Petite histoire de la genèse de l`islam turc et de son rapport au

Revue des sciences religieuses
87/2 | 2013
Christianisme et islam
Petite histoire de la genèse de l’islam turc et de
son rapport au politique
S’agit-il d’un modèle compatible avec la démocratie ?
Claudio Monge
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1215
DOI : 10.4000/rsr.1215
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2013
Pagination : 219-237
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Claudio Monge, « Petite histoire de la genèse de l’islam turc et de son rapport au politique », Revue des
sciences religieuses [En ligne], 87/2 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2015, consulté le 01 octobre 2016.
URL : http://rsr.revues.org/1215 ; DOI : 10.4000/rsr.1215
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RSR
PETITE HISTOIRE DE LA GENÈSE DE L’ISLAM
TURC ET DE SON RAPPORT AU POLITIQUE
S’agit-il d’un modèle compatible avec la démocratie?
Deux ans après le début des révoltes qui ont secoué le Monde Arabe,
l’opinion publique internationale est passée, à propos de ce qu’il est
convenu d’appeler le «Printemps arabe», d’un optimisme superficiel-
lement emphatique à un jugement tranchant et pessimiste sur des trans-
formations survenues, qui n’iraient que dans le sens d’un islamisme
fanatique et obscurantiste. La manipulation des médias, qui exploite une
profonde ignorance de la situation réelle dans les pays concernés et dans
l’univers islamique en général, alimente les lieux communs et le regard
stéréotypé, en entretenant une peur qui fait le jeu des extrémistes de tout
bord : des intégristes islamiques, qui, contre la donnée coranique même,
annoncent un islam irréductible et irréformable, aussi bien que des fon-
damentalistes chrétiens (à l’heure actuelle particulièrement présents et
actifs), qui nourrissent de façon irresponsable l’idée que l’islam serait
en train d’alimenter une conspiration internationale, culturelle, reli-
gieuse et même démographique, contre l’identité occidentale. Ainsi, la
confrontation entre l’Occident et l’univers islamique, se déployant
selon un scénario souvent imaginaire, nourrit des propos d’exclusion
mutuelle.
Paradoxalement, l’Occident sécularisé qui n’aime pas (et qui
voudrait ne plus) se penser à partir de catégories religieuses, continue
d’un côté à s’enfermer lui-même dans ces dernières, à la suite juste-
ment de sa confrontation avec le monde musulman et aussi, d’un autre
côté, à interpréter les évolutions de celui-ci dans une perspective
exclusivement religieuse. Or, non seulement les révoltes arabes néces-
sitent d’être situées dans le cadre d’une évolution politico-sociale et
non exclusivement religieuse, mais il faut aussi comprendre que
l’islam est multiple, interprété, vécu par des peuples, des groupes, des
penseurs, des mystiques qui se l’approprient à partir de sensibilités
historiques et culturelles propres. Dans cette contribution, on voudrait
montrer quelque chose de la complexité de l’univers islamique, qui ne
concerne pas seulement le monde turc dont on parlera. Cette compré-
Revue des sciences religieuses 87 n° 2 (2013), p. 219-237.
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hension est une condition nécessaire à tout essai d’évaluation des
révoltes en cours en Afrique du Nord et au Proche Orient. En essayant
de décrire le lien entre évolutions politiques, religieuses, intellec-
tuelles et sociales dans l’histoire turco-ottomane, qui font de la
Turquie le véritable laboratoire non sécularisé de l’adaptation à la
post-modernité, on voudrait permettre implicitement de comprendre
pourquoi l’on évoque si fréquemment l’idée du «modèle turc » au
cœur des révolutions arabes.
I. LHÉRITAGE OTTOMAN DANS SON ENSEMBLE
Nous ne pouvons pas nous attarder sur l’histoire pré-ottomane en
Asie Centrale. Limitons-nous à rappeler que c’est à partir du XIesiècle
que l’islam commence à pénétrer dans le territoire de la Turquie
actuelle : plus précisément en 1071, les Turcs, venus d’Asie centrale
et appelés Seldjoukides, battent les troupes byzantines à Manzikert
(aujourd’hui Malazgirt),s’ouvrant ainsi les portes de l’Anatolie.
