L`éducation morale et les pédagogues de la IIIe République

SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1998 N° 21 (57-64)
Hervé TERRAL1
L’ÉDUCATION MORALE ET LES PÉDAGOGUES
DE LA IIIe RÉPUBLIQUE
Résumé : La IIIe République a mis en place, dans un souci de démocratisation et sur-
tout de renforcement du lien social, une morale scolaire laïque. Cette entreprise difficile s’est
largement appuyée sur la traditionnelle « instruction religieuse et morale », avant de s’en dé-
gager peu à peu. Les questions abordées alors demeurent très contemporaines.
Mots clés : conflit, consensus, éducation morale, morale, religion, république.
« La crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a
pas de crise de l’enseignement ; il n’y a jamais eu de crise de l’enseignement ; les
crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des
crises de vie », affirme dans son style si particulier C. Péguy, le 11 octobre 1904
(Pour la rentrée), avant d’ajouter : « Quand une sociéne peut pas enseigner, c’est
que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur
de s’enseigner elle-même. » De même, E. Levasseur, haut fonctionnaire, stigmatise-
ra-t-il en 1906 la « crise morale » dans le cadre d’un bilan sur l’enseignement pri-
maire2. De tels propos peuvent néanmoins surprendre chez des proches du courant
républicain. Ils n’en témoignent pas moins d’un certain désenchantement, par de
lesquels il est possible de lire les convergences et les divergences caractéristiques de
ce que E. Herriot appela « notre Iliade scolaire ».
LES POINTS DE CONVERGENCE SUR L’ÉDUCATION MORALE
1. La volonde doter l’enfance et la jeunesse d’une éducation et, plus parti-
culièrement d’une « éducation libérale », selon l’expression de J. Ferry et de
H. Marion (L’Éducation dans l’Université. 1892). Quoique disciple affiché de Con-
dorcet inscrivant principalement l’éducation dans la sphère domestique3, Ferry ex-
1 Je dédie ce travail à la mémoire de Michel Mazières (1943/96), professeur de philosophie (ENI et
IUFM) et de psychopédagogie (ENNA), en souvenir de nos discussions sur l’œuvre de M. Foucault.
2 E. Levasseur. « L’instruction primaire et professionnelle en France sous la IIIe République »
Revue internationale de sociologie nos1 et 2. 1906.
3 Condorcet n’en proposait pas moins une « instruction publique pour les citoyens de tout âge et
surtout les jeunes gens n’ayant pas encore prêté le serment civique » afin de « développer les principes de
la morale et du droit naturel » (Projet de décret des 20 et 21/4/1792. Titre II. Article 7).
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horte inspecteurs et directeurs des écoles normales : « La République ne vous de-
mande qu’une chose, c’est de faire que nos instituteurs deviennent des éducateurs.
(...) Cette œuvre de transformation de l’instituteur en éducateur est sur le point de
s’accomplir. »4
Dès lors, « l’enseignement moral » ou « l’instruction morale et civique » qui
figurent respectivement en tête des programmes de l’enseignement secondaire des
jeunes filles ou de l’enseignement primaire prennent place dans un ensemble plus
vaste, tout sera source d« éducation morale » selon le titre d’un célèbre cours de
E. Durkheim (1902), interrogeant la « constitution des éléments de la moralité » via,
entre autres, « l’enseignement des sciences » ou « l’enseignement historique ».
2. Le parti-pris d’éducabilité
Contre Th. Ribot (1839/1916), défenseur résolu du point de vue héréditariste
en psychologie5, la Revue Pédagogique, organe théorique des « Primaires », rend
ainsi compte du livre de K. Rousseau, L’éducation des nègres aux Etats Unis, an-
nonçant le célèbre « effet Pygmalion » (Rosenthal et Jacobson. 1969) : « Ainsi, du
côté de l’individu noir, point de difficulté insurmontable ; mais du côté du milieu
blanc ? Si le noir n’essaie pas de s’élever, on triomphe de son abaissement pour
prononcer son irrémédiable infériorité ; s’il s’efforce d’améliorer sa condition, on
s’irrite de ses prétentions et on lui ôte tout moyen de s’élever plus haut. »6 De
même, contre un G. Le Bon, pour qui « il n’y a pas déducation qui puissent empê-
cher certains peuples, les nègres par exemple, de rester des peuples impulsifs »7, les
journaux scolaires tiennent-ils des rubriques régulières sur les progrès de
l’enseignement dans les colonies.
