au déclin de son activité essentielle, le « décolletage ». Un chômage endémique s’est peu à
peu installé, qui touche le tiers des habitants du quartier du Pressin, zone où se concentrent les
familles turques et algériennes de la ville. Un quart des familles a un revenu inférieur à 760
euros (p. 29). Ici comme ailleurs, nombre de jeunes sont confrontés à l’échec scolaire, à la
montée de la délinquance et à la rareté de l’emploi. C’est à travers les parcours de ces
« enfants d’immigrés », nés dans les années 1970 et 1980, que l’auteur tente de comprendre
les déterminants et les modalités de « l’être musulman », en prenant soin de mettre l’accent
sur la diversité des usages de l’islam.
Nathalie Kakpo consacre un premier chapitre à l’analyse du rôle que jouent les injonctions
scolaires dans la religiosité des jeunes. Dès l’enfance, les jeunes intériorisent l’idée que la
réussite scolaire est le moyen le plus sûr de promotion sociale. De ce fait, l’orientation vers
des filières professionnelles courtes, réservée aux mauvais élèves, est vécue comme un
marqueur d’échec social. Les classes préprofessionnelles de niveau (CPPN) sont rebaptisées
« classes préparatoires pour les ânes » (p. 49), les BEP et les Bac pro souffrent d’un discrédit
qui affecte l’ensemble des métiers manuels. Confrontés à ces situations dévalorisantes,
certains jeunes se tournent vers des voies alternatives pour conserver des chances de
promotion économique (le « bizness ») ou intellectuelle. Dans le deuxième cas,
l’investissement spirituel peut être un instrument précieux d’accumulation de savoir et de
compétences. L’engouement de nombreux jeunes déscolarisés du quartier pour les séminaires
que tiennent les frères Ramadan (Tariq et Hani) à Genève témoigne du besoin de compenser
leurs lacunes culturelles. Au contact de ces intellectuels qu’ils perçoivent comme plus proches
d’eux, certains jeunes découvrent la lecture et la philosophie, se ménageant ainsi un premier
accès à des éléments de culture légitime. Brillants orateurs, les frères Ramadan dispensent, à
grand renfort de références, des cours de qualité sur la grandeur de la civilisation islamique,
où les participants trouvent un moyen privilégié de réhabilitation symbolique. L’islam qui y
est enseigné leur permet, en effet, de redéfinir et de réévaluer leurs origines en les inscrivant
dans une filiation historique prestigieuse, qui fait d’eux les héritiers d’Averroès ou d’Ibn
Khaldoun. L’apprentissage de la religion se double d’une ascension intellectuelle qui
compense les stigmates scolaires. L’affirmation de la foi permet alors de réduire le fossé qui
sépare leurs aspirations de leur position réelle. De ce point de vue, l’engagement religieux
serait, comme l’était selon Bourdieu l’engagement politique des étudiants de 1968, la
conséquence du « déclassement » social4. Au terme d’une démonstration convaincante,
l’auteur montre le poids des frustrations engendrées par les verdicts scolaires, qui s’étendent
jusqu’à la fraction des jeunes du quartier qui parviennent à accéder aux études supérieures.
Apparaît ainsi un « islam des déçus de l’Université » (p. 68) dans lequel s’engagent des
musulmans diplômés. Ainsi, Hassan, fils d’ouvrier algérien, après un parcours universitaire
réussi, mais retardé à cause du manque d’informations sur les orientations dont souffrent les
enfants de classes populaires, aujourd’hui marginalisé en DEA avec un directeur qui « n’est
pas dans les réseaux » (p. 83), donc hors course pour les allocations doctorales, s’investit
intensément dans la défense intellectuelle de la « communauté musulmane de France » : ainsi
peut-il se reconstruire, en dépit des difficultés, une identité valorisante. L’auteur multiplie les
exemples de jeunes mis à l’écart à tel ou tel moment de leur scolarité. On peut se demander
toutefois si une analyse de la pratique religieuse comme compensation ne concentre pas trop
exclusivement l’attention sur les frustrations et les déceptions au détriment d’autres facteurs,
comme les réseaux locaux de sociabilité ou la concurrence interne propre au monde des cités.
Si l’on en croit Gérard Mauger, l’investissement religieux des jeunes qui détiennent un
minimum de capital scolaire permet aussi de se démarquer des pratiques déviantes qui
caractérisent la « culture de rue » dans les quartiers sensibles5.
4. P. Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984.
5. G. Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire, Paris, Belin, 2006