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La Lettre du Pharmacologue - Volume 19 - n° 1 - janvier-février-mars 2005
HISTOIRE
ment du corps humain”
. En dépit de pressions diverses en sa
faveur, Rascher ne parvient pas à trouver une faculté de méde-
cine acceptant la soutenance de son mémoire. Toutefois, le
Reichartz SS Karl Gebhardt, responsable principal des ser-
vices de santé SS, apprenant que Rascher a directement
envoyé son mémoire en hommage à Heinrich Himmler, le
convoque pour un rappel à l’ordre, et lui fait part de son avis
sur ce travail, en dessous de ce que l’on attendrait
“d’un étu-
diant en fin de première année”.
Rascher, décidément très actif, entreprend avec un chimiste
détenu à Dachau, Robert Feix, des expérimentations
humaines destinées à évaluer les propriétés d’un gélifiant, le
Polygol, comme cicatrisant, hémostatique et anti-infectieux.
La publication des résultats dans le Münchener Medizinische
Wochenschrift, en mars 1944, attire à nouveau l’attention de
sa hiérarchie, l’article envoyé à la revue l’ayant été sans auto-
risation préalable, faisant mention de l’utilisation de sujets
d’expérimentation humaine
(versuchst Personen)
,et indiquant
comme adresse du lieu de réalisation de l’essai le camp de
concentration de Dachau. On commence, en haut lieu, à trou-
ver le personnage à la fois encombrant et discutable sur le
plan scientifique, vu la diversité excessive de ses travaux. Son
changement d’affectation est évoqué lors d’une réunion à
l’Ahnenerbe, le 26 avril 1944, par transfert vers les services
SS de l’hygiène, en charge de recherches sur les maladies
infectieuses, mais Joachim Mrugowski, directeur général,
refuse l’intégration de Rascher dans son département,
“où il
n’accepte que des chercheurs confirmés”.
Reste le retour à la médecine de terrain, soit dans un camp de
concentration, soit sur le front de l’Est.
Toutefois, une enquête des services de santé de la SS révèle
plusieurs faits dérangeants : d’une part, il s’avère que des
résultats concernant l’efficacité du Polygol ont été truqués ;
d’autre part, Rascher a entamé de son propre chef, et pour son
propre compte, des contacts avec un laboratoire pharmaceu-
tique installé près de la frontière suisse (Lustanau). Le
13 février 1945, il est arrêté, accusé de fraude scientifique et
de malversation financière et exécuté au camp de Dachau en
avril de la même année.
Parallèlement, son épouse est suspectée d’avoir simulé les
trois grossesses ayant produit les trois enfants du couple, pour
lesquels le Reichführer Himmler a multiplié les attentions.
Inculpée d’enlèvement d’enfants, elle est emprisonnée à
Ravensbrück, en mars 1944, puis sera pendue.
L’histoire de Rascher fera partie des dossiers examinés par un
tribunal militaire américain lors des
“procès médicaux”
,à
Nuremberg.
Les procès médicaux de Nuremberg (9)
Le 21 novembre 1946, devant un tribunal militaire américain,
s’ouvrait le procès de vingt-trois personnes, vingt médecins et
trois responsables administratifs, accusés de
“crimes de guerre,
de crimes contre l’humanité et de participation à une organisa-
tion criminelle”
. En compagnie de Karl Brandt, commissaire
du Reich pour l’Office de santé, comparaissaient certaines
des personnalités déjà évoquées ici : Karl Gebarht, Joachim
Mrugowsky, Wolfram Sievers ; ils furent tous les quatre
condamnés à mort et exécutés en 1948.
Deux experts américains conseillaient le tribunal : Andrew C.
Ivy, médecin chercheur, vice-président de l’université de
l’Illinois, représentant l’American Medical Association, et
Leo Alexander, psychiatre, médecin-major de l’US Army. Ils
eurent à se prononcer sur les expérimentations en hypother-
mie réalisées par Rascher, non à partir des documents origi-
naux[3],mais à la lecture de deux pièces retrouvées dans les
archives de la SS, d’une part, le rapport Holzlöhner, d’autre
part, une conférence rédigée par Rascher à l’intention des per-
sonnels militaires, pour exposé de ses travaux relatifs à l’hy-
pothermie, et des différentes correspondances à destination de
Himmler. Ivy considéra que, d’une façon générale, les expé-
rimentations réalisées par les Nazis sur l’homme n’avaient
aucun intérêt médical
(no medical value)
. Alexander, lui,
considéra que les essais sur l’hypothermie avaient permis de
recueillir des résultats intéressants
(credible data)
,mais il
changera d’opinion par la suite, en les considérant comme
dénués de fiabilité
(not defendable) (6).
Une des principales préoccupations des juges, à l’occasion de
ces procès, fut de déterminer en quoi et comment le caractère
totalitaire du régime nazi avait influé sur l’attitude profession-
nelle et les standards moraux de médecins allemands
(10-12)
.
À cet égard, fut prise en considération une directive du minis-
tère de l’Intérieur du Reich sur les expérimentations scienti-
fiques, datée du 28 février 1931[4]. Ce texte impose, en parti-
culier
(13)
,un consentement exprès de la personne soumise à
un acte expérimental, prévoit en préalable l’appréciation du
risque/bénéfice individuel, rappelle que l’éthique médicale
rejette toute exploitation de la situation sociale d’un patient
avant de procéder à une expérimentation, et souligne que
“le
médecin a l’obligation de demeurer conscient de sa grande res-
ponsabilité quant à la vie et à la santé de chaque individu sur
lequel il procède à une expérience”.
Le professeur Werner Leibbrand, médecin psychiatre alle-
mand, également professeur d’histoire de la médecine, persé-
cuté racial pendant la période nazie, fut appelé à témoigner
[3] Les documents originaux sont réputés disparus. Ils peuvent avoir été
détruits par les SS au moment de la prise du camp de Dachau par l’armée amé-
ricaine. Ils peuvent également avoir été détruits par l’armée américaine. Mais
on sait maintenant que les troupes US, comme les troupes soviétiques, avaient
pour consigne de soigneusement récupérer tous les documents allemands sur
lesquels elles pouvaient mettre la main, surtout s’ils pouvaient avoir un intérêt
scientifique, de récupérer, si possible, voire les scientifiques eux-mêmes.
(Linda Hund, L’ affaire Paperclip . La récupération des scientifiques nazis par les
Américains - Stock, Paris, 1995).
[4] Il convient de rappeler que Adolf Hitler est devenu chancelier en janvier 1933.