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La modernité de Dieu: Regard sur des musulmanes d’Europe libres et voilées 3
Socio-anthropologie, 17-18 | 2006
ne peuvent cautionner ce type d’interaction entre la culture occidentale, ressentie comme la
«culture dominante», et leur religion qu’elles perçoivent comme dépréciée. Cela d’autant plus
que leur imaginaire est trop souvent riche de représentations fantasmagoriques d’un Occident
totalement désenchanté où règne la licence. Cette version réductrice de la culture occidentale,
dont les valeurs se transforment en non-valeurs est fréquente et ce, quelle que soit la durée
d’installation en Occident. Elle illustre un principe de réciprocité dans la méconnaissance
de l’autre, et rejoint les représentations erronées que se font les non-musulmans de l’islam.
Pourtant le regard porté sur l’Occident est chargé d’ambivalence puisque la plupart des femmes
concernées se revendiquent à la fois musulmanes et européennes.
7Dans ce contexte, celui d’un l’islam revendiqué en Europe, l’opposition entre sociétés
modernes et sociétés traditionnelles n’est pas pertinente. Qui plus est, la sécularisation ne
constituerait pas une étape indispensable pour accéder à la modernité car l’islam contiendrait
en lui les germes de celle-ci, le message islamique étant par définition atemporel : c’est
justement la référence à ce «non-temps» qui légitimerait l’appartenance à la modernité. Cette
perspective s’oppose radicalement à une modernité qui envisagerait une rupture d’avec les
religions dites historiques, ouvrant une brèche vers des spiritualités autres, qu’elles soient
humanistes, syncrétistes ou d’inspirations diverses. Tout fonctionne comme si l’islam était
un système de pensée fondamentalement moderne et adapté à la vie d’aujourd’hui. Mais
si l’islam est atemporel il aurait aussi propension à être universel au même titre que les
valeurs de la modernité à l’occidentale. Ainsi la revendication islamique de la modernité, à
partir de ses valeurs intrinsèques, interroge les certitudes qui situent cette dernière du côté de
l’Occident et conteste la légitimité d’un modernisme universaliste qui prétendrait phagocyter
les populations supposées s’en éloigner. À bien des égards, le questionnement de la modernité
en islam entraîne une remise en cause de l’ordre occidental séculier ou laïc imposé, plus
particulièrement en Europe où la contestation religieuse peut rapidement prendre les traits
d’une contestation politique voilée, dans la mesure où ce cas de figure révèle un conflit entre
deux systèmes s’excluant l’un l’autre. La logique des rapports de force a fait que, ces dernières
années, se sont cristallisés autour de ce conflit plusieurs épiphénomènes dont l’ampleur, qui
avait été sous-estimée, a donné naissance, de part et d’autre, à des réactions émotionnelles
disproportionnées4.
8On l’a vu, dans le contexte islamique, religion et modernité ne constituent pas deux pôles
opposés: bien au contraire l’une ne saurait exister sans l’autre, la seconde n’ayant pas de sens
sans la première. En effet, face à la standardisation opérée par la globalisation, le religieux
différencie, donne un sentiment d’appartenance. Face au délitement des valeurs civiles, la foi
et le refuge dans la morale religieuse constituent des bastions. À leur échelle personnelle,
c’est l’expérience qu’ont pu faire ces musulmanes pratiquantes d’Europe. Dès leur jeune
âge, elles ont fait l’apprentissage d’un double modèle, d’un double regard, celui des valeurs
familiales baignant dans un substrat islamique plus ou moins prégnant mais jamais renié, et
celui du monde extérieur, assimilé à une modernité expansionniste, parfois arrogant dans son
rôle de donneur de leçons. Si elles refusent les diktat de cette modernité-là et certaines de
ses variantes pseudo-universelles, comme le féminisme à l’occidentale par exemple, elles en
adoptent d’autres plus en adéquation avec l’éthique de l’islam, comme l’aide humanitaire ou
au développement.
9L’allégeance inconditionnelle à l’islam, dans sa version moderne, constitue sans doute une
alternative salutaire qui leur permet de colmater la brèche occasionnée par le décalage entre ces
deux systèmes. Cependant cet islam moderne, et ce point est fondamental, bien qu’il s’ancre
dans des origines millénaires, n’est pas l’islam des générations précédentes. Il s’agit davantage
d’une relecture, d’une recomposition, à proprement parler, d’une reconstruction moderne du
religieux.
10 Chez ces musulmanes d’aujourd’hui il y a indéniablement une rupture d’avec certains
comportements supposés culturels et enracinés depuis des siècles en terre d’islam. À aucun
moment la religion n’est remise en cause mais la différence est clairement faite entre le
message coranique et ce que les humains, en particulier les hommes, en ont fait. Il s’agit pour
elles de reconquérir les droits qui leur étaient dévolus à l’époque de Muhammad et dont elles