Petite histoire de la genèse de l`islam turc et de son rapport au

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Revue des sciences religieuses
87/2 | 2013
Christianisme et islam
Petite histoire de la genèse de l’islam turc et de
son rapport au politique
S’agit-il d’un modèle compatible avec la démocratie ?
Claudio Monge
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1215
DOI : 10.4000/rsr.1215
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2013
Pagination : 219-237
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Claudio Monge, « Petite histoire de la genèse de l’islam turc et de son rapport au politique », Revue des
sciences religieuses [En ligne], 87/2 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2015, consulté le 01 octobre 2016.
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Revue des sciences religieuses 87 n° 2 (2013), p. 219-237.
PETITE HISTOIRE DE LA GENÈSE DE L’ISLAM
TURC ET DE SON RAPPORT AU POLITIQUE
S’agit-il d’un modèle compatible avec la démocratie ?
Deux ans après le début des révoltes qui ont secoué le Monde Arabe,
l’opinion publique internationale est passée, à propos de ce qu’il est
convenu d’appeler le « Printemps arabe », d’un optimisme superficiellement emphatique à un jugement tranchant et pessimiste sur des transformations survenues, qui n’iraient que dans le sens d’un islamisme
fanatique et obscurantiste. La manipulation des médias, qui exploite une
profonde ignorance de la situation réelle dans les pays concernés et dans
l’univers islamique en général, alimente les lieux communs et le regard
stéréotypé, en entretenant une peur qui fait le jeu des extrémistes de tout
bord : des intégristes islamiques, qui, contre la donnée coranique même,
annoncent un islam irréductible et irréformable, aussi bien que des fondamentalistes chrétiens (à l’heure actuelle particulièrement présents et
actifs), qui nourrissent de façon irresponsable l’idée que l’islam serait
en train d’alimenter une conspiration internationale, culturelle, religieuse et même démographique, contre l’identité occidentale. Ainsi, la
confrontation entre l’Occident et l’univers islamique, se déployant
selon un scénario souvent imaginaire, nourrit des propos d’exclusion
mutuelle.
Paradoxalement, l’Occident sécularisé qui n’aime pas (et qui
voudrait ne plus) se penser à partir de catégories religieuses, continue
d’un côté à s’enfermer lui-même dans ces dernières, à la suite justement de sa confrontation avec le monde musulman et aussi, d’un autre
côté, à interpréter les évolutions de celui-ci dans une perspective
exclusivement religieuse. Or, non seulement les révoltes arabes nécessitent d’être situées dans le cadre d’une évolution politico-sociale et
non exclusivement religieuse, mais il faut aussi comprendre que
l’islam est multiple, interprété, vécu par des peuples, des groupes, des
penseurs, des mystiques qui se l’approprient à partir de sensibilités
historiques et culturelles propres. Dans cette contribution, on voudrait
montrer quelque chose de la complexité de l’univers islamique, qui ne
concerne pas seulement le monde turc dont on parlera. Cette compré-
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hension est une condition nécessaire à tout essai d’évaluation des
révoltes en cours en Afrique du Nord et au Proche Orient. En essayant
de décrire le lien entre évolutions politiques, religieuses, intellectuelles et sociales dans l’histoire turco-ottomane, qui font de la
Turquie le véritable laboratoire non sécularisé de l’adaptation à la
post-modernité, on voudrait permettre implicitement de comprendre
pourquoi l’on évoque si fréquemment l’idée du « modèle turc » au
cœur des révolutions arabes.
I. L’HÉRITAGE OTTOMAN DANS SON ENSEMBLE
Nous ne pouvons pas nous attarder sur l’histoire pré-ottomane en
Asie Centrale. Limitons-nous à rappeler que c’est à partir du XIe siècle
que l’islam commence à pénétrer dans le territoire de la Turquie
actuelle : plus précisément en 1071, les Turcs, venus d’Asie centrale
et appelés Seldjoukides, battent les troupes byzantines à Manzikert
(aujourd’hui Malazgirt), s’ouvrant ainsi les portes de l’Anatolie.
Synthétiquement, l’arrivée des Turcs en Anatolie a eu, à long terme,
trois conséquences importantes pour l’histoire socioculturelle de
l’Asie mineure : l’anéantissement de la civilisation byzantine et le
recul conséquent du christianisme ; l’installation d’une civilisation
persane dans les anciens centres urbains et, en même temps, l’occupation des campagnes par des tribus turques aux croyances et pratiques
animistes et chamaniques importées des plateaux de l’Asie centrale.
Dès lors, comme le rappelle Thierry Zarcone, cet islam des Seldjoukides en particulier puise à l’origine dans trois éléments essentiels : un
fonds préislamique singulier ; l’incontournable richesse de la tradition
spirituelle soufique et, en lien étroit avec cette caractéristique, un
attrait hors du commun pour la sociabilité confrérique, qui marquera
profondément de son empreinte l’islam politique 1.
Par conséquent, le monde seldjoukide a été le théâtre d’un riche
développement de la spiritualité islamique et, en premier lieu, de la
mystique musulmane : le soufisme 2. Cependant, le XIe siècle en
1. Cf. T. ZARCONE, La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004,
p. 272ss.
2. Le soufisme fait l’objet d’innombrables traités et définitions mais tous les
savants en parlent, en général, comme d’une pratique, d’une expérience intérieure,
d’une méthode systématique d’union intime, expérimentale, avec Dieu ; c’est une
expérience qui culmine dans le silence d’« un au-delà du discours ». Donc, le vrai
soufi est un individu parvenu à la réalisation spirituelle totale. Bref, le soufisme n’est
pas d’abord une spéculation philosophico théologique, comme, par exemple, le
Kâlam : une des sciences religieuses de l’islam qui fait référence à la recherche de
principes théologiques à travers la dialectique.
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Anatolie n’est pas encore celui de la constitution des grandes confréries soufies, dont l’influence, comme on vient de le rappeler, sera
déterminante sur l’histoire politique, sociale et culturelle du futur
Empire ottoman. Cette période d’essor de l’islam spirituel se caractérise tout particulièrement par la vie et le témoignage de figures prestigieuses telles que Mevlana Celaleddin Rumi (né en 1207 à Balk,
dans la région d’Horasan, actuel Afghanistan, et mort à Konya en
1273) et Sadr al-Din Konevi, né en 1209 en Anatolie, adopté et élevé
par Ibn Arabi et devenu ensuite un de ses grands disciples, pour
terminer ses jours à Konya en 1274. Cette ville de Konya (ancienne
Iconium, de mémoire biblique) était un carrefour exceptionnel de
rencontre et d’échange entre soufis venant d’horizons divers. D’ailleurs, l’Anatolie entière était le théâtre d’un perpétuel métissage
culturel et religieux qui permettait, entre autres, l’émergence d’expériences et d’institutions nouvelles au croisement des cultures
mystiques arabe et persane.
