25/07/07 10:11 Page 7 moyen-orient 03-YANNAKAKIS_8p MONTÉE DU TOTALITARISME ISL AMIS TE par Ilios Yannakakis* L’échec du processus constitutionnaliste et des socialismes arabes. Le cas de l’Égypte. Q UE SE PASSE-IL DANS LES PROFONDEURS sociologiques et anthropologiques du Moyen-Orient pour que des manifestations d’extrême violence aient aliéné des populations entières en les enfermant psychologiquement et idéologiquement dans un univers à part et en les coupant du monde moderne, pluraliste et tolérant? Cette régression n’annihile-t-elle pas la créativité des élites intellectuelles et n’abaisset-elle pas le niveau général du savoir par des censures d’un autre âge? Ne génère-t-elle pas de sanglants conflits interreligieux et ethniques et n’alimente-t-elle pas des passions collectives meurtrières, voire l’infernale spirale du terrorisme? Répondre à toutes ces questions n’est pas notre propos. Néanmoins elles s’inscrivent en toile de fond de l’évolution des pays du Moyen-Orient. Elles sous-tendent l’échec du parlementarisme libéral instauré au moment de leur indépendance. Par son système constitutionnel parlementaire, l’Égypte, indépendante depuis 1922, semblait destinée à devenir le modèle des nouvelles nations d’Orient. Mais cinquante ans plus tard elle allait donner l’exemple le plus patent du discrédit dans lequel ce système a sombré. Réformes et idée constitutionnaliste en Égypte Par sa situation géographique et son histoire, l’Égypte a toujours occupé une place à part au Moyen-Orient. Bien qu’elle fût liée par des liens de vassalité à l’empire ottoman, elle jouissait d’une indépendance effective vis-à-vis de la Porte. Au début du XIXe siècle, sous la forte impulsion de Mohammed Ali Pacha, l’Égypte s’éveilla. Fondateur de la dynastie qui devait rester au pouvoir jusqu’à la révolution de Nasser * Ilios YANNAKAKIS est historien, universitaire. N° 31 7 03-YANNAKAKIS_8p 25/07/07 10:11 Page 8 HISTOIRE & LIBERTÉ en 1952, Mohammed Ali accomplit une œuvre réformatrice qui porta ses fruits: grâce à lui, l’Égypte a pris conscience d’elle-même, de ses ressources, de sa richesse et s’est ouverte au progrès et à l’Europe. Sous le règne de ses descendants, en particulier celui du Khédive Ismaïl (1863-1879), le « réveil » de l’Égypte s’accentua. Le Khédive décréta l’arabe langue officielle de l’administration, procéda à de grands travaux d’infrastructure – chemins de fer, canaux, ponts – qui accélérèrent l’industrialisation du pays. Il fonda la Bibliothèque nationale et le Musée d’Antiquités égyptiennes. Un nouvel urbanisme, marqué par l’influence haussmannienne, transforma et modernisa Alexandrie et Le Caire. Des dizaines de milliers d’étrangers de condition modeste affluèrent dans le pays, devenu leur « America, America » où ils trouvèrent accueil et opportunités de travail. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalisme égyptien, embryonnaire jusque-là, prit son essor et se distingua nettement du nationalisme arabe, lequel s’enracinait dans les provinces asiatiques de l’Empire turc en réaction d’abord à l’absolutisme hamidien (du sultan Abdul-Hamid II) et après la révolution de 1908, à la dictature des Jeunes Turcs. C’est à cette époque qu’en Égypte une nouvelle classe sociale émerge et supplante peu à peu l’ancienne aristocratie locale, circassienne et turque. Composée d’avocats, d’écrivains, de médecins, d’ingénieurs, de militaires, de journalistes, de professeurs, d’intellectuels, elle aspirait à jouer un rôle décisif dans la vie politique. Un bouillonnement d’idées agitait ces nouvelles couches sociales et donnait à l’Égypte son caractère particulier. Au contact de la pensée occidentale, des leaders nationalistes de souche égyptienne, qu’une génération séparait de leur origine rurale, impulsèrent au mouvement nationaliste l’idée constitutionnaliste. Pour eux, la Constitution ancrait et légitimait l’indépendance nationale; le mot de « watan » prit le sens de « patrie », tandis que le mot « oumma » acquit celui de « nation ». C’est parmi cette génération que se développa un mouvement libéral et constitutionnel, doublé d’un mouvement nationaliste avec lequel il