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LA
PENSEE
JUDAIQUE
ET LA
PHILOSOPHIE
MODER
NE
par
Alexandre
KoYRÉ.,
chargé
de
conférences à
lï::
..
cole des Haufes-l:..tudes
Moise
ben
Maïmon
L
'HISTOIRE
de
la pensée ju1ve reflète fidèlement les
vicissitudes historiques
du
peuple
d'IsraëL
Pendant
des
sièdes
entiers,
pendant
les sombres
époque~
d'oppressiOn
et
de
persécution, repliée
sur
elle-même,
se
détournant
du
monde,
elle
avait,
dans
l'étude
de
ses livres
sacrés,
dans
les rêveries confuses
de
la
Kabbale.
trouvé les
forces morales nécessaires
pour
préserver le
peuple
juif
de
la
déchéance
et
de
la
destruction.
Pendant
des
siècles entiers
elle était restée
étrangère
à
la
pensée européenne,
étrangère
aux
mouvements
qu1
l'amma1ent,
aux
problèmes qu'elle
~e
posa1t.
Et
pourtant,
chaque
fots
que
les conditions extérieures,
les condittons
de
la
vie
du
peuple
juif
le permettatent,
la
pensée
judaïque
se
rammait.
reprenatt
contact
avec
la pensée
et
la
ctvilisation
de
son temps,
s'en
imprégnait
profondé-
ment, ma1s en retour lui
apportait
ses problèmes, ses solu-
tions, exerçait elle-même une influence
profonde
sur
la
pen-
sée
et
la
philosophie
de
son époque.
fel
fut le rôle
de
Ph.Ion
d'Alexandrie
qut, le premier,
tenta
une
synthèse
de
la
pensée juive
et
de
la
pensée
grecque:
qui
posa
les
bases
philosophtques sur lesquelles
s'édifia
plus
tard
la théolog1e
et
la
phtlosophie chrétiennes.
L'œu
vre
de
Philon.
cette première synthèse,
ou.
si
!"on
préfère, cette
première conciliatiOn,
domma
la
pensée occidentale
pendant
un m1lher
d'années,
mats
dans
le
judaïsme
même, Ph1lon
n'eut
pas
de successeurs, et, lorsque
md
le
ans
plus
tard,
la
pensée phdosophtque
renaît
chez
les
juifs,
le nom même
de
Philon
e~t
oublié
Ce
fut
au
contact
de
la
brillante
civilisation
arabe
que
la
pensée philosophique se réverlla cette fois-ci
chez
les juifs.
Après
une
courte période
d'apprentissage.
penda
nt laquelle
la philosophie
JUtve
s'assimila les
données
de
la pensée
arabe,
elle
a.
à son tour.
réagi
sur
la
pensée chrétienne. en
lui
transmettant
avec
la
pensée
arabe
les fruits
de
son
propre
travail
; en assurant
par
là
même
la
continuité
du
développement
de
la pensée philosophtque. R1en
n'est
plus
instructif
que
la continuité
et
le parallélisme presque complet
de
ce développement;
nen
ne
fa1t
mteux
comprendre
l'unité
foncière
de
la
CIVIlisation
du
Moyen
Age,
nen
ne
fait m1eux
vo1r
combien vivace fut
sa
vie intellectuelle. combien fré-
quents. nombreux et suiv1s, malgré les dissentiments
et
les
guerres religieuses, furent les
rapports
et
les
échanges
mtel-
lectuels
aux
xl'
et
Xli'
s1ècles.
Les
mêmes problèmes se
~s~nt,
les mêmes solutions
s'ébauchent
et
chaque
fois.
grâce
a 1
apport
des
Arabes
aux
Juifs,
des
juifs
aux
Chrétiens,
l~s
problèmes se posent
d'une
manière plus nette, les solu-
llons deviennent plus préc1ses et plus fermes.
Ibn
Sina
el I
bn
Rochd
(Avicenne
et
Averroes)
chez
les
Arabes.
Ibn
Daud
et
Maimonide
chez
les jUifs.
Albert
le
Grand
et
saint
Thomas
chez les Chrétiens nous montrent
de
manière
frappante
ce
parallélisme
et
ce
progrès incessants.
En
effet, malgré toutes les différences qui subststent néces·
sa1rement
entre
les
Musulmans,
les
juifs
et les Chrétiens, ils
sont b1en proches les uns
des
autres.
