1 Le français parlé du Mali : une variété régionale ? Ingse Skattum1

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Le français parlé du Mali : une variété régionale ?
Ingse Skattum1
Université d'Oslo
1. Introduction
Peut-on considérer le français parlé au Mali comme une variété régionale et si oui, sur
la base de quels critères? Les facteurs généralement reconnus comme influant sur la
variation linguistique sont de nature 1) intrasystémiques (les "points faibles" inhérents
à la langue)2; 2) intersystémiques (résultant du contact des langues); 3)
extrasystémiques (influence du contexte extralinguistique) (Chaudenson et al. 1993).
Si, de nos jours, l'importance des facteurs extralinguistiques est généralement
reconnue, les rapports entre facteurs intra- et interlinguistiques sont encore débattus.
Alors que certains mettent l'accent sur les facteurs inhérents à la langue plutôt que sur
les interférences3 résultant des contacts des langues4, d'autres au contraire focalisent
sur ce qu'on appelle contact linguistics (Ploog 2008:251)5.
Dans sa définition du régiolecte, C. Bavoux (1997:237) met ainsi surtout en
avant l'exploitation, par les communautés linguistiques, des ressources propres à la
1
Je remercie Mortéza Mahmoudian, Gérard Dumestre et Chantal Lyche de leur lecture de versions
préliminaires de cet article.
2
Les traits linguistiques irréguliers, rares et opaques seraient plus exposés aux variations que les traits
réguliers, fréquents et transparents. Ainsi, par exemple, la proposition relative et les pronoms
personnels du français, qui ont des modes de fonctionnement qu'on ne retrouve pas en d'autres points
du système, représenteraient-ils des zones de fragilité.
3
"Le transfert de règles d'une langue à une autre" (Chaudenson et al. 1993: 66).
4
Pour une discussion des problèmes théoriques et méthodologiques liées aux interférences comme
mode d'explication de la variabilité et du changement linguistique, voir A. M. Knutsen (2007:20-24).
Elle en conclut que "la théorie des interférences doit intervenir seulement dans les cas où il n'est pas
possible de trouver une motivation intrasystémique pour expliquer le changement linguistique"
(op.cit.:24).
5
Comme représentants de ce domaine de recherche, K. Ploog (ibid.) cite entre autres Myers-Scotton
(2002), Heine & Kuteva (2005), Johanson (2005), Mithun (2007), Manessy (1989) et Thomason
(2001). Leurs approches diffèrent: Myers-Scotton étudie la grammaire [abstraite] des locuteurs
bilingues, Heine & Kuteva focalisent sur les résultats de l'activité linguistique plutôt que sur les
processus cognitifs et parlent de ces résultats comme une replication, alors que Johanson utilise le
terme de structural copying, et Mithun celui de gradual typological alignment. Manessy a lancé la
théorie de la sémantaxe, voyant une bonne part des restructurations comme motivées par une différence
de catégorisation sémantique entre les langues en contact et non comme des interférences provenant
d'une langue spécifique ni comme des résultats de l'apprentissage imparfait de la langue seconde (L2).
Thomason admet comme Manessy qu'il peut y avoir des changements linguistiques sans interférence
d'une langue spécifique, mais met l'accent sur l'apprentissage (imparfait) de la L2, qui conditionnerait
l'introduction de plus ou moins d'emprunts ou d'interférences structurelles de la langue première ( L1).
2
langue – sans toutefois nier l'apport des langues en contact. F. Gadet et M. C. Jones
examinent plus spécifiquement ce qui paraît être des interférences syntaxiques de
l'anglais dans certaines variétés de français parlées en Amérique du Nord et aux îles
de la Manche. Elles montrent que d'autres motivations en plus – ou au lieu – de
l'interférence sont presque toujours envisageables. Plusieurs structures attestées dans
d'autres lieux ou à d'autres époques illustrent les possibilités inhérentes au système de
la langue française. Or, le type de contexte (le français=L1) qui sert à cette
démonstration n'est pas le même qu'en Afrique (le français=L2). Aussi les auteurs
justifient-ils leur choix de locuteurs natifs par la plus grande complexité du contexte
africain :
Although of undoubted interest to the topic of 'panlectal' variation in
French (i.e. all possible varieties of French, cf. Gadet 2006), data from the
African varieties of French [...] will not be discussed in this paper. This is
in order to avoid muddying the waters by introducing other factors that
can lead to divergence6, such as the precise nature of the transmission
chain or the number and the typological features of the languages in
contact (op.cit.:240).
