ou : L`avantage d`être né sur le continent au

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Mis languages est bons, car en France fui nez
ou : L’avantage d’être né sur le continent au
XIIème s.
Jacques Chaurand
Université Paris 13
Avant d’avoir écrit cette phrase (La vie de Saint Thomas Becket, v.
6165) où la fierté n’est pas absente, Guernes s’était donné à connaitre :
Guernes li clers del Punt fine ici sun sermon
Del martir saint Thomas et de sa passiun (v. 6156-6157).
Et il avait dit précédemment :
Guernes li clers, del punt sainte Messence nez (v. 5877).
Une contemporaine, que l’histoire littéraire médiévale connait sous le
nom de Marie de France, avait avec plus de discrétion renseigné ses
lecteurs sur ses origines :
Marie ai nom, si sui de France.
France a été interprété comme s’il s’agissait de l’Ile-de-France. De
même la fière proclamation de Guernes a été mise en rapport avec la
situation de Pont-Sainte-Maxence aux confins de l’Ile-de-France et de la
Picardie. Il aurait été plus exact de dire « avec ce qui deviendra l’Ile-deFrance et la Picardie », car le nom de Picardie n’est pas encore né au
XIIème s. et celui d’Ile-de-France n’est attesté qu’au XIVème s. Il est
impossible de dessiner sur la carte les confins auxquels il est fait
allusion. Les tendances dialectales sont antérieures au découpage
3
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 2
J. Chaurand
historique qui nous est devenu familier et que nous utilisons par
commodité pour les désigner. En raison d’une interprétation abusive de
sa proclamation, Guernes a été considéré comme un représentant du
« francien », dialecte fantôme né de la conjonction de réflexions sur un
état postérieur de la langue et de la sensibilité des romanistes français de
la fin du XIXème s. à une situation historique, celle de la période qui a
suivi la guerre de 1870.
Ce que dit et ce que ne dit pas le meilleur manuscrit
La conclusion du chapitre d’introduction consacré à la langue par
Emmanuel Walberg, éditeur de l’œuvre, est la suivante :
« … la langue de Guernes de Pont-Sainte-Maxence n’offre
que peu de traits dialectaux. C’est la langue de l’Ile-deFrance, avec, par-ci par-là, une légère teinte d’anglonormandisme, souvenir du séjour prolongé que l’auteur fit en
Angleterre où l’on sait que son poème fut composé. Les
rares ‘picardismes’ que nous avons relevés ne sont que très
naturels, vu que la ville natale du poète est située à bien peu
de distance des confins de la Picardie » (cité dans Gilles
Roques Les régionalismes dans la vie de saint Thomas
Becket).
Quelques nuances sont toutefois à apporter ; le ms B, retenu comme
ms de base, a été considéré comme le meilleur et les raisons invoquées
sont les suivantes : le caractère anglo-normand de son texte n’est pas
trop accentué ; les règles de la déclinaison y sont relativement bien
observées et les vers irréguliers du point de vue de la métrique ne sont
pas très nombreux (Introduction de l’édition Minor p. XV). Les mss C et
D sont déclarés « inutiles pour l’établissement du texte » : ils sont
« remplis d’anglo-normandismes et de fautes de toute espèce ». Ainsi la
proportion d’anglo-normandismes est déterminante pour juger de la
qualité du manuscrit, et le dialecte de l’Ile-de-France qui en fait n’est pas
représenté dans la littérature de l’époque, semble être regardé comme le
modèle dont l’écrivain soucieux de bien écrire doit ne pas s’écarter,
tandis que l’anglo-normand est la tare à éviter.
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Le meilleur manuscrit, qui provenait de la Bibliothèque du duc de
Brunswick (B), était malheureusement lacunaire. Il y manquait les vers
1-1080 et 1231-1440. Le manuscrit a donc été complété grâce
essentiellement au ms H de Londres son contemporain (début du
XIIIème s.). Nous devons à ce rhabillage de lire dans les passages
réajustés des traits anglo-normands ou de l’ouest que nous ne retrouvons
pas dans la suite du texte. Le démonstratif neutre, qui a régulièrement la
forme ceo, courante en anglo-normand, jusqu’au v. 1080, s’écrit ço aux
v. 1085 et 1087 et dans la suite du texte. Le développement d’un son
vélaire entre a et n dans la 1ère moitié du XIIIème s., donc à l’époque de la
copie, est une caractéristique de l’anglo-normand que nous trouvons
seulement au début du texte :
Chamberleng ne sergaunt, seneschal ne garçun,
1
Nul ki taunt limgement servist en sa maison (v. 337-338) .
E. Walberg déclare « probablement inauthentique » ( ?) la strophe
336-340 qui figure dans P seul, mais d’autres exemples du même trait se
retrouvent dans les variantes des autres mss, soit celles de P (522
komaundise, 971 saunz fin ; 1039 taunt), soit celles de PW (527 graunté,
1455 dous aunz). « Jeune » se dit joefne au v. 201, mais nous avons
joevenes au v. 1653 (joevenes e chenuz), tandis que les exemples relevés
du v. 4614 au v. 5278, et qui s’appliquent au jeune roi, ont toujours la
forme jovene 2. Nous avons toutefois saint Estiefne au v. 1549. Des
formes spécifiques de l’Ouest comme reddes (v. 3083) ou reddement (v.
553) sont cependant fournies par l’ensemble de la tradition manuscrite3.
E. Walberg se fondait sur les critères phonétiques et morphologiques
pour déterminer le dialecte auquel se rattachait l’œuvre. Il invoquait en
particulier les rimes qui devaient lui fournir des indices sûrs : il procédait
en cela comme le faisaient habituellement les éditeurs de texte à son
époque (la première édition, dite édition major, date de 1922). La rime
garantissait en effet avec une certaine probabilité l’accès à ce qu’avait
écrit l’auteur lui-même, alors qu’à l’intérieur du vers le copiste avait plus
de liberté pour intervenir. Ainsi relève-t-on des rimes en al de a latin
1
C’est nous qui soulignons.
Voir NazirovićM., 1980, Le vocabulaire de deux versions du Roman de Thèbes,
Clermont-Ferrand, 103.
3
Ibid. p.142 dans P seul mais d’autres ex. du même trait.
2
5
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accentué + l, ex. al au lieu de el « autre chose » v. 571 et suiv. ; an et en
sont distincts sauf exception ; fere « fière » rime avec emperere (v.
2624-2625) ; la voyelle suivie de l’affriquée z ne rime pas avec celle qui
est suivie par la sifflante s.
