valeurs civiles, la foi
et le refuge dans la morale religieuse constituent des bastions. À leur échelle personnelle,
c’est l’expérience qu’ont pu faire ces musulmanes pratiquantes d’Europe. Dès leur jeune
âge, elles ont fait l’apprentissage d’un double modèle, d’un double regard, celui des valeurs
familiales baignant dans un substrat islamique plus ou moins prégnant mais jamais renié, et
celui du monde extérieur, assimilé à une modernité expansionniste, parfois arrogant dans son
rôle de donneur de leçons. Si elles refusent les diktat de cette modernité-là et certaines de
ses variantes pseudo-universelles, comme le féminisme à l’occidentale par exemple, elles en
adoptent d’autres plus en adéquation avec l’éthique de l’islam, comme l’aide humanitaire ou
au développement.
L’allégeance inconditionnelle à l’islam, dans sa version moderne, constitue sans doute une
alternative salutaire qui leur permet de colmater la brèche occasionnée par le décalage entre ces
deux systèmes. Cependant cet islam moderne, et ce point est fondamental, bien qu’il s’ancre
dans des origines millénaires, n’est pas l’islam des générations précédentes. Il s’agit davantage
d’une relecture, d’une recomposition, à proprement parler, d’une reconstruction moderne du
religieux.
Chez ces musulmanes d’aujourd’hui il y a indéniablement une rupture d’avec certains
comportements supposés culturels et enracinés depuis des siècles en terre d’islam. À aucun
moment la religion n’est remise en cause mais la différence est clairement faite entre le
message coranique et ce que les humains, en particulier les hommes, en ont fait. Il s’agit pour
elles de reconquérir les droits qui leur étaient dévolus à l’époque de Muhammad et dont elles
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auraient été progressivement évincées par l’ordre patriarcal qui a sévi dès l’avènement de
la dynastie des Omeyyades. Pendant des siècles, des coutumes patriarcales profanes seraient
venues parasiter l’islam auraient été responsables de l’oppression des femmes. En réduisant
considérablement leur champ d’activité, les sociétés musulmanes auraient dénié à leurs filles
le droit de remplir pleinement leur rôle tel que le préconisait la révélation coranique. C’est
ainsi que ces femmes qui s’insurgent contre les sociétés musulmanes traditionnelles où leurs
semblables continuent à être spoliées. Par exemple, il est fréquent que l’héritage concédé par
le Coran ne leur soit pas dû, avec la complicité des pères, des frères et des maris. Le sort
réservé aux femmes étant souvent considéré comme un indicateur du degré de modernité d’une
société, elles imputent le retard économique accusé par la majorité des sociétés musulmanes
au fait d’avoir empêché la population féminine de jouir de ses droits.
Cette nouvelle génération de femmes tente de se réapproprier la religion comme un patrimoine
propre, en puisant dans le matériau originel de l’islam primitif, prétendument détaché d’une
époque précise. Elles valorisent en fait une transmission séculaire en la transposant à l’époque
contemporaine.
Le choix du vêtement comme voie vers l’individualisation
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Si ces femmes se sentent éminemment modernes, ce n’est pourtant pas ainsi qu’elles sont
majoritairement perçues dans les sociétés européennes. La tenue islamique licite qu’elles
arborent ne dévoilant du corps que l’ovale du visage et les mains, connue sous le nom générique
de hijâb5, les situent d’emblée, dans l’imaginaire occidental, comme des laissées pour compte,
des créatures austères, éveillant l’incompréhension ou la pitié, en tout cas très éloignées des
critères définissant la modernité.
Pourtant, cette tenue contemporaine n’a rien à voir avec un voilement traditionnel et s’en
démarque radicalement. Il s’agit d’un vêtement résolument urbain, donc moderne, puisque de
tous temps, sous toutes les latitudes, les villes ont symbolisé la modernité. C’est dans les villes
que naissent les modes rapidement copiées par les régions rurales. Le hijâb est donc apparu aux
alentours de 1970 dans les universités du Machrek avant de rejoindre celles du Maghreb. Dès
les années 1980, il fait partie du paysage urbain européen avant de s’étendre à l’ensemble des
pays musulmans sur les cinq continents. Il s’agit bien là d’un phénomène issu de la modernité
où la notion culturelle est balayée au profit de celle de l’appartenance au groupe de croyance.
Aujourd’hui il apparaît comme une étape inéluctable dans l’existence de ces croyantes et il
est associé à l’islam du XXIe siècle6.