Dans cet article, je voudrais justement étudier un contexte africain en vue
d'examiner les rapports entre facteurs intra- et intersystémiques. Le français y est le
plus souvent appris comme langue étrangère, et tout enseignant d'une langue
étrangère sait que la langue des apprenants, l'"interlangue", est caractérisée par des
emprunts grammaticaux de leur L1, éventuellement aussi d'autres langues apprises
précédemment. Comme l'écrit A. Queffélec (2008:73) à propos de l'évolution du
français en Afrique noire : "Les normes locales, relativement permissives, subissent
l'influence des langues en contact et des véhiculaires africains dominants".
Je me baserai sur des enregistrements faits au Mali en 2006 et 20087, profitant
de mes connaissances du bambara pour relever quelques structures qui me semblent
provenir de ce substrat. Je chercherai à déterminer si ces structures sont attestées chez
des locuteurs d'autres langues africaines, au Mali ou ailleurs en Afrique, pour discuter
s'il s'agit de traits régionaux ou panafricains. Vu l'étendue du monde francophone, je
6
Elles focalisent sur les convergences des structures de l'anglais et du français.
Dans le cadre d'un projet international, CFA (Contemporary French in Africa and the Indian Ocean)
qui, à l'aide d'un protocole d'enquête commun, se propose de comparer le français oral de six pays
africains et deux îles de l'Océan indien, choisis comme représentants de trois types de contexte
sociolinguistique. Pour une présentation du CFA, voir Dister et al. (à paraître).
7
3
ne prétends nullement à l'exhaustivité, mais espère apporter des éléments à la
discussion sur l'interférence des langues africaines dans le français contemporain de
l'Afrique.
Je m'interrogerai aussi sur le rapport entre substrat et région : dans quelle
mesure l'interférence d'un substrat peut-elle "contaminer" le superstrat des locuteurs
d'autres substrats et devenir une particularité régionale? Et dans quelle mesure une
particularité née d'un contact spécifique peut-elle se généraliser? S. Lafage
(2002:LXV) constate que "de nombreuses lexies ont voyagé à travers tous les pays
dits francophones (constituant la base de ce que l'on pourrait dénommer le 'français
d'outre-mer' par exemple)". Les langues africaines transcendent d'autre part les
frontières établies par les puissances coloniales. Il faut donc se demander si le cadre
national est le meilleur pour étudier les régionalismes. Ce problème dépasse d'ailleurs
le continent africain: Gadet et Jones (2008:238) reconnaissent que "the very act of
considering languages at a 'national' level could be criticized as something of an oversimplification". C'est ainsi que dans cet article, je prendrai en compte l'existence du
substrat dans les pays voisins du Mali.
La question d'une variété régionale du français au Mali est ainsi posée sous
deux angles: les rapports entre facteurs inter- et intrasystémiques et les rapports entre
substrat et variation diatopique du superstrat. L'hypothèse d'interférences n'est pas en
effet en contradiction avec l'hypothèse qui sous-tend le projet CFA : un français
panafricain qui s'intégrerait dans un français panlectal. Les exemples montreront qu'il
s'agit souvent de motivations multiples.
Mais avant de passer à l'analyse des exemples, je présenterai brièvement la
situation sociolinguistique du Mali et la méthodologie de l'enquête.
2. Situation sociolinguistique du Mali
Les pays africains de langue officielle française où une langue nationale (LN)
fonctionne comme langue véhiculaire se distinguent des pays ou régions où un grand
nombre de langues coexistent et où une langue européenne assure la communication
interethnique. Dans le premier type, le français reste généralement confiné à des
contextes formels, tendant vers la norme hexagonale. Il y a alors discontinuité entre le
4
français et les LN. Dans le second cas, il y a normalement continuité entre le français
et les LN.
Le Mali est représentatif du premier type, possédant une langue endogène
majoritaire au niveau national, le bambara. Avec le dioula et le malinké il fait partie
des langues mandingues8, si proches qu'on les considère souvent comme une langue
unique, le mandenkan. Celui-ci fonctionne comme vernaculaire et véhiculaire dans
une dizaine de pays de l'Afrique de l'Ouest. Au Mali, le bambara est parlé par environ
80% des 13 millions d'habitants comme L1 ou lingua franca. Il existe par ailleurs une
vingtaine de LN au Mali (Skattum 2008). Le bambara, surtout dominant au sud et
dans les villes, ne cesse d'avancer (Dumestre 1994, 2003), mais on trouve, notamment
parmi les Songhay et les Touareg au nord, une certaine résistance à cette domination
(Canut 1996).