s’identifiait ou tendait à s’identifier. L’École de droit français, fondée en 1886, dont nombre d’avocats et de juristes égyptiens sortirent diplômés, ne fut pas étrangère à la diffusion du constitutionnalisme. Dans les dernières années du XIXe siècle vinrent s’installer en Égypte des théoriciens de l’arabisme – des Libanais ou des Syriens, le plus souvent des chrétiens, fuyant l’absolutisme du Sultan. Ils préparèrent les esprits à une conception nouvelle du monde oriental. À la notion de religion jusqu’alors prépondérante, ils s’efforcèrent de substituer celle de « race », empruntée à l’Occident. Pour eux, le passé musulman s’effaçait devant le passé arabe. Ils rénovèrent la langue arabe en l’adaptant à la civilisation moderne et suscitèrent une renaissance de la culture arabe. Mais 8 ÉTÉ- AUTOMNE 2007 25/07/07 10:11 Page 9 ÉCHEC DU PROCESSUS CONSTITUTIONNALISTE les nationalistes égyptiens ne nourrissaient aucune sympathie pour les aspirations nationales des premiers défenseurs de l’arabisme. L’Égypte ne se sentait pas arabe. Elle avait même si peu conscience de l’être que, dès la fin de la première guerre mondiale, au moment où elle obtenait son indépendance, certains de ses hommes de lettres accordaient un intérêt plus grand au lointain passé égyptien, en se demandant si l’Égypte deviendrait « pharaonique » ou resterait musulmane. Un grand intellectuel comme Taha Hussein affirmait que l’intelligence égyptienne, tout en étant musulmane, procédait de la civilisation gréco-latine. Futur ministre de l’Éducation nationale, il tenta d’introduire l’étude du grec et du latin à côté de celle de l’arabe dans les écoles. Mais ce mouvement intellectuel resta superficiel et n’exerça aucune influence sur les masses. Pour les leaders nationalistes, dont la figure éminente était Saad Zaghloul, l’Islam était consubstantiel au mouvement pour l’indépendance nationale. L’indépendance de l’Égypte Bonaparte avait révélé à l’Occident l’importance stratégique de l’Égypte; elle s’accrut encore avec l’ouverture du Canal de Suez en 1869: désormais, « la route des Indes » traversait son territoire. L’Égypte devenait un enjeu capital pour la Grande-Bretagne qui l’occupa en 1882. La présence britannique, qui devait être provisoire, se transforma à la faveur de la Première Guerre mondiale en protectorat (1914-1922). L’occupation britannique contribua dans une large mesure à stimuler une conscience nationale qui ne cessera plus dès lors de s’affirmer. Deux grands problèmes, liés l’un à l’autre, se posaient au mouvement nationaliste: celui de l’absolutisme khédivial face à une nation qui voulait être souveraine, et celui de l’évacuation des troupes étrangères et de l’indépendance. À ses débuts, c’est-à-dire à la fin de la Première Guerre mondiale, le Wafd –dont la traduction est « délégation de la nation »– n’est pas un parti. Sous la conduite de son chef Saad Zaghloul, il s’identifiait à la Nation et demandait la suppression du protectorat britannique et l’indépendance de la vallée du Nil, d’Alexandrie à Khartoum. Les Britanniques déportèrent Saad Zaghloul et trois autres dirigeants de la délégation du Wafd à Malte. L’Égypte se souleva, des manifestations monstres embrasèrent les villes. La Grande-Bretagne céda et les leaders furent libérés. Mais la pression populaire ne faiblit pas. Par la « Déclaration à l’Égypte » présentée au sultan Fouad, le 22 février 1922, la Grande-Bretagne mit fin au protectorat. L’Égypte fut proclamée indépendante mais cette indépendance restait limitée : les Britanniques prenaient en charge la sécurité des communications, la défense du pays contre toute N° 31 9 moyen-orient 03-YANNAKAKIS_8p 03-YANNAKAKIS_8p 25/07/07 10:11 Page 10 HISTOIRE & LIBERTÉ agression étrangère, la protection des intérêts étrangers et celle des minorités, le condominium sur le Soudan. Promulguée le 19 avril 1923, la Constitution égyptienne, inspirée de la Constitution belge, consacrait le principe de la souveraineté de la Nation et celui de la responsabilité ministérielle devant un Parlement composé de deux Chambres. Le sultan Fouad prit le titre de roi. La constitution stipulait que l’Islam était la