Synthétiquement, l’arrivée des Turcs en Anatolie a eu, à long terme,
trois conséquences importantes pour l’histoire socioculturelle de
l’Asie mineure : l’anéantissement de la civilisation byzantine et le
recul conséquent du christianisme; l’installation d’une civilisation
persane dans les anciens centres urbains et, en même temps, l’occupa-
tion des campagnes par des tribus turques aux croyances et pratiques
animistes et chamaniques importées des plateaux de l’Asie centrale.
Dès lors, comme le rappelle Thierry Zarcone, cet islam des Seldjou-
kides en particulier puise à l’origine dans trois éléments essentiels : un
fonds préislamique singulier; l’incontournable richesse de la tradition
spirituelle soufique et, en lien étroit avec cette caractéristique, un
attrait hors du commun pour la sociabilité confrérique, qui marquera
profondément de son empreinte l’islam politique1.
Par conséquent, le monde seldjoukide a été le théâtre d’un riche
développement de la spiritualité islamique et, en premier lieu, de la
mystique musulmane : le soufisme2. Cependant, le XIesiècle en
1. Cf. T. ZARCONE, La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004,
p.272ss.
2. Le soufisme fait l’objet d’innombrables traités et définitions mais tous les
savants en parlent, en général, comme d’une pratique, d’une expérience intérieure,
d’une méthode systématique d’union intime, expérimentale, avec Dieu; c’est une
expérience qui culmine dans le silence d’«un au-delà du discours». Donc, le vrai
soufi est un individu parvenu à la réalisation spirituelle totale. Bref, le soufisme n’est
pas d’abord une spéculation philosophico théologique, comme, par exemple, le
Kâlam : une des sciences religieuses de l’islam qui fait référence à la recherche de
principes théologiques à travers la dialectique.
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Anatolie n’est pas encore celui de la constitution des grandes confré-
ries soufies, dont l’influence, comme on vient de le rappeler, sera
déterminante sur l’histoire politique, sociale et culturelle du futur
Empire ottoman. Cette période d’essor de l’islam spirituel se caracté-
rise tout particulièrement par la vie et le témoignage de figures pres-
tigieuses telles que Mevlana Celaleddin Rumi (né en 1207 à Balk,
dans la région d’Horasan, actuel Afghanistan, et mort à Konya en
1273) et Sadr al-Din Konevi, né en 1209 en Anatolie, adopté et élevé
par Ibn Arabi et devenu ensuite un de ses grands disciples, pour
terminer ses jours à Konya en 1274. Cette ville de Konya (ancienne
Iconium, de mémoire biblique) était un carrefour exceptionnel de
rencontre et d’échange entre soufis venant d’horizons divers. D’ail-
leurs, l’Anatolie entière était le théâtre d’un perpétuel métissage
culturel et religieux qui permettait, entre autres, l’émergence d’expé-
riences et d’institutions nouvelles au croisement des cultures
mystiques arabe et persane.
Entre temps, aux tribus seldjoukides se mêlent celles des Turco-
mans. Ces derniers, nomades ou semi-nomades, en majorité Oghouz
(turcs de la région de la mer Caspienne), intensifient leur émigration
en Anatolie, dans le deuxième quart du XIIIesiècle, devant le flot crois-
sant de l’invasion mongole. Les Turcomans, non encore façonnés par
l’enseignement des madrasa (les écoles religieuses),restent en lien
avec les traditions et les cultes ancestraux qui s’éloignent parfois
beaucoup du Coran au nom de principes très syncrétistes3. Leurs
coutumes sociales se lient au monde nomade, leurs vêtements ne sont
pas ceux des arabes ni des iraniens, et leurs femmes ne se voilent pas
(ce qui intrigue beaucoup les voyageurs européens). L’islam des
Turcomans adopte par la suite une dimension mystique qui n’a rien
d’une pratique contemplative mais correspond plutôt à une religion
tribale, avec ses propres rites de passage. C’est ce qu’on retrouvera,
en partie, chez les alevis à partir du XXesiècle et jusqu’à nos jours.