Toutefois quand l’éditeur nous dit que l’indicatif imparfait de la 1 ère
conjugaison est en –eit (p. XIX) sa constatation ne vaut que pour les
formes à la rime ; à l’intérieur du vers nous trouvons des formes en –ot
et en –out (du latin -abat). Ex. :
Le meilleur vin usout que il trover poeit,
[…] Et gingibre e girofre a puignies mangeit (v. 3916 et
3919)4.
Nous aboutissons à une bigarrure morphologique, pour nous assez
étrange, mais qui ne devait pas désarçonner des lecteurs habitués à
rencontrer deux paradigmes de même valeur temporelle.
Autre méthode, autres résultats. Les mots effectivement employés par
le poète et relevés dans son œuvre sont pour Gilles Roques, les témoins
qui autorisent le rattachement de son texte à une région. Sa conclusion
est bien différente de celle d’E. Walberg, qui était trop modeste quand il
n’apercevait que « çà et là » des anglo-normandismes :
« Le vocabulaire de Guernes présente les caractéristiques des
bons textes anglo-normands de la seconde moitié du
XIIème s., c’est-à-dire qu’il ne se distingue que fort peu de
celui des textes de l’Ouest du continent à la même époque
[…]. Sa langue, bien qu’il fût né à Pont-Sainte-Maxence, ne
peut nullement passer pour celle de l’Ile-de-France. La
France dont il se réclame est la même que celle de Marie ; ils
veulent l’un comme l’autre dire : ‘Nous sommes natifs du
continent par opposition aux natifs de l’Angleterre’ ».
Il est difficile de ne pas souscrire à ces paroles et de ne pas
reconnaitre que la qualité de la langue dont le poète se prévaut tient à ce
qu’il a écrit un de ces « bons textes anglo-normands ». Pour ma part
4
C’est nous qui soulignons.
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j’irais jusqu’à dire « un des plus beaux textes écrits en ancien français ».
Quant à l’espace désigné par le nom France, au Moyen Age, celui
qu’emploie Guernes, il est à géométrie variable - la variabilité ayant
évidemment ses limites - suivant les écrivains et suivant leur contexte.
Une opposition est sous-jacente ; l’un des deux termes est exprimé, mais
l’objet désigné reste vague, tandis que le terme infériorisé ne fait
qu’affleurer à l’esprit à la faveur du contraste : continent/insulaires. Il
faut avoir beaucoup d’assurance pour ne pas craindre d’offenser
l’auditoire mais il semble possible de gagner sa complicité. Reprenant
l’expression célèbre qui figure dans la chanson de Roland, le
Soissonnais Gautier de Coinci parle du païs de douce France qu’il
oppose à Tolède, ville d’Espagne devenue païenne depuis l’invasion
arabe (I, Mir., 11, v. 2052) : Gautier est alors prieur d’une communauté
de moniales qui se trouve à Vic-sur-Aisne, et ce lieu n’est pas très
éloigné de Pont-Sainte-Maxence. Il y a lieu d’examiner la charge
d’affectivité qui accompagne la mention plutôt que de chercher à tracer
des frontières d’après une réalité qui échappe à la géographie mentale.
Il est évident que Guernes en écrivant son poème se souciait moins
des habitants de sa ville natale que des pèlerins visitant à l’abbaye de
Canterbury le tombeau du martyr, et qui constituaient le public auquel il
s’adressait. Dans le feu de l’action se souciait-il le moins du monde des
habitants de sa ville natale ? Le travail conscient sur la langue de ce
texte, que le lecteur sent très travaillé, traduit un effort en vue de
partager son émotion et de faire admirer son héros devant un public pour
qui le français d’Angleterre était familier. Les traits « anglo-normands »
ne sont pas du tout des repoussoirs comme semble les considérer E.
Walberg mais ils appartiennent à une langue littéraire qui a ici et à cette
époque, son prestige, et qui ne se distingue pas fondamentalement de
celle de l’ouest du continent. Quant aux picardismes, échappent-ils à ce
travail conscient qui doit favoriser l’échange entre les habitants des deux
rives de la Manche ? Nous reviendrons sur cette question.
Parti pris de l’oralité
Le texte a été écrit en Angleterre de 1171 à 1174 (Introduction p. V) ;
le public auquel il était destiné était certainement dans sa grande
majorité insulaire ; les sources sont pour une bonne partie orales et
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recueillies près du lieu où s’est déroulé le drame : tout favorisait la
présence de l’anglo-normand que comporte effectivement l’ensemble de
la tradition manuscrite dans des proportions diverses. L’importance de
l’oral est marquée explicitement à maintes reprises. Le poème lui-même
est présenté comme une œuvre destinée à être écoutée, ainsi que
beaucoup de chansons de geste :
Si volez esculter la vie al saint martyr
Ci la purez par moi pleinement oïr (v. 141-142).
E ço sachent tuit cil qui ceste vie orrunt […] (v.6171).
L’auteur introduit au cours du récit de discrets appels à l’attention des
auditeurs :
Se volez esculter tost vos avrai conté
Que i ont en cel brief escrit e endité (v. 3046-3047).
La même expression apparait un peu plus loin et dans les deux cas il
s’agit d’un document écrit dont l’auteur veut faire connaitre le contenu à
ses auditeurs : lettre de l’archevêque au roi dans le premier, lettre du roi
à l’archevêque dans le second :
Bien les vos savrai lire ses volez esculter (v. 4600)
(le pronom les représente le pluriel letres « lettres » d’après
le latin litteras).
Nous savons que Guernes a exploité des sources écrites dont il ne dit
rien ; la principale est une Vita latine écrite par Maitre Edward Grim. Le
poème fait bien mention d’Edward Grim à plusieurs reprises, mais au
titre de participant à l’action et non à celui d’hagiographe (v. 5418,
5566-5571, 5590-5591). En revanche le poète fait plusieurs fois
référence à des éléments qu’il a connus pour en avoir entendu parler au
cours de son enquête. Dans un premier temps même il s’en est remis à ce
qu’il entendait dire n’importe où, il n’a pas atteint la vérité. Puis il est
allé sur place, à Cantorbire, et a mené une enquête auprès d’acteurs du
drame et de témoins de première main. Il s’est formé à l’histoire
véridique, en consultant des interlocuteurs sélectionnés et il peut dire
que le nom qu’il donne aux personnages de son histoire est celui qu’il a
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entendu de la bouche de ses interlocuteurs, comme il a entendu mentir
ceux qui n’ont pas procédé comme lui à une enquête aussi serrée. Luimême s’était d’abord fourvoyé :
Primes traitai d’oïe e souvent i menti.
A Cantorbire alai, la vérité oï :
Des amis saint Thomas la vérité cuilli
E de ces ki l’aveient des enfance servi (v. 146-149).
