politiques. Certes, ils se réclament de l'islam, « C'est l'aspect égalitariste de l'islam qui attire les jeunes musulmans, même -- surtout ? s'ils sont marxistes » Il se passe en ce moment dans le monde musulman un phénomène presque incompréhensible pour les Occidentaux : les jeunes musulmans — qui hier, semblaient plutôt militer 'à gauche — font aujourd'hui un spectaculaire retour à l'islam. Mais qu'est-ce qui les attire dans ces mouvements islamiques, tous plutôt rétrogrades sur le plan social ou sur le plan des moeurs? Comment expliquer que des étudiantes iraniennes remettent volontairement le « tchador », ce voile noir qui les coupe du monde ? Pourquoi le mouvement religieux exerce-t-il un tel attrait sur la jeunesse musulmane? HABIB BOULARÈS. — Mettons les choses au point : les actuels mouvements islamiques ne sont pas, contrairement aux apparences, des mouvements religieux. Ils sont des mouvements (*) Ecrivain, journaliste, ancien ministre tunisien de l'Information. « Si l'Europe a peur de l'islam, c'est parce que cette religion favorise la résurgence du sacré dans la politique » On parle beaucoup de l'islam et on écrit beaucoup sur l'islam en ce moment, en Occident. Comment vous, historien musulman, ressentezvous ce « regard de l'autre ? HICHEM Mer. — L'Occident chrétien s'est forgé une certaine image de l'islam et cette image, ce regard posé sur nous, il est essentiel • que nous sachions ce qu'il dissimule. Non par esprit polémique mais parce que le regard d'autrui, même s'il nous paraît faux ou injuste, nous révèle aussi, en même temps, quelque chose de nous-mêmes... Pendant le haut Moyen (*) Historien de la civilisation islamique, auteur du livre très récent « l'Islam et l'Europe » (Seuil, 1978). 56 Lundi 12 mars 1979 mais ils n'apportent aucune contribution ni à la pensée ni à la spiritualité islamique en général. Par exemple, le nom de Muhammad Iqbal — le seul grand philosophe islamique du xx° siècle — n'est en ce moment cité par personne, mentionné nulle part. Certes, il existe dans le monde musulman — et particulièrement chez les jeunes — un besoin de spiritualité : comme la jeunesse du monde entier, les jeunes musulmans cherchent un sens à la vie, une réponse à leurs interrogations — et ce n'est pas la moderne civilisation technicienne qui peut les satisfaire,.. Les jeunes Européens sont attirés par les sectes, la spiritualité hindoue, le zen ou autre chose. Les jeunes musulmans, tout naturellement, cherchent à retrouver l'islam.' Mais cette aspiration, normale, est utilisée, « détournée » en quelque sorte, par les chefs des mouvements islamiques, pour une mobilisation politique au détriment d'un véritable renouvellement spirituel. En effet, qu'est-ce qui intéresse aujourd'hui les mouvements islamiques? Que réclament-ils ? Uniquement une prise en charge de la société par la loi islamique, la cheri'a, et la subordination de l'Etat à l'instance religieuse. Que disent-ils à leurs fidèles ? « Faites vos prières, ne buvez pas d'alcool, respectez le ramadan », etc. Est-ce là vraiment vivre sa foi ? Non. Ils insistent sur la pratique, sur la gestuelle ou, si vous préférez, sur la loi et le culte et non sur l'approfondissement religieux. Cela éclaire leurs objectifs et trace leurs limites. Vous dites qu'ils réclament l'application de la cheri'a, la loi coranique, mais n'est-elle pas reconnue et largement appliquée dans la plupart des pays musulmans ? Alors, que demander de plus ? H.B. — C'est vrai, mais pour les islamistes les Etats n'obéissent jamais assez à la cheri'a. En ce sens, je crois que les régimes les plus contestés seront aussi les régimes les plus e modernes ». L'Arabie saoudite, par exemple, n'a pas à craindre un phénomène iranien parce qu'elle vit dans un système si rigoureusement islamique (l'Etat y est en fait subordonné aux chefs religieux) qu'on ne voit pas où pourrait s'exercer une contestation de ce type. Sadate est attaqué surtout par un groupe de puritains intégristes qui s'appelle Takfir oua Hijra (Repentir et Exil) mais je crois que les masses égyptiennes, profondément croyantes, ne sont pas pour autant prêtes à suivre un extrémisme islamique. Admettons que ces mouvements, en apparence religieux, soient en fait politiques. Qu'est-ce qui explique