01/02/08 00:31En Iran, islam contre islam, par Eric Rouleau (Le Monde diplomatique)
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UN ENJEU POUR LE MONDE MUSULMAN
En Iran, islam contre islam
DEUX ANS APRÈS SON ÉLECTION À LA PRÉSIDENCE, M. MOHAMED
KHATAMI A EFFECTUÉ UNE TOURNÉE DANS LE MONDE ARABE,
NOTAMMENT EN ARABIE SAOUDITE, UNE MONARCHIE À LAQUELLE
L’IRAN RÉVOLUTIONNAIRE SÉTAIT HEURTÉ À PLUSIEURS REPRISES. LE
DIRIGEANT ISLAMIQUE A AINSI CONFIRMÉ SA VOLONTÉ DIMPRIMER UN
COURS NOUVEAU À LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE SON PAYS. MAIS
CEST SUR LA SCÈNE INTÉRIEURE, AUTOUR DE LA PLACE DE LISLAM ET
DE SES RELATIONS AVEC LE POLITIQUE, QUE SE JOUE LESSENTIEL DU
COMBAT QUI OPPOSE LES RÉFORMATEURS AUX CONSERVATEURS.
L’ISSUE DE CETTE LUTTE TRÈS RUDE DÉTERMINERA LAVENIR DE
L’IRAN, MAIS AURA AUSSI DE PROFONDES RÉPERCUSSIONS SUR
LENSEMBLE DU MONDE MUSULMAN.
PAR ERIC ROULEAU
SE faire refouler au seuil de la résidence d’un grand ayatollah, en plein
centre de la ville sainte de Qom, est un événement insolite en soi.
D’autant que ce prélat, le plus influent du haut clergé de l’islam chiite,
qui fut pendant de longues années le dauphin désigné de l’imam
Khomeiny à la tête de la République islamique, recevait généralement
ses visiteurs étrangers avec grande cordialité. M. Hossein Ali
Montazeri, âgé de soixante-dix-sept ans, était tombé en disgrâce en
1989 après avoir critiqué, entre autres, les exécutions massives de
prisonniers politiques. Il a été mis en détention il y a dix-huit mois,
après avoir remis en cause le caractère théocratique de la République
islamique, l’institution du Velayat Faguih (textuellement le
« gouvernement du jurisconsulte »), la plus haute instance politico-
religieuse de l’Etat. Il soutient que le faguih, le « guide suprême » de la
République, n’a pas de légitimité divine et devrait donc être
Islam, Iran
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Eric Rouleau
Journaliste, ancien ambassadeur
de France.
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ArchivesJuin 1999
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01/02/08 00:31En Iran, islam contre islam, par Eric Rouleau (Le Monde diplomatique)
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République, n’a pas de légitimité divine et devrait donc être
démocratiquement désigné pour un mandat de durée limitée et
révocable, que sa fonction devrait être essentiellement de nature
spirituelle et que le choix pourrait se porter sur un laïc, respecté pour
ses connaissances théologiques et ses qualités humaines, plutôt que
sur un membre du clergé qui serait dépourvu de tels atouts. Son
« crime » suprême est d’avoir disqualifié l’actuel faguih, le successeur
de Khomeyni, l’ayatollah Ali Khamenei, qu’il estime être dépourvu des
qualités requises.
L’ayatollah Montazeri a de nombreux émules dans le haut et le bas
clergé, parfois plus radicaux que lui. Au moins deux autres ayatollahs
sont, eux aussi, en résidence forcée. Certains ont été réduits au silence,
menacés d’être privés des subsides de l’Etat, agressés par des nervis
appartenant à un groupement paramilitaire, les Partisans du
Hezbollah (le parti de Dieu). Le bas clergé, que l’on dit en grande
partie contestataire, n’est pas épargné. Un nombre indéterminé de
mollahs, entrés en dissidence ouverte, ont été défroqués, croupissent
dans les prisons ou risquent d’être traduits à brève échéance devant le
redoutable « tribunal des clercs ». Privés des faveurs du pouvoir, dont
bénéficient seulement une infime minorité de religieux, souffrant de
l’impopularité qui frappe l’ensemble du clergé, que l’opinion tient pour
collectivement responsable des méfaits du régime, ces mollahs se sont
ralliés à une vision de l’islam autre que celle des potentats religieux.
Certains d’entre eux vont jusqu’à souhaiter que le clergé se retire de
l’appareil de l’Etat pour retrouver le rôle moral, et éventuellement
contestataire, qui fut le sien avant la révolution de 1979.
