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I S T O I R E
Recherches cliniques à Dachau
● J.P. Demarez*
“Et ne nos inducas in tentationem”
Prière chrétienne
RÉSUMÉ. Les recherches cliniques réalisées pendant la Seconde Guerre mondiale à Dachau pour servir au sauvetage des pilotes allemands
ont fait postérieurement l’objet tout à la fois d’une condamnation légitime et d’une utilisation par certains chercheurs anglo-saxons. La représentation qui en est traditionnellement donnée en masque la vraie nature. Ce rappel historique permet de mettre en évidence leur réalité, plus
complexe et ambivalente. Elles ont, au regard de l’éthique médicale, l’intérêt de montrer qu’en matière d’expérimentation humaine, la méfiance
doit être permanente.
Mots-clés : Expérimentation humaine - Éthique.
Abstract. Clinical research carried out during the Second World War at Dachau to serve in the rescue of German pilots was later the subject of
both legitimate condemnation and of further use by certain research scientists in the English-speaking world. The way this research is traditionally presented conceals its true nature. This historical reminder brings to light its reality which is more complex and more ambivalent. From
the standpoint of medical ethics, this research demonstrates that, where experimentation in man is concerned, constant mistrust is necessary.
Keywords: Experimentation in man - Ethic.
e nazisme est, dans notre société occidentale, l’incarnation du mal absolu. Tout ce qui en porte l’étiquette s’avère, par essence, maléfique. On écrit
systématiquement l’expression “expériences” médicales
nazies avec des guillemets, afin de souligner que le terme
d’expérience a été dévoyé. “Dans l’ombre de Mengele, de
nombreux médecins et scientifiques, profitant de la population
des camps offerte à leur fantaisie, se sont servis d’êtres
humains comme animaux de laboratoire, pour se livrer aux
expérimentations les plus invraisemblables. De ces travaux,
dont la nature et la manière obéissaient probablement davantage
au plaisir pervers et à la mégalomanie des tortionnaires qu’à la
simple curiosité scientifique, il reste des résultats consignés
dans divers dossiers et publications” (1), expose une journaliste, rassemblant ainsi tous les stéréotypes. Au reste, “les
expérimentations nazies relevaient beaucoup plus d’études psychiatriques que de discussion déontologique” (2), le comble de
l’insanité étant atteint par le docteur Mengele, “le satanique
apprenti sorcier d’Auschwitz” (3). Tous ces termes péjoratifs
reflètent bien l’exécration qu’il est convenable de manifester
en la matière. Présenter les “médecins nazis” comme des fous
L
pervers scientifiquement incompétents évite de s’interroger
plus avant. L’exorcisme tient ici lieu d’analyse. Et c’est très
regrettable. Car si, les historiens l’ont démontré, certaines
recherches réalisées au nom de l’idéologie nazie relevaient de
la gesticulation mystique ou du simple sadisme, il y en eut
d’autres, méthodologiquement assimilables à ce que l’on
appelle aujourd’hui un essai clinique. Elles ont, au regard de
l’éthique médicale, un intérêt particulier, celui de montrer
qu’il y a, en matière d’expérimentation humaine, une nécessité de vigilance permanente.
Cette nécessité ne résulte pas de la menace de récurrence
d’une idéologie meurtrière, mais de la faiblesse humaine face
aux tentations.
LES FAITS
* Service de pharmacologie clinique, faculté de médecine Saint-Antoine, 75012
Paris.
Les expérimentations en altitude simulée (4, 5)
Le 15 mai 1941, au sortir d’une réunion de formation à
l’Institut de médecine aéronautique de l’université de
Munich, centre dépendant de la Luftwaffe, le médecin-major
de réserve Sigmund Rascher, parallèlement membre de la SS,
écrit : “Pendant ce cours, dans lequel la recherche sur le vol en
altitude joue un grand rôle, en raison de l’altitude maximale un
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peu plus élevée qu’atteignent les chasseurs anglais, on a mentionné, pour le regretter, qu’aucune espèce d’expérimentation
avec du matériau humain n’ait pu être lancée, parce que les
expériences sont très dangereuses et que l’on ne trouve personne
pour s’y soumettre volontairement”.
Le destinataire de la lettre est le Reichführer SS Heinrich
Himmler, auprès de qui Rascher a ses entrées.
Effectivement, à cette époque, le directeur de l’Institut de
médecine aéronautique, le professeur Weltz, a reçu mission
de son commandement de mettre en œuvre des travaux permettant de faire face aux problèmes soulevés par le sauvetage
de pilotes tombés d’altitudes élevées : niveau de résistance à
10 ou 12 000 m, durée de vie des pilotes en atmosphère sans
oxygène et à basse pression, lors d’un saut en parachute.