leur brusque éclosion, leur succès, leur large audience ? H.B. — C'est très simple. Les islamistes, tout comme les marxistes, sont confrontés à un certain contexte social et politique caractérisé par un échec et une aliénation. L'échec est l'échec social du développement — qui n'est pas forcément lié à l'échec économique comme on l'a trop longtemps et trop naïvement cru dans le tiers monde. En effet, les sociétés musulmanes, même les plus riches, connaissent une subite accentuation des inégalités, l'oppression et la morgue des classes dirigeantes, l'étalage impudent des richesses, toutes choses condamnées aussi bien par le marxisme que par l'islam. Ensuite, l'aliénation, par mimétisme pro-occidental, est peutêtre encore plus grande aujourd'hui que sous la domination coloniale, parce qu'elle est déculpabilisée et intériorisée. Quand des libéraux ou des intellectuels musulmans dénoncent cette aliénation, on ne les entend pas : qu'ont-ils d'autre à proposer qu'une copie de l'Occident ? En revanche, les islamistes offrent une alternative autrement plus séduisante lorsqu'ils par- Age, l'Occident, bien que touché sur ses marges sûr, et qui manifeste une position d'infériorité (Espagne, Italie du Sud, Gaule méridionale) par de l'Occident médiéval à l'égard de l'islam clasla vague sarrasine, n'élabore pas une vision sique — qui, lui, à cette-époque, ignore complèintellectuelle très claire de l'islam — qui est tement et superbement l'Occident, dont il n'a absent par exemple de la Renaissance carolin- rien à apprendre ni rien à craindre. Mais les gienne. Mais les invasions arabes laisseront dans préjugés médiévaux sur l'islam sont si solidel'inconscient collectif médiéval une impression ment implantés dans l'inconscient européen d'agression, d'hostilité, qui subsistera très long- qu'ils peuvent, à la moindre occasion, au temps et qui pèsera sur la pensée européenne moindre conflit, resurgir avec la même viojusqu'à l'époque coloniale — on pourrait même lence qu'il y a six siècles. Ce sont ces préjugés dire, par certains aspects, jusqu'à aujourd'hui. qui expliquent le racisme ordinaire à l'égard C'est aux xne, mire et xtv° siècles que la doc- des travailleurs maghrébins (« Ces gens-là ne trine se précise : l'islam est vu d'abord comme vivent pas comme nous... »). Ce sont eux aussi un perturbateur de l'unanimisme chrétien, d'au- qui, après la parenthèse généreuse du xviif siètant plus dangereux qu'il intervient sur le même cle tout entier, serviront d'arguments aux fonds de valeurs que la chrétienté. Il est donc le apôtres de la colonisation et de l'impérialisme rival, le nouveau venu, l'adversaire intime européen du xte et du xxe siècle. qu'on ne peut ignorer, qu'il faut au contraire combattre et réfuter. Ce sera l'affaire des croi- Et aujourd'hui ? sés et des clercs chrétiens, surtout des clercs, H.D. — Les vieux stéréotypes sont toujours qui, arrogants mais parfois fascinés, construi- là mais certaines choses ont changé. Un cousent l'image d'une religion de la sensualité, rant de sympathie et de curiosité a d'ailleurs d'une religion de la violence. Sensualité, la des- toujours existé, qui va de Pierre le Vénérable cription du paradis musulman ; sensualité, à Boulainvilliers, Napoléon, Lamartine, Nerval, la polygamie, la vie du Prophète, la position de Lyautey, Antoine de Saint-Exupéry, Massignon, la femme « serva non soda » (servante non et j'en oublie... Après et pendant la guerre compagne). L'homosexualité elle-même est dé- d'Algérie, l'intelligentsia progressiste est évidemcrite comme permise au paradis d'Allah. Bref -snent antiraciste mais elle ne voit souvent dans l'islam est présenté comme le règne de la li- l'Arabe qu'un révolutionnaire e pur », coupé cence sexuelle opposée (avec quelle frustra- de ses racines arabo-islamiques « rétrogrades ». tion!) à la chasteté chrétienne. D'où, ensuite, bien des désillusions amères... Le deuxième thème, celui de la violence, En fait, l'islam est aujourd'hui relativement s'alimente tout naturellement aux terreurs an- ignoré. Il n'inspire pas la fascination qu'exerciennes autant qu'à l'amputation territoriale cent, par exemple, le bouddhisme ou l'hinissue de la conquête. Vision polémique, bien douisme, car l'islam est trop proche pour être