Entre temps, aux tribus seldjoukides se mêlent celles des Turcomans. Ces derniers, nomades ou semi-nomades, en majorité Oghouz
(turcs de la région de la mer Caspienne), intensifient leur émigration
en Anatolie, dans le deuxième quart du XIIIe siècle, devant le flot croissant de l’invasion mongole. Les Turcomans, non encore façonnés par
l’enseignement des madrasa (les écoles religieuses), restent en lien
avec les traditions et les cultes ancestraux qui s’éloignent parfois
beaucoup du Coran au nom de principes très syncrétistes 3. Leurs
coutumes sociales se lient au monde nomade, leurs vêtements ne sont
pas ceux des arabes ni des iraniens, et leurs femmes ne se voilent pas
(ce qui intrigue beaucoup les voyageurs européens). L’islam des
Turcomans adopte par la suite une dimension mystique qui n’a rien
d’une pratique contemplative mais correspond plutôt à une religion
tribale, avec ses propres rites de passage. C’est ce qu’on retrouvera,
en partie, chez les alevis à partir du XXe siècle et jusqu’à nos jours.
Quand les Seldjoukides sont écrasés par les Mongols, le sultanat
de Konya s’effrite en petites principautés indépendantes. Une de ces
principautés sera celle des Ottomans, qui se développera à partir de la
fin du XIIIe siècle, dans le nord-ouest de la péninsule anatolienne, et se
chargera de réaliser l’unité de l’Asie Mineure.
3. D’après ZARCONE : « C’est un islam qui fonctionne à la manière d’une éponge
absorbante, constamment perméable aux croyances étrangères, riche de nouvelles
pratiques et doctrines d’un siècle à l’autre. D’ailleurs, son évolution n’est pas fixée à
la fin de l’époque seldjoukide et il connaît d’autres développements à l’époque ottomane » (La Turquie moderne…, p. 26).
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II. LE LONG PROCESSUS DE L’ISLAMISATION
À la différence de l’Empire seldjoukide qui s’est développé en
Asie, l’ascension des Ottomans se fait vers l’ouest, aux dépens de
l’Europe chrétienne et selon un mouvement d’encerclement de
Constantinople 4. Aujourd’hui, influencé par l’actualité, l’honnête
homme de l’Europe latine se représente l’expansion musulmane de
l’époque comme une conquête fulgurante, aussi bien du pouvoir politique que des convictions religieuses. C’est pourtant mille ans environ
qu’il faudra à l’islam pour emporter graduellement l’adhésion des
populations qui lui sont aujourd’hui acquises. Ce millénaire est loin
d’être une ère de coercition et de violence constantes. L’islamisation
n’a jamais été totale non plus. Certes, si les Turcs n’ont pas mené de
politique de conversions massives, beaucoup d’habitants de l’Anatolie ont cependant choisi la religion des vainqueurs. En effet, si dans
l’Empire ottoman les non-musulmans étaient soumis au régime de la
dhimmitude (un statut juridique de protection s’appliquant essentiellement aux « gens du livre » moyennant l’acquittement d’impôts, et
imposant certaines contraintes et donc une condition d’infériorité),
pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait déjà d’une amélioration de la
situation par rapport au contrôle, parfois beaucoup plus étouffant du
côté chrétien ! Bref, avec l’expansion islamique, les populations chrétiennes de l’Orient syro-égyptien et mésopotamien ont échappé à l’autorité du pouvoir byzantin en passant sous la tutelle musulmane : de
sujets de l’Empire romain d’Orient, ils sont devenus des communautés tolérées et protégées par les Omeyyades (de 661 à 750, avec
Damas comme capitale) d’abord, puis par les Abbassides (régnant de
749 à 1258 et ayant Bagdad comme capitale). Les chrétiens d’Anatolie sont donc devenus des dhimmis mais, au fond, ils étaient intégrés
à une culture beaucoup plus proche de la leur que de la byzantine. Les
chrétiens arabes (surtout les Nestoriens en Mésopotamie aussi bien
4. La prise de Constantinople, la Nouvelle Rome, fut fortement symbolique en
reportant l’attention de l’Occident sur l’autre en tant que religieusement « divers »,
diversité perçue comme un danger. On avait pris conscience de ne plus être à l’abri
de l’ « infidèle » et l’idée d’une croisade contre les musulmans se mêlait à celle de la
défense des frontières et de l’identité de l’Europe. D’un autre côté, l’Empire ottoman
ne cesse d’être, pour les réalistes, une puissance comme une autre et même, de par
ses conquêtes, une puissance européenne, beaucoup plus proche que n’avait été
depuis longtemps aucune puissance musulmane, et avec laquelle, par conséquent, il
était impérieux d’avoir des rapports politiques. L’alliance, la neutralité, la guerre
dépendraient de facteurs politiques dégagés de l’idéologie religieuse, comme le
montre l’action diplomatique des républiques maritimes de Gênes et de Venise qui
cherchaient à sauver tout d’abord leurs intérêts commerciaux à Constantinople. Le
rapport aux Turcs devient une sorte de baromètre du rapport entre Occident et Orient.
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qu’en Égypte) se sont alors comptés en masse dans les cadres administratifs aussi bien que culturels des empires musulmans. Ces
derniers ont été enrichis par la culture de ces gens arabophones mais
qui connaissaient en même temps le grec et le syriaque et qui étaient
parfaitement initiés aux sciences du patrimoine gréco-hellénistique et
byzantin. C’est là que s’est opéré l’extraordinaire passage de la
culture philosophique grecque dans la langue et la pensée arabes
(pour être transférée par la suite dans le monde médiéval occidental).
C’est paradoxal mais le monde chrétien oriental au XVe siècle a
accueilli avec espoir et parfois même avec enthousiasme la pénétration arabe, dénonçant ainsi le pouvoir central byzantin et, surtout, la
politique d’expansion de l’Église de Rome 5. Bref, il faut reconnaître
que les querelles religieuses, mais tout particulièrement politiques,
qui divisaient la chrétienté avaient créé un terrain favorable aux
nouveaux conquérants. Pourtant, en Anatolie, quatre siècles après la
naissance de l’Islam, la région est encore très majoritairement chrétienne : sur un total de 15 millions d’Arabes, dont 10 déjà musulmans,
qui peuplent les terres du Croissant fertile, les 7-8 millions de chrétiens anatoliens donnent encore l’impression d’une présence solide.