Fort de ses relations, Rascher s’est mis en avant pour proposer des solutions passant par l’utilisation de criminels de droit
commun, détenus au camp de Dachau. Sa lettre à Himmler
poursuit : “Les expériences au cours desquelles les personnes
testées sont susceptibles de mourir se dérouleraient avec ma
collaboration… J’ai eu, dans ce sens, un entretien confidentiel
avec le représentant du Luftflottenarzt (équipe médicale de
l’armée de l’air), qui mène ces expériences, et lui aussi estime
que les problèmes à résoudre ne pourront l’être que par la voie
de l’expérimentation humaine”.
En juillet 1941, sur avis favorable de ses services, le
Reichführer SS accorde l’autorisation demandée, et le docteur Rascher est affecté auprès du professeur Weltz. En
février 1942, une équipe de recherches est constituée, comportant Rascher, le directeur du service de médecine aéronautique, le professeur Siegfried Ruff, son assistant, le docteur
Wolfgang Romberg (les docteurs Lutz et Wendt, deux autres
médecins précédemment sollicités, ont refusé, estimant ce
genre d’expérimentations inacceptable).
La chambre à basse pression mobile de l’Institut de médecine
aéronautique du Deutschen Versuchahnsanstalt fur Luftfahrt
est transférée au camp de Dachau. Le 22 février 1942, les
expérimentations commencent.
Trente-quatre détenus, allemands, polonais ou russes, dont
certains déportés comme juifs, seront soumis aux essais. Le
protocole imposant des sujets en bonne santé, de 20 à 40 ans,
en excellente forme physique, aptes à collaborer de façon
active et intelligente aux manipulations, appel fut fait au
“volontariat”, en échange de la promesse d’assouplissement
des conditions de détention dans le futur, voire même de libération. Ces promesses ne furent qu’exceptionnellement honorées. La mortalité au cours de ces essais a d’ailleurs été
importante. Le protocole prévoyait, dans ce cas, une autopsie
24
rapide des décédés. Mais certains détenus ayant survécu
seront exécutés postérieurement.
De nombreux chercheurs [1] furent impliqués dans ces essais
et assistèrent éventuellement à certaines épreuves, épreuves
qui firent l’objet d’un film, projeté lors d’une réunion de travail, le 11 septembre 1942, au ministère des Transports
aériens à Berlin.
Dès le 5 avril 1942, un rapport préliminaire avait été personnellement adressé à Heinrich Himmler par Rascher, présentant de
sa main les résultats de ces “expériences extrêmes, entreprises
sur des objets d’expérience humaine, attribués à titre spécial”.
Le 20 mai 1942, le generalfeldmarschall Erhard Milch, de la
Luftwaffe, adressait à Karl Wolff, directeur de l’état-major
personnel de Himmler, une lettre de remerciement, son inspecteur des affaires sanitaires, le médecin général professeur
Erich Hippke, l’ayant informé que les expérimentations d’altitude étaient terminées.
Un autre chantier pouvait être mis en œuvre.
Les expérimentations en hypothermie (4-7)
De nombreux aviateurs allemands ont été abattus au-dessus
de la Manche et de la mer du Nord lors des opérations
aériennes sur la Grande-Bretagne. Nageant dans l’eau glacée,
ils meurent de froid, mais s’ils ont pu être repêchés, ils meurent également, malgré les couvertures chaudes et les soins
prodigués. L’état major de la Luftwaffe se préoccupe de systèmes de réanimation et de protection contre le froid, permettant de ramener les pilotes à la vie.
Des études concluantes sont réalisées sur des cobayes, puis sur
des porcs. Ces derniers permettent de se rapprocher des conditions humaines, “le porc ayant des dimensions voisines de celles
de l’homme, un métabolisme proche et une absence de fourrure”.
À partir des résultats ainsi obtenus, la Luftwaffe envisage de
définir une procédure de réanimation à l’intention des marins
chargés du repêchage en mer. Mais c’était sans compter sur le
docteur Rascher ; ce dernier informe l’inspecteur général
Hippke qu’il a reçu du Reichfuhrer mission de confirmer les
résultats obtenus sur l’animal par des expérimentations
humaines. Toutefois, quelque peu réticente sur la compétence
de Rascher à mener à bien de façon satisfaisante de tels travaux,
la Luftwaffe demande que les essais soient dirigés par un de ses
spécialistes, le professeur Ernst Holzlöhner, responsable du
département de physiologie de l’université de Kiel. Les essais
commencent en août 1942. Ils impliqueront 80 prisonniers,
dont 15 mourront lors des séances.
[1] Membres notamment de l’Institut de pathologie du cerveau à l’Institut allemand de recherche psychiatrique de Munich, de l’Institut de pathologie de la
médecine aéronautique de Fribourg, de l’Institut de physiologie de Göttingen.
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Un rapport sur “les expérimentations sur le refroidissement de
l’être humain” sera rédigé par le professeur Holzlöhner, daté
du 10 octobre 1942. Ce rapport établit que la température
d’un homme sorti de l’eau froide continue de baisser après le
repêchage. Un bain immédiat à 40° C semble la meilleure
parade à l’hypothermie mortelle. Il convient de renoncer à
toute absorption médicamenteuse et à toute absorption d’alcool (geste empirique traditionnel).
