« C'est l'aspect
égalitariste de l'islam qui
attire les
jeunes musulmans, même
-- surtout ?
s'ils sont marxistes »
Il se passe en ce moment dans le monde mu-
sulman un phénomène presque incompréhen-
sible pour les Occidentaux : les jeunes musul-
mans — qui hier, semblaient plutôt militer 'à
gauche — font aujourd'hui un spectaculaire
retour à l'islam. Mais qu'est-ce qui les attire
dans ces mouvements islamiques,
tous plutôt
rétrogrades sur le plan social ou sur le plan
des moeurs? Comment expliquer que des étu-
diantes iraniennes remettent volontairement le
« tchador », ce voile noir qui les coupe
du
monde ? Pourquoi
le mouvement religieux
exerce-t-il un tel attrait sur la jeunesse musul-
mane?
HABIB BOULARÈS. —
Mettons les choses au
point : les actuels mouvements islamiques ne
sont pas, contrairement aux apparences, des
mouvements religieux. Ils sont des mouvements
(*) Ecrivain, journaliste, ancien ministre
tunisien de l'Information.
politiques. Certes, ils
se réclament de l'islam,
mais ils n'apportent aucune contribution ni à
la pensée ni à la spiritualité islamique en géné-
ral. Par exemple, le nom de Muhammad Iqbal
— le seul grand philosophe islamique du
xx° siècle — n'est en ce moment cité par per-
sonne, mentionné nulle part. Certes, il existe
dans le monde musulman — et particulière-
ment chez les jeunes — un besoin de spiritua-
lité : comme la jeunesse du monde entier, les
jeunes musulmans cherchent un sens à la vie,
une
réponse à leurs interrogations — et ce n'est
pas la moderne civilisation technicienne
qui
peut les satisfaire,.. Les jeunes Européens sont
attirés par les sectes, la spiritualité hindoue,
le
zen ou autre chose. Les jeunes musulmans, tout
naturellement, cherchent à retrouver l'islam.'
Mais cette aspiration, normale, est utilisée,
« détournée » en quelque sorte, par les chefs
des mouvements islamiques, pour une mobili-
sation politique au détriment d'un véritable re-
nouvellement spirituel. En effet, qu'est-ce qui
intéresse aujourd'hui les mouvements islami-
ques? Que réclament-ils ? Uniquement une
prise en charge de la société par la loi isla-
mique, la cheri'a, et la subordination de l'Etat
à l'instance religieuse. Que disent-ils à leurs
fidèles ? « Faites vos prières, ne buvez pas d'al-
cool, respectez le ramadan », etc. Est-ce là
vraiment vivre sa foi ? Non. Ils insistent sur la
pratique, sur la gestuelle ou, si vous préférez,
sur la loi et le culte et non sur l'approfondisse-
ment religieux. Cela éclaire leurs objectifs et
trace leurs limites.
Vous dites qu'ils réclament l'application de la
cheri'a, la loi coranique, mais n'est-elle pas
reconnue
et largement appliquée dans la plu-
part des pays musulmans ? Alors, que deman-
der de plus ?
H.B. —
C'est vrai, mais pour les
islamistes
les Etats n'obéissent jamais assez à la cheri'a.
En ce sens, je crois que les régimes les plus
contestés seront aussi les régimes les plus e mo-
dernes ».
L'Arabie saoudite, par exemple, n'a
pas à craindre un phénomène iranien parce
qu'elle vit dans un système si rigoureusement
islamique (l'Etat y est en fait subordonné aux
chefs religieux) qu'on ne voit pas où pourrait
s'exercer une contestation de ce type. Sadate
est attaqué surtout par un groupe de puritains
intégristes qui s'appelle Takfir oua Hijra (Re-
pentir et Exil) mais je crois que les masses
égyptiennes, profondément croyantes, ne sont
pas pour autant prêtes à suivre un extrémisme
islamique.
Admettons que ces mouvements, en apparence
religieux, soient en fait politiques. Qu'est-ce qui
explique
leur brusque éclosion, leur succès,
leur large audience ?
H.B. —
C'est très simple. Les islamistes, tout
comme les marxistes, sont confrontés à un cer-
tain contexte social et politique caractérisé par
un échec et une aliénation. L'échec est
l'échec
social
du développement — qui n'est pas for-
cément lié à l'échec économique comme on l'a
trop longtemps et trop naïvement cru dans le
tiers monde.
En effet, les sociétés musulmanes, même les
plus riches, connaissent une subite accentuation
des inégalités, l'oppression et la morgue des
classes dirigeantes, l'étalage impudent des ri-
chesses, toutes choses condamnées aussi bien
par le marxisme que par l'islam. Ensuite, l'alié-
nation, par mimétisme pro-occidental, est peut-
être encore plus grande aujourd'hui que sous
la domination coloniale, parce qu'elle est dé-
culpabilisée et intériorisée. Quand des libéraux
ou des intellectuels musulmans dénoncent cette
aliénation, on ne les entend pas : qu'ont-ils
d'autre à proposer qu'une copie de l'Occident ?