Eh bien, au moment de la conquête ottomane de Constantinople en
1453, cette chrétienté anatolienne est réduite à un demi-million de
fidèles. Comment cette réduction de nombre peut-elle s’expliquer ?
Ce n’est pas tellement à la suite d’événements traumatiques ou d’une
bataille décisive qu’elle est devenue effective, mais plutôt par le fait
d’un grignotage continu. En effet, les turcs seldjoukides, n’arrivant
pas à s’emparer de Constantinople, avaient isolé le reste de l’Anatolie
de ce phare culturel, en occasionnant la turquisation linguistique et
religieuse de la population rurale de plus en plus isolée. Désormais
coupés de leur centre spirituel, les chrétiens se voient en outre abandonnés par un clergé qui délaisse ses ouailles appauvries et émigre à
Constantinople sans intention de retour. En effet, les églises en territoire turc étaient devenues trop pauvres pour que le clergé orthodoxe
puisse y maintenir son rang et celui-ci, parfois invité par les Seldjoukides à regagner sa paroisse lorsqu’une paix était conclue avec
Byzance, déclinait le plus souvent l’offre 6. Avec ce refus du retour, ses
5. Le témoignage de la Chronique de Michel le Syrien, Patriarche Jacobite d’Antioche (1166-1199), qui évoque « les Fils d’Ismaël venant du Sud pour notre libération » (cf. Chronique de Michel le Syrien… 1166-1199. Éditée pour la première fois
et traduite en français par J.-B. CHABOT, Bruxelles, Culture et Civilisation, 1963),
n’est pas un cas isolé !
6. Cf. COURBAGE-FARGUES, Chrétiens et Juifs dans l’Islam arabe et turc, Payot,
Paris, 1997, p. 202ss.
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terres étaient alors considérées comme vacantes et intégrées aux wakf,
les biens inaliénables de l’islam, et versées au crédit d’œuvres charitables ou d’institutions sociales et culturelles par lesquelles l’islam
entrait au contact des populations. De fait, le patrimoine de l’Église
orthodoxe passait ainsi au service du prosélytisme de l’islam. Ce
dernier, tel qu’il était proposé aux « infidèles », était éminemment
tolérant, même vis-à-vis de l’hérésie : une religion populaire, bienveillante, empreinte de chamanisme, de bouddhisme, de manichéisme, et curieusement même, de christianisme nestorien.
Musulmans et chrétiens en arrivent alors même parfois à partager
leurs lieux de culte, à reconnaître les mêmes saints, à célébrer les
mêmes fêtes, et à partager les tribunaux ! Finalement, l’islam
progresse certes grâce à d’authentiques conversions mais, en milieu
rural, aussi grâce au crypto-christianisme qui se maintient jusqu’à la
Première Guerre mondiale 7. Les conversions à l’islam des XIeXVe siècles ont donc pu être favorisées par un émiettement du pouvoir
central : en un mot la tolérance de l’islam avait affaibli le christianisme 8 ! De manière plus générale, l’emprise du politique sur le religieux est, dès le début de l’Empire, sinon une spécificité, du moins
une caractéristique du système ottoman, qui entre en contraste avec le
principe islamique de fusion des pouvoirs. L’exemple le plus clair de
ce fait est le développement d’une jurisprudence et d’une législation
parallèles à la loi islamique (la charia), indépendantes d’elle et qui en
font le contrepoids. Nous faisons allusion au kanun, un ensemble de
règles rassemblées pour la première fois par Mehmet II le Conquérant
(1451-1481), qui le divisa en deux : celles traitant de l’organisation de
l’État et de l’armée, et celles concernant la manière d’administrer les
impôts et la paysannerie. Mais le kanun ottoman le plus achevé qui
nous soit parvenu est celui de Soliman le Magnifique (1520-1566), de
ce fait appelé kanuni (le législateur), que l’on estime avoir été rédigé
dans les années 1534-1545, donc vers le milieu de son règne. Ces
témoignages historiques attestent que l’Empire ottoman n’a jamais été
un état islamique au sens classique du terme. Autrement dit, si la religion a toujours occupé une place centrale dans la définition et la légitimation du pouvoir, le sultanat étant une institution divine, « l’épée de
l’islam et l’ombre de Dieu sur la terre », elle n’en constituait cependant que l’un des piliers. L’Empire, en tirant sa légitimité de l’islam
7. Cf. R.M. DAWKINS, « The Crypto-Christians of Turkey », Byzantion, 8, 1933,
pp. 247-75.
8. La seule exception à cette tolérance de l’islam anatolien est celle d’un courant
virulent, celui des « combattants de la foi », les gazi, qui conjuguent islamisation et
conquête sur la base du principe de la guerre sainte.
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sunnite hanéfite et de la loi sacrée, place progressivement les oulémas,
« gardiens » de la loi sacrée, sous son autorité. Ainsi contrôlés, les
oulémas deviennent des rouages de premier plan dans l’organisation
politique, administrative et légale de l’Empire : dans bien des
domaines ce sont les instruments du pouvoir politique et ils émettent
des opinions juridiques en fonction des intérêts de l’État (c’est justement le modèle hérité de l’Empire Byzantin) 9.
III. L’EFFONDREMENT
DE L’EMPIRE OTTOMAN ET L’AUBE DE LA RÉPU-
BLIQUE TURQUE
Au XIXe siècle, cet équilibre « religion-état » est profondément
affaibli pour de multiples raisons. Parmi elles : une évolution interne
à l’islam qu’on ne peut plus réduire à son expression sunnite hanéfite,
des pertes territoriales importantes qui ébranlent progressivement
l’Empire, les pressions des puissances européennes qui convoitent
l’héritage ottoman, l’émergence des conflits communautaires qui
provoquent la première vague des nationalismes ottomans et ceux des
populations chrétiennes, suivie des nationalismes des Turcs et des
autres populations musulmanes (arabes, albanais et kurdes). C’est à ce
moment que l’Empire cherche à endiguer la crise en s’occidentalisant,
à partir d’une réforme radicale de l’armée et des techniques militaires.