De « moderne » à « mode », il n’y a qu’un pas qu’a franchi cette tenue. En effet, depuis une
dizaine d’années, on assiste, aux quatre coins du globe (Europe, États-Unis, Moyen-Orient,
Maghreb, Indonésie, Malaisie) à un véritable engouement pour le hijâb ce qui n’est pas le cas
pour les vêtements traditionnels iranien ou afghan par exemple qui, sortis de leur contexte
local, ne sont guère plébiscités. En revanche, pour ce qui concerne le hijâb, la large palette des
couleurs, le style et la coupe des vêtements, les nombreuses manières de se couvrir les cheveux
(turbans, bandeaux, superposition de foulards, foulards et bonnets), l’utilisation d’accessoires,
traduisent un réel enthousiasme en permettant de satisfaire aux deux règles fondamentales à
savoir le souci d’être en adéquation avec les principes islamiques et les codes de l’élégance.
Si la décision de revêtir la tenue islamique a pu être interprétée de maintes façons face à
l’évolution géopolitique de l’islam, il convient de ne pas perdre de vue qu’au regard de celles
qui assument ce choix en tant qu’élément d’une vision holistique de l’islam, il s’agit d’un acte
de foi.
Cet acte de foi revêt en Europe une dimension particulière dans la mesure où il s’apparente
symboliquement à la transgression de l’ordre établi qui assimile le voilement des cheveux à
un signe de l’assujettissement des femmes. Il en est autrement dans le monde musulman où se
dévoiler a longtemps été perçu comme une transgression. Aujourd’hui, on semble assister à
un glissement de l’objet de la transgression, car transgression il y a avec tout ce que cela peut
avoir d’exaltant, d’excitant. Transgresser, n’est-ce pas aller de l’avant, rompre avec le passé,
avec ce qui a été communément admis auparavant, en un mot, être moderne ?
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Dans les pays d’Europe de l’Ouest, l’adoption du code vestimentaire islamique est souvent
confondu avec un besoin velléitaire de se différencier, de refuser d’être partie prenante de
la société dans laquelle on évolue. Il marquerait un moyen de s’individualiser, de ne pas se
fondre dans le groupe. Paradoxe surprenant que cette analyse puisque le hijâb est sensé être
un signe de discrétion et non de visibilité. Il est supposé cacher ce qui ne peut être visible dans
l’espace social à savoir le corps féminin. Dans le paysage urbain occidental, le hijâb attire les
regards ce qui le détourne de son objectif principal et transforme celles qui l’arborent en cibles
diverses. Le choix de s’exposer à ce type de situation équivaut sans doute à une démarche
supplémentaire d’inscription dans la modernité dans la mesure où cette attitude, sous tendue
par des enjeux d’ordre divers, s’ancre dans une recherche d’autonomie. La prise en compte
du côté « global » selon la terminologie d’Edward Hall, des sociétés arabo-musulmanes où la
notion d’individu n’a de sens que comme partie du groupe, met en évidence le bouleversement
que de tels comportements peuvent occasionner.
Incontestablement, c’est la marche vers l’individualisation, maître mot de la modernité, qui
est amorcée. Au nom de l’individualisation, ces musulmanes d’aujourd’hui réinterprètent
l’exigence religieuse du port du vêtement islamique comme un choix personnel. Ce processus
à l’œuvre met l’accent sur l’épanouissement de l’individu parallèlement à celui du groupe et
projette le cheminement entrepris au cœur de la notion de modernité, telle que ses principaux
analystes l’ont définie.
Dans un autre registre, l’attention portée au corps, autre valeur signifiante de la modernité, se
décline ici à rebours. Là où l’Occident dénude les corps, l’islam les couvrent, mais ils restent au
centre des préoccupations sociales. Pour certaines, couvrir son corps relève du droit de disposer
de celui-ci dans un ordre social dominé par les hommes. C’est ainsi que la loi française sur les
signes religieux à l’école est perçue comme profondément discriminatoire pour les femmes car
les hommes, en dépit de leurs convictions religieuses ne seront pas exclus. Paradoxalement,
en cachant les femmes, le hijâb leur confère une visibilité certaine. Mais ont-elles conscience
que cette visibilité symbolique stigmatise, nolens volens, le déni du corps féminin ?