Et nous lisons à la fin de l’ouvrage :
Des privez saint Thomas la vérité apris (v. 6168).
Voici par exemple comment sont présentés trois personnages qui se
sont rencontrés à Herges, lieu proche de Londres où se trouvait une
maison de l’archevêque de Canterbury : Robert de Melun, le comte Jean
de Vendôme et l’abbé Philippe de l’Aumône.
Robert de Meleon (einsi l’a on numé)
(v. 882, var. Meleoun P, Melun W)
E uns abes i fu, ki dunc vint d’ultre mer
Philippe de l’Almodne, einsi l’oï numer (v. 886-887).
La présentation des deux frères blancs qui accompagnèrent l’archevêque
dans sa fuite est la même :
Dous freres blans mena avec sei li buens bers i
Robert de Cave oï l’un des dous apeler,
E frere Scaïman oï l’autre numer (v. 2016-2018).
Le prélat tint à se faire accompagner d’un suen escuier qui était
devenu son ami intime, Rogier de Brai, et qui ne manquait pas de
qualités (v. 2019-2020). Les exemples de Brai sont très nombreux dans
le nord de la France, et il est difficile d’identifier le toponyme, à défaut
de critère externe.
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L’archevêque avait souhaité ne pas laisser connaitre de son vivant les
macérations qu’il s’imposait. On peut penser que Guernes a reçu le
témoignage de son valet, Brun, qui lavait ses haires :
N’a nul humme suez ciel nel mustra ne gehi,
Fors a Brun sun vaslet, si com dire l’oï,
Qui ses haires lava e deça le servi […] (v. 3977-3979).
Le est-il un masculin représentant Brun, le valet, ou un neutre faisant
allusion à des récits entendus au cours de l’enquête ? Etant donné les
précautions dont l’écrivain s’était entouré, on est tenté de préférer la
première interprétation. Robert de Meretune (Merton) qui était chargé de
battre le prélat en secret à titre de pénitence est dans la même situation.
Fait-il partie, comme le valet, de cette « gent privée » qui fut mise à
contribution dans l’enquête de Guernes ? Dans les deux cas
l’information ne pouvait se faire que par l’oral.
Robert de Meleon, c’est-à-dire Robert de Melun, était, nous dit-on,
anglais d’origine, mais il avait longtemps enseigné à Melun et avait été
maitre de Thomas Becket qui l’avait consacré évêque de Hereford en
1163. Le même personnage est appelé au v. 1666 Robert de Hereford.
On voit que les va-et-vient constants entre l’Angleterre et le continent
ont des conséquences onomastiques et sans doute aussi linguistiques :
Robert doit à la profession qu’il a exercée l’acquisition d’un surnom
qu’il rapporte en Angleterre et qu’il conserve jusqu’à sa consécration
comme évêque. Nous avons là deux motivations du surnom dans une
onomastique qui à cette époque restait ouverte : lieu d’exercice, siège
épiscopal. Il avait avec lui le comte Jean Ier de Vendôme (1136-1192) :
Vendôme fait partie de cet ouest du continent où se trouvent rassemblés
les principaux traits linguistiques qui caractérisent le poème.
Le nom de l’abbé Philippe de l’Aumône a été connu de Guernes par
une source orale. Il l’a reproduit comme il l’a entendu (einsi l’oï numer
v. 887) : il n’y a pas eu d’intermédiaire et ce mode de transmission lui
permet d’affirmer en toute assurance ce qu’il rapporte. Philippe, abbé de
l’Aumône de 1156 à 1171 avait été prieur de Clairvaux, la célèbre
abbaye fondée par saint Bernard. La forêt de l’Aumône marque la limite
sud-est de la Beauce, entre Chartres et Blois : l’abbé venait du continent,
autrement dit d’ultremer. Cette indication s’applique souvent en France
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à la Terre sainte où s’illustrent les Croisés, mais dans notre texte l’auteur
désigne ainsi à plusieurs reprises l’autre rive de la Manche.
On peut se demander dans quelle langue se faisaient les entretiens : le
latin avait sans doute une large part mais des échanges moins formels ne
pouvaient pas manquer d’avoir leur place. Moines et membres du clergé
séculier, quand ils parvenaient aux hautes dignités, pouvaient considérer
comme d’un seul tenant l’Angleterre, la Normandie et une partie de
l’ouest de la France.
En plus de son souci affiché d’authenticité éprouvée et d’une
exhaustivité aussi parfaite que possible 5, Guernes avait une
préoccupation dont on pourrait penser qu’elle portait ombrage aux
soucis qu’il affichait : il se montre exigeant sur la qualité de la langue. Il
raconte ainsi l’entrevue des messagers du roi et du Pape auprès de qui ils
ont été envoyés ; il reconnait qu’il n’a pas toutes leurs paroles présentes
à la mémoire mais il en a assez entendu pour porter un jugement :
Alquant diseient bien, pluisours diseient mal
Li alquant en latin, tel buen tel anomal
Tel qui fist personnel del verbe impersonal
Singuler e plurel aveient tout parigal (v. 2257-2260).
Le passage est caricatural. Les messagers du roi ne semblent pas à
l’aise dans le discours latin. Pour cerner les incorrections touchant le
verbe impersonnel ou l’accord en nombre et les dénoncer selon une
terminologie appropriée, il faut avoir un esprit suffisamment
grammairien. Rien ne correspond à ce passage dans les sources écrites et
nous pouvons penser que c’est un texte entièrement dû à Guernes.
L’archevêque au contraire, inspiré par le Saint Esprit, s’exprime en bel
latin (v. 2369 et suivants).
Guernes n’est pas indifférent à la façon de parler de ses personnages.
Elle aide à les caractériser. Grâce à lui nous savons que le juron favori
du roi Henri était « par les oilz » (v. 1470, 4133, 4137, 4196, 4381). Les
5
Si volez escuter la vie al saint martyr / Ci la purrez par mei plenierement oïr ; / N’i
voil rien trespasser, ne rien n’i voil mentir (v. 141-143).
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interventions du pape Alexandre sont marquées par le terme d’adresse
qui les inaugure, le mot latin frater (v. 632, 2262).