Il s’agit, en effet, du début d’une succession de réformes 10, plus ou
moins symboliques, qui n’expriment toutefois pas un véritable changement culturel : c’est une imitation de l’Occident dans les domaines
techniques et scientifiques (un style qui est encore fort présent dans le
monde islamique à nos jours). On essaie de s’approprier des résultats
techniques et scientifiques, mais en prétendant les détacher de leurs
présupposés culturels occidentaux, et donc, de ce fait, a priori contestables (c’est la question du rapport, très complexe, entre culture
musulmane et modernité : une tentative de récupération des fruits
d’un arbre sans se soucier de ses racines). Dès lors, l’Islam devient en
partie gênant pour les réformistes : il participe à l’âme du peuple mais,
en même temps, ses institutions (y compris le sultanat associé au
califat) deviennent un obstacle au progrès de l’Empire. Comment
9. Cf. N. CLAYER, « L’autorité religieuses dans l’islam ottoman sous le contrôle
de l’état ? », Archives de Sciences Sociales des religions, n.125 / janvier-mars 2004,
p. 45-60.
10. Outre l’« Ordre Nouveau » militaire ou Nizamı cedid, promu par le Sultan
Selim III (1789-1807), on a une nouvelle bureaucratie sous Mahmut II (1808-1839)
et, finalement, les Tanzimat (la « réorganisation ») à partir de 1839, jusqu’en 1876,
sous deux sultans : Abdülmecit Ier (1839-1861) et Abdülaziz (1861-1876).
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libérer ce dernier du carcan religieux sans, pour autant, trahir son
âme 11 ? C’est le sens de la « mission » que se donnera Mustafa Kemal
Atatürk, « l’homme de la providence ».
Les réformes kémalistes, à l’origine de la République turque, apparaissent en fait comme une étape ultérieure dans le processus de domestication de l’islam par l’État, processus qui se radicalise au point de
mettre fin même à la légitimation religieuse du politique, au moment
de l’abolition de l’islam comme religion d’État (1928). Atatürk impose
une réécriture de l’histoire pour mettre en son centre le « turc ethnique », jusqu’à encourager des théories un peu délirantes, comme celle
de la « langue soleil » en vertu de laquelle toutes les langues du monde
constituaient de simples langues dérivées, nécessairement corrompues,
de la langue turque (théorie, celle-ci, qui allait de pair avec l’assimilation des turcs aux sumériens et à l’idée, prétendue scientifique, d’une
primogéniture des turcs par rapport à toutes les civilisations).
Quand, en 1937, le principe de laïcité est inscrit dans la Constitution, on comprend très bien qu’on ne peut pas l’entendre à la française ! En Turquie, la laïcité ne signifie pas l’autonomisation mutuelle
des champs religieux et politique, encore moins la neutralité de l’État
dans le domaine de la conscience et des pratiques du culte. Au
contraire, la laïcité turque vise non à séparer l’État de la religion de la
quasi totalité de la population, mais à établir un contrôle de l’État sur
un islam national. L’islamisation est posée comme condition sine qua
non de son passage à la laïcité. Le discours sur la laïcité est détaché
de tout souci de garantir la pluralité des convictions religieuses et
devient un instrument du pouvoir et fait partie, avec le nationalisme,
de la doxa républicaine 12. Le programme est clair : légitimer la nation
comme musulmane, donc turque, intégrer par conséquent l’islamité
comme condition d’appartenance à la « turquicité », justifier la gestion
directe du domaine religieux par l’État, en supprimant toute autorité
interne propre à la sphère religieuse. Dans une large mesure, l’islam
turc ainsi défini a été instrumentalisé au profit du projet kémaliste de
création de l’État-nation territorialisé et unifié, au même titre que
11. Atatürk fut très impressionné par la force unificatrice de la religion dans la
construction de l’identité nationale. Pendant les Guerres d’indépendance (19191922), en bon pragmatique, il usa de l’argument religieux pour mobiliser les populations musulmanes contre l’ennemi chrétien. Il utilisa également les concepts de
nation et de mouvement des peuples, mais se garda bien d’en préciser le sens, ayant
besoin de l’aide des populations d’Anatolie. Atatürk s’est ainsi assuré le soutien des
sunnites, mais aussi celui des kurdes et des alevis, mais en les décevant dans leur
espoir d’une reconnaissance successive.
12. Cf. O. ABEL, « Que veut dire la laïcité ? », CEMOTI, 10/1990, p. 3-14.
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l’histoire ou la langue. L’islam est devenu un appareil idéologique
d’État 13. Pour exercer sa tutelle, le régime se dote alors de moyens
juridiques et administratifs non négligeables. Ainsi, dès le lendemain
de l’abolition du califat, le 3 mars 1924, Mustafa Kemal crée une
Direction des affaires religieuses, le Diyanet. Directement rattachée
au cabinet du Premier ministre, cette institution est, encore
aujourd’hui, chargée de réguler et d’administrer toutes les questions
de croyance et de rituel. De fait, la conception kémaliste de la laïcité
est discriminatoire : il abandonne la position de neutralité à l’égard de
toutes les religions propres à l’Empire ottoman et élève l’islam
sunnite de facto au rang de religion officielle d’État. L’élite kémaliste
s’attache donc à propager un islam ethno-national, sunnite et centré
sur la « turquicité », pour prévenir toute implosion du pays, entre
laïcistes et islamistes, entre nationalistes turcs et nationalistes kurdes,
entre sunnites et alevis. Le problème le plus évident de ce projet
kémaliste, c’est l’imposition d’une modernité et d’une laïcité sans
aucune base sociale ; ce pour cette raison que le refoulement de la religion hors du politique et partiellement, hors du lien social, ne pourra
qu’entraîner son retour ultérieur sous des formes différentes.
Un deuxième problème de taille, c’est que le projet kémaliste
ignore la diversité confessionnelle, pourtant bien réelle à l’intérieur de
l’islam turc, en érigeant le sunnisme hanéfite majoritaire (une des
quatre grandes écoles juridiques de l’islam) en confession officielle
par défaut. Mais l’islam de Turquie demeure tout d’abord parcouru
par un clivage confessionnel entre sunnites et alevis qui, tenus pour
des quasi hérétiques par les puritains, se sont rangés dès le début du
côté de la laïcité républicaine 14. Ils constitueraient entre 15 et 25% de
la population du pays et ils se seraient progressivement insérés dans
les grandes agglomérations urbaines. Sans être la cible principale du
laïcisme kémaliste, il est apparu assez vite que les confréries religieuses pouvaient devenir une vigoureuse force de résistance sociale
13. Cf. J.-P. BURDY et J. MARCOU, « Introduction », CEMOTI, 19/1995, en ligne
URL : http ://cemoti.revues.org/1684., consulté le 12 janvier 2013.