Investissement social et familial
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C’est encore ce hijâb qui, en délimitant les frontières entre celle qui le porte et l’extérieur,
modifie les structures proxémiques et préside à la construction de nouvelles règles de
croisement entre les sexes. Il participe du décloisonnement des espaces en ouvrant grand aux
femmes les portes à des aires de liberté qu’enfin elles s’autorisent à savourer. Les contraintes
vestimentaires sont contre toute attente détournées avec ingéniosité jusqu’à en faire des atouts,
en fonction des ressources offertes, pour redéfinir les normes qui régissent le vivre ensemble
du groupe. En résumé, le vêtement couvrant leur permet de vivre le quotidien avec plus de
légèreté tout en laissant le champ libre à une remise en question de l’ordre patriarcal.
Pour ces femmes, le discours sur l’égalité des sexes, le primat de la lutte féministe reste
un concept extérieur. Elles puisent dans l’islam les arguments en faveur d’une vision
égalitaire du monde et tentent ainsi de neutraliser l’autorité des hommes au profit de
celle de Dieu. Il est indéniable que ce type d’argumentation est en mesure d’amorcer des
changements bien plus significatifs concernant le statut et la condition des femmes que ne
pourrait le faire une revendication basée sur des références empruntées à l’extérieur du cadre
religieux. Invoquer l’islam pour faire valoir ses droits est beaucoup plus efficace et interpelle
l’inconscient collectif, l’islam restant extrêmement prégnant dans les groupes qu’il marque de
son empreinte. C’est donc en s’identifiant à leur propre religion que ces femmes vont dénoncer
le système de domination interne à leur groupe d’origine s’autorisant à repousser une certaine
normalité culturelle voire familiale. Pour ce faire, elles valorisent le savoir et font du droit à
l’instruction leur cheval de bataille. En s’en remettant à l’injonction coranique iqra qui pousse
inlassablement vers l’étude, elles étendent leur soif de savoir à tous les domaines : l’étude des
textes sacrés ; de façon à avoir accès directement aux sources sans passer par des interprétations
masculines et à se forger leur propre opinion, mais aussi études profanes, souvent longues
allant si possible dans le sens du désir altruiste d’œuvrer pour le bien de sa communauté tout
en s’intégrant harmonieusement à la société globale. Nombreuses sont celles qui font le choix
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d’une activité professionnelle qui satisfait leur propension à « se sentir utile ». Partout en
Europe, elles sont de plus en plus présentes sur des fronts aussi divers que l’engagement social
et caritatif, les associations de quartiers, celles de parents d’élèves, les conseils municipaux.
Elles dénoncent, s’expriment, militent avec une grande vitalité alliant ascension sociale et
vêtement couvrant.
Selon la perception islamique de l’existence qu’ont ces femmes, le lien social se tisse
indéniablement autour d’un espace communautaire privilégié fonctionnant en réseaux. Mais
cette manière de faire, contrairement à ce qu’un jugement trop hâtif pourrait traduire par une
forme d’aliénation et un repli sur soi, peut aussi ressembler à une tentative de réinventer
ses repères, de reconstruire sa foi pour s’ouvrir davantage au monde dans une volonté de
quête de sens. C’est ce qui semble se profiler si l’on considère l’investissement progressif
des espaces extra-communautaires, les relations interreligieuses, l’intérêt grandissant pour des
causes comme la citoyenneté ou la défense du droit de toutes les minorités.
Il va de soi que ce vent nouveau qui souffle sur le monde féminin sera riche de conséquences
sur les structures internes familiales. Les valeurs de base communes aux cultures coraniques
et orientales comme le mariage, la maternité ou la piété filiale sont idéalisées face à un
monde où les notions de pudeur ou de respect intergénérationnel se perdent. Mais là où
s’opère une véritable (petite) révolution, c’est lorsqu’on assiste à la remise en cause de la
suprématie de l’homme au sein de la famille. Les jalons d’une nouvelle conjugalité sont posés
qui introduirait plus d’équité dans les rapports entre homme et femme en privilégiant le partage
des responsabilités et des tâches domestiques. Le principe islamique de la shura (concertation)
est appelé à présider la vie maritale. Par ailleurs, une plus grande proximité émotionnelle est
souhaitée entre époux ainsi qu’une plus grande participation du père dans l’éducation des
jeunes enfants.