3. Méthodologie de l'enquête
Les enregistrements sélectionnés pour cette discussion sont effectués avec 15
locuteurs maliens (sur un total d'environ 45 enregistrés9 choisis en fonction de quatre
paramètres sociaux : niveau d'éducation, âge, L1 et sexe). Le sujet de cet article étant
le rôle de l'interférence, c'est le paramètre L1 qui a primé dans le choix des enquêtés
ici: 9 Bambara, 3 Songhay et 3 Touareg (qui parlent la langue tamasheq).
Aux 15 entretiens semi-directifs d'environ 20 mn chacun s'ajoutent 3
conversations libres (CL)10 d'une moyenne de 18 mn chacune, entre 1) locuteurs du
bambara; 2) locuteurs du songhay; et 3) locuteurs du tamasheq. La durée totale des 18
enregistrements est de 5 h 53 mn.
Les enquêtés vivent à Bamako et à Ségou, dans la zone bambarophone. Ce
contexte facilite l'identification des interférences, tâche méthodologiquement ardue
dans des situations plurilingues plus complexes (voir Knutsen 2007:20-24 sur la
quasi-impossibilité de les identifier à Abidjan).
8
On laisse normalement les ethnonymes africains invariables, faute de pouvoir utiliser l'opposition
sing./plur. de la langue source. Mandingue(s) fait exception à cette règle, recevant le plus souvent le -s
du pluriel.
9
Enregistrements faits en décembre 2006 avec ma collègue Chantal Lyche de l'Université d'Oslo et par
moi-même en 2008.
10
Conversation entre deux personnes se connaissant, sans la présence de l'enquêteur.
5
La présente étude est la première exploitation d'un corpus CFA. Comme nous
ne disposons pas encore de données pour les autres pays prévus par le projet11, je
m'appuierai pour la comparaison essentiellement sur les grammaires et dictionnaires
du bambara et du français auxquels j'ai pu avoir accès (voir en fin d'article).
4. Discussion de quelques traits lexico-syntaxiques
Je me limiterai ici à quelques aspects lexico-syntaxiques12 pour illustrer le sujet de cet
article. Les exemples sont choisis parmi un nombre non négligeable de structures
équivalentes repérées en mandenkan. Je n'aborderai pas des sujets comme
l'énonciation (Canut 1998) ou le système verbal, qui chacun demanderaient des
analyses plus approfondies13.
Pour répondre aux questions posées, les exemples sont regroupés selon leur
extension : attestés seulement dans l'aire mandingue (4.1) ou attestés dans d'autres
pays africains aussi (4.2)14. Le Mali, le Burkina Faso (BF) et la Côte d'Ivoire (CI)
représentent ici l'aire mandingue, le Burundi (BU), la République centrafricaine
(RCA) et le Congo (CO) l'Afrique non mandingue, avec le Sénégal (SEN) en position
intermédiaire (le mandenkan y est une langue minoritaire).
Tous les enquêtés sont scolarisés. Trois niveaux d'études sont définis : CEP
(Certificat d'Etudes Primaires, 6 ans), DEF (Diplôme d'Etudes Fondamentales, 9 ans)
et Bac/Bac+. Les locuteurs sont identifiés par un code reflétant leur profil social.
Ainsi, CEP62BH est une personne ayant obtenu le CEP, de 62 ans, qui est de L1
bambara, et de sexe masculin (H=homme).
4.1. Structures attestées seulement dans l'aire mandingue
(1) d'abord 'pas encore'
a) Non, non, non, je n'ai pas appris ça d'abord [pas encore appris] CEP62BH
b) je n'ai pas été riche d'abord [je n'ai pas encore / jamais été riche] DEF33BH
11
En Centrafrique, un corpus CFA a été collecté en janvier-février 2008 par G. Bordal. Je la remercie
de m'avoir déjà fourni certains points de comparaison.
12
Le volet phonologique du CFA est assuré par le projet PFC (Phonologie du français contemporain),
voir www.projet-pfc.net.