14. L’alevisme voit proprement le jour au XIIIe siècle à l’est de l’Anatolie, et se
revendique d’un saint populaire, Haci Bektaş Veli (1210-1270). Les alevis forment
une communauté religieuse autonome, dont le système de croyance incorpore des
aspects de l’islam chiite et sunnite mais également des éléments de la tradition chrétienne et gnostique ; il s’agit d’une interprétation ésotérique et très spiritualisée de
l’islam. Les différences avec les sunnites, mais aussi avec les chiites, sont considérables : ils n’observent pas les cinq piliers de l’islam et ne prient pas dans les mosquées
mais dans des “tekkeler” (couvents alevis) et des “cemeviler” (maisons de réunion).
Ils reconnaissent quand même les 12 imams comme descendants légitimes du
Prophète.
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aux mesures de laïcisation ; c’est pourquoi elles ont prospéré dans des
réseaux presque clandestins. Encore en février 2002, la Cour Suprême
a interdit toutes les associations, fondations ou autres institutions des
alevis, donnant comme motif que de telles institutions mettaient en
danger l’unité nationale. À l’heure actuelle, les alevis restent parmi
les chefs de file d’un courant de la société civile et religieuse demandant la liberté d’expression et de croyance et la fin de toute discrimination ethnico-religieuse.
Mais l’islam turc se caractérise non pas seulement par cette diversité confessionnelle mais aussi comme une sorte « d’exception culturelle », notamment en raison de la persistance de fonds pré-islamiques
qui se manifestent aujourd’hui sous forme de religion populaire. Un
exemple fort intéressant à ce sujet est la fréquentation des ziyaretler
(lieux de pèlerinage, souvent des mausolées mais aussi des monastères ou des lieux de culte même chrétiens !), notamment pour soigner
certaines maladies ou pour y faire des vœux. Enfin, une dernière
dimension incontournable de l’originalité et de la diversité de l’islam
turc réside dans la présence de nombreuses confréries soufies
(tarikat), d’origine centre-asiatique ou anatolienne. On pense aux
groupes plus classiques de la naqshabandiyya, de la kaderiyya, de la
mevleviye et de la betachiye. Mais aussi des confréries bien plus
récentes comme celles des nurcus et des fethullahci, branche ultérieure issue des nourdjous. On n’a pas la possibilité ici d’approfondir
les caractéristiques saillantes de ces confréries qui, loin de constituer
des groupements archaïques, se caractérisent par leurs activités intramondaines. Bref, les confréries font intégralement partie des débats
de société contemporains en Turquie en montrant une forte capacité
de mobilisation électorale et au niveau associatif, sans oublier l’activisme économique (nombre d’activités industrielles, commerciales et
de solidarité). D’ailleurs, comme le rappelle pertinemment Ural
Manço : « …les confréries ont survécu au changement social au prix
du passage d’une religiosité à normativité sacrée, valorisant l’univers
métaphysique extra mondain et axée sur la pratique cultuelle, vers une
religiosité braquée sur l’univers intramondain et ses valeurs politiques, économiques et culturelles profanes, qui privilégient la réalisation de soi en ce monde 15 ». Cette revitalisation des confréries
religieuses au moyen de l’intramondanisation et de la rationalisation
de leur conception religieuse est donc le moyen de soulager les
tensions qui naissent dans la conscience des croyants en leur montrant
15. U. MANÇO, « Sécularisation de l’islam en Turquie », La Revue Nouvelle,
Janvier 2009, p. 80-87 (85).
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GENÈSE DE L’ISLAM TURC ET DE SON RAPPORT AU POLITIQUE
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le sens islamiquement licite qu’ils peuvent accorder à leur vie
terrestre.
Si cette singularité de l’islam turc, que nous venons d’ébaucher,
comporte des implications tout à fait intéressantes dans le domaine
politico-religieux de la démarche vers une intégration dans l’Union
Européenne, une tendance croissante à identifier « turquisme » et
islam sunnite porte l’État à considérer les non-sunnites (et non pas
uniquement les non-musulmans) comme des non-citoyens à part
entière 16. Dans le domaine de la liberté religieuse, quoique la protection des minorités religieuses soit une institution juridique qui a vu le
jour dans l’Empire ottoman et quoique encore récemment la Turquie
ait signé les Traités internationaux à ce sujet, elle soutient une vision
toujours assez étroite des Droits de la Liberté de conscience en référence aux particuliers, sans prendre en compte la dimension communautaire de leur vie religieuse ; autrement dit, on autorise
formellement la participation aux prières et fêtes religieuses mais on
ne donne pas le droit collectif d’organiser de telles activités. Si l’on
veut faire un parallèle entre la symbolique républicaine française et
l’évolution turque, on peut considérer que l’unité du corps national,
figurée par les profils, bustes, statues et citations d’Atatürk, s’apparente, dans une certaine mesure, à une religion laïque, avec ses
symboles, sa liturgie et ses fêtes. En réalité, la Turquie moderne est
anticléricale mais pas anti-religieuse car, comme nous avons essayé
de le montrer, l’histoire ottomane puis turque témoignent toutes deux
d’un rapport très particulier entre l’état et la religion, qui met radicalement en discussion la structure propre de l’État islamique fondé sur
la Loi coranique (la sharia).
Or, tout en restant convaincus, malgré les essais épars de réorganisation de l’islam politique, qu’il n’y a plus d’avenir pour ce qu’on
pourrait appeler un ordre islamique global pur, on peut se demander
si le musulman n’aurait pas d’autres ressources pour définir son identité que celle, juridique, que l’histoire du monde musulman lui
suggère. En effet, jusqu’à présent, pour le croyant musulman la foi
était indissociable de l’effort de fidélité et de mise en pratique de la
Loi, expression de la volonté divine à laquelle obéir est condition
16. Concrètement, si des mesures ont été adoptées dans le domaine des droits de
propriété et de construction des lieux de culte, leur impact a toutefois été limité.
Surtout les minorités religieuses non musulmanes sont confrontées à de sérieux obstacles en matière de personnalité juridique, de droits de propriété et de gestion interne,
et il leur est interdit de former leur clergé. Tout en n’étant pas un risque actuel, une
identité musulmane confondue avec une identité ethnique et nationale étroite (et non
plus universelle et cosmopolite comme dans l’Empire ottoman) pourrait en effet
engendrer une intolérance jamais véritablement connue au temps de l’Empire ottoman.