Les
religtons mêmes
qu1
les
séparent,
les umssent aussi.
Tous,
en
effet, crOient à
un
Dieu
Un,
créateur
souveram
de
l'homme
et
du
monde,
à l'immortalité
de
!"âme,
aux
récompenses
et
aux
peines
dans
la vte future; tous ils crotent
à une
Révélation
de
ce
Dteu.
révélation contenue
dans
un
hvre;
au
surplus. le
Livre
sacré
des
Juifs
l'est ausst
pour
les Chrétiens,
et
ce
Dieu
qu'ils
adorent
est le même.
Tous
ils sont
persuadés
de
l'autor1té infaillible.
de
la
vérité absolue
de
la Révélation.
Comment
d'ailleurs en
serait-il
autrement?
F.t
pour
tous
se
posent les problèmes,
d'abord
celui
de
comprendre
le
sens
de
cette révéiatton.
ensuite celui
de
la
concilier
avec
les extgences
de
la
pensée
humaine,
de
la
philosophie
qui,
de
plus en plus consciente
de
sa
dtgnité
et
de
sa
valeur,
de
l'hu-nble
servante
qu'elle
fut
jadis,
tendait
à
devenn
une
rivale
dangereuse
Il
nous
est assez difficile
aujourd'hui
de
nous
rendre
compte
de
l'importance
de
ces problèmes.
Pour
nous,
1ls
se
posent -s'ils
se
posent -
d'une
manière purement théo-
rique.
et
pratiquement
ils
ne
se posent pas.
La
pensée relt-
gieuse a
depuis
longtemps
perdu
son rôle
dom
mant;
la
foi,
lorsqu'elle n'est
pas
devenue
un
s1mple
objet
de
la
recherche
scientifique,
de
l'histoire
ou
de
la
psychologte religieuses se
borne
à chercher
pour
son
Dieu
une
place
à côté, ou en
dehors
du
monde
de
la
nature.
Or,
il
n'en
était
pas
ainsi
aux
X(
et
x11•
siècles.
La
religion formait
la
base
même
de
la vie, vie individuelle
aussi
bien
que
soctale. CelUI qui touchait à
la
rehgion
ébran·
lait
par
là
même les
bases
de
la
société,
qu'un
conAit entre
la
foi
et
la raison
menaçait
d'entraîner
dans
l'abîme.
Le
conAit
n'était
pas
bten
grave
tant
que
la
pensée philo-
sophique restait imprégnée
de
l'esprit
relig~eux,
tant
que
pou
r la philosophie
comme
pour
la
f01,
le
monde
maténel,
le
monde
réel n'appara1ssa1t
que
comme
création arbitraire
de
la
divinité, constamment soumis
dans
son être
auss1
bien
que
dans
son devenir
aux
mterventions incessantes
de
la
volonté divine.
Tel
était le
monde
des
Asharites
et
des
Motakallimun
arabes,
tel il
était
auss1
pour
les pre-
miers philosophes jutfs. les
Saad1a
ben
joseph al
Fayoumt,
les
Bah
ir
et
Be
n j
udah.
Le
monde
et
les c1eux clama1ent
la
gloire
de
l'Eternel,
comme
dit le
Psalmtste;
c'était
d'ailleurs
leur umque ra1son
d'ê
tr
e.
La
difficulté -st difficulté
il
y a vat! -eta1t
de
trouv
er
au
monde
une
place
à côté
de
Dieu.
et
dans
les
systèmes des néoplatonistes mystiques, comme Bah1a ibn
Pakuda
et
Ibn
Gabirol,
Scot
Eurigène
et les mysttques
chrétiens le
monde
court
un
fort
danger
de
perdre
complè-
tement
sa
réalité propre.
de
se résoudr ..
et
de
se
résorber en
Dieu
et
la
doctrme myst1que
tend
à
sombrer
dans
un
pan-
théisme
ou
un
acosmtsme
confu~.
Mats
lorsque le développement
de
la
civihsation
maté·
nelle
amena
avec
iut
un
développement
parallèle
des
sciences
et
des arts. lorsque la connaissance
de
plus en plus précise
des
œuvres
de
la
philo.ophie grecque
dre;sa
en
face
de
la