II. LE LONG PROCESSUS DE L’ISLAMISATION
À la différence de l’Empire seldjoukide qui s’est développé en
Asie, l’ascension des Ottomans se fait vers l’ouest, aux dépens de
l’Europe chrétienne et selon un mouvement d’encerclement de
Constantinople4. Aujourd’hui, influencé par l’actualité, l’honnête
homme de l’Europe latine se représente l’expansion musulmane de
l’époque comme une conquête fulgurante, aussi bien du pouvoir poli-
tique que des convictions religieuses. C’est pourtant mille ans environ
qu’il faudra à l’islam pour emporter graduellement l’adhésion des
populations qui lui sont aujourd’hui acquises. Ce millénaire est loin
d’être une ère de coercition et de violence constantes. L’islamisation
n’a jamais été totale non plus. Certes, si les Turcs n’ont pas mené de
politique de conversions massives, beaucoup d’habitants de l’Ana-
tolie ont cependant choisi la religion des vainqueurs. En effet, si dans
l’Empire ottoman les non-musulmans étaient soumis au régime de la
dhimmitude (un statut juridique de protection s’appliquant essentiel-
lement aux «gens du livre» moyennant l’acquittement d’impôts, et
imposant certaines contraintes et donc une condition d’infériorité),
pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait déjà d’une amélioration de la
situation par rapport au contrôle, parfois beaucoup plus étouffant du
côté chrétien! Bref, avec l’expansion islamique, les populations chré-
tiennes de l’Orient syro-égyptien et mésopotamien ont échappé à l’au-
torité du pouvoir byzantin en passant sous la tutelle musulmane : de
sujets de l’Empire romain d’Orient, ils sont devenus des commu-
nautés tolérées et protégées par les Omeyyades (de 661 à 750, avec
Damas comme capitale) d’abord, puis par les Abbassides (régnant de
749 à 1258 et ayant Bagdad comme capitale). Les chrétiens d’Ana-
tolie sont donc devenus des dhimmis mais, au fond, ils étaient intégrés
à une culture beaucoup plus proche de la leur que de la byzantine. Les
chrétiens arabes (surtout les Nestoriens en Mésopotamie aussi bien
4. La prise de Constantinople, la Nouvelle Rome, fut fortement symbolique en
reportant l’attention de l’Occident sur l’autre en tant que religieusement «divers»,
diversité perçue comme un danger. On avait pris conscience de ne plus être à l’abri
de l’ « infidèle » et l’idée d’une croisade contre les musulmans se mêlait à celle de la
défense des frontières et de l’identité de l’Europe. D’un autre côté, l’Empire ottoman
ne cesse d’être, pour les réalistes, une puissance comme une autre et même, de par
ses conquêtes, une puissance européenne, beaucoup plus proche que n’avait été
depuis longtemps aucune puissance musulmane, et avec laquelle, par conséquent, il
était impérieux d’avoir des rapports politiques. L’alliance, la neutralité, la guerre
dépendraient de facteurs politiques dégagés de l’idéologie religieuse, comme le
montre l’action diplomatique des républiques maritimes de Gênes et de Venise qui
cherchaient à sauver tout d’abord leurs intérêts commerciaux à Constantinople. Le
rapport aux Turcs devient une sorte de baromètre du rapport entre Occident et Orient.
CLAUDIO MONGE222
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