Les ceintures de sauvetage maintenant les naufragés allongés
sur l’eau sont à proscrire, au bénéfice de matériel assurant un
maintien vertical. L’immersion de la nuque et de l’occiput est,
en effet, un facteur supplémentaire d’aggravation.
Les 26 et 27 octobre 1942, au Deutscher Hof de Nuremberg,
se tient un congrès intitulé “Questions médicales relatives aux
détresses en mer et par temps hivernal”. Il est présidé par le
professeur Dietrich Antony, du ministère des Transports
aériens. Le congrès rassemble 95 participants, spécialisés en
médecine des transports ou en recherche sur le froid, représentant l’université, l’administration, l’armée et la SS.
L’adjonction du sujet “temps hivernal” aux “détresses en
mer” est, à n’en pas douter, liée aux situations de combat en
URSS, où la Wehrmacht est confrontée, depuis l’hiver 1941,
à des conditions climatiques redoutables.
Le fait que ces personnalités discutent d’expérimentation
humaine “transparaît” à travers le rapport de la réunion de
travail, imprimé et censuré – “pour l’usage du service”.
Holzlöhner écrit : “Il est désormais possible de mener… des
essais sur des êtres humains. Nous devons les éléments sur cette
question à la collaboration du docteur Rascher et du docteur
Finke” “…”. Les médecins présents apprennent ainsi que des
personnes sont mortes au cours des expérimentations. Aucun
ne manifeste son émoi. Aucun ne démissionne en signe de
protestation.
Pour la Luftwaffe, les expériences relatives à l’hypothermie
sont terminées. Pas pour le docteur Rascher. Celui-ci continue
le protocole sur probablement 200 détenus, notamment en
testant une méthode de réchauffement par contact avec des
prisonnières nues… Il convient dès lors de retenir qu’il existe deux sortes d’expérimentations réalisées en hypothermie à
Dachau : celles effectuées sous contrôle de la Luftwaffe et
celles pratiquées sur l’initiative de Rascher. Celui-ci rédige le
17 février 1943, à l’intention de Heinrich Himmler, un “rapport sur les expériences de réchauffement de personnes en
hypothermie par la chaleur animale”. Il propose d’élargir les
expérimentations au centre d’Auschwitz, site mieux adapté
que Dachau, tant du point de vue climatique que du point de
vue de la sécurité et du secret.
Mais une animosité s’est fait jour entre les services de
recherche de la Luftwaffe et l’Ahnenerbe (8) (l’Ahnenerbe est
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un institut de recherche placé sous les ordres du Bureau central de l’état-major du Reichführer SS). La mission concerne,
en la circonstance, les recherches utiles à l’effort de guerre.
Le directeur de l’Ahnenerbe (cf. p. 27), Wolfram Sievers, dans
une note adressée au Reichführer, souligne que les essais en
hypothermie réalisés au sein des services de la SS ont en fait
été signés par Holzlöhner, de la Luftwaffe, “qui intérieurement
rejette totalement les expérimentations humaines, mais qui s’est
efforcé de récupérer à son profit le mérite des études menées par
la SS à Dachau”. La note relève que la Luftwaffe, en ce qui
concerne les expérimentations en hypothermie, a volontairement gêné les recherches du docteur Rascher.
Dans une lettre à l’Obergruppenführer Karl Wolff, le professeur Hippke tentera de minimiser les accusations, relevant
l’habituelle vanité des scientifiques, chacun voulant attribuer
à ses seuls mérites les résultats d’un travail collectif.
Conséquence immédiate, en mars 1943, le docteur Rascher
est nommé à l’Institut des sciences de défense de
l’Ahnenerbe, avec le grade d’Hauptsturmführer. Il dirigera le
département de recherches de Dachau (département R).
Le docteur Sigmund Rascher – aperçu biographique (4, 5, 8)
Sigmund Rascher naît en 1909. Son père est médecin. Il commence des études de médecine en 1930 à l’université de
Munich. On le retrouve en 1937 au service de pathologie de
cette université, où il participe à des recherches en cancérologie. Affecté au service sanitaire de la 7e région aérienne
(Munich), il y atteint le rang de médecin major (Stabarzt).
Membre du parti nazi depuis 1933, il est passé par la SA,
puis, en 1939, il rejoint la SS.
Rappelons que, dans la structuration de l’État national-socialiste, il pouvait exister une compétition, larvée ou déclarée,
entre des organismes administratifs classiques et des institutions similaires dépendant du parti. Cette dualité se retrouve
dans la carrière de Rascher, à la fois médecin-militaire à la
Luftwaffe et membre de la SS [2].
Une fois closes les expérimentations sur l’hypothermie,
Rascher va passer à d’autres champs d’activité de recherche.
Mais il entend tirer des bénéfices des travaux auxquels il vient
d’être mêlé.
Aspirant à une carrière universitaire, il se présente à l’agrégation, fort de ses expérimentations en médecine aéronautique.