Les enquêtes autour de Canterbire, le latin dans une population où ce
que nous appelons l’anglo-normand devait être un mode d’expression
privilégié , une tradition littéraire enfin qui donnait à cette langue mise
en vers et par écrit un prestige certain, tout contribuait à faire de la Vie
de saint Thomas Becket un poème dont l’expression était dominée par
les habitudes langagières de l’ouest. Guernes est un hagiographe plutôt
qu’un historien. Il ne cherche pas à confronter plusieurs points de vue
pour expliquer le déroulement des faits. C’est le martyr qui l’intéresse et
il défend à fond sa cause. Il veut répandre par ses paroles une émotion et
faire admirer son héros. Rien de plus invraisemblable en pareil cas
qu’une langue dont l’exotisme risquerait de briser l’attention d’un
auditoire qui doit être tournée tout entière vers celui dont il narre les faits
et gestes. Peu importent quelques inexactitudes de détail. Après la mort
du martyr la cause a triomphé ; tout le monde est d’accord y compris le
roi qui n’avait cessé de s’opposer à Thomas Becket en toute occasion :
c’est une belle victoire.
Les mots
G. Roques constate que les traits dialectaux relevés par E. Walberg, et
donc selon la méthode habituelle des éditeurs de texte de cette époque,
sont peu nombreux. Lui-même à son tour a interrogé le vocabulaire
régional de l’œuvre pour en dégager des indices diatopiques. Le résultat
a été un ensemble de listes de mots apparaissant dans les textes littéraires
d’une région vers l’époque de la composition de l’œuvre.
Le contingent le plus important est formé par les mots appartenant à
la fois à l’anglo-normand et à l’ouest du continent, normand, tourangeau,
angevin. On en dénombre une quinzaine6 :
6
Yan Greub dans son ouvrage Les mots régionaux dans les farces françaises
(Strasbourg 2005, 376) donne une liste de mots de l'ouest tirés de notre texte qui ne
recoupe pas celles qu'a établies G. Roques. La voici : afoller « devenir fou » (et non
« blesser, tuer ») ; brais forme du ms B au lieu de braie au v. 4654 ; estorer, v. pron.
« se fournir » ; iraigne « araignée » ; poy, avec une référence p. 207 à P. Fouché pour
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amaisier, v. « réconcilier »
amaisir v. id.
bou, subst. « anneau »
ciu, adj. « aveugle »
contemple (en/a al c.), loc. adv. « en ce temps »
drugun, subst. « ami, favori »
faisance, subst. « manière d'agir »
fermine, subst. « forteresse »
forcible, adj. « fort, puissant »
mesaler, v. « aller mal »
moriant, subst. « mort »
muet, adj.
oriol, subst. « porche, galerie »
sudement, adv. « subitement »
trebrul, subst. « chute, ruine »
Le verbe amaisier « réconcilier », ou, à la forme pronominale sei
amaisier « se réconcilier », est plusieurs fois employé dans ce texte où
les efforts de réconciliation tiennent une si large place. La variante
amaisir n'apparait que dans une seule occurrence : elle ne figure que
dans le ms B, v. 3208. Les copistes des autres manuscrits, tout anglonormands qu'ils étaient à en juger par ce qu'en dit E. Walberg, ont
préféré substituer d'autres verbes : aüner (H), abvenir (P), obvenir (H)
« convenir ».
bou, FEW XV 85a *baug, francique ; la présence de baucus glosant
armilla « collier, bracelet » dans les gloses de Reichenau indique que ce
terme n'est pas particulièrement occidental à l'origine. Par la suite nous
retrouvons bou traduisant armilla « bracelet » dans Les quatre livres des
Rois, texte anglo-normand (TL, I, 1006-1007, s. bo). Chez Wace,
écrivain normand, le terme s'applique à une « sorte de bracelet que
portaient les guerriers » (cité dans le FEW). Selon les aboutissements
dialectaux, dispersés dans le nord de la France, le mot ou les termes
apparentés n'appartiennent plus au vocabulaire de la parure mais
désignent plutôt des objets utilitaires.
qui poi, répandu dans tout l'espace gallo-roman, domine néanmoins à l'ouest (Phon.
histor. du français, II p. 310) ; tuer « étourdir, assommer ».
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Guernes compare les prélats vénaux à des « bous d'or en gruing de
porc » (v. 2844) ce qui renvoie au sème de base « objet rond ».
ciu, TL II, c. 427-428 cieu ; le mot est employé aussi dans un texte du
Hainaut, Li Romans de Bauduin de Seboure qui contient le dicton
suivant :
Bien piert ses violettes qui devant cieux les rue (IV, 117).
« Il perd ses violettes, celui qui les jette devant les
aveugles »
Mais ce roman a été composé seulement dans la 1 ère moitié du
XIVème s.
drugun « ami, favori » : on relève deux emplois de ce mot, au v. 1658 et
au v. 2479. Le premier est précédé par celui d'un mot apparenté et
synonyme, dru au v. 1655 :
En sa chambre est li reis od ses plus privez druz v. 1655
Le roi i ad trové od ses privez druguns, v. 1658
« Thomas y a trouvé le roi entouré de ses favoris »
Dans les deux cas, drugun est à la rime (voir FEW, III 165b).
fermine « forteresse » v. 4165 : Ce nom est mis dans la bouche d'un
doyen de Boulogne (-sur-mer). M.-Th. Morlet interprète l'anthroponyme
fermine/-inne comme un nom de localité d'origine (Belgique, prov. de
Luxembourg), comm. d'Izier (Firmina 880-881), qui pourrait représenter
le latin firmina « lieu fortifié » (Dictionnaire étymologique des noms de
famille, Perrin, Paris 1997). Mais tel n'est pas l'avis d'Albert Carnoy qui
dans son Dictionnaire étymologique des noms des communes de
Belgique fait venir le nom de l'anthroponyme Firmus.
muet : Guernes fournirait la première attestation de muet. On en
relève un seul exemple dans son œuvre :
Li muët i parolent, li surt i unt l'oïe , v. 71.
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Partout ailleurs, soit à la rime, soit à l'intérieur du vers, nous avons
muz/mu forme habituelle de l'ancien français :
muz 1486, 2253 (venuz, druz, chanuz, tenuz), 3030 (vertuz, espanduz,
oüz, creüz) ; 4934 (saluz, revenuz, descenduz, vertuz).
mu (chein mu 2769), mues (betes mues 5686) mutz 5887. Cette
dernière occurrence rappelle celle du v. 71 :
E les morz fait revivre, mutz parler, surz oïr.
Un suffixe intensif, -et, semble avoir été ajouté à l'adjectif et a
contribué à lui donner plus de corps, ce qui évitait peut-être des
confusions homonymiques.
sudement, v. 3186, TL IX c. 701 : on trouve plusieurs occurrences de
soude, du latin subitus « subit, soudain » dans l'œuvre de Benoît de
Sainte-Maure. Dans le Psautier de Cambridge (milieu du XIIème s.)
l'adverbe dérivé de l'adjectif, sudement, peut traduire l'adverbe subito des
Bibles latines (var. valde velociter), comme au v. 10 du Ps. VI.
trebuch v. 978 TL X c. 555) : dans le Psautier d'Oxford (milieu du
XIème s. var. tribuc) traduit le mot latin ruina « chute », de la Vulgate. Le
mot n'est pas inconnu en picard mais il désigne, comme le dérivé plus
courant trébuchet, un engin de chasse ou une machine de guerre.