13
Voir Queffélec (2008) pour des pistes de recherche générales sur le français en Afrique.
14
C'est-à-dire attestés dans les dictionnaires consultés.
6
En bambara, l'adverbe fòlò signifie 'autrefois, auparavant, avant, d'abord' et, dans une
phrase négative, 'pas encore' (Bailleul 2000). L'emploi négatif est fréquent chez les
locuteurs bambara de niveaux basi- et mésolectal (CEP et DEF), mais n'est pas
attestée chez les locuteurs des deux autres LN. Comme la structure se retrouve aussi
au BF (IFA15) mais pas ailleurs, l'interférence du mandenkan semble probable. Elle
illustre la perte d'une forme qui est sans équivalent dans le substrat ('pas encore'), au
profit d'une forme qui existe dans le substrat avec le même sens (fòlò 'd'abord' dans
une phrase négative = 'pas encore'). On peut discuter si, en plus du calque, on peut y
voir une simplification du français (une seule forme, interprétable selon le contexte,
au lieu de deux formes distinctes), donc s'il y a lieu de parler d'un facteur
intrasystémique qui renforcerait le facteur intersystémique.
(2) seulement 'dès que', 'aussitôt que'
a) parce que les enfants, quand ils arrivaient en 4e, 5e, s'ils ont l'âge de pouvoir
faire certains travaux, comme c'est un coin d'élevage, s'ils ont pu avoir
l'âge de faire le berger seulement, ils ne venaient plus [dès qu'ils avaient
l'âge de garder les troupeaux, ils ne venaient plus à l'école] Bac49BH
b) Il y a certains cours aussi auxquels les profs viennent les dispenser là, hein, il
va venir seulement, il va donner la copie au responsable de classe [dès
qu'il arrive en classe, il donne la copie] Bac22SH (CL)
c) Si on descend seulement, on peut aller, Inch Allah, s'il plaît à Dieu [aussitôt
qu'on part d'ici, [...] on peut aller [chez toi]] CEP53TF (CL)
En bambara, dòròn se traduit par ''seulement, ne...que, à peine..., dès que, aussitôt
que...' [...] su kora dòròn, n nyè tè foyi ye dès que tombe la nuit, je ne vois plus rien"
(Bailleul 2000). L'emploi temporel de seulement est fréquent chez les bambarophones
de tous niveaux. On l'observe aussi chez les locuteurs songhay (2b) et touareg (2c) en
conversation libre. La structure est de plus attestée en CI, où elle est fréquente pour
traduire un passé rapproché (LAF, IFA), mais pas dans les autres pays. L'interférence
semble donc contagieuse, mais restreinte à l'aire mandingue. Le sens temporel paraît
d'ailleurs plus large au Mali, où seulement s'utilise pour le passé (a), le présent (b) et
le futur (c). Comme dans l'ex. (1), l'emploi d'un seul terme au lieu de deux (seulement
/ dès que) représente une certaine simplification de la langue cible.
15
Les abréviations des dictionnaires se trouvent en fin d'article.
7
(3) ça vaut 'indication de temps'; 'le nombre est égal à'; 'ça coûte'
a) j'ai quitté là-bas, ça vaut pas très longtemps [je suis parti de là-bas il n'y a pas
très longtemps] CEP42BH
b) ça vaut dix [il y a dix [chambres]] DEF33BH
En bambara, le verbe ka bò signifie 'contenter, suffire à; égaler, valoir, coûter'
(Bailleul 2000). C'est la traduction 'valoir' qui est utilisée pour les indications de
temps et de nombre, mais seulement chez les Bambara, de niveaux CEP et DEF. Il n'y
a aucune occurrence chez les Songhay et les Touareg. Le sens 'coûter' s'entend par
ailleurs fréquemment au Mali. Ces emplois de valoir sont attestés au BF (IFA) et en
CI (LAF). Les multiples significations et fonctions du verbe faire : causatif, auxiliaire,
proforme verbale, verbe support, emploi impersonnel, verbe attributif, complément de
mesure... (Riegel et al.:637) peut expliquer son remplacement par un verbe de sens
moins large, disponible dans le substrat avec le même sens.