3. Le substrat religieux de la morale
Si, par la loi du 28 mars/1882, « l’instruction religieuse appartient aux famil-
les et à l’église, l’instruction morale à l’école », cette dernière emprunte toutefois
largement à la première, volens nolens ou nolens volens :
- dans les moyens mis en œuvre, par exemple : les lectures édifiantes, voire
la forme catéchétique prise par certains traités de morale, là même où on ne l’atten-
drait pas, au cœur de l’enseignement secondaire, tel le Précis raisonné de morale
pratique du philosophe A. Lalande (1906). En 1914 encore, l’inspecteur M. Hébert
préconise l’usage du « carnet de Franklin », voire « la confession mensuelle ou heb-
domadaire » en classe8.
- dans le rappel régulier des vertus canoniques, portées par le christianisme.
Par exemple chez B. Franklin à l’occasion de son « plan pour arriver à la perfection
4 Au second congrès pédagogique des instituteurs, 18 avril1881.
5 « L’hérédité est la loi, la non rédité l’exception », affirme l’article « Hérédité » dans la Grande
Encyclopédie (1885/1900). Idem, même sujet, in : Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de
F. Buisson (1882/1887).
6 Revue Pédagogique. 1905. n°3. Compte-rendu de l’ouvrage paru chez Alcan.
7 Communication au Congrès colonial international de Paris (1889), cité par A. Léon, Colonisation,
enseignement et éducation, L’Harmattan, 1991.
8 Max Hébert « L’enseignement moral à l’école primaire » Revue Pédagogique. 1914. T. 2
p. 197-216.
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morale » (1730) : 1e tempérance 2e silence, 3e ordre (...) 11e tranquillité 12e chasteté
13e humilité. Idem chez Ch. Démia (1637/1689), véritable fondateur de l’enseigne-
ment primaire : humilité, foi vive, détachement des choses de la terre, charité envers
les pauvres (...) douceur, fermeté, zèle9.
- dans un corps doctrinal spiritualiste.
Divisé quant à la question de la « neutralité », le mouvement républicain
tiendra compte du point de vue exprimé avec force par l’ancien ministre J. Simon
(1814/1896). Élève de V. Cousin (1792/1867), ce dernier exprime dans le titre
même d’un de ses ouvrages son credo : Dieu, Patrie, Liber, et précise : « La neu-
tralité que vous voulez imposer aux écoles de l’État, et, par voie de conséquence, à
l’État lui-même, est quelque chose de plus humiliant et de plus débilitant que le ni-
hilisme ; car c’est l’indifférence en matière de religion et en matière de philosophie.
(...) Nous en appelons contre vous à Dieu et à la Liberté. Nous parlerons au pays et
aux majorités qui nous gouvernent des devoirs envers Dieu, que l’Assemblée consti-
tuante a proclamés en 1790, que, nous, Constituants de 1848, nous avons acclamé
de nouveau, au milieu de l’enthousiasme universel, et qu’on a eu peur d’écrire dans
la loi, en 1881. »10
D’où, sous le patronage d’un trio philosophique (Buisson, Janet, Marion) des
programmes de morale qui déclinent, sans véritable solution de continuiavec la
période précédente, une série de devoirs : 1. devoirs envers les proches (serviteurs
compris) 2. devoirs envers soi-même 3. devoirs envers les autres hommes 4. devoirs
envers Dieu - ces derniers disparaissant du « nouveau plan d’études des écoles pri-
maires élémentaires » conçu par Paul Lapie, en 1923 seulement.11
Mais, pour autant que la morale puisse être définie comme « science idéale
de la volonté » (Janet) prenant place dans lensemble des « sciences philosophi-
ques », les auteurs, chargés de concevoir le cours de morale pour les écoles norma-
les, concluent leur réflexion (janvier 1881) : « Nous demandons que l’idée de Dieu
intervienne comme terme de la morale et comme le symbole supérieur et la conden-
sation vivante de tout ce qu’il y a de grand, de noble et de saint parmi les hommes.
