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Faut-il démontrer pour savoir ?
Introduction / Problématisation
Le philosophe Arthur Schopenhauer raconte qu’il avait été consterné en sortant d’une
représentation du Phèdre de Racine d’entendre un célèbre mathématicien qui, lui aussi,
avait assisté au spectacle, dire en haussant les épaules : « mais qu’est-ce que cela prouve
? » Cette anecdote nous montre que la compréhension d’une œuvre peut reposer sur des
exigences qui diffèrent d’un homme à un autre. Il est donc légitime de nous interroger
sur ce qui fait la justesse d’un savoir.
La démonstration est un raisonnement qui permet d’établir la nécessité d’une vérité.
Elle procède par enchaînement logique en respectant des règles rigoureuses. Savoir,
c’est connaître, c’est-à-dire avoir à l’esprit un certain objet de pensée vrai ou réel. Se
demander si pour savoir, il est nécessaire de démontrer revient à s’interroger sur ce qui
rend une connaissance fiable. A priori, il semble en effet que si un savoir est le résultat
d’une démonstration, il devient indubitable. Mais n’y a-t-il pas des connaissances qui ne
s’obtiennent pas par démonstration ? Et si oui, d’où tirent-elles leur validité ? La
question, au fond, nous renvoie au débat qui oppose le positivisme, selon lequel n’est
vrai que ce qui est démontrable, aux métaphysiciens qui estiment qu’il y a des vérités
qui échappent à la science.
Partie I.
La nécessité de la démonstration
Aristote affirmait qu’on ne sait vraiment que ce qu’on sait enseigner. Il n’est pas douteux en
effet que celui qui par didactisme explique en utilisant des syllogismes comment atteindre un
certain résultat non seulement montrera qu’il maîtrise son savoir, mais, de surcroît, qu’il le
rend transmissible. Dans le Ménon, Platon explique que s’il y a bien un savoir fondé sur la
seule expérience, ce savoir reste pauvre. Ainsi on ne pourrait pas dire qu’un homme à qui on
demande comment se rendre dans la ville de Larisse depuis Athènes posséderait véritablement
le savoir de l’itinéraire s’il était obligé d’accompagner le voyageur pour lui montrer à chaque
fois où il faut tourner.
La démonstration apporte donc au savoir sa valeur d’universalité. Elle permet d’affirmer que
telle connaissance est vraie dans tous les cas puisqu’il suffirait de réitérer la démonstration
pour prouver la justesse de ce savoir. La force de la démonstration, c’est qu’elle s’affranchit
des circonstances. Elle est donc l’outil privilégié du philosophe, celui grâce auquel la
connaissance devient indubitable. C’est pourquoi Descartes considère que dans la quête de la
vérité, il faut s’appuyer sur une méthode « mathématique », celle-ci étant définie par lui
comme la science « de l’ordre et de la mesure ». Certes, il accorde qu’il faut partir d’une
intuition première obtenue par un effort d’attention, mais à partir d’elle on peut étendre le
savoir grâce à de « longues chaînes de raison » qui assurent la rigueur des résultats. La
démonstration est donc le meilleur moyen d’étendre les connaissances à partir de quelques
vérités premières.
Si le savoir passe par la démonstration, c’est aussi parce que celle-ci nous protège des faux
saloirs. C’est le mérite de la philosophie analytique initiée par le Cercle de Vienne au début
du XXe siècle d’avoir montré combien les constructions des philosophes peuvent se faire
piéger par un usage trop peu scrupuleux du langage. Rudolf Carnap, par exemple, a montré
qu’en transposant les affirmations des philosophes dans des « énoncés protocolaires », on peut
facilement dénoncer les errances de la pensée. La démonstration a ainsi la vertu de
« démonter » les savoirs dépourvus de signification. Sa fonction est hygiénique : elle permet
de circonscrire ce que l’on peut vraiment savoir et ce qu’on ignorera toujours. Comme le dit
Ludwig Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler il faut le taire ».
Partie II.