(4) ça a trouvé que 'il est arrivé que', 'il s'est avéré que'
a) Après mon naissance, une semaine seulement après le baptême, ça a trouvé
qu'on était déjà muté [Ce qui est arrivé, c'est qu'après ma naissance, déjà
une semaine après mon baptême, on [mon père et sa famille] a été muté
CEP42BH
b) ça a trouvé que j'avais dépassé l'âge d'inscription [il s'est avéré que]
Bac49BH
En bambara, l'expression a y'a sòrò paraît dans des "propositions impliquantes à
pronom d'appel a 'il'"(Dumestre 2003:372). La tournure équivalente en français est
extrêmement fréquente parmi les Bambara, sans égard au niveau (sauf Bac+) et
s'observe aussi chez les étudiants songhay, mais pas chez les femmes touareg. Cet
emploi impersonnel du verbe trouver n'est pas mentionné dans les dictionnaires, et
semble être une interférence propre au Mali, partiellement contagieuse.
Cependant, on trouve en français hexagonal des emplois impersonnels (mais
pronominaux) de sens proche: "(Fin XVe) ...IL SE TROUVE QUE...il arrive que', il
se fait que [...] Il se trouva que réellement il mourait de faim [...]" (GR). En langue
familière, on utilise comme au Mali le sujet impersonnel ça: "Si ça se trouve, il ne
rentrera pas déjeuner cela peut arriver (ibid.). Le système français admet donc
facilement de tels emplois du verbe trouver.
8
4.2 Structures attestées aussi en dehors de l'aire mandingue
Après ces deux expressions temporelles et deux verbes impersonnels, en usage dans
l'aire mandingue seulement, nous passons à des structures qui sont attestées ailleurs
en Afrique. Leur motivation intersystémique est donc plus incertaine. Il faut invoquer
d'autres hypothèses : le "voyage" de certains traits de l'aire mandingue à d'autres
régions subsahariennes16 ou des structures syntaxiques ou sémantiques semblables
dans plusieurs langues africaines17.
Voici quelques exemples de structures existant en mandenkan et attestées en
dehors de l'aire mandingue :
(5) trouver 'obtenir', 'réussir à avoir', 'avoir' (aspect accompli)
Mais moi, grâce au bon Dieu, moi, j'ai eu la chance, j'ai trouvé deux enfants
devant ma mère [j'ai eu deux enfants quand ma mère était encore en vie]. La
petite fille là, que j'ai trouvée, après, ça vaut pas une année, ma maman est
morte [Moins d'une année après la naissance de ma fille, ma mère est morte].
Elle a été décédée, bon, c'est le même année que j'ai trouvé mon permis et c'était
le même année que mon jeune frère a trouvé son premier partie de la bac.
CEP62BH
En bambara, le verbe sòrò se traduit par 'obtenir, recevoir, se procurer; gagner,
acquérir; trouver' (Bailleul 2000). Les sens 'obtenir' et 'réussir à avoir' sont fréquents
chez les Bambara de niveau CEP pour des objets tant inanimés (diplôme) qu'animés
(enfant), dans des contextes où le français utiliserait obtenir ou avoir à l'aspect
accompli: j'ai eu/obtenu mon diplôme; j'ai eu un enfant. Or, le même glissement de
sens s'observe au Tchad : "'Il a été jusqu'en troisième, il a trouvé son brevet'" (IFA) et
en RCA: "Euh, euh, j'ai trouvé un enfant, voilà" (RCA, corpus Bordal). Le verbe
gagner (autre traduction possible de sòrò) semble avoir un sens proche, mais plus
large. En CI, c'est un "verbe outil à signification très étendue: avoir, obtenir, recevoir,
trouver. [...] gagner petit, attendre un enfant [...] gagner travail trouver du travail
[...]" (LAF). Or, gagner dans ce sens est attesté dans nombre de pays (Bénin, Burkina
Faso, Cameroun, Côte d'Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo, RD Congo) selon IFA,
qui le définit comme un "[v]erbe à signification assez large: obtenir, avoir, recevoir,
16
K. Ploog (2008) discute si l'un des traits "panafricains" les plus répandus, LA (souvent appelé
"particule de clôture") peut provenir du mandenkan.
17
G. Manessy définit la sémantaxe comme "les processus cognitifs qui président à la mise en forme et
à l'organisation de l'information" (Manessy 1994:87).