(...) Pour nous, et pour la langue française, le mot laïque ne s’oppose pas au mot re-
ligieux, mais au mot ecclésiastique, il y a une religion laïque comme une religion
ecclésiastique, et cette religion laïque, si elle n’est pas pour nous la base de la mo-
rale, en est du moins le couronnement. »12
Paul Bert lui-même, libre penseur, recommande le recours au rituel et à ce
que Buisson nommera plus tard la « foi laïque » (1912) : « Il faut que nous fassions
9 G. Compayré. Charles Démia et les origines de l’enseignement primaire. S.-D. Delaplane.
Collection « Les grands éducateurs ».
10 Introduction de novembre 1882 in : J. Simon, Dieu, Patrie, Liberté, Paris, Calmann Lévy, 7e éd.
1883, 426 p.
11 I. O. du 20 juin1923. A rapprocher de la création d’un enseignement de sociologie (très
durkheimien) en 2e année des E.N (30 septembre1920).
12 « Rapport sur le programme d’un cours de morale dans les écoles normales primaires, présenté au
conseil supérieur au nom de la section permanente », in E. Rendu. Manuel de l’enseignement primaire.
Hachette. Ed. 1881. p. 554-561.
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pour l’école ce que nos pères faisaient pour leurs églises. C’est notre école laïque à
nous, où l’on enseigne (...) les vertus civiques et la religion de la patrie : car c’est
une religion qui, si elle na pas ses mystères, a ses dogmes, ses héros, ses martyrs. »
(Conférence du Trocadéro. 1882). Le R. P. Sertillange, membre de l’Institut catholi-
que de Paris, défend, à défaut d’une « morale religieuse », une « morale naturelle »13
et E. Durkheim, « fils de rabbin » selon ses propres dires, peut affirmer à la Socié
française de philosophie (1906) : « Je vois dans la morale le succédané de la reli-
gion. »14
Entre positivisme et franc-maçonnerie, protestantisme réformateur et libre
pensée, voire catholicisme gallican, se noue un difficile dialogue, fondé sur la réfé-
rence à la République, pour faire émerger ce que Comte nommait un « nouveau
pouvoir spirituel », clamant « l’établissement d’un système d’éducation non seu-
lement intellectuel mais encore moral » et faisant référence à « l’autorité spiri-
tuelle », incarnée hier par « la puissance catholique du Moyen-Age »15. Compromis
toujours instable, régulièrement confornéanmoins quand bien même J. Jaurès
ironisera sur « la vertu éducative de ce Dieu de transition, de ce Dieu de Centre gau-
che, (...) compromis politique entre le Dieu des chrétiens quon ne voulait pas main-
tenir et le Dieu plus hardi du panthéisme et du monisme quon ne voulait pas intro-
duire ».16
LES POINTS DE DIVERGENCE DANS L’ÉDUCATION MORALE
1. Dans lesthodes mises en œuvre
Se fait jour une certaine valse-hésitation : tantôt « l’enseignement par le
cœur » reposant sur l’émotion et le sentiment, tantôt « l’enseignement par la dé-
monstration » (cir. Gréard. 16 octobre 1888), mettant en évidence la chaine des
« vices ». Un continuum didactique se dessine néanmoins, anticipant sur Piaget
(1932) et Kohlberg (1958) : « Dans le cours élémentaire : la morale par les faits ;
dans le cours moyen : la morale par les préceptes ; dans le cours supérieur : la mo-
rale par les principes. »17
2. Dans les références théoriques
E. Boirac, rédacteur des principaux articles philosophiques de La Grande
Encyclopédie (1885/1900), exprime bien la difficulté : d’une part en énonçant jus-
qu’à sept écoles susceptibles d’offrir un fondement théorique (Bentham, Spencer,
13 R. P. Sertillanges. « La morale ancienne et la morale moderne » Revue philosophique. Mars
1901. Compte-rendu flatteur in : Revue Pédagogique. 1901. n°5.
14 Cité p. 83 in : J. Baruzi. Philosophes et savants français du XXe siècle. III. Le problème moral.
Paris. Alcan. 1926. 203 p.