Notons que si l'emploi de l'adjectif forcible (v. 6142) parait limité à
quelques œuvres de l'ouest (cf. TL III c. 2078) l'écrivain Gace de la
Buigne (2 ème moitié du XIVème s.) fournit des occurrences de l'adverbe
en –ment qui en est dérivé : forciblement. Deux siècles séparent la
production de Gace de celle de Guernes. Il n'en reste pas moins que
forcible (« fort, puissant ») a dû exister sur le continent. Nous avons
rencontré pour ciu précédemment une situation du même genre.
Puis vient le contingent des mots plus précisément limités à l'anglonormand ; la liste compte sept unités :
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Agacier, acreis « accroissement », beaubelet « joyau », fé « homme
de pauvre condition », festrir « se gangrener », loc « fermeture de
porte », tors « paquet ». L'un d'eux agacier « harceler » fait l'objet d'un
appendice consacré à l'histoire de ce verbe au Moyen Age : l'agace (« la
pie ») n'y a aucune part à l'origine.
On note deux emprunts qui ont été faits dès cette époque à l'anglais,
ce qui est bien peu quand on pense que beaucoup de parties du récit se
déroulent en Angleterre et que le récit lui-même a été écrit dans ce pays.
C'est d'abord une unité de mesure de terre, hyde, et nous savons à quel
point les mots de ce genre peuvent être profondément enracinés dans une
région pour peu que l'usage les garde vivants et garantisse leur
transmission (on y opposera livrée v. 5994, 5995, 6002 et marchie v.
5930). Le second est un peu douteux puisqu'il s'agit d'un verbe dont le
sens est donné avec un point d'interrogation : tagler qui, d'après le
contexte, signifierait « s'arrêter à quelque distance », « ne pas
approcher » ( ?). Les variantes sont a taiser H, a targer P. Il ne faut pas
réveiller l'archevêque endormi : l'invitation au silence se comprend fort
bien ainsi que celle à « attendre un peu » mais ces verbes sont différents
de celui qui figure dans le ms B. Ce manuscrit, considéré comme le
meilleur, fournit-il dans ce passage le texte original que n'auraient pas
compris les copistes des autres mss ? Toujours est-il que les variantes de
H et de P sont transparentes tandis que tagler reste obscur.
Les mots de l'ouest qui ne sont attestés que sur le continent sont plus
rares et G. Roques n'en cite que deux :
accuilleit « accueil » v. 2386 cf. accoilloit TL I, c. 93 ; le suffixe a la
forme ei ou oi à partir de -ecta que nous avons dans collecta TL II ε
,
539-540.
survezïer « se montrer plus fin que, tromper » v. 260, 386, 2513. Cf.
TL IX c. 938 qui citent des textes en référence à Wace et Marie de
France 7.
Enfin il reste un petit contingent de mots qui ne sont attestés ni en
anglo-normand ni dans les parlers de l'ouest et « qui paraissent plutôt
7
Au v. 260 le ms H emploie une forme non préfixée : fu veziez.
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picards ». G. Roques a repris les paragraphes consacrés par E. Walberg
aux « traits phonétiques » et à la « morphologie verbale » dans son
édition. Quelques picardismes apparaissent en cours de route. L'un d'eux
est éliminé, defit, mal interprété par l'éditeur qui y avait vu un substantif
déverbal de défier ; le maintien de t final pouvait dans ce cas passer pour
un trait picard, d'où la glose « défi, signe hostile ». Le nom défi ne date
en effet que du XVIème s. Aux v. 4967 et suivants l'archevêque, après
avoir prononcé une formule de malédiction, fait un geste symbolique :
Dunc a jeté aval, quant il out cel mot dit,
Desur le pavement la candeille en défit
Que lur memorie soit ostee de l'escrit,
E il mis hors del regne li bon sont eslit, v. 4967-4970.
« Alors, après avoir prononcé ce mot, il a jeté la ‘chandelle’ sur le
dallage pour que leur souvenir soit effacé du livre, et lui [Roger del Pont
l'Evêque] mis hors du royaume où les bons sont choisis ».
Defit (lat. defectum) signifierait « manque » et en defit pourrait se
traduire « par défaut », c'est-à-dire à leur place, pour les représenter.
L'expression est certainement en rapport avec le rite de
l'excommunication (cf. TL II, c 1287) ; la chandelle allumée représente
le pécheur et va s'éteindre sur le dallage en son absence.
E. Walberg avait déclaré picard fedius (v. 5855) glosé « ennemi
juré » ; il s'était fondé sur le suffixe qui ne fait aucun doute puisque le
mot est à la rime (giwius « Juifs », pius, lius, fius « fiefs »). G. Roques a
reproduit le paragraphe qui contient cette forme, mais n'a pas fait entrer
le mot dans la liste de ceux qui sont présumés picards. Y a-t-il lieu de
l'ajouter ?
Il reste, dans le bilan du vocabulaire régional de l'œuvre, de deux à
cinq mots éventuellement picards. Les deux cas les plus nets seraient
desfuchier et rachier. On ne relève qu'un seul emploi de desfuchier dans
l'œuvre de Guernes, au v. 1980. Le verbe est glosé « se disperser,
s'enfuir ». Tous ceux qui servaient l'archevêque se sont enfuis :
Tuit s'en erent fuï e clerc e chevalier […]
Kar la poür del rei les ont fait desfuchier , v. 1978 et 1980.
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Plusieurs des ouvrages où ce verbe est attesté n'en ont aussi qu'un seul
exemple. C'est le cas de l'Escoufle de Jean Renart où le participe féminin
est associé à desconfite et rime avec archie « portée d'arc » :
La première bataille toute
A desconfite et desfouchie , v. 1238-1239.
C'est aussi celui des Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci.
Le diable profitant de ce que le peuple est dispersé :
Quant li pueples est desfouchiez II Mir. 13. 162
entraine vers sa maison l'enfant qui chantait si bien Gaude Maria.
Le garant du picardisme est à plusieurs reprises Gautier de Coinci,
poète d'origine champenoise puisqu'il est né, semble-t-il, à Coincy près
de Château-Thierry, mais dont l'œuvre contient un certain nombre de
formes qui se retrouvent dans les textes littéraires picards.