S’écarter
des textes saints
EN mai 1997, l’élection à la présidence de la République de
l’hodjatoleslam Mohamed Khatami, réformateur, a amplifié le
mouvement. Le cas de M. Mohsen Kavidar est exemplaire. Lors
d’entretiens précédents, ce jeune mollah (trente- neuf ans), professeur
de philosophie, tenait des propos peu orthodoxes - à condition qu’ils
ne lui soient pas attribués. Il a, depuis deux ans, laissé tomber le
masque. Profitant des libertés que se sont octroyées de nouvelles
publications de l’opposition, le philosophe se métamorphosa en
militant politique. Il signa des chroniques polémiques dénonçant la
nature théocratique du Velayat Faguih, accusant les tenants du
pouvoir d’avoir rétabli les pratiques totalitaires du régime
monarchique. Et, se référant à Jean-Jacques Rousseau, appela à la
conclusion d’ « un contrat social » réglementant les relations entre
l’Etat et les citoyens. Il franchit la ligne rouge du tolérable en exigeant
que « toute la lumière soit faite » sur la vague d’assassinats politiques
de l’automne 1998, laissant entendre que de hauts responsables, laïcs
ou religieux, les avaient télécommandés. Les auteurs du meurtre de
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ou religieux, les avaient télécommandés. Les auteurs du meurtre de
l’homme politique de l’opposition Darius Fourouhar et de son épouse
ainsi que de deux écrivains laïcs ont été arrêtés mais l’enquête, tenue
secrète, est toujours en cours. M. Kadivar, qui insistait pour que
l’identité des assassins soit révélée et que leur procès soit public, a été
condamné par l’impitoyable « tribunal des clercs » en avril 1999 à dix-
huit mois de prison.
Les membres conservateurs du clergé qualifient leurs adversaires de
« révisionnistes », terme qui se veut injurieux. Mais les dissidents font
valoir que l’ ijtihad (l’effort d’interprétation des textes saints) relève
d’une pratique reconnue et encouragée par l’islam chiite, confession
largement majoritaire en Iran. Le mojtahed a même le droit d’émettre
des jugements novateurs puisque la jurisprudence islamique n’est pas,
en principe, figée. Ce privilège a conduit dans certains cas à la
justification de la séparation de l’Etat et de la religion, à une laïcité de
facto sinon de jure. Nombre d’experts de jurisprudence islamique,
théologiens et philosophes, ont franchi le pas sans l’admettre
explicitement pour éviter les foudres de l’appareil répressif. Le concept
de laïcité, que les livres saints ignorent, et dont le terme est
intraduisible en langue persane, est jugé par le pouvoir en place
comme étant la négation tout à la fois de l’islam, de la Constitution de
la République islamique et de la révolution elle-même.
Le cheikh Mohamed Shabistari, mojtahed reconnu et respecté dans
l’ensemble du monde musulman, professeur de philosophie islamique
à l’université de Téhéran, est qualifié par ses censeurs de « libéral ».
Grand, svelte dans son manteau ecclésiastique, un turban blanc
surmontant un visage aux traits harmonieux, collier de barbe blanche
soigneusement taillée, lunettes en écaille, le théologien s’exprime en
choisissant prudemment ses mots : « En islam, il n’existe aucune
forme contraignante d’institutions étatiques. Autant un
gouvernement s’inspirant des valeurs suprêmes de l’islam est
légitime, surtout dans un pays profondément croyant et traditionnel
comme le nôtre, autant un Etat islamique est un non-sens au regard
des textes sacrés. L’institution du Velayat Faguih relève donc du
domaine de la politique et non de la religion. Notre Constitution, à
laquelle j’adhère par devoir civique, juxtapose les droits divins et les
devoirs des citoyens. Ce mélange des genres est à la source de nombre
de nos problèmes. Il faudra bien un jour échapper à cette
contradiction en nous adaptant aux exigences de la modernité... »
L’un des mots-clés du débat qui passionne l’opinion est lâché. Le
philosophe musulman Abdel Kerim Souroush, influent lui aussi au
sein du clergé et de la société civile, et dont les idées, dit-on d’une
manière lapidaire, « sont au pouvoir » depuis l’élection du président
Mohamed Khatami, est un rénovateur audacieux puisqu’il s’écarte
résolument des textes saints, précisément au nom de la modernité. « Il
faut cesser de se leurrer en prétendant que l’islam comporte des
enseignements conformes à tous les besoins d’une société moderne,
comme la démocratie ou les droits humains. La religion du Prophète
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comme la démocratie ou les droits humains. La religion du Prophète
détermine surtout les obligations des croyants, tandis que la
démocratie garantit les droits des citoyens. Il nous revient à nous, les
intellectuels du tiers-monde, de les rendre compatibles. »
Comment ? « Tout simplement en essayant d’imaginer ce que seraient
les prises de position du Prophète s’il devait revenir sur terre pour
vivre parmi nos contemporains. Il saura, lui, faire la distinction entre
les principes fondamentaux du Coran, très peu nombreux, et la foule
de jugements conjoncturels qui correspondaient il y a quatorze siècles
à une société bien différente de la nôtre. » Dès lors, explique-t-il à
titre d’exemples, sont caduques les institutions de droit divin (le
Velayat Faguih), les sanctions pénales dites islamiques, la mise à mort
des apostats (allusion, entre autres, au cas de Salman Rushdie),
l’inégalité de l’homme et de la femme, les discriminations exercées à
l’égard des non-musulmans (les dhimmis) au sein d’un Etat
musulman.