religion d’État. Pour l’essentiel, la Constitution de 1923 était conforme aux principes démocratiques des grands pays européens. Le rescrit royal de 1923 établissant le régime constitutionnel de l’État égyptien précisait que «… la possession d’un régime constitutionnel semblable aux régimes constitutionnels les plus modernes et les plus perfectionnés » devait assurer « au peuple égyptien le bonheur et le progrès et lui faire valoir les bienfaits dont jouissaient les peuples libres et civilisés ». Devenue indépendante, l’Égypte se trouvait devant deux problèmes à résoudre: faire l’expérience d’un régime parlementaire et fixer les modalités d’une indépendance encore illusoire. L’histoire parlementaire de l’Égypte, jusqu’à la mort du roi Fouad Ier (28 avril 1936) et la signature du traité anglo-égyptien (26 août 1936) est jalonnée par une suite ininterrompue de crises intérieures dues autant aux interventions du souverain dans la vie politique du pays qu’à celles de la Grande-Bretagne. Chacune de ces crises opposa la nation égyptienne, représentée par le Wafd, au pouvoir royal et à l’occupant britannique. Le roi Fouad, souverain autoritaire, profita des moindres circonstances pour restreindre les prérogatives de la Constitution et écarter le Wafd du pouvoir. Mais toute nouvelle consultation électorale ramenait le Wafd au pouvoir, accentuant ainsi les conflits avec le Palais. En 1930, la Constitution de 1923 fut abrogée, une nouvelle constitution promulguée. À son tour, elle fut abrogée en 1935, et celle de 1923 rétablie. Ces crises successives affaiblirent l’autorité du Parlement et furent à l’origine de manifestations, de bagarres, d’actes de violence de la part de foules incontrôlées. Par ailleurs, le Wafd, devenu un grand parti populaire, portait en lui les germes de sa désintégration. Ses membres, coptes et musulmans, issus des classes les plus diverses –grands propriétaires terriens, fellahs, petits artisans, ouvriers, étudiants– représentaient une multitude de tendances opposées. Dépourvu de cohésion, il lui était malaisé de prendre des décisions quand il accédait au pouvoir. De l’entrée en vigueur du régime parlementaire (1924) à la mort du roi Fouad, il gouverna au total moins de deux ans seulement. Parmi ses membres, des scissions se dessinèrent, de nouveaux partis se formèrent, comme le parti libéral-constitutionnel, émanation d’une bourgeoisie modérée, défenseur résolu de la constitution, le parti saadiste, qui jugeait le Wafd trop hésitant en politique et le parti de l’Union, parti de « ministres » sans appui populaire. 10 ÉTÉ- AUTOMNE 2007 25/07/07 10:11 Page 11 ÉCHEC DU PROCESSUS CONSTITUTIONNALISTE Le Wafd possédait son organisation de jeunesse – les Chemises bleues – accusée d’être favorable à l’athéisme par les « Chemises vertes » de Ahmed Hussein, attirées, elles, par le fascisme italien et prenant la défense de l’islam. La Confrérie des Frères musulmans, née en 1928, était encore faiblement structurée. Elle monta en puissance après avoir essaimé en Syrie et en Palestine où elle participa à l’insurrection de 1936. Mais elle ne jouera un rôle important dans la vie politique égyptienne qu’après la Seconde Guerre mondiale. Les hauts-commissaires britanniques ne se prononçaient ouvertement ni pour le Palais ni pour le Wafd. Ils suivaient avec attention les différentes péripéties, prêts à intervenir dès que la politique adoptée par l’un ou l’autre des principaux antagonistes semblait menacer les positions de leur pays. La politique britannique se greffait sur la politique locale: elle arrêtait, modifiait, précipitait le cours des événements, offrant un soutien occulte au Wafd ou au Palais. Ces interventions –et les crises qu’elles provoquaient– eurent pour conséquence de donner au mouvement nationaliste égyptien un caractère manifestement xénophobe. Peu à peu, le régime parlementaire égyptien, en subissant une suite ininterrompue de crises dues aux interventions du Souverain et de la Grande-Bretagne dans la vie politique, se discréditait aux yeux des élites et de la population. Le tournant de 1936 Le Wafd revenu au pouvoir en 1936, signe le 26 août le Traité