Les pièges de la démonstration
Mais la rigueur de la démonstration n’a-t-elle pas ses limites ? Le procès du positivisme, qui
considère que seul le démontrable est vrai, repose sur l’idée que ce qui n’est pas démontrable
ne relève pas nécessairement de l’ignorance. Platon déjà avait montré dans la République, en
utilisant la métaphore de la ligne, que l’ascension vers le savoir nous oblige à dépasser le
savoir mathématique pour atteindre l’anhypothétique, c’est-à-dire un savoir qui échappe à la
démonstration et qui est pourtant un véritable savoir, une sorte de don accordé à l’esprit en
quête de vérité et qui relève d’un « voir » particulier, presque insoutenable comme l’est la vue
du soleil dans le mythe de la caverne.
Il y a sans doute une illusion attachée à la démonstration, à savoir qu’elle pourrait se soutenir
elle-même. Le théorème mathématique de Gödel, au XXe siècle, a permis paradoxalement de
démontrer que le projet de Hilbert qui cherchait à démontrer la totalité d’un système
mathématique ne pouvait pas être autosuffisant. Autrement dit, il faut toujours sortir d’un
système pour pouvoir le démontrer. Le recours à l’intuition est inévitable. C’est pourquoi,
contre le positivisme logique du Cercle de Vienne, Heidegger affirme que « la science ne
pense pas ». A vouloir tout démontrer, elle rate l’essentiel : la donation du phénomène. Le
savoir ne passe pas par la démonstration, mais par la description.
Allons plus loin : la démonstration présuppose que la rigueur de la logique soit un gage de
vérité. Mais les sceptiques ont montré que poussée dans ses derniers retranchements la rigueur
se retourne contre elle-même. Pour Aenésidème, toute démonstration cache en réalité soit une
pétition de principe, soit un paralogisme, soit une régression à l’infini. On objectera que pour
démontrer les faiblesses de la démonstration, il faut malgré tout utiliser la démonstration. Ce à
quoi les sceptiques, utilisant la métaphore des purgatifs répondent qu’une proposition qui en
élimine une autre s’élimine d’elle-même comme les purgatifs s’évacuent eux-mêmes après
avoir agi.
Partie III.
Un usage circonstancié de la démonstration
Est-ce à dire qu’il faut renoncer à fonder le savoir sur la démonstration ? Non bien sûr, car ce
serait verser dans l’obscurantisme. L’exigence de démonstration est bien réelle, mais sans
doute convient-il de ne pas faire de la démonstration le critère exclusif du vrai savoir. Il faut
ici en appeler à ce que Gaston Bachelard appelait une « épistémologie régionale » et admettre
avec lui que le rationalisme s’accommode de l’imagination. Il est d’ailleurs frappant que ce
grand philosophe des sciences ait consacré la moitié de son œuvre à l’étude de la poésie,
comme pour nous dire que la rigueur scientifique ne vaut pas partout. Il y a une vérité de « la
poétique de la rêverie » qui ne s’analyse pas comme le concept de masse en physique ou les
géométries contemporaines en mathématiques.
Y a-t-il un critère qui permet de dire quand la démonstration est nécessaire au savoir et quand
elle ne l’est pas ? Dans le domaine juridique, par exemple, le procureur doit faire la preuve de
la culpabilité de l’accusé. Ici la démonstration est nécessaire à la procédure qui permettra le
jugement. Mais dans le domaine politique, dont Hannah Arendt a montré qu’il ne relevait pas
de la vérité et que la rhétorique y occupait une place légitime, la démonstration semble moins
pertinente. Elle cache d’ailleurs bien souvent des sophismes, mais qui se révèlent efficaces
pour enthousiasmer les foules.
Conclusion.
Il semble évident enfin qu’il y a des savoirs qui, par essence, ne relèvent pas de la
démonstration. En art, le génie possède un véritable savoir créateur, mais, comme l’explique
Kant dans la Critique de la Faculté de juger, ce savoir, le génie serait bien en mal de
l’enseigner. C’est ce point que Schopenhauer évoque dans l’anecdote ci-dessus mentionnée.
Mais de tous les savoirs, celui qui prétend le moins à la démonstration est sans doute celui,
métaphysique, de la religion. Certes, on a plusieurs fois voulu démontrer que Dieu existe,
mais le domaine propre de la théologie est celui de la vérité révélée. Ici le savoir relève de
l’expérience, de la rencontre. La foi est un savoir fragile aux yeux de la raison, mais c’est un
savoir suffisant pour le croyant qui ne mourrait pas pour défendre un syllogisme.
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