9
trouver, [qui] entre dans une série de loc. et de cooccurrences" (IFA). Le facteur
intersystémique coïncide ici avec un facteur intrasystémique: le verbe avoir est
irrégulier et le participe passé eu morphologiquement et phonétiquement difficile par
rapport aux formes régulières trouvé et gagné. On peut aussi invoquer une motivation
extrasystémique ou sémantaxique: il se peut que d'un point de vue africain, le verbe
trouver implique naturellement un élément de chance, d'opportunité : j'ai eu la
chance, j'ai trouvé deux enfants....
(6) aussi 'non plus'; 'quant à'
a) Ce dernier a instauré une régime dictatoriale. C'est ce qu'on n'a pas voulu, ça
aussi [non plus] CEP46BH
b) Je n'ai pas pu passer la 5e année aussi [Je n'ai pas pu passer en 5e année non
plus] Bac49BH
c) Bon, ma maison où j'habite là, c'est pas aussi trop difficile à retrouver [quant
à ma maison, elle n'est pas très difficile à trouver] DEF33BH
d) Mariam aussi n'est pas sa première femme [Quant à Mariam, elle n'est pas]
Bac60BF
En bambara, fana signifie 'aussi' et, dans une phrase négative, 'non plus' (Bailleul
2000). Fana sert de plus comme particule contrastive (Dumestre 2003:305). Les deux
emplois sont attestés dans notre corpus chez les Bambara, sans égard au niveau de
scolarisation, mais pas chez les locuteurs des deux autres langues. L'emploi négatif
(6a,b) est fréquent au Mali, au BF (IFA) et en CI (LAF). Or, on le retrouve aussi en
RCA (QU) et au Burundi (FRE). Mais aucun des dictionnaires ne fait mention du sens
contrastif 'quant à' (6c,d). Il est difficile de savoir s'il s'agit d'une omission de la part
des lexicologues ou d'une différence d'usage qui en ferait une particularité malienne.
Quant à la motivation, on se demande si la négation d'aussi est inhabituelle dans les
langues africaines. (Voir aussi l'ex. (1) d'abord). Dans les deux exemples (1) et (6), on
peut en effet discuter s'il s'agit d'une simplification du français : au lieu de deux
termes, un seul, dont le sens négatif ressort du contexte. La différence est qu'un
calque du mandenkan semble probable pour (1), alors que pour (6), il faut prendre en
compte les diverses hypothèses mentionnées ci-dessus.
5. Conclusion
10
Prenant comme point de départ quelques lexies et locutions dans lesquelles j'ai cru
reconnaître des structures du bambara, j'ai examiné si elles étaient attestées au Mali
(par des locuteurs du bambara ou d'autres L1), dans l'aire mandingue ou ailleurs en
Afrique.
La majorité des structures citées comme particularités du français proviennent
de locuteurs de niveau CEP ou DEF (6 ou 9 ans d'école), mais aussi de locuteurs de
niveau Bac (catégorie qui comprend aussi des enseignants diplômés d'une école
normale) et même Bac+ (étudiants en 1e et 2e année). Leur français peut être
caractérisé de basi- ou mésolectal. Le français acrolectal s'observe surtout chez des
locuteurs de niveau supérieur (maîtrise, thèse, séjours à l'étranger...), parfois aussi
chez des enseignants d'un certain âge (60 ans+). Ce français s'approche effectivement
du français hexagonal – parfois teinté d'une certaine "préciosité". Il n'a pas fait l'objet
d'étude de cet article.
La L1 joue un rôle certain : on trouve des structures qui, au Mali, ne
s'observent que parmi les bambarophones (ex. (1) : d'abord, ex. (3) : ça vaut), et qui
par ailleurs sont attestées dans l'aire mandingue. D'autres sont adoptées aussi par les
locuteurs songhay et / ou touareg (ex. (2) : seulement, ex. (4) : ça a trouvé que) en
plus d'être attestées dans l'aire mandingue. On peut donc considérer ces structures
comme interférentielles et, si elles sont adoptées par les locuteurs d'autres langues,
aussi comme des particularités régionales. Cependant, d'une part, le corpus examiné
ici (6 locuteurs de L1 autres que le bambara) n'est pas suffisant pour exclure que les
structures 1 et 3 soient adoptées par des locuteurs non natifs du bambara ; d'autre part,
les dictionnaires consultés ne spécifient pas la L1 des locuteurs.