Quand les Seldjoukides sont écrasés par les Mongols, le sultanat
de Konya s’effrite en petites principautés indépendantes. Une de ces
principautés sera celle des Ottomans, qui se développera à partir de la
fin du XIIIesiècle, dans le nord-ouest de la péninsule anatolienne, et se
chargera de réaliser l’unité de l’Asie Mineure.
3. D’après ZARCONE : «C’est un islam qui fonctionne à la manière d’une éponge
absorbante, constamment perméable aux croyances étrangères, riche de nouvelles
pratiques et doctrines d’un siècle à l’autre. D’ailleurs, son évolution n’est pas fixée à
la fin de l’époque seldjoukide et il connaît d’autres développements à l’époque otto-
mane» (La Turquie moderne…, p.26).
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II. LE LONG PROCESSUS DE LISLAMISATION
À la différence de l’Empire seldjoukide qui s’est développé en
Asie, l’ascension des Ottomans se fait vers l’ouest, aux dépens de
l’Europe chrétienne et selon un mouvement d’encerclement de
Constantinople4. Aujourd’hui, influencé par l’actualité, l’honnête
homme de l’Europe latine se représente l’expansion musulmane de
l’époque comme une conquête fulgurante, aussi bien du pouvoir poli-
tique que des convictions religieuses. C’est pourtant mille ans environ
qu’il faudra à l’islam pour emporter graduellement l’adhésion des
populations qui lui sont aujourd’hui acquises. Ce millénaire est loin
d’être une ère de coercition et de violence constantes. L’islamisation
n’a jamais été totale non plus. Certes, si les Turcs n’ont pas mené de
politique de conversions massives, beaucoup d’habitants de l’Ana-
tolie ont cependant choisi la religion des vainqueurs. En effet, si dans
l’Empire ottoman les non-musulmans étaient soumis au régime de la
dhimmitude (un statut juridique de protection s’appliquant essentiel-
lement aux «gens du livre» moyennant l’acquittement d’impôts, et
imposant certaines contraintes et donc une condition d’infériorité),
pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait déjà d’une amélioration de la
situation par rapport au contrôle, parfois beaucoup plus étouffant du
côté chrétien! Bref, avec l’expansion islamique, les populations chré-
tiennes de l’Orient syro-égyptien et mésopotamien ont échappé à l’au-
torité du pouvoir byzantin en passant sous la tutelle musulmane : de
sujets de l’Empire romain d’Orient, ils sont devenus des commu-
nautés tolérées et protégées par les Omeyyades (de 661 à 750, avec
Damas comme capitale) d’abord, puis par les Abbassides (régnant de
749 à 1258 et ayant Bagdad comme capitale). Les chrétiens d’Ana-
tolie sont donc devenus des dhimmis mais, au fond, ils étaient intégrés
à une culture beaucoup plus proche de la leur que de la byzantine. Les
chrétiens arabes (surtout les Nestoriens en Mésopotamie aussi bien
4. La prise de Constantinople, la Nouvelle Rome, fut fortement symbolique en
reportant l’attention de l’Occident sur l’autre en tant que religieusement «divers»,
diversité perçue comme un danger. On avait pris conscience de ne plus être à l’abri
de l’ « infidèle » et l’idée d’une croisade contre les musulmans se mêlait à celle de la
défense des frontières et de l’identité de l’Europe. D’un autre côté, l’Empire ottoman
ne cesse d’être, pour les réalistes, une puissance comme une autre et même, de par
ses conquêtes, une puissance européenne, beaucoup plus proche que n’avait été
depuis longtemps aucune puissance musulmane, et avec laquelle, par conséquent, il
était impérieux d’avoir des rapports politiques. L’alliance, la neutralité, la guerre
dépendraient de facteurs politiques dégagés de l’idéologie religieuse, comme le
montre l’action diplomatique des républiques maritimes de Gênes et de Venise qui
cherchaient à sauver tout d’abord leurs intérêts commerciaux à Constantinople. Le
rapport aux Turcs devient une sorte de baromètre du rapport entre Occident et Orient.
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