anglo-égyptien confirmant l’indépendance de l’Égypte en mettant fin à l’occupation militaire, mais entérinant le stationnement des troupes britanniques sur le territoire et le contrôle du Canal de Suez. Ce traité faisait de l’Égypte un « État client » de la Grande-Bretagne, lié à elle par une alliance dont aucune disposition ne limitait la durée. La conférence de Montreux (1937) abrogea définitivement le système capitulaire avec transfert des compétences des tribunaux mixtes aux tribunaux égyptiens. En cette même année, l’Égypte entrait à la SDN. En juillet 1937, à sa majorité, le roi Farouk Ier qui avait succédé à son père le roi Fouad, prit possession de ses pouvoirs constitutionnels, Il tenta d’imposer un serment islamique à son investiture mais le gouvernement wafdiste s’y opposa au nom de la Constitution. Le conflit qui opposait traditionnellement le Palais au Wafd se doublait désormais d’une rivalité de prestige, car la population était en faveur du jeune roi au détriment des wafdistes. En 1938, se tint au Caire un « Congrès interparlementaire arabe et musulman pour N° 31 11 moyen-orient 03-YANNAKAKIS_8p 03-YANNAKAKIS_8p 25/07/07 10:11 Page 12 HISTOIRE & LIBERTÉ la Palestine ». Signe des temps: à la veille de la guerre, les élites politiques abandonnèrent « l’égyptianisme isolationniste » d’autrefois et s’engagèrent dans la défense de l’arabisme et de l’Islam. L’Égypte hésitait encore entre une politique arabe et une autre plus vaste, orientale et musulmane. Mais le rêve de prendre la tête du monde arabe comme le souhaitaient manifestement les Égyptiens convaincus qu’une union arabe renforcerait la puissance et le prestige international de l’Égypte, semblait dorénavant réalisable. Le nationalisme égyptien mutait en un nationalisme égypto-arabe, sinon pan-arabe. Les nationalistes de Syrie et d’Irak se tournaient désormais vers l’Égypte. Par ailleurs, à la suite du traité de 1936, l’armée égyptienne dont les effectifs avaient sensiblement augmenté, recruta dans ses écoles d’officiers une nouvelle génération éduquée, issue de la classe moyenne ou d’origine sociale modeste. Politisés, anti-britanniques, sensibles aux mouvements populaires, ils formaient déjà une opposition, faible encore, à la Cour et à la classe politique traditionnelle. L’Égypte ne prit pas part à la guerre, mais devant l’avance italo-allemande en Libye, son territoire devint le dernier rempart de la Grande-Bretagne au MoyenOrient. La victoire des forces de l’empire britannique et de quelques unités alliées sur le front d’El Alamein, éloigna définitivement le danger de l’Afrika Korps de Rommel. Le sentiment anti-anglais avait cependant nourri les sympathies pronazies, restées vives jusqu’à la fin de la guerre, d’une grande partie de la population égyptienne. Le 25 mars 1945, la Ligue arabe fut fondée à Alexandrie par l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Irak, la Jordanie, le Liban, la Syrie et le Yémen du Nord comme une Union de la Nation arabe, dans le respect de l’indépendance de chacun de ses membres. Ce projet s’opposait à celui des Britanniques de Fédération des États Arabes sous leur égide. Par son prestige et son poids politique, l’Égypte prenait la tête des pays arabes. La fin du parlementarisme libéral Dès 1946, des manifestations éclatèrent pour exiger l’évacuation des troupes anglaises. En 1947, une manifestation d’étudiants dans le cadre d’une alliance éphémère des Frères musulmans, de la jeunesse wafdiste radicalisée, des jeunes du parti socialiste (de droite), et des communistes (ultra-minoritaires) rejoints par des élèves du secondaire et des ouvriers en grève, envahit les rues du Caire pour réclamer l’évacuation des troupes anglaises du Canal. Cette manifestation fut durement réprimée par les autorités, mais elle constitua un tournant dans la mobilisation de la population en faveur d’une politique radicale antianglaise. 