Au niveau des stratégies matrimoniales on observe l’apparition d’une forme d’exogamie
réduite dans la mesure où sont acceptées des unions avec des hommes musulmans extérieurs
au groupe ethnique ou national, bien que cela ne soit nullement la règle et que ce type d’union
occasionne encore souvent des conflits avec la famille. Les mariages mixtes turco-maghrébins,
par exemple, ainsi que ceux unissant une musulmane d’origine et un converti, illustrent ce
cas de figure. Toutefois, si l’endogamie confessionnelle est strictement respectée en vertu de
l’injonction coranique qui n’autorise les femmes à n’épouser que des musulmans, le choix du
conjoint privilégie de plus en plus les penchants personnels. Ces dernières années, un marché
matrimonial parallèle a vu le jour dans des revues islamiques spécialisées ainsi que sur Internet
Mariage d’affinité, conjugalité revisitée vont de pair avec une réappropriation par les femmes
de leur sexualité. Les plus téméraires revendiquent le droit à la jouissance conjugale au nom
de l’islam tout en étendant à l’homme l’interdit de la sexualité prénuptiale ce qui n’est guère
la norme dans les sociétés méditerranéennes essentiellement tournées, en matière de sexualité,
vers la satisfaction masculine7. Cette valorisation de la sexualité, bien qu’elle se nourrisse de
références millénaires, n’en est pas moins très actuelle à une différence près : la sexualité
islamique est limitée à un espace bien précis aux frontières infranchissables, celui du mariage.
Un islam résolument moderne qui autorise la remise en question d’un ordre établi sur des
traditions culturelles patriarcales prévaut à l’émergence d’un art de vivre islamique. Dénonçant
de la même manière ce qui est perçu comme des abus dus à la modernité occidentale, ces
musulmanes pratiquantes choisissent une voie médiane où elles entendent s’affranchir de
l’autorité des hommes pour ne se soumettre qu’à celle de Dieu. Cette démarche qui signe
l’ébauche d’une émancipation certaine, invente une modernité dont le sacré ne serait pas
absent. Parallèlement, elles s’appliquent à faire de l’islam une composante de l’identité
européenne en affirmant leur volonté d’être musulmane tout en s’inscrivant dans une démarche
de citoyenneté. En leur balisant une ligne de vie, leur foi donne un sens à la modernité.
Notes
1 Il s’agit de musulmanes pratiquantes qui revendiquent leur islamité et acceptent de se
soumettre à ses lois y compris celle du vêtement couvrant. Leur nombre est difficilement
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quantifiable. Avec un bagage scolaire solide, elles se réclament d’un islam scripturaire et
s’illustrent par un dynamisme surprenant.
2 Le 5 mars 2006 a eu lieu à Bruxelles, le premier Congrès à l’initiative du tout jeune Forum
Européen des Femmes Musulmanes représentant des associations présentes dans l’ensemble
des pays d’Europe de l’Ouest.
3 Voir La Modernité Rituelle, Erwan Dianteill, Danièle Hervieu-Léger, Isabelle Saint-Martin
(Dir.), Paris, l’Harmattan, 2004.
4 On pourrait citer, entre autres, les différentes affaires du foulard en Europe et plus
particulièrement en France avec l’avènement de la loi du 15 mars 2004, ainsi que les affaires
des caricatures du début de l’année 2006.
5 De la racine verbale arabe hajaba, signifiant « cacher ».
6 Pour plus de détails concernant cette tenue, voir Nadine B. Weibel, Par-delà le voile, femmes
d’islam en Europe, Bruxelles, Editions Complexe, 2000.
7 On peut consulter à ce sujet les divers travaux de Fatima Mernissi et d’Abdelwahab
Bouhdida.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nadine Weibel, « La modernité de Dieu : Regard sur des musulmanes d’Europe libres et voilées »,
Socio-anthropologie [En ligne], 17-18 | 2006, mis en ligne le 16 janvier 2007, consulté le 21 mars
2015. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/453
À propos de l’auteur
Nadine Weibel
Société, Droit et Religion en Europe, Université Robert Schuman, Strasbourg
Droits d’auteur
© Tous droits réservés
Résumé
Sur l’exemple des usages vestimentaires des femmes musulmanes d’Europe, l’auteur montre
que l’opposition habituellement tracée entre une modernisation de l’islam et une islamisation
de la modernité, comme deux alternatives potentielles à la prétendue incompatibilité de
valeurs entre l’islam et l’Occident moderne, ne résiste pas à l’observation des reformulations
modernes d’un islam à la fois ancré dans sa base religieuse et accommodé à son environnement
occidental.
Socio-anthropologie, 17-18 | 2006
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