Il y a peu encore, M. Abdel Kerim Souroush avançait à pas comptés
dans le domaine religieux et se refusait, disait-il, à pénétrer dans
l’espace politique. Faudrait-il dès lors s’étonner qu’il ait été privé de sa
chaire de philosophie à l’université, qu’il ne peut plus prendre la parole
dans un lieu public sans être physiquement agressé par les hezbollahs,
qu’il ne s’aventure jamais dans la ville autrement qu’en voiture et
accompagné, qu’il envisage éventuellement de s’expatrier ? Il a
pourtant de quoi être satisfait : auteur à succès, la moyenne de tirage
de ses livres est de deux à trois fois supérieure à celle des autres
oeuvres éditées ; il est lu davantage dans la ville sainte de Qom, il
compte de nombreux adeptes dans le bas clergé et chez les
séminaristes, que dans le reste du pays.
Les libertés publiques, en particulier celle de la presse, ont connu un
essor sans précédent depuis l’accession à la présidence de
M. Mohamed Khatami, qui en a fait son principal cheval de bataille. La
répression exercée par l’Etat sous la direction du faguih l’ayatollah
Khamenei, s’est aggravée dans les mêmes proportions. Le premier fait
figure de chef de l’opposition libérale face au leader des conservateurs.
Cette « cohabitation à l’iranienne », dont l’enjeu est le pouvoir
suprême et peut-être l’avenir même de la République islamique, a pris
les allures d’une guérilla larvée, d’une guerre de positions dans laquelle
les interprétations contradictoires de l’islam ne sont que l’un des
aspects. Les médias constituent l’arène centrale de la confrontation.
Face à la radio, à la télévision, aux nombreuses publications, contrôlées
par les conservateurs, une pléiade de revues et de quotidiens militent
pour un aggiornamento.
Si les journalistes évitent de s’en prendre explicitement, par exemple, à
l’interdiction de la consommation d’alcool ou au port obligatoire du
voile par les femmes, sujets jugés trop sensibles et surtout
d’importance secondaire dans le débat en cours, ils défendent
courageusement les principes qui ont été les thèmes centraux de la
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courageusement les principes qui ont été les thèmes centraux de la
campagne électorale du nouveau président : l’Etat de droit, les libertés
publiques, les droits de la personne, le pluralisme, la légalisation de
tous les partis qui font allégeance à la Constitution, même s’ils
contestent certaines de ses dispositions, le fonctionnement du système
du Velayat Faguih (la personne du faguih, infaillible comme un pape,
demeure cependant hors d’atteinte). La presse réformiste de toutes
tendances - entre autres, Sobhe Emrouz et Khordad, proches de la
présidence de la République, Salaam (organe de la gauche islamique),
Nachat et Kian (gauche indépendante), Zanan (féministe),
Hamshahri (droite moderniste) - publie les textes et les déclarations
des théologiens « révisionnistes », des religieux conservateurs mais
par ailleurs favorables aux libertés.
La riposte du pouvoir à ces défis a pris diverses formes : suppression
de publications, qui renaissent aussitôt sous de nouvelles appellations,
arrestation de journalistes et de chroniqueurs, qui reviennent à la
charge après leur libération, campagnes médiatiques d’intimidation,
agressions physiques, menaces de mort proférées anonymement ou
par des organisations fantômes, et, enfin, assassinats dont le ministère
des renseignements a été contraint d’attribuer la responsabilité à
certains de ses agents qui auraient agi de leur propre chef.
« L’ère des assassins est révolue », s’est exclamé récemment dans un
discours M. Mohamed Khatami, auquel fait écho son ministre de
l’information, M. Ataollah Mohajerani, en répétant inlassablement que
« la suppression de la censure est irréversible ». Il a, en effet, autorisé
de nombreuses oeuvres littéraires ou cinématographiques
politiquement ou moralement « incorrectes », sauf celles qui
comportaient des scènes sensuelles. Il a reconnu, en attendant sa
légalisation, l’association des écrivains iraniens, notoirement laïque et
de gauche, hors la loi tant à l’époque de la monarchie que sous la
République. Traduit devant le Parlement pour menées « anti-
islamiques », le ministre a échappé de peu à sa destitution en avril
1999, une petite majorité de députés, craignant sans doute la
réprobation populaire, ayant voté contre la motion de censure.
Une épée maniée par le Seigneur
DANS l’arène de la confrontation, l’institution judiciaire occupe une
place de choix. Relevant du domaine réservé du faguih, elle échappe
au contrôle des pouvoirs législatif et exécutif. « L’épée du justicier est
aux mains de nos adversaires », se plaint, amer, M. Mohamed
Atrianfar, directeur du quotidien Hamshahri, le plus fort tirage de la
presse quotidienne. Une épée d’autant plus redoutable qu’elle est
maniée par le Seigneur. « La justice est d’essence divine », explique
M. Assadollah Badamchian, l’un des plus influents dirigeants du camp
conservateur. « La justice ne tire pas sa légitimité du peuple mais de
l’islam », précise l’ayatollah Mohamed Yazdi, le chef de l’institution
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