On peut conclure des exemples 1-4 que dans les rapports substrat–région, c'est
le substrat qui prime, du moins pour la langue dominante. Il semble probable que ce
substrat dominant colore aussi le français des locuteurs d'autres langues, même si
toutes les interférences ne sont pas attestées chez les Songhay et Touareg de ce
corpus. Comme le constate K. Ploog à propos de certaines langues non mandingues
de la Côte d'Ivoire :
[...] these languages are not sufficiently dominant to affect French
structures on the level of the speech community. On the contrary,
languages from the Mande group might have been very influential in
the local language dynamics observed in French (Ploog 2008:257).
11
Il serait d'aillleurs intéressant d'étudier le rôle des interférences de substrats
minoritaires comme le songhay et le tamasheq dans le français parlé dans leur région.
Les rapports entre facteurs inter- et intrasystémiques sont plus difficiles à
déterminer. Pour plusieurs structures du point 4.1, en plus des motivations
intersystémiques, j'ai proposé des motivations intrasystémiques : simplification ex. (1)
et (2), précision ex. (3), et structures semblables en français hexagonal : ex. (4). Il
serait certainement possible d'en trouver d'autres – on sait que les points faibles d'un
système linguistique constituent en soi une motivation de changement.
Pour les exemples du point 4.2, ce sont les motivations intersystémiques qui
sont difficiles à déterminer. Comme ces structures : (5) : trouver et (6) : aussi, sont
attestées dans des régions avec d'autres substrats, il faut soit remettre en cause
l'équivalence proposée entre substrat et superstrat, soit envisager l'influence du
mandenkan, langue véhiculaire, sur d'autres langues africaines ou celle du français
parlé par les Mandingues sur le français des locuteurs d'autres langues. Cette
hypothèse est plausible car les Mandingues sont de grands commerçants qui depuis
longtemps voyagent à travers l'Afrique. Mais il peut aussi s'agir de structures
syntaxiques ou sémantiques communes à plusieurs substrats. Au-delà des exemples
concrets de cet article, évoquons enfin l'influence sur la syntaxe d'un facteur
extrasystémique, le contexte d'oralité18.
Il est une catégorie de particularités dont je n'ai pas fait mention : les traits
panafricains bien connus qui, autant que je peux en juger, sont sans rapports avec le
bambara. Ils sont largement attestés dans ce corpus, mais ne se prêtent pas à la
discussion que j'ai voulu mener ici.
Tentons pour terminer de répondre à la question initiale : Le français parlé au
Mali est-il une variété régionale ? Il me semble qu'il y a plutôt une variété régionale
propre à l'aire mandingue, de caractère basi- et mésolectal, parlé par des locuteurs
scolarisés, même bacheliers ou étudiants. D'autre part, le français proche du standard
qu'on dit caractéristique des pays possédant une langue africaine dominante, existe bel
et bien, mais paraît réservé à une petite élite de très haut niveau d'éducation.
En même temps, les traits attestés en dehors de l'aire mandingue témoigne de
l'existence d'un français panafricain dont ferait partie cette variété régionale.
18
Répétition d'unités lexicales ou de structures syntaxiques, balancement rythmique, parataxe,
topicalisation... (Skattum 1991).
12
Références bibliographiques
Bailleul, C. 2000. Dictionnaire bambara-français. Bamako, Eds. Donniya.
Bavoux, C. 1997. Régiolecte. In M.-L. Moreau: Sociolinguistique. Concepts de base.
Bruxelles, Mardaga:236-238.
Canut, C. 1996. Dynamiques linguistiques au Mali. Paris, Didier Erudition.
Canut, C. 1998. Syntaxe de l'oral et spécificités sémantico-énonciatives du français
parlé au Mali. Le français en Afrique, 12:63-73.
Chaudenson, R., R. Mougenon et E. Beniak1993: Vers une approche panlectale de la
variation du français. Paris, Didier Erudition.
Dister, A., F. Gadet, R. Ludwig, C. Lyche, L. Mondada, S. Pfänder, A.-C. Simon, et I.
Skattum (à paraître). Deux nouveaux corpus internationaux du français: CIELF (Corpus international et écologique de la langue française) et CFA (Français
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FRE : Frey, C. 1996
GR : Frey, A. 2001
IFA : Equipe IFA 1988
LAF : Lafage 2002-2003
MQ : Massoumou et Queffélec 2007
PAT : N'Diaye Corréard et al. 2006
QJ : Queffélec et Jouannet 1982
QU : Queffélec 1997
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