Un autre régionalisme classé comme picard ne figure lui aussi qu'une
seule fois dans l'œuvre de Guernes, le verbe rachier. Au v. 1938 il est
associé au synonyme escopir, dans un passage qui fait allusion à
l'épisode de la flagellation du Christ :
Emmi le vis li unt escopie rachié.
Rachier ou raquier ? La forme avec occlusive vélaire est bien attestée
dans les anciens textes picards (cf. TL VIII 134 a rachier, et FEW X 35
a rakk) aussi bien que dans le picard moderne (L.-F. Flutre, Du moyen
picard au picard moderne, Amiens 1977, 81, 83, 131).
Le Dictionnaire des parlers picards du Vimeu de G. Vasseur a cet
exemple : Kwè kó fwé kãt ó tυ
s grãmê ? ó rak. Mais l'infinitif utilisé
pour l'entrée est ratcher.
Gautier de Coinci préfère le verbe préfixé derachier que nous
relevons dans plusieurs Miracles : I Mir. 10, 1920, I Mir. 11, 325, I Mir.
37, 261 ; il rime volontiers avec sachier ou desachier, mais ne comporte
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ère
probablement pas d'occlusive vélaire. Ainsi nous avons à la 1
du pluriel de l'impératif derrachomes (pardonmes) :
personne
Fi ! Fi ! orguel tuit derrachomes […] (I Mir. 10, 1920).
Les mss H K M ont decrachomes mais aucun ms ne dénonce
nettement de présence d'une occlusive vélaire. Gautier de Coinci
témoigne probablement de l'emploi du v. rachier et non de raquier.
Il reste trois autres mots que le poème de Guernes comporte en
commun avec les écrivains picards et qui ne sont pas de l'ouest :
acharïer « amener, transporter » est de la famille de carru > « char »,
« car » en picard. Ce verbe est attesté jusqu'à Froissart. Dans les
ème
occurrences où la 2
syllabe comporte ca- et non le digramme ch(cha-), la prononciation est plus nettement indiquée et le caractère picard
ressort mieux. Gautier de Coinci a une occurrence du verbe achariier
(TL I 81 a, achariier). Saint Thomas porte plainte contre les hommes du
roi qui ont commis des violences à l'égard de ses serviteurs :
Mes homes unt batuz, mun somier escurcié,
Mes tuneaus et mun vin tolu et esforcié,
que mis sires li reis m'i out acharïé, v. 5308-5310.
Var. 5309 m'ot a. H ; 5310 achreié P.
aoine « convenable », v. 569 : cf. TL I 409 a, FEW IV, 540 b.
Ne voleient suffrir li reguler chanoine
K'arceveskes n'eveskes oüst abit de moine.
A moine est, cume a mort, donee noire bruine,
Ne lur robe n'est pas a nul prelat aoine, v. 566-569.
Si le mot est picard il le doit à sa seule présence dans quelques textes
littéraires de la région. L'un des principaux garants est ici encore Gautier
de Coinci qui offre cinq exemples de cet adjectif : I Mir. 23, 1 ; II Mir.
16, 2 ; II Mir. 30, 561 ; II Mir. 34, 289 et, avec un sens légèrement
différent, celui de « capable », II Mir. 29, 544. Il a pour le poète
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l'avantage d'offrir une rime commode pour moine et chanoine, des mots
couramment employés par notre auteur hagiographique.
On relève aussi chez Gautier de Coinci le doublet savant ydoine. Dans
le miracle De l'ymage Nostre Dame de Sardanei (II Mir. 30) l'adjectif
rime avec ycoinne « icône ». Il est dit que beaucoup de fidèles
Honeurent la sainte ycoinne
Qui tant est sainte et tant ydoinne […].
Tout le monde s'émerveille des guérisons qu'elle opère. On retrouve
un peu plus loin la même rime aux v. 477-478. Au début du Miracle de
Théophile (I Mir. 10) clerc et lai ont porté leur choix sur Théophile, à la
mort de l'évêque :
Communement prennent a dire
C'om n'i porroit millor eslire
Ne plus discré, ne plus ydoine, v. 59-61.
Par l'emploi de cet adjectif, clerc et lai reconnaissent que Théophile a
toutes les qualités requises pour remplir les fonctions auxquelles on le
destine.
L'adjectif reburse a dans plusieurs textes picards la même valeur que
chez Guernes où il est glosé par « acérée ». Un conseiller de
l'archevêque l'incite à la prudence en lui rappelant qu'il ne lutte pas
contre le roi à armes égales :
Vostre epee est reburse, ses branz est acerez ;
S'il trait sur vus s'espee, sustenir nel purrez, v. 1589-1590.
L'opposition que nous trouvons dans le Miserere du Reclus de
Molliens (début du XIIIème s.) entre rebours et ramoner rappelle celle
qui figure chez Guernes entre rebours et acéré :
Hom n'a mestier de demorer
De ton cuer rebours ramorer
Et raguisier en Dieu amour
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Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 2
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8
(str. 255, v. 1-3, cité dans TL VIII, c. 381) .
Ramorer, forme préfixée d'amorer a le même sens qu'aiguisier. Le
verbe associé, raguisier, est un renforcement. Le rapprochement est
encore plus net dans une variante de Jehan de Tuim qui écrivait au
milieu du XIII ème s. : « Tant fait de l'espee, ki aceree estoit… k'ele est
toute redoissie et rebourse » (cf. TL id.). Redoissié, participe-adjectif du
v. redoissier, du latin redossiare, est l'équivalent d'« émousser » (cf.
FEW X 181 a). Le sens le plus anciennement attesté en ancien français
est « blesser, écorcher le dos d'un âne ». On reconnait bien dorsum,
devenu dossum, mais l'histoire sémantique n'est pas aussi transparente.
L'équivalent en français régional actuel est r(e)bouler.
Les mots picards ne sont que quelques paillettes insignifiantes dans la
masse des mots de l'ouest. Toutefois ceux qui apparaissent sous une
forme de type normando-picard sont assez nombreux pour être pris en
considération. Quand on a pour but de déceler l'appartenance de l'œuvre
à une région il est tout à fait naturel que des aspects interdialectaux tels
que ceux qui unissent à l'origine normand et picard soient passés sous
silence9. Il reste qu'un picardophone devait se trouver à son aise dans ce
milieu où l'emploi d'un bon nombre d'éléments de sa langue maternelle
se retrouvaient soit tels quels, soit sous une forme très voisine. Faisait-il
des emprunts à un langage étranger ou reconnaissait-il ce qui avait
toujours fait partie du sien ? On a noté au passage la candeille jetée sur
le sol par l'archevêque ; le picard comme l'anglo-normand disent liu pour
« lieu », un mot maintes fois employé dans le poème.