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CLAUDIO MONGE
d’humanité. Dans la logique de cette vision, la priorité étant donnée à
l’éthique, la communauté musulmane va se développer en une société
structurée juridiquement et l’islam, lui, devient un projet global de
société (dans une telle perspective, une séparation entre religion et
État est absurde a priori !). Or, dans un contexte de sécularisation
montante, est-il pensable pour le croyant musulman de reformuler les
termes de sa relation fondamentale avec Dieu pour découvrir un
espace d’autonomie plus grande, une plus large inventivité et une
liberté de projet plus réelle, sans pour autant devoir nier sa dépendance ontologique par rapport au Créateur ni l’interpellation éthique
fondamentale qui émane des livres sacrés 17 ? Dans le panorama turc,
un mouvement islamiste dit des « Fethüllahcı » est considéré, à partir
des années ’90, comme l’effort le plus réussi d’adaptation de l’islam
et des traditions ottomanes à une société moderne 18.
IV. LE MOUVEMENT DE FETHÜLLAH GULEN (Fethüllahcı)
L’influence des mouvances islamiques issues de la décomposition
du modèle confrérique nakchibendi 19, est actuellement de taille en
Turquie, ceci indépendamment de tout jugement de valeur qu’on
puisse faire. Le cas des Fethüllahcı, se démarquant des Nurcus de
Said Nursi (mort en 1960), est paradigmatique d’une particularité de
l’islam turc par rapport à l’islam des autres pays à majorité islamique.
Nous nous limitons à rappeler que Said Nursi d’abord, et Fethüllah
Gülen ensuite, proposent une relecture très intériorisée de l’Islam (qui
historiquement se justifie par la nécessité d’échapper à l’interdiction
des confréries religieuses en 1925), en le plaçant non pas en conflit
mais en symbiose avec la modernité. Les Fethüllahcı en particulier
ont un projet de germination d’une nouvelle citoyenneté musulmane
qui passe non seulement par une ouverture au monde moderne mais
surtout par un combat radical contre l’ignorance (considérée comme
le grand ennemi historique de l’Islam). Il s’agit d’un appel à l’intelli-
17. Emilio Platti réfléchit sur ces questions dans plusieurs contributions ; nous
renvoyons en particulier à E. PLATTI, « Islam et laïcité », Transversalités, vol. 91,
2004, p. 53-69.
18. Le numéro spécial de la Revue The Muslim World (vol. 95/3 – Juillet 2005),
s’intitulant « Islam in contemporary Turkey : the Contributions of Fetullah Gulen »,
représente une des premières études monographiques consacrées à ce Mouvement,
désormais international et largement le plus représentatif de l’islam national turc.
19. Les nakchibendi étaient, à leur tour, un essai d’harmonie entre l’orthodoxie
islamique et le soufisme classique s’inspirant de grands maîtres tels que Mevlana
Rumi, Rabia, Feriddun Attar, Ghazzali…
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GENÈSE DE L’ISLAM TURC ET DE SON RAPPORT AU POLITIQUE
231
gence bien plus qu’un appel à la foi, une intelligence qui doit s’ouvrir
à l’action qui se traduit, tout d’abord, dans un système éducatif qui
cherche à harmoniser les programmes de l’école séculière moderne
(mektep), de l’école religieuse (medrese) et de celle purement
mystique des tekkes. On prétend ainsi préparer les jeunes esprits à
comprendre leur foi ramenée à l’essentiel face à la modernité et, en
particulier, dans une Turquie moderne avec laquelle cette foi doit
trouver des relations harmonieuses 20. Le fethüllahcı agit donc sur la
modernité, selon les impératifs de sa foi, pour en prévenir les dérives :
le positivisme, le matérialisme, le scepticisme ou l’athéisme. Ce
projet a pris des dimensions assez impressionnantes : création de
centaines d’écoles et de plusieurs universités en Turquie et à
l’étranger (surtout dans les républiques turcophones ex-soviétiques et
en Russie même) ; d’une chaîne de télévision nationale (Samanyolu
TV), d’un magazine hebdomadaire « Aksyon » et du quotidien très
populaire « Zaman ». La Fondation des Journalistes et des Écrivains,
de laquelle Gülen est président honoraire, est la première et la plus
importante ONG de Turquie et s’investit dans le dialogue interreligieux. Cet engagement, assez révolutionnaire, suscite une question,
d’habitude propre au contexte chrétien, qu’on pourrait ainsi formuler :
à partir des fondements de la vision théologique et anthropologique
musulmane, et dans le respect d’un légitime souci de fidélité à sa
propre tradition, l’islam peut-il affronter la question de son rapport
théologique aux autres religions en termes dialogiques ? La pensée de
Fethüllah Gülen semblerait ouvrir à cette possibilité, mais est-elle
emblématique au cœur de l’Islam turc, tout d’abord, et mondialement
ensuite ? Finalement, peut-on concevoir un Islam dégagé de l’histoire,
artificiellement dissocié de ses vicissitudes, de ses égarements, de la
violence et de l’oppression qu’il lui est arrivé et qu’il lui arrive encore
d’engendrer, comme beaucoup d’autres traditions religieuses ? Ne
reste-t-il pas ainsi seulement un islam imaginaire ? Malgré ces doutes
légitimes, le mouvement des fethüllahcı représente une facette ultérieure de la variété de l’islam turc. Depuis un certain temps, les
membres du mouvement semblent aussi très actifs dans les coulisses
du pouvoir politique et économique, non étrangers non plus à la
montée de la confrontation politico-institutionnelle entre le Premier
Ministre, Tayyip Erdoğan et le président de la république Abdullah
Gül, ancien dauphin du premier, issu du même parti et très proche du
mouvement des fethüllahcı. Le « maître » Gülen en personne, dans les
dernières années, a plusieurs fois critiqué, depuis son refuge améri-
20. Cf. ZARCONE, La Turquie moderne…, p. 284s.
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cain, des politiques étrangères « hasardeuses » du Gouvernement turc
en condamnant le recours à la violence dans la crise kurde.
Donc, les Fethüllahcı, comme « opinion makers », seraient en train
d’offrir un contrepoids de taille au crescendo autoritaire du régime
d’Erdoğan (ultra-conservateur politiquement et ultra-libéral économiquement), mais en même temps, ils partageraient avec l’AKP l’idée
que la démocratie est un moyen et non un but (affirmation du Premier
Ministre en personne), et la tendance à une « politisation des
croyances religieuses ». Par cette dernière, on entend : une instrumentalisation des sentiments religieux à des fins sociales, économiques ou
politiques 21.
V. LA TURQUIE, PAYS ISLAMIQUE RÉPUBLICAIN
CRÉDIBLE POUR LE MONDE ARABE ?