Il rédige, à cet effet, un mémoire intitulé “Études expérimentales sur les phénomènes apparaissant pendant le refroidisse[2]
Son union avec Nini Diehl, ancienne collaboratrice personnelle de Heinrich
Himmler, permet de mieux comprendre l’accès direct dont il dispose auprès du
commandant en chef.
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ment du corps humain”. En dépit de pressions diverses en sa
faveur, Rascher ne parvient pas à trouver une faculté de médecine acceptant la soutenance de son mémoire. Toutefois, le
Reichartz SS Karl Gebhardt, responsable principal des services de santé SS, apprenant que Rascher a directement
envoyé son mémoire en hommage à Heinrich Himmler, le
convoque pour un rappel à l’ordre, et lui fait part de son avis
sur ce travail, en dessous de ce que l’on attendrait “d’un étudiant en fin de première année”.
Rascher, décidément très actif, entreprend avec un chimiste
détenu à Dachau, Robert Feix, des expérimentations
humaines destinées à évaluer les propriétés d’un gélifiant, le
Polygol, comme cicatrisant, hémostatique et anti-infectieux.
La publication des résultats dans le Münchener Medizinische
Wochenschrift, en mars 1944, attire à nouveau l’attention de
sa hiérarchie, l’article envoyé à la revue l’ayant été sans autorisation préalable, faisant mention de l’utilisation de sujets
d’expérimentation humaine (versuchst Personen), et indiquant
comme adresse du lieu de réalisation de l’essai le camp de
concentration de Dachau. On commence, en haut lieu, à trouver le personnage à la fois encombrant et discutable sur le
plan scientifique, vu la diversité excessive de ses travaux. Son
changement d’affectation est évoqué lors d’une réunion à
l’Ahnenerbe, le 26 avril 1944, par transfert vers les services
SS de l’hygiène, en charge de recherches sur les maladies
infectieuses, mais Joachim Mrugowski, directeur général,
refuse l’intégration de Rascher dans son département, “où il
n’accepte que des chercheurs confirmés”.
Reste le retour à la médecine de terrain, soit dans un camp de
concentration, soit sur le front de l’Est.
Toutefois, une enquête des services de santé de la SS révèle
plusieurs faits dérangeants : d’une part, il s’avère que des
résultats concernant l’efficacité du Polygol ont été truqués ;
d’autre part, Rascher a entamé de son propre chef, et pour son
propre compte, des contacts avec un laboratoire pharmaceutique installé près de la frontière suisse (Lustanau). Le
13 février 1945, il est arrêté, accusé de fraude scientifique et
de malversation financière et exécuté au camp de Dachau en
avril de la même année.
Parallèlement, son épouse est suspectée d’avoir simulé les
trois grossesses ayant produit les trois enfants du couple, pour
lesquels le Reichführer Himmler a multiplié les attentions.
Inculpée d’enlèvement d’enfants, elle est emprisonnée à
Ravensbrück, en mars 1944, puis sera pendue.
L’histoire de Rascher fera partie des dossiers examinés par un
tribunal militaire américain lors des “procès médicaux”, à
Nuremberg.
de crimes contre l’humanité et de participation à une organisation criminelle”. En compagnie de Karl Brandt, commissaire
du Reich pour l’Office de santé, comparaissaient certaines
des personnalités déjà évoquées ici : Karl Gebarht, Joachim
Mrugowsky, Wolfram Sievers ; ils furent tous les quatre
condamnés à mort et exécutés en 1948.
Deux experts américains conseillaient le tribunal : Andrew C.
Ivy, médecin chercheur, vice-président de l’université de
l’Illinois, représentant l’American Medical Association, et
Leo Alexander, psychiatre, médecin-major de l’US Army. Ils
eurent à se prononcer sur les expérimentations en hypothermie réalisées par Rascher, non à partir des documents originaux[3], mais à la lecture de deux pièces retrouvées dans les
archives de la SS, d’une part, le rapport Holzlöhner, d’autre
part, une conférence rédigée par Rascher à l’intention des personnels militaires, pour exposé de ses travaux relatifs à l’hypothermie, et des différentes correspondances à destination de
Himmler. Ivy considéra que, d’une façon générale, les expérimentations réalisées par les Nazis sur l’homme n’avaient
aucun intérêt médical (no medical value). Alexander, lui,
considéra que les essais sur l’hypothermie avaient permis de
recueillir des résultats intéressants (credible data), mais il
changera d’opinion par la suite, en les considérant comme
dénués de fiabilité (not defendable) (6).
Une des principales préoccupations des juges, à l’occasion de
ces procès, fut de déterminer en quoi et comment le caractère
totalitaire du régime nazi avait influé sur l’attitude professionnelle et les standards moraux de médecins allemands (10-12).
À cet égard, fut prise en considération une directive du ministère de l’Intérieur du Reich sur les expérimentations scientifiques, datée du 28 février 1931[4]. Ce texte impose, en particulier (13), un consentement exprès de la personne soumise à
un acte expérimental, prévoit en préalable l’appréciation du
risque/bénéfice individuel, rappelle que l’éthique médicale
rejette toute exploitation de la situation sociale d’un patient
avant de procéder à une expérimentation, et souligne que “le
médecin a l’obligation de demeurer conscient de sa grande responsabilité quant à la vie et à la santé de chaque individu sur
lequel il procède à une expérience”.
