de circonscrire ce que l’on peut vraiment savoir et ce qu’on ignorera toujours. Comme le dit
Ludwig Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler il faut le taire ».
Partie II.
Les pièges de la démonstration
Mais la rigueur de la démonstration n’a-t-elle pas ses limites ? Le procès du positivisme, qui
considère que seul le démontrable est vrai, repose sur l’idée que ce qui n’est pas démontrable
ne relève pas nécessairement de l’ignorance. Platon déjà avait montré dans la République, en
utilisant la métaphore de la ligne, que l’ascension vers le savoir nous oblige à dépasser le
savoir mathématique pour atteindre l’anhypothétique, c’est-à-dire un savoir qui échappe à la
démonstration et qui est pourtant un véritable savoir, une sorte de don accordé à l’esprit en
quête de vérité et qui relève d’un « voir » particulier, presque insoutenable comme l’est la vue
du soleil dans le mythe de la caverne.
Il y a sans doute une illusion attachée à la démonstration, à savoir qu’elle pourrait se soutenir
elle-même. Le théorème mathématique de Gödel, au XXe siècle, a permis paradoxalement de
démontrer que le projet de Hilbert qui cherchait à démontrer la totalité d’un système
mathématique ne pouvait pas être autosuffisant. Autrement dit, il faut toujours sortir d’un
système pour pouvoir le démontrer. Le recours à l’intuition est inévitable. C’est pourquoi,
contre le positivisme logique du Cercle de Vienne, Heidegger affirme que « la science ne
pense pas ». A vouloir tout démontrer, elle rate l’essentiel : la donation du phénomène. Le
savoir ne passe pas par la démonstration, mais par la description.
Allons plus loin : la démonstration présuppose que la rigueur de la logique soit un gage de
vérité. Mais les sceptiques ont montré que poussée dans ses derniers retranchements la rigueur
se retourne contre elle-même. Pour Aenésidème, toute démonstration cache en réalité soit une
pétition de principe, soit un paralogisme, soit une régression à l’infini. On objectera que pour
démontrer les faiblesses de la démonstration, il faut malgré tout utiliser la démonstration. Ce à
quoi les sceptiques, utilisant la métaphore des purgatifs répondent qu’une proposition qui en
élimine une autre s’élimine d’elle-même comme les purgatifs s’évacuent eux-mêmes après
avoir agi.
Partie III.
Un usage circonstancié de la démonstration
Est-ce à dire qu’il faut renoncer à fonder le savoir sur la démonstration ? Non bien sûr, car ce
serait verser dans l’obscurantisme. L’exigence de démonstration est bien réelle, mais sans
doute convient-il de ne pas faire de la démonstration le critère exclusif du vrai savoir. Il faut
ici en appeler à ce que Gaston Bachelard appelait une « épistémologie régionale » et admettre
avec lui que le rationalisme s’accommode de l’imagination. Il est d’ailleurs frappant que ce
grand philosophe des sciences ait consacré la moitié de son œuvre à l’étude de la poésie,
comme pour nous dire que la rigueur scientifique ne vaut pas partout. Il y a une vérité de « la
poétique de la rêverie » qui ne s’analyse pas comme le concept de masse en physique ou les
géométries contemporaines en mathématiques.
Y a-t-il un critère qui permet de dire quand la démonstration est nécessaire au savoir et quand
elle ne l’est pas ? Dans le domaine juridique, par exemple, le procureur doit faire la preuve de
la culpabilité de l’accusé. Ici la démonstration est nécessaire à la procédure qui permettra le
jugement. Mais dans le domaine politique, dont Hannah Arendt a montré qu’il ne relevait pas
de la vérité et que la rhétorique y occupait une place légitime, la démonstration semble moins
pertinente. Elle cache d’ailleurs bien souvent des sophismes, mais qui se révèlent efficaces
pour enthousiasmer les foules.