:
UN
« MODÈLE »
Comme nous avons essayé de le dire dans la première partie de
cette contribution, au début de la République, la Constitution turque
place le principe de laïcité au-dessus du droit fondamental à la liberté
religieuse. Le principe de laïcité est inscrit dans le préambule et dans
l’article 2 de la Constitution de 1982 (révisée en 2001). En vertu de
l’article 4, les dispositions des trois premiers articles de la Constitution « ne peuvent pas être modifiées ». L’article 14 stipule par ailleurs
qu’aucun des droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution (la liberté de conscience, de croyance et de conviction étant
garantie à l’article 24) « ne peut être exercé sous la forme d’activités
ayant pour but […] de supprimer la République démocratique et
laïque ». La question est dès lors double : jusqu’à quel point un État
de droit laïc peut-il accepter la libre expression de toutes les religions ? Jusqu’à quel point doit-il assurer la liberté de religion ?
Ressurgit ici le problème de la difficile séparation des sphères privée
et publique dans l’islam, ainsi que la question du caractère démocratique de la laïcité kémaliste. Le modèle turc de laïcité est, en effet, non
démocratique et autoritaire. Il reflétait la crainte des kémalistes d’un
morcellement social et territorial le long de lignes de fracture confessionnelles et ethniques. « Le système kémaliste est confronté à un
double problème : l’identification de la religion à la nation d’une part,
la cooptation et l’endiguement de l’islam d’autre part. Le processus de
sécularisation turc est le fait d’un amalgame unique au monde entre
religion, nation et laïcité 22… ». C’est pourquoi l’État turc a cherché à
21. Cf. C. KARAKAS, « La laïcité turque peut-elle être un modèle ? », Politique
étrangère, 2007/3 Automne, p. 561- 573 (562).
22. KARAKAS, « La laïcité turque… », p. 564.
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GENÈSE DE L’ISLAM TURC ET DE SON RAPPORT AU POLITIQUE
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politiser l’islam « par le haut » en s’assurant le monopole du contrôle
et de l’interprétation de la religion. La propagation d’une religion
d’État, c’est-à-dire d’un islam républicain, laïc et ethno-national, avait
pour but de séculariser la population, d’homogénéiser les différents
groupes confessionnels et de garantir l’unité territoriale du pays. Or,
si une véritable laïcité devrait permettre de poursuivre un double
objectif : séculariser et moderniser l’état et la société d’une part, et
empêcher toute politisation de la religion d’autre part, en Turquie les
choses, même à présent, semblent être quelque peu différentes.
La victoire de l’AKP (le parti de la Justice et du progrès d’inspiration islamique) en 2002 a déjà pour effet de décomplexer les
groupes religieux sunnites. Ceux-ci justifient, depuis lors, leur revendication d’une meilleure prise en compte de leur poids politique, non
plus en référence aux dogmes de l’islam, mais aux principes des droits
de l’homme et de la démocratie. L’AKP, de son côté, affirme vouloir
promouvoir une vraie laïcité, en opposant celle-ci à un laïcisme hérité
du kémalisme qui serait surtout nationaliste et autoritaire 23. Plus que
kémaliste, cette vision du statut de la religion musulmane serait un
retour à l’essence ottomane qui, déjà, estimait nécessaire l’existence
d’un droit séculier à côté de la loi religieuse (charia). Il y aurait par
là, par rapport à la vision kémaliste, une plus grande autonomie de la
religion vis-à-vis de l’État, ainsi qu’une meilleure garantie par l’État
de la liberté de religion. Mais de quelle religion ? De toute religion
présente en Turquie ? En effet, la Turquie actuelle, plus qu’engagée
dans un projet de nouvelle islamisation de la société (comme le
dénoncent parfois les minoritaires qui reprochent au gouvernement de
mener une politique d’assimilation sunnite et de rogner sur le principe
de laïcité alors même que les députés planchent sur une nouvelle
constitution), semble hantée par la nécessité de contrebattre au
modèle kémaliste de politisation de l’islam « par le haut ». On
propose, alors, une politisation de l’islam « par le bas », c’est-à-dire
par les partis (y compris l’AKP) et les acteurs sociaux, en disant
vouloir battre en brèche le monopole de l’État sur l’interprétation et le
contrôle de la religion et faire cesser les entraves à la liberté religieuse 24. Cependant, comme déjà à l’époque kémaliste, ce
programme s’exprime encore par l’intermédiaire d’un état autoritaire
et centraliste. Bref, on remplace un projet d’homogénéisation des
différents groupes confessionnels, même au cœur de l’islam, par un
projet qui reste discriminatoire vis-à-vis des minorités religieuses et
23. Cf. KARAKAS, « La laïcité turque… », p. 569.
24. Cf. KARAKAS, « La laïcité turque… », p. 572.
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ethniques non-musulmanes de l’intérieur, tout en essayant de le transformer en argument de propagande électoraliste, révélatrice d’une
« tendance néo-ottomaniste » de la politique étrangère turque.
En effet, qu’elle soit considérée comme nouvelle ou pas, l’actuelle
politique extérieure turque est plus active, plus indépendante et plus
flexible, et par conséquent, moins subordonnée à ses alliés occidentaux que dans le passé. Si, depuis la fondation de la République de
Turquie en 1923, l’Europe occupait une place centrale, non seulement
dans la construction de l’identité nationale turque, mais aussi dans la
formulation de la politique extérieure turque par les élites politiques
kémalistes, le Moyen-Orient a toujours été quasiment absent comme
référence politique, culturelle et historique, expression d’une « altérité » presque irréductible.
Cependant, quelques mois avant le début des révoltes dans le
Monde Arabe, le Premier Ministre turc, Tayyip Erdoğan, avait
spectaculairement changé les données de cette politique
traditionnelle en entamant une longue tournée entre Égypte, Tunisie
et Libye et en renforçant les accords économiques avec la Syrie de
Bachar al-Assad. Au Caire comme à Tunis, Erdoğan avait fait la
promotion du pluralisme politique comme religieux et il était allé
jusqu’à inciter les pays arabes en mutation à devenir des États
laïques ! « La Turquie est un État démocratique, laïque et social et un
État de droit. Un État laïque est un État qui se tient à égale distance
de toutes les croyances, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes,
juives ou athées », avait précisé le leader turc, dans son discours à
Tunis 25. Cela l’avait porté à ajouter toutefois que son pays avait sa
propre conception de la laïcité, qui est différente de celles qui se sont
développées en Europe. Il expliquait en particulier qu’il faut
distinguer les individus et l’État : « Un individu ne peut être séculier,
alors que les États le sont », déclarait-il avant de conclure qu’« un
musulman pieux peut parfaitement gouverner un État laïque ». Cette
mise au point faisait écho à des déclarations du premier ministre turc
sur la laïcité qui avaient choqué les Frères musulmans au Caire.