Le professeur Werner Leibbrand, médecin psychiatre allemand, également professeur d’histoire de la médecine, persécuté racial pendant la période nazie, fut appelé à témoigner
[3]
Les procès médicaux de Nuremberg (9)
Le 21 novembre 1946, devant un tribunal militaire américain,
s’ouvrait le procès de vingt-trois personnes, vingt médecins et
trois responsables administratifs, accusés de “crimes de guerre,
Les documents originaux sont réputés disparus. Ils peuvent avoir été
détruits par les SS au moment de la prise du camp de Dachau par l’armée américaine. Ils peuvent également avoir été détruits par l’armée américaine. Mais
on sait maintenant que les troupes US, comme les troupes soviétiques, avaient
pour consigne de soigneusement récupérer tous les documents allemands sur
lesquels elles pouvaient mettre la main, surtout s’ils pouvaient avoir un intérêt
scientifique, de récupérer, si possible, voire les scientifiques eux-mêmes.
(Linda Hund, L’affaire Paperclip . La récupération des scientifiques nazis par les
Américains - Stock, Paris, 1995).
[4] Il convient de rappeler que Adolf Hitler est devenu chancelier en janvier 1933.
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aux procès. Il releva que, à son avis, les expérimentations
dont il était question dans les dossiers relevaient d’une exacerbation particulière de la “pensée biologique”, c’est-à-dire
“l’attitude d’un médecin pour qui le malade est devenu un
simple objet avec lequel n’existe plus de relation humaine… Un
médecin n’est pas seulement un biologiste, c’est d’abord un
homme qui aide un autre homme, ce n’est pas seulement un
expert scientifique d’événement biologique” (9).
Alexander et Ivy furent invités à exprimer leur avis sur le
recours à des prisonniers pour des expérimentations médicales (9, 14-18) :
Q : “À votre avis, une personne condamnée à mort est-elle dans
le cas d’être volontaire pour une expérience médicale ?”
Ivy : Oui, car elle peut dire oui ou non, si la question lui est
présentée conformément à l’éthique, s’il n’y a pas de pression
exercée sur elle, et si elle n’est pas menacée de punition en
cas de refus.
Q : “Que pensez-vous de l’aptitude d’un prisonnier non
condamné à mort à être volontaire dans une expérience médicale ?”
Ivy : Il n’existe, dans mon esprit, aucun doute sur la possibilité d’un prisonnier à servir librement de sujet d’expérience,
si aucune pression n’est exercée sur lui.
Q : “Du point de vue de l’éthique médicale, pensez-vous qu’en
Amérique ou dans toute autre nation civilisée, c’est agir selon
l’éthique que d’effectuer sur des prisonniers des expériences
comportant un certain degré de danger après leur avoir fait
signer un papier par lequel ils abandonnent toute réclamation
ultérieure, même pour leurs héritiers ?”.
Ivy : Oui, je pense que c’est conforme à l’éthique.
Les questions posées à Alexander sont plus brutales :
Q : “Considérez-vous qu’il soit conforme à l’éthique médicale
d’administrer à des criminels condamnés à mort des doses dangereuses de médicament qui permettront d’étudier les changements apportés à l’organisme des sujets après leur exécution ?”
Alexander : Si ces condamnés ont été volontaires, et s’il y a
de bonnes raisons de croire que ces essais sont nécessaires,
dans ce cas cela est conforme à l’éthique.
Q : “Une conception comme celle-ci n’est-elle pas en contradiction avec la phrase du serment d’Hippocrate «Je ne donnerai pas de poison à un homme, même s’il me le demande ?»”
Alexander : Je pense que cette phrase concerne le médecin
thérapeute, et non le médecin expérimentateur.
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En application du principe de droit selon lequel il n’est pas de
peine sans définition de la faute pénale, il importait d’identifier ce qu’était une “expérimentation criminelle”. Les conditions d’une expérimentation acceptable furent donc décrites
en dix points par le procureur Telford Taylor. Parmi ces dix
points, la nécessité de la capacité légale pour consentir de la
personne sur qui on se propose de réaliser la recherche, le
consentement devant être précédé d’une information circonstanciée, le droit, pour cette personne, de quitter librement
l’expérience, si elle estime avoir atteint son seuil de résistance,
mental ou physique, le devoir pour le chercheur d’interrompre l’essai s’il a une raison de croire que sa continuation
peut entraîner des blessures, l’invalidité ou la mort. Les expériences ne doivent par conséquent être pratiquées que par des
professionnels qualifiés dont on attend la plus grande aptitude,
et une extrême attention tout au long de l’expérience. Ce texte
fut à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler le “Code de
Nuremberg”, relatif à l’expérimentation humaine (19, 20).