Dans le paragraphe consacré à la phonétique (Introduction p. XXIII),
E. Walberg fait la remarque suivante : « Assez souvent ch désigne le son
vélaire k devant n'importe quelle voyelle ». Quelques exemples cités
sont d'un emploi constant : dunches 1928 etc., unches 3450 etc. Le verbe
pechier a au v. 43 une orthographe peu habituelle, avec redoublement de
ch : pechchier tandis que dans une var. de P, seul le c est redoublé :
pecchier. Ces redoublements sont-ils une marque de la prononciation k
ou d'un usage fluctuant du digramme ch ? Il n'y a pas de doute pour le
8
C'est nous qui soulignons.
La « ligne Joret », qui n'a pas son équivalent côté picard, fait voir que des traitements
tels que le maintien de k étymologique devant a ou le chuintement de k étymologique +
e, i s'appliquent à une bonne partie du domaine normand comme au picard.
9
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nom du coude, écrit chutes au v. 3938 au pluriel tandis que nous avons
cutes au v. 5216 (= « coutes »).
L'alternance graphique ch / c légitimera éventuellement une
préférence pour l'occlusive vélaire [k] :
cacié « chassés » 3624 / chaciez 5275, chacerunt 3756
caitif 5646 / chaitif 3959, 3960
calengié 4233 / chalengiez 1815, 4578
cardenal 4050, 4051, 4056 / chardenal 2268, 2282, 4017
casteals 2219 / chastaux 2214
castier 3636, 5247 / chastïer 2886
escapai 3475 / eschapez 218
Il n'y a pas d'hésitation pour la prononciation de c + a dans carité
2494, carnail « pièce de chair » 5620, carpentier 5404 ni non plus pour
celle de furkes, ici « fourches patibulaires » 1279. Le nom fiches
« figues » 3338 comporte vraisemblablement une occlusive vélaire.
Enfin chaïr figure généralement avec ch initial ; le passage à l'infinitif en
–ir est toutefois courant en picard et, d'autre part, à dechaïr correspond
visiblement le substantif apparenté decaance.
Quand E. Walberg parlait de la possibilité d'interpréter le digramme
ch par k il ne donnait pas de critère distinctif et se contentait de dire
« assez souvent » (Introduction p. XXIII). Quand il s'agit de
l'interprétation du même digramme par une affriquée qui serait [ts], il
use d'une expression encore moins nette : « de temps à autre ». Cette
interprétation correspond au traitement « francien » de k + e, i, c'est-àdire celui que l'éditeur suppose prédominant dans l'ensemble de l'œuvre.
Mais si nous envisageons la possibilité de réalisation d'une tendance
normando-picarde, nous n'exclurons pas l'interprétation par une affriquée
[t∫]. On sait par exemple que l'alternance graphique –ce/-che à la finale
est courante en picard ; n'en avons-nous pas un exemple dans Boche « la
Beauce » 4315, alternant avec Boce 4266 ? Nous sommes tenté de
concevoir la possibilité d'une interprétation du digramme ch par [t∫]
dans les noms suivants :
- Brabenchuns « Brabançons » : c'est sans doute le nom par lequel
ceux qui parlaient picards se désignaient eux-mêmes (v. 5847).
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- cha 4992 / ça 5515 ; au v. 5109 cha s'oppose à là comme dans
l'expression « çà et là ». Les composés chaenz 5243, chaienz 5238, 5434
ont ch à l'initiale.
- « comenchai cest roman » 6147 ; le verbe fait partie d'un passage
mis dans la bouche de l'auteur lui-même.
Mais nous avons au v. 210, dans un passage de récit du début du
poème :
Dunc cumença mult chiens e oiseals a amer
« Alors il se mit à aimer beaucoup chasser avec les chiens et
les oiseaux ».
- Le type lexical issu du verbe *mukkiare, attribué au gaulois, a abouti
aux variantes mucher et mucer, la première répartie en Normandie au
nord de la ligne Joret et en Picardie, la seconde, en gros, dans l'ouest et
le centre de la France. Quand Philippe de Thaon écrit mucier (Best. 221)
est-ce la forme normando-picarde qu'il a à l'esprit ? Dans notre texte
mucier est attesté aux v. 5168 et 5732, muscier aux v. 3915 et 6004. Le
participe passé mucie figure au v. 2767 :
Mucie est la lumière qui esclaire le munt.
Le digramme ch apparait dans un seul exemple. Aux v. 5771-5772
Robert del Broc, huissier du roi Henri II donne l'ordre aux moines de
prendre le corps de Thomas Becket et de le dérober à la vue des « neirs »
comme des « sors », des bruns et des blonds, ce qui revient à dire, de
tous :
Dunc comanda as moines qu'ils presissent le cors
E sil muchasent si nel veïst neirs ne sors
Mais l'imparfait du subjonctif muchasent est rappelé, une fois l'action
accomplie, par mucié au v. 5777 :
E purço l'unt es crutes enterré e mucié
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Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 2
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Le nom crute "crypte" reparait au v. 5823 :
A grant honur fu dunc es crutes enterrez
La lecture par une chuintante est ici moins probable. La lettre c est
d'interprétation particulièrement délicate ; h l'accompagne pour mettre en
garde le locuteur, semble-t-il.
Le mot dont la forme est tantôt tenciun et tantôt tenchun donne lieu à
une variation du même genre :
Bien a duré entre els demi jur la tenchuns , v. 2374.
L'archevêque plaide alors sa cause devant les cardinaux. Mais nous
avons au v. 3639 :
Erent devant la pape en plait et en tençun
« Ils étaient devant le pape en débat et en discussion ».
Sur ces points l'éditeur a des expressions qui restent vagues :
« quelquefois », « assez souvent », « de temps à autre » ; jamais il ne
pose la question d'une interprétation possible du digramme ch par un son
autre que l'affriquée ts, et tel que l'affriquée [t∫].
Notre bilan n'est sans doute pas exhaustif et il peut rester des traits
communs à la Normandie et à la Picardie que nous n'avons pas indiqués.
L'œuvre littéraire offre des unités orthographiques mais non des unités
de langue toujours parfaitement nettes. Ainsi les problèmes que pose le
digramme ch sont le résultat du bricolage orthographique auquel la
langue s'est livrée quand un phonème était nouveau alors que le système
graphique était désormais organisé et pratiquement clos.