Selon Erdoğan, cette situation aurait été le résultat d’un malentendu,
découlant de la piètre traduction qui avait été faite de ses propos,
« laïcité » ayant été notamment traduit par « athéisme ». Reste à
comprendre pourquoi le leader turc avait eu ce souci de défendre une
laïcité de l’État a la turca plutôt que de faire la promotion d’un État
musulman modéré, en dépit des mouvements d’humeur que cela est
25. Cité par J. MARCOU, « En Tunisie, Recep Tayyip Erdoğan défend une conception turco-ottomane des relations État-religion », en ligne URL : http ://ovipot.hypotheses.org/6603, consulté le 11/01/2013.
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GENÈSE DE L’ISLAM TURC ET DE SON RAPPORT AU POLITIQUE
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susceptible de provoquer dans des pays arabes où le sujet est
particulièrement houleux. Tout d’abord, la position du premier
ministre sur la laïcité, qui rejoignait encore une fois la tradition
ottomane d’organisation des relations religions-État fondée sur la
tolérance, exprimait sans doute la préoccupation d’éviter les
affrontements interconfessionnels dans des régions frontalières de la
Turquie. Bien avant l’explosion de la crise syrienne, devenue un
affrontement entre sunnites et alaouites, le Premier Ministre turc a
voulu incarner un islam sunnite tolérant, ouvert au dialogue avec les
autres branches de l’islam. Néanmoins, au Caire et en Tunisie,
comme on vient de le rappeler, le discours est allé plus loin, car le
leader de l’AKP a estimé que pour assurer cette tolérance ainsi que
la victoire de la démocratie, il fallait établir un « État laïque », seule
formule apte à assurer la paix religieuse parce qu’elle placerait
l’autorité publique dans une position « équidistante à l’égard de
toutes les religions ».
Il est indéniable que cette vaste entreprise de séduction en direction du monde arabe a seulement partiellement fonctionné. Encore
une fois, la Turquie s’est avérée être un miroir dans lequel le monde
arabe projette ses espoirs tout autant que ses peurs. Si la modernité
turque fascine le monde arabe (inutile de nier qu’on est surtout admiratif de l’essor économique de ce pays à majorité musulmane), ses
traditions laïques, même battues en brèche par le régime au pouvoir,
son identité non arabe, son comportement vis-à-vis de sa minorité
kurde, le poids du passé impérial ottoman, font de la Turquie un
contre-modèle tout autant qu’un modèle.
Bref, on a nettement l’impression que les raisons de cette « turcomania » témoignent plus de la bonne image acquise par la Turquie au
Moyen-Orient du fait de sa croissance économique, aussi bien que de
son attitude adoptée à l’égard d’Israël par rapport au dossier palestinien, que véritablement de sa capacité à être un « modèle » de démocratisation pour les pays de la région. Or, non seulement la démocratie
et l’État de droit restent à parfaire en Turquie, mais, en dépit des
réformes et des mutations politiques profondes accomplies ces
dernières années, derrière les choix stratégiques d’ Erdoğan, il y a
toujours un danger évident : la tentation du « despotisme oriental », la
tendance à une dérive nationaliste et populiste.
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Ce que l’expérience turque peut apprendre, c’est que dans un
système de démocratie contrôlée, l’armée, sous la pression d’un
rapport de force légitimé par un processus électoral sincère, peut
accepter d’abandonner sa position dominante pour se soumettre
progressivement à l’autorité d’un gouvernement civil, et que, parallèlement, un parti islamiste, considéré comme le péril principal pour ce
système, peut en devenir le gestionnaire, tout en s’employant à le
transformer, et notamment à lui faire respecter les principes dont il se
réclamait sans parvenir à les satisfaire pleinement (la démocratie,
l’État de droit). Or, si à l’origine les mouvements de peuples dans le
Maghreb se sont caractérisés par des motivations laïques, en Turquie
aussi, c’était justement l’absence de revendication religieuse qui avait
permis à l’AKP d’arriver au pouvoir. Pour cette raison, on ne peut pas,
a priori, opposer démocratie et islam.
D’ailleurs, l’Occident lui-même peut trouver quelques éléments
de réflexion, là où Monsieur Erdoğan rappelle qu’« un individu ne
peut être séculier, alors que les États le sont », car il pointe implicitement le doigt sur une fausse idée de laïcité qui prétendrait renvoyer
les appartenances et les expressions religieuses dans la seule sphère
privée 26. Peut-on imaginer une société où les représentations du
monde, les convictions et les expressions symboliques ne soient plus
publiquement en perpétuel dialogue ? La prétention des représentants
du parti islamique au pouvoir en Turquie de traduire démocratiquement, en projet politique, leur attachement religieux et culturel aux
valeurs islamiques, ne pouvait pas être condamnée a priori en 2002,
au moment du premier succès électoral, ni ne le peut aujourd’hui ! Car
le projet d’une société spirituellement aseptisée, prônant le respect de
convictions réduites au silence, comme un certain nombre de laïcistes
intransigeants voudraient l’imposer dans le débat européen, a quelque
chose de totalitaire. Comment traiterons-nous les questions politiques,
éthiques et sociales colossales qui sont devant nous, s’il faut taire les
fondements sur lesquels s’articulent nos choix ? Comme le rappelait
le théologien réformé Michel Bertrand : « On ne peut, au nom de la
laïcité, accuser d’intolérance toute expression d’une conviction. Au
contraire, l’expression publique des convictions, y compris éthiques
et spirituelles, constitue un élément vital du débat démocratique pour
une société en quête de sens. La laïcité ne saurait donc mettre les
26. Même la loi de 1905 en France n’a pas fait de la religion une affaire privée !
Il faut dire plutôt qu’avec cette loi la religion devient une affaire de liberté publique,
ce qui est tout autre chose !
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croyants en congé de l’histoire 27 ». C’est un message fort que la
Turquie avait lancé, au début du parcours politique du parti AKP en
2002. L’Europe n’a pas saisi la provocation et le manque d’une stratégie politique européenne vis-à-vis de la Turquie est une des raisons
de l’évolution du pouvoir politique turc qui semble actuellement
s’éloigner de ses prémisses.
Claudio MONGE
Professeur invité
Université de Fribourg (Suisse)
Responsable du DOSTI,
Centre culturel des
Dominicains d’Istanbul – Turquie
27. M. BERTRAND, La place des religions dans une société laïque, en ligne URL :
http ://laicite.protestants.org/index.php ?id=31600, consulté le 11/01/2013.
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