Plus tard, en décembre 1984, les expérimentations réalisées à
Dachau par Rascher firent à nouveau débat, une journaliste
américaine s’étant aperçue que, entre 1947 et 1983, elles
avaient fait l’objet de quarante-cinq citations dans la bibliographie d’articles scientifiques relatifs à l’hypothermie. Mais
le débat ne porta que sur la question : “Peut-on citer dans la
littérature des résultats scientifiques obtenus de façon inéthique ?” (21-23). “Il est certain que tout essai clinique
contraire à l’éthique est à condamner. Quant à s’interdire de
citer un tel essai, voire d’en utiliser les résultats, la réponse est
sans doute à nuancer” (24). À côté de cette réponse faisant
visiblement dépendre la prise en compte des résultats de leur
importance scientifique, il en est d’autres, foncièrement hostiles à leur utilisation (25).
COMMENTAIRES
Alexander et Ivy se rejoignent pour considérer qu’en échange
de sa participation à une expérimentation médicale, un prisonnier doit recevoir un bénéfice raisonnable du point de vue de
ses conditions de détention. Toutefois, s’il est “auteur de crime
atroce, il doit être accepté, s’il désire participer à une expérimentation médicale. Mais on ne doit pas lui faire espérer une
atténuation importante de la peine à laquelle il a été condamné”.
La recherche SS (8, 26)
L’Ahnenerbe (traduction : l’héritage des ancêtres) était un institut d’un genre particulier, créé en 1939, pour conforter par
la science les présupposés idéologiques de la doctrine nazie,
notamment ceux relatifs à la supériorité de la race aryenne. La
vision anthropologique nazie mêlait le biologique et le politique. Le fondateur de l’Ahnenerbe, Heinrich Himmler, ingénieur agronome de formation, marié à Margarete Boden,
médecin homéopathe, manifestait un tropisme particulier
pour l’idée qu’il se faisait de la “science”. Cela conduisit, par
exemple, les chercheurs de l’Ahnenerbe à des investigations
archéologiques extravagantes. Mais cette confusion des
genres entre la démarche cognitive du scientifique et l’appartenance tribale de l’idéologue (27) n’est pas propre aux nazis.
Trofim Lyssenko, l’inventeur de la “génétique marxiste avec
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la théorie de l’hérédité des caractères acquis”, prix Staline
pour son œuvre, pratiqua un mélange similaire. Des biologistes français de renom soutinrent d’ailleurs ses théories, non
pas tant comme scientifiques que comme membres du Parti
communiste français.
Toutefois, les expérimentations réalisées par Rascher ne procèdent pas de l’idéologie. Elles posent des questions très
pragmatiques. Elles visent un problème réel, le sauvetage de
pilotes allemands, richesse essentielle pour la force de guerre
du Reich, à l’aide d’une méthodologie sûrement correcte tant
qu’elle a été contrôlée par les experts de la Luftwaffe. On ne
peut pas sérieusement penser que le haut niveau atteint par la
communauté scientifique allemande aux XIXe et XXe siècles
s’est subitement évanoui avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf
Hitler, et ce, même si le délire antisémite de ce dernier a provoqué l’exil de personnalités scientifiques de premier plan.
La transgression d’un tabou
L’idéologie nazie sert simplement, dans ces expérimentions, à
faciliter la levée de blocages éthiques concernant les individus soumis aux expérimentations. Rascher ne procède pas au
nom, mais à la faveur de cette idéologie. Le camp de Dachau,
ouvert le 22 mars 1933 (26), était initialement destiné à la
détention d’adversaires politiques, d’individus relevant de
races dites inférieures (juifs, bohémiens, tziganes, slaves),
d’“êtres inférieurs” au sens de la biologie raciale [malades
mentaux, enfants anormaux génétiquement, etc.] (28), de criminels de droit commun, de personnes dites “asociales”.
Toutes ces personnes relevaient d’un statut social subalterne
au regard de l’HerrenVolk. Elles étaient, par conséquent, placées en dehors de la protection générale du droit, voire même
considérées comme indignes de vivre. Certes, à la fin de la
Deuxième Guerre mondiale (1948), a été proclamée la déclaration universelle des Droits de l’Homme. Cette déclaration
consacre l’unité de la famille humaine, les principes de liberté, d’égalité, de non-discrimination et de fraternité au niveau
mondial. Ce précisément à cause de l’existence même de
l’éthique nazie et des crimes commis en son nom.
Mais il convient de relever, préalablement à cette époque
frontière, le développement, dans le monde civilisé, d’un darwinisme social et politique (9, 10, 29), à support scientifique,
permettant de hiérarchiser l’espèce humaine. L’eugénisme,
défini par Galton en 1883, serait alors “la science de l’amélioration de la lignée, qui, particulièrement dans le cas de
l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de
chances de prévaloir sur les races les moins bonnes”.
De là à considérer les sujets relevant de ces races inférieures
comme une énergie musculaire, voire un matériau au service
des races supérieures, il y un pas qui fut franchi ailleurs qu’en
Allemagne nazie, dans tous les pays coloniaux. Au nom d’in-
28
térêts eux-mêmes “supérieurs”, les détenus du camp de
Dachau devenaient idéologiquement, du point de vue expérimental, assimilables à des “human guinea pigs”.