15 A. Comte. La philosophie positive. Résupar E. Rigolage. T.4. Sociologie. S. d. Flammarion.
p. 196 et sq.
16 J. Jaurès. Discours à la Chambre. 14 et 20 anvier 1910. Publié in : L’esprit du socialisme. Paris.
Denoël.1971. 198 p.
17 Ch. Sauvage. « L’enseignement de la morale dans l’école primaire » Revuedagogique. 1887.
8. p. 107-127.
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Kant, Proudhon, Secrétan, Ravaisson, Fouillée) ; d’autre part en soulignant une
« lacune (dans l’enseignement de la morale) d’autant plus fâcheuse que l’influence
de l’enseignement religieux va s’affaiblissant et que les efforts tentés par certaines
associations privées ne suffisent pas à compenser l’abstention relative de l’État. » 18
Ce sentiment d’une perte spirituelle s’exprimera de façon récurrente, non
seulement chez nombre de catholiques (cf. la querelle des manuels en 1909-1910),
mais encore chez bien des républicains, quand viendra l’heure de la séparation entre
l’Église et l’État et, horresco referens, de la « morale scientifique » (1905).19 « En
quête d’une morale positive », « d’une éducation morale et sociale appropriée aux
exigences des temps nouveaux » - à la hauteur de ce que furent le stoïcisme et le
christianisme, l’Inspecteur général G. Belot concédera en 1920 : « La « Morale laï-
que » s’est imposée en raison de la situation de l’école publique et obligatoire, plus
profondèment encore en raison de la diversité et de l’affaiblissement des croyances.
Mais faute de s’être nettement orientée dans le sens d’une culture sociale de l’indi-
vidu, elle est restée trop semblable à une morale religieuse dont on aurait enlevé la
pièce maîtresse, Dieu, et supprimé les procédés pratiques fournis par la foi et par le
culte. C’est pourquoi elle apparaît à beaucoup comme quelque chose d’incomplet et
même de négatif. »20
Une façon de contourner ce « polythéisme des valeurs » consistera à quitter
le territoire de la morale dite « spéculative », pour s’en tenir à des études
« positives ». E. Boirac distingue, en effet, alors la morale comme :
- « psycho-sociologie des mœurs », dans le temps et dans l’espace, faisant
appel aux ressources, soit de la sociologie, soit de la psychologie, disciplines en
voie d’autonomisation par rapport à la philosophie. Pour illustration, mentionnons
simplement deux ouvrages phares : La morale et la Science des mœurs de L. Lévy-
Bruhl (1903) d’une part ; Les idées modernes sur les enfants de A. Binet (1911)
d’autre part.
- «léologie ou déontologie des mœurs », en charge de « tracer un plan de
vie ». Réflexion incontournable à ses yeux, car « la science des mœurs, de fait, ne
suffit pas : il faut savoir en quel sens l’alioration doit se produire. »21
3. Dans ses options pratiques
Une autre façon de contourner les difficultés consiste à recentrer les débats
sur la morale pratique. C’est la voie que choisit F. Buisson pour la réédition de son
dictionnaire (1911. p. 1348) : « Par définition, nous admettons la possibilité pour
l’école laïque d’enseigner et d’inspirer une morale qui ne soit pas en dehors des con-
18 Grande Encyclopédie. Article « Morale ».
19 Cf. le titre même de l’ouvrage jugé iconoclaste de A. Bayet, La morale scientifique. Essai sur les
applications morales des sciences sociologiques. Alcan, 1905. Dans l’avant-propos, l’auteur concède
néanmoins que l’expression « morale scientifique » « est très mal venue » et lui préfère celle d’« art
moral rationnel ». En écho, le texte de A. Darlu, « La morale scientifique » Revue Pédagogique, 1905,
n°5, p. 436-446 accusant le congrès d’Amiens de la Ligue de l’enseignement, de « vouloir faire de la
morale un moyen de propagande socialiste et anti-religieuse. »
20 Préface à la 2e édition (novembre 1920) des Études de morale positive. T.1. Alcan. 1921. 291 p.
21 E. Boirac. Leçons de morale. 2e année des écoles normales. Alcan. 2e éd. 1911.
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