12 ÉTÉ- AUTOMNE 2007 25/07/07 10:11 Page 13 ÉCHEC DU PROCESSUS CONSTITUTIONNALISTE Les événements consécutifs à la guerre de 1948-1949 contre Israël, marqués par la défaite des armées arabes et le traumatisme ressenti par la nouvelle génération de nationalistes radicaux, l’incendie du Caire, le coup d’État des Officiers libres, sont assez connus pour qu’ils ne soient pas mentionnés en détail. Avec l’arrivée de Gamal Abdel Nasser au pouvoir, le nationalisme égyptien qui, par ses luttes, avait obtenu en 1922 l’indépendance du pays et introduit l’esprit constitutionnaliste et le parlementarisme libéral, finit sa trajectoire historique, emporté par des événements qui allaient modifier la carte du Moyen-Orient. Avec la mort de ce nationalisme, disparut aussi la génération d’hommes politiques qui, par leurs compromissions avec le Palais et les Britanniques, avaient faussé le fonctionnement normal du système parlementaire. Une nouvelle page de l’histoire contemporaine de l’Égypte s’ouvrait avec le socialisme militaire nassérien. Aux yeux des Officiers libres, le Palais et les partis politiques étaient responsables de la défaite et de l’humiliation subie par le peuple égyptien. L’étaient aussi à leurs yeux le système parlementaire libéral, les partis politiques corrompus, la classe des possédants (en particulier les grands propriétaires fonciers), l’impérialisme enfin. En somme, un substrat d’idéologie qui, en quelques années, prenait forme et allait se structurer autour de quelques principes fondamentaux. En politique intérieure : maintien de l’islam comme religion d’État, nationalisation de l’économie, liquidation systématique des oppositions (par exemple répression contre les Frères musulmans et les communistes). En politique extérieure: lutte sans merci contre Israël et volonté de présenter en face de l’État d’Israël menaçant un front uni et cohérent, rapprochement avec les pays socialistes et l’URSS, panarabisme, lutte contre l’impérialisme et le colonialisme de l’Occident. Le nassérisme inaugure un système de parti unique avec ses courroies de transmission dans la population, une économie dirigée et le maintien d’une force militaire importante sur le pied de guerre. Cependant le socialisme nassérien – le socialisme militaire – se heurtait dans la pratique à la mentalité égyptienne, réfractaire à tout embrigadement idéologique et à tout esprit guerrier en dépit des slogans propagandistes déversés quotidiennement par les médias. Le rapprochement avec le camp socialiste se fit par étapes après que l’URSS ait changé de politique au Moyen-Orient en se tournant vers les pays arabes plutôt que vers Israël. L’URSS et les pays de l’Est furent les pourvoyeurs quasi exclusifs d’armements les plus divers, mais les milliers d’experts envoyés dans le pays ne furent que dans de rares cas acceptés par la population, tant ils paraissaient des « parents pauvres » vivant dans leurs enclaves. L’incompatibilité d’un « socialisme » soviétique N° 31 13 moyen-orient 03-YANNAKAKIS_8p 03-YANNAKAKIS_8p 25/07/07 10:11 Page 14 HISTOIRE & LIBERTÉ avec les structures sociales et les mentalités égyptiennes a entravé les tentatives de Moscou de s’implanter en Égypte. Les défaites militaires subies sur le front du Sinaï, les expéditions militaires au Yémen et à Oman, la dislocation de la République arabe unie formée avec la Syrie, l’échec d’une politique panarabe fondée sur un « nassérisme » confus et déclamatoire sapèrent la position de l’Égypte aux yeux du monde arabe et au niveau international. Le nassérisme fut l’ultime tentative de créer une « oumma », la nation panarabe, sous la férule du plus prestigieux pays du Moyen-Orient. Il buta sur les nationalismes irréductibles des pays arabes, ce qui précipita sa défaite politico-idéologique. À la mort de Nasser, le « socialisme militaire » qu’il avait initié sombra dans une crise sociale et économique, aggravée par l’explosion démographique du pays. C’est au cours des années soixante que la courbe démographique dans tous les pays arabes a connu une rapide croissance, en particulier en Égypte. L’exode rural s’amplifia, les grandes villes se ruralisèrent aggravant la crise d’identité des populations immigrés mal intégrées dans le monde urbain surpeuplé. L’échec du « socialisme militaire », laissait ainsi un espace libre qui a été comblé par l’intégrisme islamique. Ilios Yannakakis 14 ÉTÉ- AUTOMNE 2007