Valeur humaine des condamnés
L’anatomie est née au pied des potences, où les médecins
venaient nuitamment voler les cadavres des suppliciés.
L’Église considérait comme un sacrilège l’atteinte au
cadavre, l’homme étant créé à l’image de Dieu. Cette profanation était sévèrement sanctionnée. Puis cette position s’assouplit, aux dépens des criminels exécutés, ni la société, ni
l’Église ne se sentant le devoir d’honorer leur dépouille
comme celle d’un bon chrétien. Il fallu attendre 1561 et
Charles Quint pour que la dissection anatomique soit acceptée comme une démarche scientifique légitime. L’Église
accepta de lever le tabou du fait de l’intérêt de cette pratique
pour la connaissance.
Un condamné à mort américain, Joseph Jenningan, a récemment servi (1993) pour constituer un atlas d’anatomie numérique, visible sur Internet[5]. Cette utilisation d’un supplicié
est considérée comme éthique, selon les standards en usage
aux États-Unis, la personne ayant préalablement manifesté
son consentement.
En 1865, Claude Bernard (31, 32) s’interroge : “Peut-on faire
des expériences ou des vivisections sur des condamnés à mort ?
Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives
(d’opérations dangereuses réalisées en offrant aux condamnés
leur grâce). Je partage complètement ces idées. Cependant, je
considère comme très utile à la science et parfaitement permis
de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt
après la décapitation chez les suppliciés”.
Mais, dans une lettre restée célèbre (31, 32), Pasteur déclare
“Si j’étais roi ou empereur ou même président de la
République, voici comment j’exercerais le droit de grâce sur les
condamnés à mort. J’offrirais à l’avocat du condamné… de
choisir entre la mort imminente et une expérimentation…
moyennant ces épreuves, la vie du condamné serait sauve”. S’il
se sortait vivant de l’expérimentation.
Au reste, la société française du XIXe siècle considérait que le
martyre des criminels condamnés faisait partie de la peine.
“Ces gens (déportés en Guyane) pouvaient mourir, devaient
mourir, mais qu’importait. Ils devaient subir, pour être vraiment
punis, des conditions de vie insupportables” (33).
La soumission à l’autorité
L’état de guerre n’est pas non plus indifférent. À choisir entre
la vie d’un ennemi et celle d’un pilote de l’armée de son pays,
[5]
www.nlm.gov
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le sens du choix est généralement univoque, au bénéfice du
soldat de l’armée de son pays. Dans un souci d’utilitarisme
(34), comme les militaires sont au front avec ordre de tuer
l’ennemi, on peut concevoir le médecin militaire (à ce
moment-là plus militaire que médecin) comme servant la
patrie par ses expérimentations. L’État, et à plus forte raison
un État totalitaire, s’estimera fondé à donner ordre à un scientifique de pratiquer des expériences sur des ennemis dont la
mort est possible, dès lors que l’intérêt de la nation est en jeu.
Les conventions internationales s’avèrent bien inopérantes. Il
est légitime de protéger sa propre population. Les expérimentations humaines deviennent alors permises, protégées par la
loi, non soumises aux sanctions habituelles, et le médecin
militaire refusant d’obéir aux ordres sera, lui, passible de
sanctions. On remarquera, dans la présente histoire, qu’il s’est
trouvé cependant quelques réticences dans l’armée de l’air.
Ainsi l’obéissance à l’autorité, prônée comme une vertu,
peut-elle se muer en un vice odieux quand elle est au service
d’une cause néfaste. Mais qui dit la cause “néfaste” ? C’est
l’éternelle question d’Antigone face à Créon, le conflit entre
l’ordre donné et la conscience morale. À l’issue de ses expérimentations sur la soumission à l’autorité, Stanley Milgram
conclut : “Le sens moral est bien moins contraignant que ne
voudrait nous le faire croire le mythe social. Bien que des prescriptions aussi impératives que « Tu ne tueras pas » occupent
une place prédominante dans les règles de l’éthique universelle,
elles sont loin d’avoir la même position privilégiée dans la
structure psychique de l’homme” (35).
Le médecin a une place à part et un devoir d’état en ce qui
concerne le respect de la dignité humaine. Cela n’empêche
pas des médecins, à notre époque et dans le monde civilisé, de
participer à la surveillance de la tolérance physiologique
d’actes de torture ou de mauvais traitements (36), ou de
superviser des exécutions capitales aux États-Unis.
Le médecin, thérapeute ou scientifique ?
Il convient de s’interroger sur le rôle social du médecin. Il est,
dans l’absolu, selon la morale hippocratique, le protecteur du
malade qui s’adresse à lui, quel que soit celui-ci et d’où qu’il
vienne. Son devoir n’est pas nécessairement de faire le bien,
mais, en toute circonstance, de ne pas nuire… (37), ne pas
nuire notamment aux intérêts du patient dans le service
d’autres intérêts. Toutefois, la morale hippocratique n’est
d’aucun recours en matière d’expérimentation humaine où,
par définition, il existe un conflit de valeurs entre des intérêts
différents, voire parfois opposés, celui de la personne sujet
d’expérimentation et ceux des bénéficiaires de la recherche.