Mais quelle est la source de cette fierté avec laquelle Guernes
proclame la qualité de sa langue et son rapport avec une origine
territoriale ? Il est probable qu'aux yeux de l'auteur la langue du pays
dont il venait bénéficiait, au moins en partie et toutes proportions
gardées, du prestige du latin avec son arrière-plan de grammatica et de
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rhétorique, en face d'un langage qui ne constituait pas, culturellement,
une variété jugée aussi « haute ».
Que l'anglo-normand et les parlers des régions de l'ouest aient une
part importante dans le vocabulaire employé par Guernes où cependant
la langue commune d'oïl occupe la plus large place, cela n'est ni douteux
ni étonnant. Au XIIème s. la langue littéraire est riche en régionalismes de
l'ouest et elle est illustrée en particulier par des œuvres qui appartiennent
au genre hagiographique, celui que Guernes cultive. Le picard ne
donnera tout son éclat en littérature que quelques années plus tard. Le
régionalisme ne touche en fin de compte que quelques faits notés et
dénombrés après une recherche d'unités qui sont attestées ici et non là.
Or cette recherche, qu'il s'agisse d'E. Walberg ou de G. Roques, aboutit à
mettre à part, à côté d'une majorité de mots appartenant à l'ouest, un
faible contingent d'unités spécifiques. Le picard est le seul idiome
régional, en dehors des provinces de l'ouest, à fournir quelques exemples
caractéristiques 10. Bien mieux, Guernes tire vanité de sa naissance aux
confins de la Picardie - si ce n'est pas, à cette époque, dans une région
pleinement picardisante -, pour déclarer qu'il est le produit d'un terroir où
la langue est bonne. S'il y a du « bon anglo-normand », il doit en exister
aussi du moins bon, de l'anglo-normand contaminé par les parlers
insulaires soit pour le vocabulaire soit pour la prononciation.
L'Angleterre était alors par excellence une zone de langues en contact et
connaissant tous les phénomènes en relation avec cette situation. La
diglossie joue en faveur des parlers du continent dans les milieux
dirigeants et Guernes se range du côté de ceux qu'il juge les meilleurs.
Bibliographie
Atlas linguistique et ethnographique de Picardie, Editions du CNRS, 2
vol. 1989-1997.
10
Une enquête de l'ALPic a eu lieu dans un village voisin de Pont-Sainte-Maxence,
Rieux, pt 125. Plusieurs siècles séparent la rédaction du poème de la réalisation de
l'enquête. Il n'en est que plus piquant de retrouver, tant de siècles après, le maintien de
certains traits : c. 101 le fourchet à fumier se dit [forké] tandis que les « fourches
(patibulaires) » sont des furkes au v. 1279 ; c. [k
del] « chandelle » qui se dit candeille
au v. 4968 ; c. 499, pour les « crachats » on trouve des noms apparentés au v. raquer,
en particulier [rakiy
] ; c. 542, « cacher » se dit [my

e], verbe qui n'a cessé d'être
courant.
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Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 2
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Carnoy A., 1939-40, Dictionnaire étymologique des noms des communes
de Belgique, Louvain, Editions Universitas.
Coinci G. (de), 1955-1961-1966-1970, Les Miracles de Notre Dame,
publiés par Frédéric Koenig V., 4 vol., Genève, Librairie Droz.
Flutre L.-F., 1977, Du moyen picard au picard moderne, Amiens.
Greub Y., 2003, Les mots régionaux dans les farces françaises,
Strasbourg, Bibliothèque de linguistique romane.
Morlet, M.-Th., 1997, Dictionnaire étymologique des noms de famille,
Paris, Perrin.
NazirovićM., 1980, Le vocabulaire dans deux versions du Roman de
Thèbes, Association des Publications de la Faculté des Lettres et
Sciences humaines de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand.
Roques G., 2003, « Les régionalismes dans la Vie de Thomas Becket »
in Bougy C., Laîné S., Boissel P., éd., A l'ouest d'oïl, des mots et
des choses, Caen, PUC, 187-200.
Vasseur G., Le Dictionnaire des parlers picards du Vimeu,
Editions :
Edition « major », La vie de saint Thomas le Martyr par Guernes de
Pont-Sainte-Maxence, Poème historique du XIème siècle (11721174) publié par Emmanuel Walberg dans Acta reg. Societatis
Human. Litterarum Lundensis 1922.
Edition « minor », La vie de saint Thomas Becket, Librairie Honoré
Champion, Paris 1936 (Coll. Les classiques français du Moyen
Age).
Note onomastique :
Nous lisons dans la n. 1 de l'introduction de l'édition « mineure » :
« Le nom de Garnier, par lequel on désignait autrefois l'auteur, ne se lit
que dans le manuscrit de Paris. D'ailleurs Guernes est une forme
hypocoristique de Guarnier, Guernier. De même l'ancien haut-allemand
possède Wer(i)no à côté de Wernhere < Warinhari ». On retrouvera
Warinhari comme entrée dans M.-Th. Morlet, Les noms de personnes
sur le territoire de l'ancienne Gaule III, Paris 1985, p. 407. Le ms de
Paris avait été publié en 1859 par C. Hippeau, donc une soixantaine
d'années avant l'édition Walberg, d'où l'usage du nom de Garnier pour
désigner l'auteur.
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Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 2
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L'épilogue que contient seulement le manuscrit P est à prendre en
considération. Le nom en apostrophe qui sort spontanément de la bouche
d'une connaissance que rencontre le poète, bien traité par l'abbesse de
Barking, est Garniers et non Guernes :
Se nuls me dit : « Guarniers, ou vas ? » tuz li munz est miens
environ, v. 14
« Si quelqu'un me dit : ‘Garnier, où vas-tu ?’ tout l'univers
m'appartient autour de moi ».
On dit plus facilement Guillaume Le Clerc (de Normandie) que
Guernes ou Garnier Le Clerc et pourtant nous serions tout aussi autorisés
à employer ce nom en nous appuyant soit sur le v. 5877 :
Guernes li clers del Punt Sainte Messence nez
soit sur le v. 6156 :
Guernes li clers del Punt fine ici sun sermun
Mais Le Clerc est un nom des plus répandus : nous rencontrons dans
le texte deux personnages ainsi appelés en plus de l'auteur lui-même :
Hue li clers, v. 4495 ; Vivïen le clerc, v. 311.
On constate que l'article a été conservé dans le nom de Pont-SainteMaxence qui est dans notre texte Le Pont. Il en est de même pour Punt
l'Evesque dans Rogier del Punt l'Evesque, l'adversaire de Thomas
Becket.
Dernière remarque, sur le nom du héros, cette fois : l'archevêque qui a
fui Northampton a pris le pseudonyme mi-savant Cristien (v. 2060,
2075). On peut supposer que la forme est assez répandue pour ne pas
attirer l'attention.
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