tout en croyant participer de la vie du groupe. De 8 à 10-11
ans, l'enfant commence à rechercher l'accord et à se plier à
certaines règles communes, mais cet effort n'est guère encore
couronné de succès. Lorsqu'on interroge, par exemple, tous
les enfants d'une même classe, chacun vous donne la règle
qu'il croit universelle, mais on s'aperçoit que ces règles diffè-
rent encore singulièrement d'un cas à l'autre. Vers 10 à 11
ans, au contraire, la règle devient fixe et minutieusement ar-
rêtée dans tous les détails. Les positions des billes, la manière
de lancer, les distances, la valeur des billes, la procédure à
suivre en cas de contestation, tout est prévu, et la complexité
de cette jurisprudence est telle que le psychologue n'a pas
trop de quelques semaines de patience avant de pouvoir pré-
tendre dominer la question !
Demandons maintenant à ces mêmes enfants d'où vien-
nent ces règles, surtout, s'il est possible de les changer, d'in-
troduire de nouveaux usages, etc. Chose curieuse, les petits,
jusque vers 10 à 11 ans, sont presque unanimes à considé-
rer la règle comme sacrée et intangible, quoique, en fait, ils
la pratiquent fort mal. Les règles, nous a-t-on dit, ont été
imposées à l'enfant de toute éternité, par Adam et Eve, par
le Bon Dieu, par les premiers Suisses, par les « Messieurs
de la Commune », etc., etc. On pourrait assurément les
changer, mais «!ça ne serait pas juste!». Quand bien même
tous les enfants adopteraient une nouvelle règle et oublie-
raient l'ancienne, celle-ci demeurerait la seule «!juste!». La
règle a une vérité intrinsèque, indépendante de l'usage. Au
contraire, les grands, après 10 à 11 ans, qui pourtant sont
seuls à pratiquer vraiment la règle, ne la considèrent plus
comme sacrée. Elle est toute récente, nous disent-ils. Au-
trefois on jouait autrement. Chaque génération la modifie.
Il suffit de s'entendre, et l'usage fait force de loi. Ce sont les
enfants qui ont inventé les règles du jeu et, si demain, on les
changeait, ce seraient les nouvelles qui seraient seules « jus-
tes!».
En bref, il y a là tout au moins l'indice de deux types de
respect. Le petit, qui est dominé par le respect unilatéral, a,
pour la règle qu'il reçoit du dehors, le même sentiment mys-
tique que l'Australien, cher aux sociologues, pour la tradition
des ancêtres. Le grand, qui est libre (il n'y a plus d'aînés pour
lui imposer telle ou telle manière de jouer, puisque le jeu de
billes cesse vers 12 à 13 ans), ne connaît plus que le respect
mutuel et considère les règles qu'il pratique avec la mentalité
de intellectuel civilisé vis-à-vis des lois de son pays, expres-
sion d'opinions toujours sujettes à révision.
Cette enquête nous apprend du même coup à quels fac-
teurs sont dus ces deux types de respect. Le respect unilaté-
ral est dû aux rapports de contrainte morale : contrainte de
l'aîné sur le cadet, ou de l'adulte sur l'enfant. Le respect mu-
tuel est lié à la coopération entre enfants du même âge.
Or, n'est-il pas frappant de voir que le petit, qui présente
le maximum de respect pour la règle (respect unilatéral), est
précisément celui qui reste, en fait, égocentrique et indisci-
pliné ? Ne serait-ce pas l'indice que la contrainte adulte ou la
contrainte de l'aîné ne transforment pas l'esprit individuel
autant qu'il le semble du dehors ? Et n'est-il pas frappant de
constater que la liberté intellectuelle conquise par les grands,
grâce à la victoire du respect mutuel sur le respect unilatéral,
ou de la coopération sur la contrainte, va précisément de pair
avec une observance beaucoup plus poussée de la règle dans
la pratique ?
Nous sommes donc ainsi en possession d'une hypothèse
de travail : le respect unilatéral propre à la contrainte morale
de l'adulte, ne suffit pas à faire sortir l'enfant de son égocen-
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