Le médecin expérimentateur se dédouble, comme l’a relevé,
à Nuremberg, le professeur Leibbrand, en un thérapeute et un
expert d’événements biologiques. Certes, “le fait de contenir
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son désir naturel de recherche fait partie de la moralité du
médecin”, mais la perte du sens de certaines valeurs peut le
conduire à ne plus considérer le patient comme une personne
juridique, mais comme “un ensemble d’organes monté sur
pattes”.
Deux notions fondamentales ont été proclamées en matière
d’éthique médicale à l’intention des médecins chercheurs :
tout essai non scientifique n’est pas conforme à l’éthique ; un
essai ne peut se faire que dans un esprit de respect absolu de
la personne humaine.
Mais si les principes sont intangibles (38), la façon de les
appliquer (39) dépend essentiellement des enjeux, de l’état de
l’art, de la perméabilité de la société à la transgression de tel
ou tel tabou (40), et de la conscience morale du professionnel
impliqué (41).
L’horreur provoquée par les expérimentations dont nous
avons ici rendu compte a conduit la communauté médicoscientifique à retenir, en effet, que le chercheur doit travailler
“dans un esprit de respect absolu de la personne humaine”. Ce
principe fut centré, à Nuremberg, sur l’existence d’un consentement : “Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel”. L’article 7 du pacte international relatif aux
Droits civils et politiques, ratifié par la France le 21 janvier
1981, dispose, à cet égard : “Nul ne sera soumis à la torture ni
à des peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants. En
particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son
libre consentement à une expérience médicale ou scientifique”.
Les mots ont un sens et, ici, un sens juridique. S’il s’agit d’un
absolu, celui-ci ne peut être relatif. Ce qui, par conséquent,
exclut de toute recherche quiconque ne dispose pas de la
capacité légale pour consentir[6].
Oui, mais… diront les scientifiques, non sans pertinence,
“l’application intégrale de ce principe ferme des pans entiers
de la recherche biomédicale”. Nous entrons alors dans un procédé rédactionnel bien connu des juristes, le rappel du principe absolu ayant pour fonction d’introduire les exceptions
acceptées. Restera alors à définir lesquelles, pourquoi, par
qui, comment. Dans une démocratie, la réponse à ces questions relève du débat parlementaire.
La résistible ascension de Sigmund Rascher
Reste à considérer le docteur Rascher, nazi peut-être, médiocre
sûrement. Il nous permet ce raccourci : “il n’y a pas d’idéologies, il n’y a que des carrières”. Il n’est effectivement pas indispensable de rechercher dans son adhésion au national-socialisme la grille permettant d’analyser son comportement. Son but
[6]
Les mots mis en gras le sont par l’auteur.
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était simple : ascension sociale, si possible universitaire, et
accès à l’argent. Ce n’est pas la première fois qu’une personne
à la conscience morale évanescente, de compétence discutable,
mais possédant de solides appuis politiques, progresse socialement. On peut toutefois relever que l’université allemande ne
s’est pas précipitée pour le nommer professeur.
S’il a été instrumentalisé par l’armée de l’air, comme truchement
pour accéder à des sujets ne présentant pas les mêmes inconvénients que le citoyen allemand en matière d’expérimentation
humaine, il a finalement été démasqué par l’inspection de la SS,
en raison de son incompétence. Il ne serait d’ailleurs sûrement
pas allé aussi loin sans sa proximité avec Himmler.
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La Lettre du Pharmacologue - Volume 19 - n° 1 - janvier-février-mars 2005
CONCLUSION
Les expérimentations en altitude ou en hypothermie réalisées à
Dachau (42), ainsi que d’autres recherches sur l’homme
conduites en milieu concentrationnaire, sont beaucoup plus ambivalentes que les représentations communes ne le considèrent.
On peut les expliquer sans recourir à l’exorcisme ; ainsi Hannah
Arendt (43) démonta le fonctionnement d’Adolf Eichmann.
Obscurément, chacun estimait que les actes de celui-ci ne pouvaient qu’être le fait d’une personnalité pervertie et sadique. Elle
démontra que ce point de vue était totalement faux,
qu’Eichmann était bien davantage un bureaucrate sans initiative,
bon père, bon mari, bon voisin, bon citoyen, s’acquittant au quotidien de sa tâche, comme un rond-de-cuir diligent.
Sigmund Rascher ne correspond pas non plus aux stéréotypes
en usage. Plutôt que d’un “satanique apprenti sorcier”, il
s’agissait d’un scientifique médiocre, arriviste, sans trop de
scrupules, mais avec des relations haut placées.
Consternante banalité du mal. Moins spectaculaire que l’explication traditionnelle. Malheureusement plus inquiétante.■
R
É F É R E N C E S
B I B L I O G R A P H I Q U E S
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