En revanche, les islamistes offrent une alter-
native autrement plus séduisante lorsqu'ils par-
« Si l'Europe a peur
de l'islam,
c'est parce que
cette religion favorise
la résurgence du sacré dans
la politique »
On parle beaucoup de l'islam et on écrit
beau-
coup sur
l'islam en ce moment, en Occident.
Comment vous, historien musulman, ressentez-
vous ce « regard de l'autre ?
HICHEM Mer. —
L'Occident chrétien s'est
forgé une certaine image de l'islam et cette
image, ce regard posé sur nous, il est essentiel
•
que nous sachions ce qu'il dissimule. Non par
esprit polémique mais parce que le regard d'au-
trui, même s'il nous paraît faux ou injuste,
nous révèle aussi, en même temps, quelque
chose de nous-mêmes... Pendant le haut Moyen
(*) Historien
de la civilisation islamique,
auteur du livre très récent « l'Islam
et l'Eu-
rope » (Seuil, 1978).
Age, l'Occident, bien que
touché sur
ses marges
(Espagne, Italie du Sud, Gaule méridionale) par
la vague sarrasine, n'élabore pas une vision
intellectuelle très claire de l'islam — qui est
absent par exemple de la Renaissance carolin-
gienne. Mais les invasions arabes laisseront dans
l'inconscient collectif médiéval une impression
d'agression, d'hostilité, qui subsistera très long-
temps et qui pèsera sur la pensée européenne
jusqu'à l'époque coloniale — on pourrait même
dire, par certains aspects, jusqu'à aujourd'hui.
C'est aux xne, mire et xtv° siècles que la doc-
trine se précise : l'islam est vu d'abord comme
un perturbateur de l'unanimisme chrétien, d'au-
tant plus dangereux qu'il intervient sur le même
fonds de valeurs que la chrétienté. Il est donc le
rival, le nouveau venu, l'adversaire intime
qu'on ne peut ignorer, qu'il faut au contraire
combattre et réfuter. Ce sera l'affaire des croi-
sés et des clercs chrétiens, surtout
des clercs,
qui, arrogants mais parfois fascinés, construi-
sent l'image d'une religion de la sensualité,
d'une religion de la violence. Sensualité, la
des-
cription
du paradis musulman ; sensualité,
la polygamie, la vie du Prophète, la position de
la femme «
serva non soda »
(servante non
compagne). L'homosexualité elle-même est dé-
crite comme permise au paradis d'Allah. Bref
l'islam est présenté comme le règne de la li-
cence sexuelle opposée (avec quelle frustra-
tion!) à la chasteté chrétienne.
Le deuxième thème, celui de la violence,
s'alimente tout naturellement aux terreurs an-
ciennes autant qu'à l'amputation territoriale
issue de la conquête. Vision polémique, bien
sûr, et qui manifeste une position d'infériorité
de l'Occident médiéval à l'égard de l'islam clas-
sique — qui, lui, à cette-époque, ignore complè-
tement et superbement l'Occident, dont il n'a
rien à apprendre ni rien à craindre. Mais les
préjugés médiévaux sur l'islam sont si solide-
ment implantés dans l'inconscient européen
qu'ils peuvent, à la moindre occasion, au
moindre conflit,
resurgir
avec la même vio-
lence qu'il y a six siècles. Ce sont ces préjugés
qui expliquent le racisme ordinaire à l'égard
des travailleurs maghrébins («
Ces gens-là ne
vivent pas comme nous... »).
Ce sont eux aussi
qui, après la parenthèse généreuse du xviif siè-
cle tout entier, serviront d'arguments aux
apôtres
de la colonisation et de l'impérialisme
européen du xte et du xxe siècle.
Et aujourd'hui ?
H.D. —
Les vieux stéréotypes sont toujours
là mais certaines choses ont changé. Un cou-
rant de sympathie et de curiosité a d'ailleurs
toujours existé, qui va de Pierre le Vénérable
à Boulainvilliers, Napoléon, Lamartine, Nerval,
Lyautey, Antoine de Saint-Exupéry, Massignon,
et j'en oublie... Après et pendant la guerre
d'Algérie, l'intelligentsia progressiste est évidem-
-snent antiraciste mais elle ne voit souvent dans
l'Arabe qu'un révolutionnaire e
pur », coupé
de ses
racines arabo-islamiques « rétrogrades ».
D'où, ensuite, bien des désillusions amères...
En fait, l'islam
est
aujourd'hui relativement
ignoré. Il n'inspire pas la fascination qu'exer-
cent, par exemple, le bouddhisme ou l'hin-
douisme, car l'islam est trop proche pour être
56 Lundi 12 mars 1979